Sœur Sainte-Marguerite

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Georges LENÔTRE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

TROIS voyageurs qui s’étaient égarés la veille en traversant le polygone d’artillerie de Poitiers arrivèrent, le 1er mars 1895, au couvent de Larnay, tenu par les sœurs de la Sagesse ; ils venaient de loin, des environs de Nantes : c’étaient un tonnelier de Vertou accompagné d’une de ses parentes. Tous deux poussaient devant eux une enfant de dix ans, à la physionomie bestiale ; ses yeux, grands ouverts, roulaient dans leurs orbites avec une rapidité singulière ; mais ils ne voyaient pas ; l’enfant était aveugle ; elle était sourde aussi et muette : la nature avait en elle, dès sa naissance, condamné toutes les portes par lesquelles l’âme humaine peut communiquer avec le monde extérieur.

Le père, chargé d’enfants et misérable, s’était depuis longtemps enquis d’un établissement où placer sa fille : les institutions de sourdes-muettes la lui refusaient parce qu’elle était aveugle ; les institutions d’aveugles la repoussaient parce qu’elle était sourde-muette. Comme la pauvre fillette semblait être idiote et qu’elle était secouée de mouvements nerveux, on conseilla aux parents de la mettre au Grand-Saint-Jacques, l’hospice des fous, à Nantes ; c’était, à brève échéance, la camisole de force... Par bonheur le tonnelier entendit parler des sœurs de Larnay ; il se mit en route vers Poitiers, sans grand espoir d’être accueilli. Qui, fût-ce des saintes, consentirait à hospitaliser ce monstre dont la vie était forcément et pour toujours bestiale ? Aussi est-ce bien timidement que le malheureux père se présenta à la supérieure, la mère Saint-Hilaire. Celle-ci considéra l’enfant, se fit raconter sa lamentable histoire et dit simplement : « Je la garde. »

Au couvent de Notre-Dame de Larnay étaient élevées et instruites environ deux cents fillettes, les unes sourdes-muettes, les autres aveugles. Une seule fois, depuis soixante ans que leur charitable établissement était fondé, les sœurs de la Sagesse avaient rencontré ces deux infirmités réunies chez le même individu : vingt ans auparavant, on leur avait amené une enfant qui, à l’âge de trois ans, avait été frappée de surdimutité et de cécité ; encore avait-elle gardé quelque vague souvenir de ses impressions de petite enfance et son éducation en avait été quelque peu facilitée. Mais jamais les religieuses de Larnay n’avaient encore vu un être aveugle et sourd-muet « de naissance » ; c’est là, paraît-il, un phénomène très rare, et il y a cent cinquante ans, l’abbé de l’Épée, malgré des annonces réitérées, en dépit de sa renommée européenne, n’avait pu se procurer « un sujet » aussi complètement séparé du monde des vivants.

Tel était, on l’a vu, le cas de Marie Heurtin : ainsi s’appelait la fille du tonnelier de Vertou. Ce n’était pas un être humain, mais bien un animal furieux. Durant les deux premiers mois, elle fut sans discontinuité en proie à une crise de rage ; elle se roulait sur le sol, elle frappait la terre à coups de poing ; d’affreux aboiements sortaient de sa gorge, elle rampait le long des murs dont elle arrachait le plâtre ; toute la nuit elle hurlait ou s’étouffait d’éclats de rire nerveux. Les sœurs tentaient de la calmer en la promenant dans la campagne, mais Marie se jetait dans les fossés, s’accrochait aux buissons, se débattait avec une incroyable énergie. Il fallait se saisir d’elle et la rapporter au couvent, en dépit de ses rugissements. Les paysans, voyant passer les religieuses, confuses, traînant cette fille écumante, considéraient la chose d’un mauvais œil et pensaient : « Voilà encore des nonnes qui torturent une pauvre enfant... »

Les sœurs ne torturaient pas Marie Heurtin. L’une d’elles, sœur Sainte-Marguerite, avait courageusement entrepris l’instruction et l’éducation de cette frénétique. Comment un tel projet put-il être conçu ; par quel moyen entrer en relation avec un être qui ne voit ni n’entend ? Quel chemin suivre pour pénétrer jusqu’à ce ténébreux esprit muré dans une prison dont toutes les fenêtres sont fermées ? Ce problème insoluble ne rebuta pas sœur Sainte-Marguerite. Ayant remarqué que sa terrible élève manifestait une gloutonnerie particulière pour les œufs, elle lui en servit fréquemment. Un jour, après que l’enfant a palpé avidement son œuf, la sœur le lui reprend, en lui faisant sur la main le signe qui, dans le langage des muets, correspond au mot œuf. Marie se fâche, et comme elle s’obstine à ne point répéter le signe, on ne lui rend pas l’œuf et on lui présente, à la place, de la viande. Le lendemain, on remet un œuf dans son assiette ; elle s’en empare. On le lui retire en répétant le signe sur sa main. Comme elle le reproduit à son tour, on lui restitue l’œuf convoité... Ainsi en fut-il du pain, des autres aliments et même du couvert. Au bout de peu de temps on en vint à ne rien préparer pour elle sur la table du réfectoire, et elle prit l’habitude de réclamer, par les signes enseignés, tout ce qu’elle désirait manger. C’était le début.

Quand Marie Heurtin sut indiquer chacun des objets usuels par l’un des signes du langage mimique, sœur Sainte-Marguerite lui apprit l’alphabet dactylologique, celui dont se servent les sourds-muets. Mais ici, la difficulté se compliquait de ce que l’élève ne voyait pas, et il fallut – avec quelle angélique patience ! – poser chacun de ces nouveaux signes sur la main de l’enfant et lui en faire comprendre la reproduction équivalente ; ce fut l’affaire de plusieurs mois, au bout desquels la petite muette put exprimer les choses en nombre illimité. La sainte fille qui l’instruisait lui avait en quelque sorte rendu la parole ; elle tenta maintenant de lui rendre la vue, et elle lui apprit l’écriture des aveugles, suivant la méthode Braille. Tels avaient été le zèle du professeur et l’application de l’enfant qu’en un an Marie Heurtin sut parler, lire et écrire...

Mais l’admirable femme qui avait accompli ce miracle estimait son œuvre à peine ébauchée ; elle avait hâte de s’adresser directement à l’âme et au cœur de Marie, d’éveiller ses idées et ses sentiments, de lui apprendre ce qu’elle appelait simplement les adjectifs : petit, grand, agité, tranquille, mort, chaud, tiède, froid, ignorant, savant, fort... On voit bien où la religieuse voulait en venir. Marie s’était prise d’une sorte de culte pour le soleil ; elle l’aimait, elle souhaitait de l’atteindre, elle tendait vers lui ses mains et essayait de grimper aux arbres pour se rapprocher de lui. Un jour, la voyant pleine d’admiration et de reconnaissance pour ce soleil qui l’occupait tant, sœur Sainte-Marguerite lui demanda : « Marie, qui a fait le soleil ? – C’est le boulanger », répondit Marie, car n’ayant jamais vu l’éclat du jour elle rapprochait, en esprit, sa chaleur de celle du four où cuisait le pain. « Non, reprit la sœur, le boulanger n’a pas fait le soleil ; celui qui l’a fait est plus grand, plus fort, plus savant que tout le monde... il te connaît, il te voit et il t’aime, et son nom est Dieu. » Et c’est ainsi que ce jour-là l’enfant que la nature avait destinée à ne rien connaître, atteignit le degré suprême de l’échelle immense des conceptions humaines ; une nouvelle vie commençait pour elle ; avec un intérêt passionné, elle apprit l’histoire sainte, puis celle de France, la géographie, la morale, la chronologie et la machine à coudre...

Je ne pense pas qu’on me taxera d’exagération si j’assure qu’aucun récit n’est plus émouvant que le détail de cette patiente découverte d’une âme. Certes bien des articles ont déjà été publiés sur ce cas singulier ; Marie Heurtin et la sœur Sainte-Marguerite sont célèbres au-delà des frontières ; les revues savantes d’Allemagne, d’Angleterre, des Pays-Bas ont bien des fois imprimé leurs noms. On cite même un docte étranger qui entreprit le voyage de France pour visiter deux de nos institutions, deux seulement, qui se partageaient également son admiration : l’institut Pasteur et le couvent de Larnay. Chez nous, soit que nous soyons blasés sur les prodiges, soit que nos engouements se portent sur des sujets plus pratiques, l’indifférence fut assez grande et presque voisine du dédain. Lorsque le 21 juin 1903, à la séance solennelle de la Société d’encouragement au bien, une couronne civique fut décernée aux religieuses de la Sagesse, on négligea de donner lecture de leurs titres à cette distinction, et si le président de la République, M. Loubet, n’avait pas prononcé le nom de sœur Sainte-Marguerite, salué d’une ovation enthousiaste, le merveilleux sauvetage de Marie Heurtin serait demeuré sans consécration officielle. Hors de France on en a suivi avec émotion les angoissantes péripéties minutieusement, consignées dans un beau livre plusieurs fois réédité (Âmes en prison, l’École française des sourdes-muettes-aveugles, par Louis Arnould, professeur à l’université de Poitiers, avec une lettre de M. Georges Picot, secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences morales et politiques).

Aujourd’hui 1 Marie Heurtin est une jeune fille de vingt-quatre ans, aux traits fins, au teint rose, aux gestes nerveux, aux yeux vifs et clairs, – des yeux qui n’ont jamais vu. Cette muette possède six moyens d’exprimer sa pensée : la langue mimique, la dactylologie, les deux systèmes d’écritures pour aveugles, Braille et Ballu ; elle trace couramment au tableau noir une belle anglaise, sans faute d’orthographe, – ou presque, enfin elle est une dactylographe distinguée. Elle rit, elle tricote, elle fait le ménage, elle bavarde du bout des doigts ; elle se joue du système métrique, garnit des brosses, rempaille des chaises et se passionne pour l’histoire de France ; par exemple elle ne pardonne pas à Louis le Débonnaire d’avoir fait crever les yeux à son neveu Bernard ; ce drame, très oublié des clairvoyants, lui paraît être le plus cruel de toutes nos annales. Quant à son style... jugez-en ; voici quelques lignes du Journal de ses vacances en 1902 :

 

Quelle joie j’ai éprouvée quand la bonne mère Saint-Hilaire m’annonçait que la chère sœur Sainte-Marguerite, ma maîtresse, me conduira à Vertou, pour voir mes parents ! Le 6 août on m’a réveillée dès le matin, à cinq heures... Avant de partir j’ai dit adieu à la bonne mère Saint-Hilaire, à mes chères maîtresses et à mes compagnes. Nous avons marché vite jusqu’à la gare de Poitiers. Sœur Marguerite a acheté des miches et elle nous en a distribué pour notre dîner et nous avons eu chacune un panier de provisions. Nous sommes entrées dans la salle d’attente, nous y sommes restées pendant quelques instants. Quand huit heures et demie furent sonnées, nous nous empressions de monter dans les wagons et de prendre une place de troisième classe.

 

Le train roule ; les voyageuses causent joyeusement, déjeunent, mangent de la miche, du saucisson, des pêches, boivent du vin. À la station des Aubiers, une dame distribue des gâteaux. À deux heures, on arrive à la grande ville de Nantes et l’on s’embarque sur la Sèvre pour gagner Vertou en bateau à vapeur. Enfin on arrive.

 

... Nous avons marché jusque chez mes parents. En chemin j’ai trouvé mes petites sœurs, je les ai embrassées fort. Mes petites sœurs prirent mes mains pour me conduire à maman ; j’ai embrassé avec joie ma maman ; j’ai pensé que ma maman me soignait quand j’étais très petite, et j’étais très difficile ; elle était très patiente. Ma maman me conduisit jusqu’au berceau où ma petite sœur dormait ; elle est née depuis quinze jours. Je pris ma petite sœur et je la mis dans mes bras et je l’embrassais, elle ne pleurait du tout (sic).

 

On peut mesurer, par ce court extrait, ce qu’il a fallu de temps, de soins, de dévouement, d’effort de toutes les heures, pour conquérir cet esprit, voué à la folie furieuse. « Je ne peux parvenir, écrit M. Georges Picot, à détacher ma pensée de ce tête-à-tête de deux âmes, l’une emprisonnée dans une armure opaque et sourde, et l’autre en plein épanouissement d’intelligence et d’amour, frappant doucement à cette porte fermée, essayant de l’entrouvrir, ne se décourageant jamais, employant des semaines et des mois à guetter les moindres signes de vie, se servant de chaque progrès pour en obtenir d’autres et parvenant enfin à délivrer cette pensée, qui sans elle serait demeurée à jamais prisonnière. »

 

 

 

Georges LENÔTRE,

Nos Français : Portraits de famille,

Grasset, 1941.

 

 

 

 

 

1. Écrit en 1910.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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