Le télescope

 

 

Cominus et eminus.

 

 

« Non, mon très cher Docteur ; non, vous parlez en vain !

Orateur excellent, admirable écrivain,

Vous pouvez, appuyé des formes les plus neuves,

Entasser les motifs, accumuler les preuves ;

Vos plus forts arguments, logiques de tout point,

Bien qu’en me ravissant, ne me convaincraient point.

– Et pourquoi, s’il vous plaît ?

                                                 – Par la raison notoire

Que l’on ne prouve pas quand il s’agit de croire.

Qu’entend-on par la foi ? L’aveugle sentiment

Qui se passe de sens et de raisonnement,

Qui dit : Suivons la loi que suivaient nos ancêtres :

Le disciple en doit-il remontrer ses maîtres ?...

Je sais qu’au vrai croyant le culte fait du bien ;

Qu’en cette courte vie il est d’un bon soutien.

Puis, vivre en l’avenir a bien aussi ses charmes.

Il mêle au deuil la joie et l’espérance aux larmes ;

Il ne nous charge pas d’un poids trop rigoureux,

Et c’est ici-bas même un moyen d’être heureux.

Voilà, mon cher Docteur, de la philosophie !

Mais prouver ! oh non pas, et je vous en défie.

– Allons ! j’attendrai donc qu’ayant si mal vécu,

Vous imitiez saint Paul, par la grâce vaincu.

– Adopté !

                 – Mais au moins, un Dieu, l’Être  suprême,

Dans lequel vous croyez, n’est pas un théorème ?

Cela peut se prouver.

                                 – Peut-être...

                                                    – Allons !

                                                                  – Bien ! soit !

– On peut vous démontrer ce que l’esprit conçoit.

Car que vous adoptiez ou tel, ou tel système,

Le monde n’a pas pu se former de lui-même.

L’œuvre atteste l’artiste, un livre son auteur,

Et la création demande un créateur.

– Oui, sans doute, j’admets que la divine essence

À tout ce qui respire a donné la naissance,

Et sans avoir recours au procédé chrétien,

Qu’elle a voulu le monde et l’a créé de rien.

– Bon ! s’il en est ainsi, vous admettrez, je pense,

Qu’on ne peut être ingrat aux biens qu’elle dispense,

Et qu’un maître à la fois si bon et si puissant

À droit à tout l’amour d’un cœur reconnaissant ?

– Fort bien ! je vous entends ! votre adroite tactique

Me mène pas à pas vers le culte pratique.

Par l’admiration c’est peu de l’honorer ;

Vous prétendez encor me le faire adorer.

Mais pour peu qu’en le priant ma ferveur vous réponde

Il faudrait me prouver qu’il s’occupe du monde.

– Par exemple !...

                           – Voilà ma fin de non-pouvoir :

Pour gouverner la terre, encor faut-il la voir !

Or il ne la voit pas !

                                 – Parbleu ! c’est d’un sceptique !

– Nous voyons, nous, c’est vrai ! mais, pur effet d’optique !

La lumière est un corps qui, grâce à ses rayons,

Divise l’atmosphère et trace des sillons ;

Comme une paume échappe aux mains qui réagissent,

Sur les objets frappés ces rayons rebondissent,

Partent par angle aigu pour remonter aux cieux ;

Alors, si dans la route il rencontre nos yeux,

Le rayon, traversant leur globe diaphane,

Grave au cerveau touché le corps dont il émane,

Et par notre cerveau le portant à l’esprit,

Donne le sentiment de l’objet qu’il décrit.

– En d’autres mots, mon cher, comme dit le Poète,

Voilà comme il se fait que la fille est muette.

– Riez ! c’est la science ! elle est formelle ici ;

Mais pour l’Être suprême en peut-il être ainsi ?

Un rayon nous atteint parce qu’il nous rencontre ;

Mais Dieu qu’au fond là-bas le seul bon sens nous montre,

Qui recule toujours quand on croît l’approcher,

Qui nous rend presque fous quand on veut le chercher,

Qui, dût-on emprunter le char d’un météore,

Aux profondeurs des cieux semble nous fuir encore,

Comment voudriez-vous qu’en partant de l’objet,

Le rayon jusqu’à lui fit un pareil trajet ?

Sans l’air qui le conduit, sa lumière inféconde

Ne pourra pas sortir des limites du monde ;

Et, comme un voyageur dont un mur clôt les pas,

Il s’éteint dans le vide et ne le franchit pas.

– J’entends ! c’est comme si je vous disais : Mes maîtres,

Il existe un village à trente kilomètres ;

Qu’est-ce que l’on y dit ? Qu’est-ce que l’on y fait ?

Vous me répondriez : Impossible !

                                                         – En effet,

Comment distinguerais-je un pays invisible

D’où nul reflet n’arrive à mon œil insensible ?

Pour connaître, mon cher, ce qui se fait là-bas,

Il faut être sorcier.

                               – Et vous ne l’êtes pas ! »

 

Ainsi déraisonnaient, au sortir de la table,

Trois jeunes gens, joyeux d’un dîner confortable,

Chez un grand philosophe, esprit logicien,

Et bon chrétien surtout, ce qui ne gâte rien.

Et tous nos conviés qui croyaient le confondre,

Criaient : Échec et mat ! il ne peut rien répondre !

 

« Allons ; je suis battu ! répliqua-t-il soudain.

Mais levons-nous de table, et passons au jardin,

– Au Jardin ! »

                       On y court.

                                          Du haut de la terrasse

Un site ravissant se déroule avec grâce :

Ici le pré se riant des fleurs dans les gazons ;

Puis le petit bois, puis les prochaines maisons ;

Puis au bout du hameau la rivière qui coule ;

Plus loin l’agneau qui broute, au fond le char qui roule ;

Tout si bien encadré dans ce tableau charmant,

Que chaque objet décroît par son éloignement ;

Que maison, bois, agneau, chariot et broussaille,

Pour faire place à tous, perdent tous de leur taille,

Jusqu’au point où l’ensemble en un bloc confondu

S’abîme inanimé dans l’horizon perdu.

Tout à coup, à leurs yeux fatigués de tout suivre,

Paraît un objet d’art : c’est un long tube en cuivre ;

Par l’opticien savant deux verres adaptés

Ferment comme un étui ses deux extrémités,

Et bientôt, dépouillant sa soyeuse enveloppe,

S’offre ce qu’en français on nomme un télescope,

Admirable chef-d’œuvre en sa simplicité,

Par deux petits enfants autrefois inventé.

 

« Parbleu dit le plus gai de la troupe plaisante,

D’un divertissement le moyen se présente !

Je serais enchanté d’espionner au loin

Quelqu’un de nos amis qui se croit sans témoin.

Voyons ! »

                  Puis au hasard il braque sa lunette.

« Bravo ! s’écria-t-il, l’atmosphère est si nette

Qu’en portant dans l’espace un regard assuré,

Je vois un presbytère !

                                     – Oui, celui du curé

D’un village lointain dont, grâce à la distance,

Nous n’aurions même pas soupçonné l’existence.

– Tiens ! je distingue auprès son église et ss tour.

– Bien ! ah ! voyons !

                               – Non !

                                          – Corbleu ! chacun son tour !

Nous nous succéderons, et pour notre auditoire

Le récit de chacun complétera l’histoire.

– Un homme à cheval, seul, passe sur le talus

Devant le presbytère isolé...

                                               – D’autant plus

Isolé (dit un autre en usurpant le poste

Et posant sa paupière au tube qu’il accoste),

Que tous les villageois sont fort loin, accroupis

Au milieu de leurs champs et fauchant les épis ;

Les femmes cueillent l’herbe au flanc de la montagne,

Et les bergers couchés dorment dans la campagne.

Un autre homme se cache au détour du chemin ;

Il tient même, je crois, un bâton dans sa main ;

Tout à coup il s’avance en traversant la haie...

L’homme au cheval s’arrête et l’animal s’effraie,

S’emporte et, détalant d’un bond inattendu,

Laisse son maître à bas sur la terre étendu.

– Voilà (dit l’assemblée) un drame qui commence !

– Sur l’homme ainsi tombé l’homme au bâton s’élance,

Lui porte un coup pesant qui semble l’accabler,

Et se penchant sur lui s’apprête à le voler.

Mais voilà que soudain s’ouvre le presbytère !

Le bon curé paraît, l’œil frémissant, austère...

D’un généreux courroux sont front est enflammé ;

Je vois sa lèvre pâle et son teint animé ;

Vers le groupe effrayant il court d’un pas rapide,

Saisit le malfaiteur d’une main intrépide,

Et sa bouche exhalant un accent solennel,

Semble le menacer du supplice éternel.

À s’éloigner de lui le scélérat s’apprête ;

Mais, au moment de fuir, notre curé l’arrête...

Lui parle... le retient sous sa voix palpitant...

L’autre s’émeut, pâlit, tressaille en l’écoutant,

Et comme si Jésus lui venait apparaître,

Pressé de repentir, il tombe aux pieds du prêtre.

– À mon tour ! à mon tour ! (dit un des curieux).

– Le bon curé lui fait un geste impérieux ;

Il semble du pardon lui jurer la promesse,

S’il veut du malheureux soulager la détresse,

Lui donner des secours, le sauver du trépas...

Il obéit, il prend le blessé dans ses bras,

Et, du pasteur aidé, le porte d’un pas ferme,

Au milieu de la cour, dont la porte se ferme.

– Ah ! tant pis !

                        – Pourquoi donc ?

                                               – On ne saura plus rien.

– Mais sur les murs je plane, et je distingue bien.

Tous les deux, le pasteur, s’entend, et le coupable,

Portent au malheureux un secours charitable :

Le bon curé s’agite, inquiet, frémissant ;

Déchire son mouchoir pour étancher le sang,

L’applique à la blessure ; et rouvrant la paupière,

Le mourant se ranime et revoit la lumière...

C’est étrange, vraiment, comme on saisit cela ;

Et je distingue tout, comme si j’étais là.

Le blessé semble ému d’une terreur extrême...

Que voit-il devant lui ? Son assassin lui-même !

Il lève tout à coup, retrouvant le danger,

La voix pour le flétrir, le bras pour se venger ;

On voit frémir sa lèvre... On l’entend, je vous jure...

Mais c’est lui, maintenant, que le pasteur conjure ;

Il le prie... il le presse... il lui dit : Pardonnez,

Sans doute... car l’œil fixe et les traits étonnés,

Il lutte... hésite... Enfin ses deux bras qui frissonnent

S’ouvrent au meurtrier, l’étreignent et pardonnent.

Ils s’embrassent en pleurs... Le curé triomphant

Les embrasse à son tour, comme un père un enfant,

Et dans l’émotion où son âme se noie,

Heureux du bien qu’il fait, verse des pleurs de joie !

Les deux hommes, saisis d’un élan fraternel,

Veulent de leur accord prendre à témoin le Ciel ;

Ils entrent dans l’église...

                                         Ah ! le diable l’emporte !...

Voilà que le curé, revenant à la porte,

Pousse les deux battants qu’il leur avait ouverts...

Et je ne vois plus rien !

                                      – Mais Dieu voit au travers !

(Dit, en les surprenant de sa brusque apostrophe

Notre sage chrétien, notre vrai philosophe)

Ces détails que vos yeux imparfaits et bornés

Ne sauraient percevoir dans ces lieux éloignés,

Parce que les rayons usés dans le voyage

Ne peuvent clairement vous en porter l’image,

Grâce à cet instrument qui les a rapprochés,

Vous les avez saisis, vus... que dis-je ? touchés !

Et vous ne voulez pas que le divin manœuvre

Qui vous laissa créer ce sublime chef-d’œuvre,

Dans l’arsenal complet de son large pouvoir

N’ait pas la faculté qui lui fasse tout voir ?

Là-bas un meurtrier, un saint, une victime,

C’est-à-dire le beau, le malheur et le crime,

Agissent sous vos yeux, sans même soupçonner

Qu’on peut d’ici bénir, ou plaindre, ou condamner ;

Et Dieu, dont la sagesse embrasse la nature,

Dieu qui donne justice à toute créature,

Dieu qui sait, quand il faut, punir et protéger,

Serait aveugle à tout, quand il doit tout juger !...

Non, non ! quelque moyen qu’adopte sa puissance,

Soyez certains qu’il sait effacer la distance !

Le monde, scène immense où son soleil a lui,

N’est qu’un drame éclairé qui passe devant lui.

Comme dans l’action qu’un rayon a tracée,

Il lit d’un œil limpide au fond de la pensée.

N’allons donc pas, brouillant la cause et les effets,

Nous armer contre lui des dons qu’il nous a faits !

Sûr d’être encor plus grand dans les grands phénomènes,

Il ne craint point l’éclat des lumières humaines ;

Chaque pas qu’au génie il permet de courir,

N’est qu’un voile nouveau qu’il laisse découvrir ;

Plus  nous nous instruisons, et plus il nous fait croire ;

Chaque progrès de l’homme est un hymne à sa gloire ;

Et comme toute flamme est l’indice du feu,

La science est toujours dans l’intérêt de Dieu !

 

 

 

M. LESGUILLON.

 

Paru dans le Recueil de l’Académie

des jeux floraux en 1852.

 

 

 

 

 

 

 

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