Madame Belzébuth

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

G. LENÔTRE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

CE fut un dramatique et angoissant procès que celui de Louis Gaufridy et l’on comprend que ses péripéties, aujourd’hui seulement bien connues, aient secoué toute la Provence dans les premières années du XVIIe siècle.

Louis Gaufridy était, en 1610, vicaire à l’église des Accoules, de Marseille. Né de paysans misérables, il avait, dans son enfance, conduit les troupeaux ; lorsqu’il eut atteint sa dixième année, un oncle, ecclésiastique, se chargea de son éducation, le garda chez lui durant quelque temps et l’envoya  à Marseille afin qu’il y terminât ses humanités. Ses études achevées, Louis Gaufridy fut ordonné prêtre ; après huit ou dix années d’exercice à Saint-Loup et Saint-Esprit, il obtint assez facilement une vicairie à la vieille paroisse des Accoules : ce n’était pas la fortune, mais le poste était des plus honorables et le jeune abbé s’acquittait avec zèle et succès des fonctions de son ministère. Il était adoré de ses paroissiens, et surtout de ses paroissiennes, encore qu’il eût bien des jaloux : les dévots austères le tenaient en méfiance, insinuaient qu’il aimait la bonne chère, parlait trop et se plaisait aux gaillardises. À vrai dire, l’abbé Gaufridy était de tempérament jovial, « gaudissant volontiers et disant le mot en compagnie » ; il organisait des parties ; les moins moroses convenaient que, « sans lui, on ne riait point » ; ses sermons, toujours simples et familiers, attiraient aux Accoules un grand nombre d’auditeurs ; sa porte était toujours ouverte, son confessionnal très suivi. Brave homme et saint prêtre, paraît-il, sans affectation et sans morgue, il faisait à tous, n’étant pas riche d’écus, la seule charité qui lui fût permise, celle de ses bons conseils et de sa réconfortante parole.

Au nombre de ses paroissiens comptaient messire de Demandolx de La Palud et sa femme, née de Glandèves. C’étaient des gens d’illustre noblesse, aimant à recevoir, quoiqu’ils ne fussent pas des plus fortunés. Ils avaient pris en affection l’abbé Gaufridy, qui non seulement dirigeait les consciences de toute la  maison, mais encore était le boute-en-train attitré des dîners et des fréquentes parties de campagne à la bastide familiale du quartier des Escaliers. Les La Palud avaient, entre autres enfants, une fille, Madeleine, qui en 1603, à dix ans, était entrée au couvent des Ursulines d’Aix, fillette blonde, frêle, nerveuse, timide, vaniteuse à l’excès et d’une dévotion extravagante. Elle aimait à se montrer sans chemise, par esprit de mortification, disait-elle. Au couvent d’Aix, la supérieure avait dû, plus d’une fois, la réprimander et calmer son exaltation ; elle avait remarqué « bien de l’hypocrisie dans son fait » et n’approuvait pas les ravissements et les extases par lesquels se singularisait l’enfant quand elle se trouvait en public.

Après trois ans passés au monastère, Madeleine tomba gravement malade : on décida de la rendre à ses parents ; elle revint donc à Marseille ; un savant médecin décréta que la petite était atteinte de ptisie et « qu’elle était pour mourir de cette maladie lorsque la feuille de la vigne tomberait ». Mais l’abbé Gaufridy, que les La Palud consultaient sur tout, diagnostiqua tout autrement : avec sa franchise dégagée et téméraire, il dit bien haut que Madeleine s’ennuyait au couvent, qu’elle ne souffrait que de mélancolie et assura que, à son avis, un bon mari, l’âge venu, serait plus habile à la guérir que tous les médecins du monde. Sa rondeur joviale entreprit la cure : chaque jour il venait à la maison des La Palud, s’asseyait auprès de la malade, la réconfortait, la distrayait, la faisait rire, lui communiquait sa belle humeur et son contentement de vivre ; les bons soins, le brillant soleil, l’air pur de la banlieue marseillaise achevèrent le miracle. Au printemps de 1607, alors qu’elle atteignait sa quatorzième année, Madeleine était en si bon point qu’on ne l’avait jamais vue « plus belle et plus grasse ». Elle demanda et obtint de retourner aux Ursulines.

C’est ici que commence le drame : à peine rentrée à son couvent d’Aix, la novice retomba dans une mélancolie profonde ; l’ennui et la tristesse la minaient. Au bout de quelques mois elle était méconnaissable. Un soir, à l’église, elle fut secouée d’un grand tremblement : elle s’échappa, courut dans la rue, criant que tous les démons de l’enfer la poursuivaient. On tâcha de l’apaiser ; mais, de jour en jour, le mal augmenta. La malheureuse poussait des cris qui épouvantaient toutes ses compagnes : elle se tordait en des crises effrayantes, réclamant miséricorde et suppliant qu’on la délivrât des visions torturantes qui l’obsédaient. Les bonnes sœurs, les médecins, les directeurs de la communauté s’accordèrent, de très bonne foi, pour reconnaître là l’œuvre du Malin et l’on essaya de l’exorcisme. Le résultat fut médiocre : la malade demeurait terriblement nerveuse et inquiète : il lui arrivait souvent de tomber évanouie ; elle soufflait avec bruit et retournait les yeux d’une façon étrange. Pressée de questions, sollicitée affectueusement pour qu’elle se décidât à confesser ce qui lui bourrelait le cœur, elle révéla enfin que tout son malheur venait d’un prêtre de Marseille, l’abbé Gaufridy, qui, à diverses reprises, l’avait dissuadée de rentrer au couvent, lui conseillant de prendre un mari et la menaçant des pires catastrophes si elle s’obstinait dans sa vocation religieuse. Pour la punir de n’avoir point écouté ses avis, l’abbé, qui était sorcier, avait déchaîné contre elle une légion de démons ; et la détraquée racontait, avec détails précis, que Gaufridy l’avait forcée à signer de son sang une cédule par laquelle elle se donnait à Satan, qui depuis lors la faisait escorter d’un diable en habit vert, à visage d’homme : ce diable s’appelait Vérin ; mais il avait amené des compagnons, notamment Grésil et Sonnillon ; maintenant les démons pullulaient en elle ; ils s’étaient installés dans son corps au nombre de six mille six cent soixante-six.

On n’en pouvait plus douter : Madeleine, de son propre aveu, était possédée. Il fallait employer les grands remèdes, et, par malheur, ces remèdes étaient pires que le mal. La pauvre fille fut conduite à la grotte de la Sainte-Baume, puis à Saint-Maximin ; on fit venir de Saint-Sauveur des chantres qui, jour et nuit, psalmodiaient auprès d’elle des motets et des litanies ; on la descendit dans un caveau plein d’ossements qu’on croyait être des reliques de pieux personnages, d’ailleurs inconnus ; on appliqua des têtes de morts sur les épaules et sur la poitrine de la folle ; elle se débattait, se roulait sur le sol, criait d’effroi... Ah ! les démons la tenaient bien ! Elle avouait, maintenant, que c’était elle qui, par de douces paroles, avait tenté Adam et Ève. N’essaya-t-elle pas de se suicider en s’enfonçant une grande épingle dans l’oreille ? On la surprit, un autre jour, prête à se percer d’un long couteau ; un peu plus tard elle chercha à s’étrangler et toujours elle accusait Gaufridy, criant qu’il venait la prendre, la nuit, et la conduisait au Sabbat, où elle voyait Lucifer, Belzébuth, Asmodée et nombre de personnages aussi tristement fameux, avec lesquels l’abbé maudit était en grande familiarité.

Gaufridy, avisé de cette situation, s’affligeait du lamentable état de son ancienne pénitente, mais il n’en concevait aucune inquiétude personnelle. Très sain d’esprit, il semble bien qu’il ne croyait pas beaucoup aux diableries ; et, sans doute, fort de son innocence, riait-il de bon cœur en apprenant que l’on avait entrepris discrètement une enquête sur son passé et fait une perquisition dans ses papiers pour y découvrir le pacte avec le diable, signé du sang de Madeleine. La recherche naturellement n’avait donné aucun résultat. Quelle vraisemblance aussi qu’un brave homme tel que le vicaire des Accoules, vivant au grand jour, sans sournoiserie ni mystère, pût être accusé de magie sur les dires d’une démente ? Son évêque, d’ailleurs, qui le connaissait bien, le soutenait. Aussi Gaufridy, sans nulle crainte, se rendit-il tranquillement à Aix, où il était mandé par messire Guillaume de Vair premier président du parlement, afin d’éclairer la justice qui était saisie de l’affaire.

Un terrible homme, ce sévère magistrat. Visage osseux et long, regard soupçonneux, grande barbe noire tombant sur la pèlerine d’hermine, le président Guillaume de Vair n’était pas un niais ; il devait mourir, quatorze ans plus tard, garde des sceaux de France et ministre du roi Louis XIII. Mais il avait écouté les divagations de Madeleine et il croyait au diable. Comment, au reste, ne pas y croire, maintenant encore que nous sont révélés, par les pièces du procès, le mensonge effréné, la méchanceté, l’obstination, la cruauté féroce de cette enfant de dix-huit ans s’acharnant inconsciemment contre un innocent ? Dès son arrivée à Aix, Gaufridy est mis au cachot ; il est guetté nuit et jour ; les gens qui le surveillent ont l’ordre de garder le plus profond silence : en quelques jours l’abbé a perdu sa bonne humeur : il reste taciturne, sombre, tête basse, « semblant s’intéresser beaucoup à quelques brins de paille échappés à sa couche ». Madeleine explique le fait : au Sabbat c’est l’usage de faire hommage à Belzébuth de deux pailles disposées en croix... Gaufridy pleure. – C’est une comédie : les magiciens ne pleurent pas, enseigne la folle, mais, pour jouer l’innocence, ils savent que, en se pressant les tempes d’une certaine façon, ils feront couler des larmes factices. C’est vrai : le sorcier, on l’a remarqué, se tient la plupart du temps le front dans les mains. Il se sent abandonné de tous, renié, honni : il est menacé de la torture et les souffrances, d’avance, l’épouvantent. Il est tenu au courant de l’enquête qui se poursuit : que de dépositions écrasantes, que de preuves dans son passé ! Un témoin rapporte l’avoir vu, certain jour, heurté par un bouc qui, d’un coup de tête, le jeta par terre. Gaufridy convient du fait dont il a souvenir. Un autre atteste que, pendant plus de deux mois, un gros chat gris sautait chaque jour du jardin dans la salle à manger à l’heure précise où l’on sonnait le dîner de l’abbé et se plaçait à ses côtés pendant le repas. Les filles qu’il cherchait à marier, alors qu’il était vicaire aux Accoules, assurent qu’il leur avait choisi des hommes blonds – ou bruns, ou roux – dont elles n’ont pas voulu, mais qui tous bien certainement étaient des démons à la solde du mauvais prêtre.

Messire Guillaume de Vair consigne gravement ces sornettes, risibles isolément mais qui, groupées, composent un émouvant réquisitoire. Gaufridy, après plusieurs semaines de cachot parmi les rats et la vermine, en arrive à se demander s’il n’est pas vraiment sorcier : il ne paraît plus en douter le jour où les médecins l’examinent et trouvent sur son corps les marques laissées par les attouchements du diable. Ces marques, depuis qu’on les lui a montrées, sont pour l’abbé un incessant cauchemar : il les palpe, les observe, les scrute et finit par en découvrir d’autres... Le diable l’a marqué, lui, un prêtre ; c’est donc que Satan s’est emparé de lui à son insu ? À force de rouler ces pensées affolantes, le voilà qui, à son tour, perd la raison. Il avoue tout : il s’est donné au démon, il a fait signer un pacte à Madeleine, il l’a conduite au Sabbat ; il décrit, par le menu, les cérémonies infernales, il raconte les orgies diaboliques et tout cela, transcrit par les greffiers, va grossir le dossier d’accusation. Les jours suivants, revenu au bon sens, l’abbé a beau jurer que rien n’est vrai de ce qu’il a confessé, que jamais il ne s’est adonné à la magie et qu’il a toujours été dévot chrétien et bon prêtre ; il a beau attester que, s’il a parlé autrement, c’est par épouvante de la torture et « pour essayer de contenter tout le monde » ; il est désormais convaincu de sorcellerie, jugé, condamné, mis à la question extraordinaire : on attache à ses pieds un énorme bloc de pierre ; on lie les bras du patient derrière son dos à l’aide d’une corde qui va passer dans une poulie fixée à la voûte du cachot ; et, tirant sur la corde, les bourreaux soulèvent le misérable que le poids de la pierre allonge et le laissent retomber à plusieurs reprises sur les dalles. Les membres brisés, pantelant, Gaufridy est conduit à la place des Prêcheurs, hissé sur le bûcher, brûlé vif...

Madeleine de La Palud, protégée par Guillaume de Vair, fut mise en liberté après quelques mois de détention. Elle se disait débarrassée de ses démons depuis la mort de Gaufridy ; mais elle ne renonçait pas à ses pratiques étranges. Elle erra longtemps par les routes de Provence, poussa jusqu’à Lyon, se fixa pendant quelque temps à Carpentras ; elle y étonnait les gens par ses excentricités : pieds nus, elle ramassait du bois mort, qu’elle donnait aux pauvres ; on la voyait, aux jours de fête, étendue sur le seuil de l’église, afin que les fidèles se rendant à l’office marchassent sur son ventre. Plus tard elle reprit le chemin de Marseille, s’arrêta là, y fonda une école ; mais les mères lui confiaient à regret leurs fillettes : elle était redoutée ; sa vieille réputation de sorcière lui nuisait grandement ; on assurait qu’elle amenait avec elle, partout où elle passait, la pluie et la grêle, et qu’un seul de ses regards gâchait les récoltes. Elle ensorcelait les enfants, les rendait hébétés, boiteux, muets, épileptiques ; des femmes prétendaient avoir été conduites par elle en des salles de construction bizarre, qui n’avaient point de portes, des salles où l’on vous offrait des viandes et du pain, sans sel et sans couteau, et où un homme vieux, de mauvaise mine, écrivait des noms sur un gros registre. Madeleine dut quitter Marseille et se retira à Fontobscur. Là encore la vengeance de Gaufridy la poursuivit. En 1652 – elle avait alors soixante ans, – la fille d’un paysan l’accusa de lui avoir jeté un sort en lui offrant de l’eau bénite à la sortie de l’église. Depuis ce jour-là, la fillette avait oublié ses prières, souffrait de l’estomac et vomissait des étoupes, de la laine, des épingles, des plumes d’oiseaux, du charbon, des cigales et des pattes d’oie. C’était grave. On pratiqua l’exorcisme, et le diable qui possédait l’enfant consentit à déclarer qu’il n’était autre que Belzébuth, le mari de Madeleine de La Palud. Enfin ! On savait donc la vérité : la sorcière était la femme du prince des démons. Un mandat d’amener fut lancé contre elle : elle prit la fuite, se réfugia à Aix, trouva asile dans un couvent, fut arrêtée, condamnée à une prison perpétuelle...

Après dix-huit mois de cachot, elle obtint grâce et alla se cacher dans les montagnes, au hameau de Châteauvieux, non loin de Castellane. C’est là que mourut Madame Belzébuth, presque octogénaire, en 1670. On voit encore, à l’église de Châteauvieux, un reliquaire légué par elle et un baldaquin de dais brodé de ses mains. Elle avait prédit que, deux cents ans après sa mort, son corps serait retrouvé intact, en signe de sainteté. Comme son souvenir n’est pas aboli, les gens du pays, il y a quelques années, ouvrirent son tombeau, dont l’emplacement est bien connu. On n’y découvrit que des ossements desséchés.

 

 

 

G. LENÔTRE,

De Belzébuth à Louis XII :

Affaires étranges,

Grasset, 1950.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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