Chant de la fleur rouge

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Johannes LINNANKOSKI

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

PREMIÈRE PARTIE

 

 

 

 

I

 

 

La nymphe des bois

 

 

Le soleil du soir rendait visite à la pente boisée du coteau. Il enveloppait les arbres les plus proches de sa chaude étreinte, aux plus éloignés il tendait la main entre les troncs ou leur adressait un regard amical.

Sur la pente régnait la joie.

Le vent d’été racontait des légendes des pays du Midi. Il disait combien les arbres là-bas sont merveilleusement hauts, comme le bois est ombreux et le sol échauffé fait chatoyer les arbres, comment les hommes sont foncés, tels des ombres, et leurs regards flamboyants.

Toute la forêt dressait l’oreille.

Le coucou se posa sur le sapin aux plus rouges fleurs, près de la grappe la plus rouge. « C’est égal », chanta-t-il, « nulle part le cœur ne bat si fort de joie, et nulle part les sons ne vibrent tant que dans la forêt printanière du Nord. »

Toute la colline hocha la tête en signe d’assentiment.

À mi-côte brillait une petite clairière, où des troncs de sapins gris-clair gisaient sur le sol. Leurs cimes emmêlées, fraîches rompues, frémissaient encore, toutes fleuries de rouge.

Sur l’un des troncs était assis un jeune homme.

Il était long et svelte comme les sapins qu’il venait d’abattre. Son chapeau se balançait à une branche, sa veste et son gilet pendaient au bout d’un rameau desséché. Sa brune et robuste poitrine luisait dans l’encolure de la chemise blanche et les manches retroussées jusqu’au coude découvraient des bras vigoureux, hâlés par le soleil.

Il se tenait légèrement penché en avant et regardait son bras droit. Il le pliait, puis le tendait, regardant les muscles se gonfler et les tendons se durcir sous la peau.

Le jeune homme sourit.

Il saisit la hache, qui était à sa portée, la brandit, poing levé, un instant immobile, et puis, par jeu, lui fit décrire quelques tours en l’air.

Le jeune homme sourit de nouveau.

« En voilà déjà vingt-cinq d’abattus, et pourtant la hache ne me semble pas lourde le moins du monde ! »

Le coucou chantait. Le jeune homme embrassa du regard la pente de la colline. « Un printemps admirable ! » pensa-t-il. « Jamais les sapins n’ont eu une floraison d’un tel rouge feu, jamais les pins n’ont donné tant de bourgeons, jamais le ruisseau n’a coulé si allégrement, jamais le coucou n’a chanté avec une telle persistance ! Toute la nature semble enchantée. Aujourd’hui je ne m’étonnerais nullement de voir les nymphes des bois surgir d’entre les arbres. »

Un moment il resta assis, la tête appuyée dans la main.

« On dit qu’elles ne se montrent plus, pourtant grand-père en a vu encore. Mais elles sont devenues timides et craintives depuis qu’on s’est mis à abattre le bois... »

 

            Té ! Fleur-de-fraisier,

            Fleur-de-framboisier,

            Té ! Té ! les petites,

            Le soir vient déjà !

 

Cela arrivait de par delà le coteau et résonnait comme une clochette d’argent, l’hiver, sur un chemin forestier.

Le cœur du jeune homme tressauta, il se redressa d’un bond et tendit l’oreille. Il écouta un instant sans respirer, mais n’entendit que les battements précipités de son cœur.

Le jeune homme avança de quelques pas, vivement. « Viendrait-elle par ici, ou... »

 

            Viens, l’Étoile,

            Viens, la Sauvage,

            Venez, mes filles.

            Allons-nous-en !

 

Cela résonnait tout près, de l’autre côté de la colline. « Elle vient, elle vient par ici ! »

Le jeune homme courut quelques pas pour se rapprocher de la voix, mais, étonné de son ardeur, recula et s’arrêta, les yeux fixés sur le sommet du coteau.

Quelque chose de jaunâtre surgit entre les pins, quelque chose de jaune qui flottait au vent, avec un ruban bleu au centre, et sous le jaune parut une blouse claire, une taille élancée, et tout aussitôt une jupe bleue. « La nymphe des bois ! »

La jeune fille s’était arrêtée au sommet de la colline, la main en visière sur les yeux, dans la direction du jeune homme, elle appela de nouveau et prit en oblique vers l’autre versant. Le jeune homme ne savait que faire. Il courut presque à la rencontre de la jeune fille, puis lestement se percha sur un tronc, arrondit les mains autour de sa bouche et se prépara à houpper. Mais tout à coup, il laissa tomber les bras et resta un moment indécis. Il sauta de l’arbre, saisit sa hache, escalada de nouveau le tronc et regarda fixement la jeune fille.

Celle-ci s’éloignait lentement. « J’attends qu’elle arrive à ce grand pin, mais si elle ne m’a pas remarqué, alors je cognerai de la hache sur l’arbre. »

La jeune fille avançait toujours, la hache se dressa...

 

            Té ! Fleur-de-Fraisier...

 

La jeune fille se retourna au bruit, aperçut le jeune homme, eut un sursaut, rougit et s’arrêta.

– Olavi... ?

– Annikki !

Il bondit à terre et courut vers la jeune fille. Elle aussi s’approcha.

– Toi ici ? Et tu ne dis rien... tu m’as presque fait peur !

– J’allais justement t’appeler, mais je n’ai pas eu le temps.

Ils se serrèrent la main, chaudement, en camarades.

– Regarde donc ! dit le jeune homme avec enthousiasme. Tout ceci, ne dirait-on pas un château fort... le château de Tapio 1, et le seigneur, c’est moi. Et tu es la Nymphe des bois qui viens en visite ! Tes vêtements sentent l’aiguille de pin, le parfum des bouleaux se dégage de tes cheveux, et tu joues sur ton doux pipeau en t’approchant.

La jeune fille regarda, étonnée.

– Quoi donc, pourquoi dis-tu ainsi des bêtises ?

Le jeune homme se sentit intimidé, sans savoir pourquoi.

– Ainsi parle la forêt, dit-il comme pour s’excuser, mais il faut que tu viennes visiter mon château à l’intérieur. Ils s’avancèrent jusqu’au milieu de la clairière.

– As-tu abattu ces arbres à toi tout seul... ?

Un chaud regard se fixa sur le coup basané et les vigoureuses épaules du jeune homme.

– Comme tu es fort !

Le jeune homme pressa le pas.

– Vois-tu, maintenant nous sommes dans le château. Voici le banc d’honneur... n’est-il pas imposant ? Et voici le bas côté. L’invité doit toujours s’asseoir à la table d’honneur.

– Et le maître, alors ? rit la jeune fille.

– Au bas côté, naturellement !

Ils se regardèrent en souriant et s’assirent en face l’un de l’autre dans l’angle formé par deux arbres abattus.

Et n’est-ce pas bien décoré, avec les branches vertes et les fleurs rouges des sapins ?

– Oui, certes, un vrai palais ! Deux ans se sont écoulés depuis que nous nous sommes parlé la dernière fois... et maintenant nous nous rencontrons dans un château.

– Oui, nous ne nous sommes vraiment pas rencontrés souvent, dit le jeune homme avec une intonation qui révélait un souvenir joyeux. Nous qui passions jadis l’été ensemble... Te rappelles-tu encore que tu étais patronne ? Tu avais vingt-cinq vaches laitières à l’étable et certainement autant de moutons que Jacob à la fin de sa dernière année de service.

– Oh ! je me souviens, je me souviens !

Le regard bleu de la jeune fille rayonna et deux éclats de rire frais fusèrent, gravissant d’écho en écho le versant de la colline. La forêt s’éveilla de ses rêves et se pencha en avant pour entendre narrer les affaires de ménage des enfants des hommes.

– Et te souviens-tu de la grande bataille à coups de boules de neige au retour de l’école ? Tes cheveux et ta natte étaient comme un bloc de neige, et je les défis alors, te rappelles-tu ? – et je refis ta natte au milieu du chemin, tu t’en souviens ?

– Et tu la fis tout de travers, au point qu’ils riaient tous !

Les arbres se faisaient signe de l’œil : ils n’avaient jamais entendu pareilles histoires.

– Et puis le cours de catéchisme ! dit tendrement la jeune fille. Jamais je n’oublierai les belles journées d’été, les bouleaux ombreux près du parvis de l’église et...

Les arbres opinaient du bonnet. Ils n’avaient jamais entendu que le son des cloches et les réflexions que le vieux sapin du Rocher au Grand-duc faisait sur la maison surmontée de la croix. Maintenant ils écoutaient des humains raconter eux-mêmes ce qui s’y passait.

... Et puis tu as poussé, jusqu’à devenir une grande fille. Cela me semble étrange... comme si tu étais la même, et pourtant différente.

– Et toi donc ?

Le regard bleu de la jeune fille reflétait la douceur du feuillage estival.

– Un si grand bûcheron !

Pause dans la conversation. Les arbres écoutaient, attendant, retenant leur souffle.

Dans la poitrine du jeune homme monta une bouffée de chaleur. Elle l’inonda comme une vague d’été lave et relave le sable vierge des grèves.

Le fichu de la jeune fille avait glissé à terre. Le jeune homme se baissa et le lui tendit. À travers le léger tissu leurs doigts se frôlèrent. Un chaud frisson parcourut le jeune homme de la tête aux pieds. Il saisit soudain les deux mains de la jeune fille et la regarda passionnément dans les yeux.

– Annikki ! murmura-t-il.

Il voulut dire ce qui bouillonnait dans son sang, mais ne put que balbutier l’interrogation : « Annikki... ? »

Une légère flamme teinta les joues de la jeune fille, mais son regard se posa, calme et franc, sur le jeune homme. Une chaude poignée de main fut la réponse.

– Plus que n’importe qui au monde... ? continua-t-il vivement.

Une nouvelle pression, plus forte.

Le jeune homme se réjouit, mais il se sentait toujours inquiet et embarrassé. Il aurait voulu dire quelque chose... il ne savait quoi de chaleureux, d’ardent. Ou faire un geste, se jeter à terre devant elle, de ses bras lui enlacer les genoux... Faire n’importe quoi... Mais il n’osait pas.

Alors son regard s’accrocha à la cime d’un sapin tout proche. Il dégagea une de ses mains et cueillit une petite grappe de fleurs rouge feu.

– Veux-tu accepter ceci... en souvenir de ta visite au château de Tapi° ?

– Au château d’Olavi ! dit la jeune fille en riant.

Ce fut un mot libérateur. Ils se regardèrent en souriant, puis rirent si fort que la forêt en retentit.

Le jeune homme s’approcha de la jeune fille et voulut fixer la grappe à son corsage. Mais lorsqu’il se pencha en avant ses cheveux frôlèrent les boucles de sa camarade. D’abord ce fut comme une douce et mystérieuse caresse à laquelle il osait à peine croire, ensuite comme si une vague d’air chaud lui parcourait le corps et déposait dans ses veines des étincelles brûlantes. Il lui semblait que sa respiration était coupée et que son cœur allait bondir hors de sa poitrine. Brusquement il enlaça la jeune fille par la taille et l’attira contre lui.

Elle rougit et n’essaya pas de résister, mais, confuse, blottit son visage contre l’épaule du jeune homme.

Celui-ci la pressait de plus en plus fort. À travers la fine blouse il sentait brûler le sang de la jeune fille contre sa poitrine. Il était enivré et fut soudain accablé par un malaise douloureux, comme s’il allait étouffer sur-le-champ et s’il devait faire un mouvement violent pour pouvoir respirer de nouveau. Sa main gauche, qui tenait la taille, se crispa fébrilement et de l’autre main il releva le menton de la jeune fille.

– Annikki ! murmuraient ses lèvres toujours plus près. Rien qu’un... ?

Elle redressa la tête en s’écartant et le regarda, étonnée : « Comment peux-tu me demander cela ? Tu sais pourtant que ce n’est pas bien. »

– Tu ne tiens pas à moi autant que tu l’as dit ! gronda le jeune homme, comme s’il l’accusait de rompre une promesse.

La jeune fille se mit à pleurer et ses frêles épaules tremblèrent d’émotion. La grappe de fleurs détachée tomba sur le sol.

– Ma grappe..., sanglota la jeune fille.

Un reflet de honte envahit les joues du jeune homme. Comme paralysées, ses mains lâchèrent prise et il laissa la jeune fille glisser à côté de lui.

Elle ne cessait de trembler. Interdit comme quelqu’un qui a fait le mal sans le vouloir, le jeune homme la regardait.

– Annikki ! dit-il d’une voix suppliante. Pardonne-moi. Je ne sais ce qui m’a pris. Si tu savais combien cela me fait de peine.

La jeune fille releva la tête et dit en souriant à travers ses larmes :

– Je savais bien que tu ne pouvais pas être méchant envers moi.

– Seras-tu encore avec moi comme avant, comme si rien ne s’était passé entre nous... dis ?

Il chercha la main et le regard de la jeune fille. Et il les trouva.

– Puis-je la rattacher à ton corsage ? demanda-t-il timidement, en ramassant la grappe de fleurs.

La jeune fille souriait, la grappe souriait.

– Bon, il me faut partir vite. Mère attend les bêtes !

– Déjà ?

Ils se levèrent, et le jeune homme fixa la fleur de sapin au corsage.

– Que tu es bonne ! dit-il avec un sentiment de joie et de reconnaissance inexprimables.

– Et toi aussi... au revoir, Olavi !

– Au revoir... nymphe des bois !

Le jeune homme, debout au milieu de la clairière, la suivit des yeux tant qu’il put l’apercevoir.

La jeune fille se retourna une fois, et la fleur rouge brûlait sur le tablier clair comme la rougeur du crépuscule.

« Aujourd’hui je n’abats plus un seul arbre », dit le jeune homme en s’asseyant sur un tronc, la tête dans les mains.

 

 

 

 

II

 

 

Gazelle

 

 

Ma mie est comme une fraise des bois,

Fraise des bois,

Avec elle je veux en rond danser,

En rond danser !

 

 

Du terrain de jeu, cela venait au-devant d’Olavi comme un salut de bienvenue, pendant qu’il montait la côte, cela volait à sa rencontre, allégeant ses pas et le forçant à marcher en cadence. Jusqu’aux arbres, derrière le terrain de jeu, qui semblaient se balancer en mesure. Les légères jupes d’été des jeunes filles ondoyaient au vent, on apercevait çà et là un ruban de cheveux aux couleurs voyantes.

« Dans la ronde, Olavi, dans la ronde ! »

Une des jeunes filles ouvrit la ronde et tendit la main à Olavi.

 

            Ma mie est comme une fraîche framboise,

            Fraîche framboise,

            Et de nul autre ne se soucie,

            Ne se soucie !

            Et elle ne pèse pas tant que ça,

            Pas tant que ça !

 

répéta joyeusement, avec des mots à lui, un farceur de gars qui tournoyait au milieu de la ronde avec une fille, que tout à coup il saisit des deux mains par la taille et qu’il souleva bien haut. La jeune fille poussa un cri, tandis que les autres faisaient retentir l’air de leurs rires.

Il planait une joie dominicale dans l’air, tous étaient comme grisés par le printemps. L’anse du ruisseau scintillait au long du terrain de jeu et l’air vibrait de tiédeur printanière. Le rythme de la ronde s’était accéléré en galop. Les chapeaux des gars leur avaient glissé sur la nuque et la sueur perlait à leur front. La poitrine des jeunes filles se soulevait, leurs yeux pétillaient, et sur leurs joues frémissaient les fossettes du rire.

 

            Ma mie est comme une myrtille rouge,

            Myrtille rouge !

            Certes, elle ne me quittera pas,

            Quittera pas !

            Et elle ne pèse pas tant que ça,

            Pas tant que ça !

 

reprenait le garçon, poursuivant la plaisanterie. Mais la jeune fille se tenait sur ses gardes. Il la souleva, elle s’accroupit, et un mouvement si bouffon en résulta que les rires retentirent avec plus d’éclat qu’avant.

 

            La myrtille n’a pas encore poussé,

            Encor poussé !

 

chantaient malicieusement les filles, riant à gorge déployée.

– Si l’on cessait ce jeu ? Il commence à faire beaucoup trop chaud, proposa quelqu’un. Jouons plutôt au « Dernier couple sort ». Dans les pauses on a le temps de souffler !

– Très bien, très bien ! Voici mon partenaire.

Le cercle se rompit et, en même temps, on se mit en longue file pour jouer au « Dernier couple sort ».

– Ah ! ah ! c’est moi qui suis le veuf ! Mais cette année de deuil sera bientôt terminée... Le dernier couple sort !

Ils s’élancèrent en tous sens, tandis que le veuf courait au milieu. On eût dit que la plaine était créée spécialement pour ce jeu : une pente unie aussi bien en avant que sur les côtés. Le veuf avait fort à faire, car les deux partenaires étaient d’accord. Déjà au loin ils approchaient l’un de l’autre.

« Ah ! ah ! veuf, force la vapeur », riaient les spectateurs. Et le veuf d’accélérer la course. Il se précipita si vivement vers le point où le couple allait se rejoindre, que le sol en résonna, et il arriva à temps. La jeune fille se détourna, se jeta vers la gauche, revint en arrière, mais elle décrivit un arc trop court et fut prise. « On fait des détours, mais on se rejoint ! » Et le jeu continua avec une ardeur toujours plus vive. Il y avait une telle allégresse générale que le plaisir naissait de tout ; chaque virevolte tant soit peu imprévue, chaque feinte pour dérouter l’adversaire étaient accueillies avec une joie claironnante.

C’était au tour d’Olavi d’être veuf. Il était prêt, devant la rangée des couples et épiait de droite et de gauche.

« Le dernier couple sort ! »

C’était un couple mal assorti. Le garçon était un potier trapu, aux épaules arrondies comme un poisson ; la jeune fille, petite, élancée, n’avait pas dix-sept ans. Le jeune homme se mit à décrire un large demi-cercle, comme le laboureur en trace dans les champs ; la jeune fille, fine comme une hermine, filait presque droit devant elle, sa blouse rouge brillait et le bout de sa natte flottait dans l’air. Olavi se mit à sa poursuite. « À la bonne heure ! » criait-on dans le groupe. La jeune fille courut d’abord en ligne droite ; Olavi gagnait à grand-peine du terrain sur elle. Mais soudain elle se mit à décrire une courbe dans la plaine, Olavi coupa court, accéléra son allure et fut bientôt sur ses talons. « L’attrapera, l’attrapera pas ! » cria-t-on dans le pré. La jeune fille jeta un regard inquiet derrière elle, vit le poursuivant qui étendait la main et fit un brusque crochet... Un bruit, – Olavi s’était étendu de tout son long sur le gazon.

Les yeux de la jeune fille pétillèrent de malice, et du terrain de jeux monta un rire sonore. Ce rire aurait froissé Olavi, mais quand la jeune fille s’était retournée, il avait aperçu quelque chose d’autre :

– Dieu, quels yeux ! Comment ne les ai-je jamais remarqués auparavant ?

Il se releva comme une fusée et reprit la poursuite. L’homme aux épaules rondes exécutait de son côté des virages désespérés.

« Ne t’essouffle pas inutilement ! » lui criait-on. « Il va sûrement l’attraper ! »

Le gars aux épaules de poisson s’arrêta et attendit placidement. Mais, de l’autre côté du champ, la lutte était ardente. Olavi se rapprochait de plus en plus de la jeune fille et se disait en lui-même : « Maintenant, je te tiens. Que tu tournes vers le haut ou vers le bas, je te tiens ! » La jeune fille, voyant le danger, dévala la pente, mais dans ce brusque mouvement son soulier se détacha et décrivit en l’air une grande trajectoire. Une bruyante acclamation retentit sur la place des jeux.

La jeune fille s’arrêta, déconcertée. Olavi, oubliant la poursuite, ne regardait que le soulier. Soudain il bondit en avant et attrapa le soulier au vol. Nouvelles et plus fortes exclamations sur le terrain de jeux. « Bravo, bravo, à la bonne heure ! »

« Ne te rends pas, ne te rends pas, même sans soulier ! » encourageaient les jeunes filles. Et de galoper de nouveau, Olavi à ses trousses, le soulier à la main.

Quel spectacle ! Ce n’était plus un vulgaire jeu du veuf, mais une lutte pour la victoire ou la défaite – un tournoi qui tenait les spectateurs en haleine et les divisait en deux camps.

La jeune fille glissait comme une navette. Son corps élancé se courbait avec souplesse, la tête fièrement rejetée en arrière. Sa natte s’était défaite et ses cheveux flottaient derrière elle comme une légère crinière blonde. Sous la jupe, un bas rouge se montrait parfois.

Pour Olavi aussi c’était autre chose que le banal jeu du veuf. Maintenant, il ne s’agissait plus d’atteindre une partenaire, mais de dompter une pouliche sauvage – aux yeux pleins de feu, à la crinière d’or, aux jambes rouges.

Ils étaient arrivés à la lisière gauche de la plaine ; la distance entre eux était à peine d’une toise. « Enfin ! » pensa Olavi, s’attendant à ce que la jeune fille reprît la montée. Mais non, elle dévala de nouveau et dans ce mouvement Olavi vit ce qu’il n’avait jamais vu auparavant : la rondeur de ses hanches, la taille gracieusement moulée et sa jolie façon de rejeter la tête en arrière. Il était si près d’elle que les cheveux de la jeune fille lui frôlaient le visage, sans qu’il sût au juste s’ils l’avaient touché ou si c’était seulement le courant d’air qui lui caressait les joues. Les yeux de la jeune fille projetaient un faisceau de rayons, qui le taquinaient, l’attiraient et l’excitaient.

« Gazelle ! » Ce mot surgit dans son esprit, image tirée d’un livre lu autrefois. Des yeux de gazelle, la course légère de la gazelle. « Gazelle ! » lui échappa-t-il tout haut, dans un cri de victoire, et il se précipita comme un enragé derrière la jeune fille, qui gravissait obliquement le petit talus au bout de la plaine.

Regardez, regardez ! » clamait-on dans la foule. « Une vraie chasse au lièvre ! » Bientôt le bas rouge apparut au sommet du coteau. La gazelle disparut de l’autre côté, le chasseur à ses trousses.

La lutte finale fut courte. La jeune fille, déjà fatiguée, avait galopé avec vigueur vers l’autre versant, pour ne pas se rendre au vu de tout le monde. Comme un possédé Olavi dévala la pente. La jeune fille lança un regard en arrière, se jeta de côté d’un mouvement instinctif, mais sentit au même moment deux mains lui enlacer la taille. « Gazelle ! » cria le jeune homme triomphant. Mais l’élan avait été trop fort ; ils perdirent l’équilibre et tombèrent ensemble sur le gazon, les yeux dans les yeux, roulant sur eux-mêmes.

C’était comme un rêve pour Olavi, il ne savait comment tout cela s’était passé. Il sentait seulement que la jeune fille reposait presque en travers de sa poitrine et que les cheveux défaits, répandus sur son visage, semblaient le caresser pour le récompenser de son grand effort ; et il en suffoquait presque. Il contemplait la figure échauffée de sa compagne et fixait ses admirables yeux de gazelle. Il aurait voulu clore les paupières, rêver à cette chute, et aux yeux de gazelle...

« Mais les autres attendent ! »

Ils se regardèrent, décontenancés, et lâchèrent prise ; ils étaient si confus qu’ils purent à peine se mettre debout. Olavi ramassa le soulier tombé et le tendit à la jeune fille. « Mets-le vite, et partons ! »

La jeune fille mit le soulier, mais elle était encore si honteuse qu’elle restait sur place. Olavi rougit, contrarié. Il était fâché de sa propre confusion et de l’indécision de la jeune fille. « Viens ! » dit-il avec un regard autoritaire, en lui tendant la main. « Rentrons ! »

Ils furent accueillis par les hourras quand, au galop, la main dans la main, ils redévalèrent la pente. Mais en s’approchant du terrain de jeux, Olavi sentit de nouveau la confusion le dominer. Il dut même serrer les dents pour paraître calme.

« Bien couru, bravo ! » lui criait-on de tous côtés. « Oh ! oh ! Olavi ! Tu as le soulier et sa propriétaire par-dessus le marché ! Mais tu en es encore tout rouge ! »

– On le serait à moins ! se força-t-il à répondre.

« Le dernier couple sort ! »

– Non, non ! Il ne faut pas gâter une course pareille, ça ne se voit pas tous les jours !

– C’est vrai... Assez pour aujourd’hui !

Les yeux d’Olavi brillaient, il regardait la Gazelle en souriant.

– Mais nous aimerions danser encore la ronde avant de nous séparer ! dirent les jeunes filles.

– Bon, en place pour la ronde !

 

            Que signifient ces deux étoiles

            Qui brillent si limpides au ciel ?

            Que le jeune homme et la jeune fille

            Font déjà des rêves amoureux...

 

« Voilà une jolie chanson », pensait Olavi, et inconsciemment il serrait la main de la Gazelle. La jeune fille pressa plus fort. Au même moment quelqu’un introduisit Olavi au centre du cercle.

 

            Que signifient ces quatre étoiles

            Qui brillent si limpides au ciel ?

            Que je tiens la main de mon amie

            Mais aux autres, je tourne le dos !

 

« Tiens, je n’ai jamais fait attention à ces paroles », se dit Olavi, poursuivant le cours de ses pensées, tandis qu’il tendait la main à la Gazelle.

 

            Que signifient les cinq étoiles

            Qui brillent si limpides au ciel ?

            D’espoir et langueur la toile est faite,

            Et parfois de quelques fils d’amour !

 

« Peut-être de fils d’or », dit quelqu’un en riant. « Mais il est temps, du moins pour nous qui habitons loin, de cesser le jeu. »

« On ne fera pas bande à part ; nous partirons tous ensemble, quand le moment viendra. Mais d’abord la ronde finale ! »

 

            Je ne te quitterai pas,

            Quitterai pas,

            Même si les rochers criaient.

            Si la terre s’entrouvrait,

            Si les arbres se fendaient,

            Si la mer devenait noire,

            Je ne te quitterai pas !

 

« Et tout de même il faut nous séparer, fût-ce avec des pleurs dans la voix ! Adieu, adieu ! »

On se dit adieu en se serrant la main.

Olavi allait se rapprocher du groupe des jeunes filles quand il rencontra un regard profond, un regard bleu et franc : la Nymphe des bois ! Le regard était calme et paisible comme jadis, mais il avait aussi quelque chose qui le transperça comme une aiguille. Il se sentit coupable et devint blanc comme un linge. Il ne pouvait avancer ni reculer ; il sentait le regard bleu fixé sur lui.

Mais il ne pouvait rester planté là ! il leva un regard timide vers la Nymphe des bois, mais le regard glissa et ce fut une autre paire d’yeux qu’il rencontra. Ceux-là aussi l’interrogeaient, étonnés, et ils lançaient un tel faisceau de rayons clairs, étincelants, que tout disparut autour de lui et que le sang afflua à ses joues.

« Bonsoir ! » Il ôta son chapeau pour un salut commun à toutes les jeunes filles et leur tourna le dos. La jeunesse se dispersa par tous les chemins.

 

            Je ne te quitterai pas,

            Quitterai pas !

 

chantaient en s’éloignant les jeunes gens de Lutte côté du ruisseau, tandis qu’Olavi gravissait la pente du champ paternel.

 

            Je ne te quitterai pas

 

répéta Olavi en fredonnant ; et l’expression de son visage était étrange, résolue, presque sauvagement réjouie.

 

 

 

 

III

 

 

Le regard de la mère

 

 

La tiède pénombre d’une nuit de printemps avait pris place sur le banc du fond. Tout se taisait.

« Est-il ici de nouveau ? » demandèrent les assiettes, penchées contre les tablettes du grand dressoir. Elles occupaient les rayons supérieurs et d’ailleurs elles avaient la vue basse.

« Oui », répondirent tristement les cuillers, sur les tablettes du bas. Elles montraient le chapeau gris, un chapeau d’homme posé sur le bord du dressoir.

« C’est déjà la deuxième nuit » reprirent les assiettes.

« C’est vrai. »

« Il vient puis s’en va pendant la nuit... On n’a jamais vu ici pareille chose », s’étonnaient de nouveau les assiettes.

« Voici la fille à l’âge des plaisirs », murmurait le pot à crème qui, caché derrière les soucoupes ne pouvait rien voir, mais avait bien de qui l’on parlait.

 « Et aussi le garçon... », ajoutait le sucrier d’un ton significatif.

Les assiettes haussèrent les épaules avec désapprobation : le pot de crème et le sucrier étaient connus pour leur frivolité. Un instant le silence régna.

« C’est étonnant tout ce qu’ils ont à se confier », reprirent les assiettes.

« D’ici on ne peut rien entendre, ils chuchotent », dirent les cuillers.

Puis tous s’absorbèrent dans leurs réflexions.

 

– Olavi, comme je t’ai attendu ! murmurait la jeune fille, enlaçant de ses bras tièdes le cou du jeune homme. J’avais si peur que tu ne reviennes point ou que tu sois empêché.

– Comment cela, et qui m’empêcherait de venir te trouver ? Mais je n’ai pu partir plus tôt... je ne sais pourquoi ma mère est restée debout si longtemps ce soir.

– Crois-tu que..., commença la jeune fille, mais un baiser passionné lui scella les lèvres.

– Mais si tu savais, reprit le jeune homme après un moment, comme tu m’as manqué toute la journée et comme j’ai attendu la venue du soir. Depuis que j’ai vu tes yeux de gazelle, je n’ai plus pu penser à autre chose.

– Est-ce vrai, Olavi ?

La jeune fille se serra plus fort contre lui.

– Et sais-tu à quoi je pensais aujourd’hui en labourant le champ ? J’aurais voulu que tu fusses une petite fleur pour te mettre à ma boutonnière et pouvoir te contempler toujours. Ou que tu fusses une pomme que je glisserais dans ma poche et regarderais en cachette... Je pourrais te parler et jouer avec toi, sans que personne ne s’en doute.

– Comme tu parles bien, Olavi !

– Jamais je n’aurais pu croire, même si on me l’avait raconté, que l’amour était ainsi. C’est tellement merveilleux... sais-tu, je voudrais...

– Que voudrais-tu ? Dis !

– Te serrer à t’étouffer... comme ceci !

– Ah ! si je pouvais mourir ainsi... maintenant en cet instant !

– Non, non ! Je voudrais t’étouffer dans un unique baiser sans fin.

La pénombre cligna des yeux, puis les ferma doucement.

 

On eût dit que quelqu’un avait frappé à la porte d’entrée et qu’elle avait bougé. Deux têtes se levèrent, deux cœurs cessèrent presque de battre. Et de nouveau, plus nettement, – comme si la porte s’était ouverte.

Le jeune homme se redressa, la jeune fille, effrayée, lui saisit la main. Et maintenant, tout à fait distincts, des pas se rapprochaient. Des pas lourds, lents, comme si l’arrivant était fatigué, ou bien ne savait trop s’il allait avancer ou reculer.

Le sang reflua du visage de l’homme. C’était comme un rêve invraisemblable et cependant il reconnaissait ces pas, sans l’ombre d’un doute ; il les aurait reconnus entre mille.

« Il me faut partir ! » Il pressa la main de son amie, comme s’il avait voulu l’écraser, et prit rapidement son chapeau. La vaisselle tressaillait sur les tablettes.

Le jeune homme se dirigea en tâtonnant vers la porte. Il saisit la poignée, mais n’eut pas la force d’ouvrir. Et pourtant, il sentait qu’il devait partir à cause de celle qui était tremblante dans le lit et, encore plus, à cause de celle qui était dans le vestibule. La porte s’ouvrit et se referma.

Dans l’antichambre obscure se tenait une vieille femme. Elle était là, immobile comme une statue. La figure paraissait pétrifiée dans ses rides et le regard exprimait tant de chagrin et de douleur que le jeune homme se sentit accablé comme par un lourd fardeau.

Un moment s’écoula, sans que ni lui ni elle fissent un mouvement. Les traits de la vieille semblaient se fondre et s’effacer ; seul le regard restait présent ; il vacilla soudain et le jeune homme ne vit plus rien. Il perçut seulement qu’un torrent chaud se déversait entre les paupières de la femme.

Sans une parole la vieille se détourna et redescendit lourdement les marches. Le jeune homme la suivit. Tête basse, bras ballants, la vieille avançait sur le sentier. On eût dit qu’en ce court espace de temps elle était devenue âgée comme une grand-mère.

Le jeune homme aurait voulu courir auprès d’elle, se jeter à ses genoux. Mais il n’osa pas, ses pieds ne lui auraient pas obéi.

Ils étaient arrivés maintenant à la grange de Kankaala. La lucarne braqua son œil noir, tout étonné sur les passants. Le jeune homme eut un léger sursaut et ses oreilles se mirent à bourdonner.

– Quels sont ces gens ? demanda la lucarne. N’est-ce point la patronne de Koskela ? Et quel est cet autre la tête basse, derrière elle ? N’est-ce pas son fils ?

– Oui, en effet, c’est son fils ! ricana la large fenêtre, tout le long de la grange. Le fils de Koskela court les filles, et sa mère le ramène au bercail, hahaha !

– Hum ! dit la lucarne. C’est la première fois que la mère doit ramener son fils de ses escapades nocturnes.

La tête d’Olavi se courbait de plus en plus. Péniblement la vieille montait la côte de Seppälä.

– Pourquoi mère et fils rôdent-ils au milieu de la nuit ? grinça le seau du puits au bout de sa chaîne. Le fils a-t-il fait du mal ?

Le jeune homme sentit le sol se dérober sous ses pieds. Près du portail, Musti vint à leur rencontre amicalement, en agitant la queue. Mais soudain il se coucha, immobile, dans l’herbe.

– Pourquoi ma maîtresse est-elle si triste ? Et où es-tu allé dans la nuit ?

Olavi détourna la tête et passa sur la pointe des pieds. Ils étaient arrivés à l’escalier.

– Quoi donc ? grinça la girouette au sommet de la haute perche de l’enclos.

Olavi l’avait un jour confectionnée lui-même ; c’était un souvenir de ses années d’enfance. Elle n’ajouta rien, se contenant de répéter : « Quoi donc ? »

La vieille fermière monta les marches du perron. Elle ne dit pas un mot, ne regarda pas une fois derrière elle, mais le jeune homme la suivait quand même, pas à pas. Il ne lui serait pas venu à l’idée de regagner son lit dans l’étuve.

La mère traversa le vestibule, entra dans la chambre de devant et s’écroula sur une chaise près de la fenêtre. Son fils s’approcha et resta debout, le chapeau à la main. Un long moment se passa, dans un mutisme absolu.

– Jamais je n’aurais pensé devoir faire pareille démarche, dit la vieille en un profond soupir, le regard comme perdu au loin.

Les genoux du jeune homme tremblaient, ils lui paraissaient engourdis.

– J’ai eu honte quand je t’ai mis au monde, car tu es venu dans mes vieux jours. Cela signifiait-il que tu me ferais honte, une fois grand... ?

Les mots coulaient lourds comme du plomb, et le firent tomber à genoux.

– Mère, balbutia-t-il.

Il n’en put dire davantage, mais cacha la tête dans le giron maternel, les épaules secouées par des sanglots. La mère sentit une grande chaleur naître dans son cœur et se répandre dans ses veines.

– Mère, dit le fils, je te promets que tu n’auras plus jamais besoin de faire pareilles démarches à cause de moi... et...

La phrase se brisa. La mère sentit la chaleur monter jusqu’à ses yeux, cherchant une issue.

– Et... ? demanda-t-elle tendrement. Que voulais-tu dire encore, mon fils ?

Le front du jeune homme se creusa de plis profonds, comme s’il avait réfléchi avec force à ce qu’il voulait dire. Mais alors il leva la tête d’un air décidé, et dit : « Et je veux l’épouser ! »

– L’épouser... ?

La mère se sentit durcir comment un glaçon, le souffle lui manqua.

– Olavi, dit-elle d’une voix tremblante, regarde-moi droit dans les yeux ! S’est-il déjà passé quelque chose de mal ?

Et, retenant sa respiration, elle attendit la réponse.

– Non, répondit le jeune homme, et il regarda franchement sa mère dans les yeux, non, mais je l’aime !

Les mains de la mère s’agitèrent et elle soupira profondément. Mais elle resta longtemps sans mot dire. Elle paraissait regarder de nouveau au loin, comme pour demander ce qu’elle devait dire à présent.

– C’est donc ainsi, dit-elle enfin, celle qu’on aime, on droit la prendre, elle et point d’autre. Tu sais pourtant que dans notre famille personne ne s’est encore marié avec une servante... et pour ce qui est de l’amour, tu n’en sais rien encore.

Le sang du jeune homme bouillonnait et il allait répliquer, mais il vit sur le visage de sa mère une telle expression de dignité et de gravité que la pensée mourut, sans être revêtue de paroles.

– Va te coucher maintenant ! dit doucement la mère. Nous en reparlerons une autre fois.

 

 

 

 

IV

 

 

Père et fils

 

 

Le déjeuner était terminé, les garçons de ferme se dirigeaient pêle-mêle vers la porte.

– Olavi, reste ici, toi ! dit le maître de Koskela assis sur le banc du fond. J’ai à te parler.

Olavi sentit une chaleur aux oreilles. Il savait de quoi le père allait parler... Il avait attendu ce moment.

Ils étaient maintenant à trois. La mère se tenait debout près de l’âtre. « Assieds-toi », prononça-t-on froidement du haut du banc.

Olavi obéit. Pendant un moment on n’entendit que le lent tic-tac de l’horloge.

– Je sais où ta mère a été cette nuit. Tu n’as pas honte ?

La tête d’Olavi s’inclina.

– Tu mérites des gifles, et ne sois pas trop certain de n’en point recevoir !

Olavi n’osa lever les yeux, mais il comprit, au son de sa voix, que son père s’emportait.

– Et alors que penses-tu faire ? tonna-t-il du haut du banc. Commencer à faire des gosses aux servantes... ou quoi ?

– Père ! prononça-t-on près de l’âtre, et la figure de la mère semblait appréhender un malheur imminent.

Du haut du banc un regard froid et courroucé vola vers le foyer.

– Et les amener ici pour les faire nourrir par tes parents ?

Le rouge de la colère flamba sur le visage du garçon. Il crut que son sang allait jaillir sur ses joues : était-ce bien son père qui lui disait des choses pareilles ? Ou bien un inconnu, grossier personnage, qui avait pénétré dans la maison ?

Et au même moment surgit dans son âme un sentiment étrange, neuf et sauvage... il ne savait au juste ce que c’était, mais il le sentait grandir et prendre possession de tout son être. Il leva la tête et voulut répondre, mais, comme si quelqu’un l’avait pris par la main, il se leva et se dirigea vers la porte.

– Où vas-tu ? tonna la voix du haut du banc.

– Je vais aux champs !

– Aux champs !

La voix retentissait comme si elle voulait le prendre à la gorge.

– Tu n’iras nulle part avant de m’avoir répondu, et immédiatement !... Est-ce ça que tu veux ?

Le jeune homme hésita un moment. Auparavant, il avait eu honte et s’était senti prêt à n’importe quel arrangement ; mais maintenant tout semblait avoir changé en un clin d’œil ; il sentait qu’il devait riposter, au nom de tout le trouble et de l’inquiétude qui, dans les derniers jours, avaient mystérieusement bouillonné en lui, répondit, fier et décidé :

– Non ! Je veux l’épouser !

Le père prit une expression ironique, mais quand son regard croisa celui du gars, il éprouva de l’incertitude sur la manière de poursuivre la discussion.

– Épouser ? gronda-t-il, et il se pencha en avant comme s’il avait mal entendu.

– Oui ! fut-il jeté près de la porte, plus fermement encore.

Et là-dessus Olavi sentit que, pour lui-même aussi bien que pour la jeune fille, il devait venger l’insulte qui venait de lui être lancée et employer à nouveau l’arme qu’il savait aussi tranchante qu’un rasoir.

– Et je l’épouserai ! dit-il, bref comme le déclic d’une serrure.

– Morveux ! jeta le père dans un grondement de bête blessée.

En ouragan le vieux se précipita vers la porte, saisit au passage un balai près du billot, et, empoignant son fils par le collet, il le jeta à terre, au point que les planches en craquèrent. Tout s’était passé en un clin d’œil. « Morveux ! » siffla-t-il encore une fois, et le balai se leva. Mais au même instant, le balai, empoigné par Olavi, ploya à se briser et le vieil homme vola comme une balle à travers la chambre jusqu’au mur opposé, si fort que les poutres en tremblèrent.

C’était comme si la foudre était tombée. Un sentiment lugubre s’empara du vieil homme ; il se sentait comme un maître en faillite devant ses métayers. Il n’avait plus de pouvoir sur ce morveux », ni autorité paternelle, ni celle qu’on acquiert par la force des poings. Et l’autre était là debout près de la porte, dans la pleine vigueur de sa jeunesse, une flamme d’arrogance dans le regard.

L’horloge fit entendre sa voix, posant de graves questions, mais personne ne répondit.

– Est-ce donc ainsi ? dit enfin la voix essoufflée et découragée du père.

– Oui ! répondit l’autre près de la porte, tremblant d’émotion, mais toujours menaçant.

Le père jeta le balai dans un coin, recula d’un pas et s’assit lourdement sur le banc.

– Si tu as une goutte de mon sang, dit-il après un moment, tu sais ce que cela signifie.

– Je le sais ! vibra la réponse. Je partirai sur-le-champ !

La mère, les mains tordues d’anxiété, fit un pas en avant et ouvrit la bouche, mais rencontrant en même temps le regard des deux hommes, elle resta pétrifiée dans un geste muet – son élan cassé net.

Et l’horloge fit de nouveau entendre sa voix.

– J’avais pensé faire quelque chose de toi, dit le vieux d’une voix glaciale. Mais tu n’avais pas de goût pour devenir un monsieur ni un savant, malgré tes dispositions. Tu voulais être paysan et, après deux ans, tu as jeté tes livres dans un coin. Mais un paysan a aussi ses livres et, ces livres-là, tu sembles les laisser dans la paillasse d’une fille !

Le jeune homme se redressa et son œil eut une lueur fulgurante.

– Ne dis rien ! dit le père. Ça vaudra mieux !

Il se leva, s’arrêta un moment et réfléchit. Puis il passa par la porte ouverte dans la chambre à coucher. Il ouvrit l’armoire et prit quelque chose.

– Le fils Koskela ne sera pas chassé comme un mendiant ! dit-il fièrement en offrant au fils ce qu’il avait pris dans l’armoire.

– Remets-cela dans le coffret, fut la réponse également fière. On ne va pas loin avec ce viatique, si on ne sait se débrouiller soi-même, ajouta-t-il par-dessus son épaule en se détournant.

Le père resta immobile, le scrutant d’un long regard.

– Parfait, si l’on peut se débrouiller ! dit-il avec force, plutôt satisfait que fâché.

Le fils resta un moment plongé dans ses pensées.

– Adieu, père !

Le père ne répondit pas ; il regardait fixement devant lui, les sourcils froncés. La mère était allée s’asseoir sur le banc près de la fenêtre. Elle se tenait de côté, le regard perdu au dehors... Et sur le rebord de la fenêtre tombaient des gouttes chaudes.

Le jeune homme s’approcha d’elle lentement, l’interrogeant des yeux. La mère se tourna vers lui, leurs regards se rencontrèrent et l’un après l’autre ils quittèrent la chambre.

Le vieux, sur le banc, perçut la similitude de leurs pensées et sentit dans sa poitrine un point lancinant. Le rouge de l’offense et de la colère inonda son visage et ses lèvres tremblèrent, mais en même temps il sentit qu’un lien invisible paralysait sa langue et il resta muet à fixer le plancher.

Dans le vestibule, la mère prit anxieusement la main du jeune homme : « Olavi ! »

« Mère » ! répondit le fils, ému. Et, craignant de ne pouvoir se maîtriser plus longtemps, il ajouta rapidement : « Je comprends, mère, ne dis rien de plus. »

Mais la mère lui saisit les deux mains et fixa sur lui un regard pénétrant : « Je dois dire ce qui n’a pas été dit. Olavi ! Tu es bien le fils de ton père, et ni l’un ni l’autre ne vous souciez de ce que vous faites : détruire ou construire. » Et, tout son être concentré dans son regard et dans sa voix impérieuse, elle ajouta : « Ne trompe jamais personne, tiens ce que tu as promis – quelle que soit la condition de la personne ! »

Anxieusement le jeune homme pressa les deux mains de sa mère, sans pouvoir dire un mot. « Dieu soit avec toi ! » dit la mère. La voix l’abandonna. « N’oublie pas la maison, reviens quand... »

Le jeune homme pressa encore une fois les mains maternelles et se détoura promptement. Il sentait que, s’il ne partait pas vite, il ne partirait plus.

 

 

 

 

 

 

DEUXIÈME PARTIE

 

 

 

 

V

 

 

Brunette

 

 

Les nuages voguaient dans le ciel nocturne, les saules de la rive regardaient couler les flots sombres et les troncs qui glissaient lentement à leur surface. « Laissez-venir ! » criait le rapide d’aval, puissant et long.

Près de l’endroit où la succion des chutes commençait à se faire sentir pétillait un petit feu de bivouac à l’abri d’une pente. Autour du feu étaient couchés les flotteurs, au nombre de quatre. Le barrage était justement ouvert, les troncs épars venant d’amont glissaient, franchissant Louverture sans aucune aide et pendant quelques heures il ne s’était produit aucun entassement dans le rapide. Les flotteurs avaient une nuit sans soucis.

 

            Le paysan dans un lit moelleux

            Sous une couverture de coton ;

            Le flotteur a son berceau de gazon

            Tout baigné par la rosée des cieux.

            De métier nous ne changerons jamais,

            Même si l’on nous offrait de l’argent :

            Car pour le libre flotteur

            Le paysan n’est qu’un pauvre sire !

 

Le rapide se réveillait de sa rêverie nocturne. Les hommes de garde, assis sur les piles de troncs amoncelés sur les berges, se mirent en mouvement.

 

            Car pour le libre flotteur

            Le paysan n’est qu’un pauvre sire !

 

répétaient les veilleurs les plus rapprochés. Et ensuite le chant se propageait d’une pile à l’autre, de rive en rive, remontant le fleuve, jusqu’à ceux qui dirigeaient les radeaux, encore plus avant.

Puis tout retombe au silence, car la nuit profonde n’aime pas le chant, quoiqu’elle tolère qu’un petit salut se propage de groupe en groupe ; elle préfère écouter les contes du fleuve sur l’esprit des eaux qui, bon an mal an, exige comme tribut un enfant ou un adulte – toujours une vie humaine par an au moins.

Alors un silence solennel s’empare des âmes. Les hommes, muets comme dans une église, laissent leur regard errer sur l’eau, et sur les lèvres des plus grossiers toute plaisanterie s’éteint. Beaucoup se rappellent ce qu’ils ont vu – un homme qui disparaît comme happé par une main invisible, une veuve qui se lamente et se tord les mains sur la rive, les gémissements des orphelins au désespoir. Il y en a qui, sur la taille, le pied ou le cou d’un noyé, on vu imprimés les doigts du génie de l’eau – qui, à minuit, ont vu de leurs yeux nager le démon entre deux eaux, dans les flots étincelants, et seuls les remous écumeux décelaient son passage. À qui le tour maintenant ? Nul ne le sait, mais un malheur n’est jamais loin.

Le petit feu de bivouac pétille, le mugissement du fleuve s’atténue. Sans dire un mot les hommes regardent l’onde fixement, prêtant l’oreille aux légendes nocturnes du rapide.

Soudain un cri perçant retentit en aval. Les hommes sursautent. « Fermez le barrage, fermez le barrage ! » crie-t-on.

« Dieu merci ! » soupirent les hommes, arrachés au monde fabuleux et qui avaient d’abord pris l’ordre pour un cri d’alarme. Tous s’élancent, les gaffes dressées verticalement au-dessus de leur tête pour indiquer que la voie navigable est obstruée, et le mot d’ordre : « Le barrage est fermé ! » vole de bouche en bouche, remontant le rapide jusqu’à l’entrée des chutes.

« Le barrage est fermé ! » répondent les flotteurs, quittant leur feu de bivouac pour s’élancer vers la rive. Le câble du barrage est déjà détaché du pieu et l’extrémité de l’arbre tirée sur la rive 2.

– Les troncs vont s’arrêter ! dit l’un d’eux. Mais j’ai peur que ça n’amène un long repos pour toute la coterie, car personne n’osera se risquer sur le tas, si les troncs sont trop enchevêtrés. Allons voir !

Et ils descendirent le sentier le long de la rive. Au fur et à mesure que les dernières bûches passent en glissant, les veilleurs se joignent au cortège.

– Où ça peut-il être ?

– Quelque part dans le bas du rapide ; pourvu que ce ne soit pas contre la roche au Tourbillon !

– Alors le diable s’en mêle, car même en plein jour il n’est pas facile de s’en tirer !

Effectivement les troncs étaient coincés contre la roche au Tourbillon. La rive était noire de monde. « Ça tient aussi solidement que si c’était boulonné ! » disaient des hommes couverts de sueur et hors d’haleine, qui revenaient à terre après avoir essayé en vain de dégager l’amoncellement de troncs.

La roche au Tourbillon était une pierre qui dépassait de cinquante centimètres à peine le niveau de l’eau. Elle était située en aval du rapide, là où le torrent s’étale et redevient une eau calme, et un peu à droite, de sorte que les troncs glissaient habituellement à gauche sans être gênés ; mais lorsqu’une longue bille avait le malheur de se mettre en travers, elle restait là sans pouvoir glisser ni d’un côté ni de l’autre, les arbres s’entrelaçaient et il en résultait un entassement en queue de poisson, qui s’étendait jusqu’aux deux rives. Et le tas était difficile à disperser, car la base étant près du rocher, au milieu de la rivière, on n’avait pas le temps de sauter à terre quand il se débloquait. Ordinairement on se glissait en barquette près de la roche, par en dessous, mais alors les hommes devaient s’éloigner à toute rame, pour éviter les troncs qui filaient alors avec fracas.

– Le diable m’emporte, s’exclame sur la rive le contremaître, si l’été prochain je ne fais pas sauter cette sacrée pierre en mille morceaux ! Maintenant nous voilà réduits à nous étendre à côté de nos cafetières jusqu’au point du jour.

– Si j’allais voir d’un peu plus près si on ne pourrait pas les débloquer sans trop de peine ? demande dans la foule une voix jeune et vive.

Je ne crois pas que ce soit possible, dit le contremaître, mais il n’y pas de mal à y aller voir.

Le jeune homme saute sur le tas de bois et s’avance souplement, la gaffe levée, le corps penché à gauche. Parvenu près de la pierre il se penche et fait quelques mouvements.

– Hallo ! entend-on après un instant. Tout le tas repose sur un seul tronc ; en quelques coups de hache on peut le dégager.

– Haha ! répond-on de la rive. Mais qui voudrait en pleine nuit cogner à coups de hache sur ce tronc ?

– Ne peut-on le dégager avec un harpon ? crie le patron.

– Non, pas moyen de harponner !

Le jeune homme revient vers la rive.

– Pourrait-on jeter la hache à l’eau ? demande-t-il au contremaître.

– Plutôt perdre dix haches que de voir en suspens le travail de cinquante hommes pendant des heures.

– Alors je vais débloquer à la hache ! Où est la hache ?

– Il ne faut pas braver la mort ! crie quelqu’un dans la foule. Ne le laisse pas aller, patron !

– Et comment penses-tu revenir ? demande le patron.

– D’abord je sauterai en oblique à contre-courant, puis je me laisserai descendre avec les troncs.

– C’est un casse-cou ! crient les hommes.

– Je ne défends ni n’ordonne, dit le contremaître avec décision. Je n’autoriserais personne à le faire, mais je sais que, si Olavi s’en charge, les autres peuvent être tranquilles. Es-tu sûr de ton affaire ?

– Tout à fait ! Donne la hache !

Il prend en mains la hache et la gaffe et commence à louvoyer vers la roche. Il glisse comme une ombre, se penchant et se redressant selon les inégalités de l’amas.

– Un fameux gaillard ! disent quelques-uns.

– Un fou ! murmurent d’autres, mécontents.

L’ombre est arrivée près de la pierre. Elle dépose la gaffe à côté d’elle, jette un regard rapide sur le courant et s’apprête. L’acier luisant fend l’air et le bruit du coup se répercute entre les rives. Puis un autre coup, un troisième, – et puis un long silence. Les hommes sur la rive, penchés en avant, observent, le regard tendu.

L’ombre là-bas saisit la gaffe, en plante légèrement la pointe dans un tronc et, de la main gauche, s’appuie au manche. Sa main droite se lève, la hache étincelle et tombe. Un coup sourd, suivi aussitôt d’un léger craquement.

Les hommes sur la rive retiennent leur souffle et se penchent toujours plus en avant.

L’ombre scrute de nouveau longuement le courant. La main droite surgit haut en l’air, la hache luit et s’abat. Un craquement sinistre, comme d’un feu d’artifice. Les bûches grincent et grondent et le rapide barré mugit comme un taureau furieux.

Par-dessus l’amoncellement qui s’ébranle de toutes parts, l’ombre file comme une flèche, gagnant de biais la rive en amont. Elle est maintenant au milieu du rapide, la gaffe tournoie, telle une girouette le corps svelte fait volte-face, puis se laisse glisser avec les bûches en plein courant.

Mais tout à coup il fléchit..., bascule et disparaît.

– Dieu de Dieu ! crie-t-on sur les berges.

– Ne l’avais-je pas dit ?

– Ah ! comment l’ai-je laissé partir !

Les troncs se heurtent dans le torrent mugissant ; ils plongent sous l’eau et reparaissent. Hésitantes, des ombres diffuses courent le long du fleuve.

– En aval, les hommes ! En aval ! crie le contremaître. Tâchez de l’attraper, si le courant le pousse près du bord... Vite, une barque à l’eau !

Des ombres noires bondissent en aval. « Il s’est redressé ! » crie une voix de l’autre rive. Tous s’arrêtent.

Le téméraire flotteur s’est en effet redressé et, léger comme un hochequeue, il saute sur les troncs qui furieusement fuient, se culbutent, plongent, se redressent comme le bras d’un métier à tisser. Puis dans l’attitude ferme d’un flotteur sûr de soi, la gaffe levée, le corps incliné à gauche, il descend la rivière.

– Voilà un bougre !

– Ma foi, oui ! Il a de meilleurs yeux dans ses pieds que bien d’autres dans leur tête.

La foule se presse autour du jeune homme quand il met pied à terre.

– Qu’est-ce qui s’est passé ? Comment t’en es-tu tiré ?

– Rien de grave, seulement l’écorce qui s’est détachée sous mes pieds... alors, patatras !... mais les troncs collaient encore bien ensemble. J’ai pu me redresser vivement, et la fin de la promenade me paie du début, dit le jeune homme en riant.

– Un coup de maître ! dit le patron. Mais je ne te souhaite pas de recommencer jamais. Tu peux aller te reposer pour le reste de la nuit – et le jour, par-dessus le marché !

– Merci ! dit le jeune homme, qui regarde sa montre avec un mystérieux sourire et jette la gaffe dans l’herbe.

 

 

*

 

Derrière les rideaux blancs, dans la petite chambre de l’étuve, reposait une jeune fille.

Il était minuit, mais la jeune fille n’avait pu encore s’endormir. Car dans la soirée il lui était arrivé une chose de nature à chasser le sommeil.

C’était si merveilleux – tel un conte ou un rêve – jamais elle n’avait entendu dire que semblable chose fût arrivée à une autre. Il lui suffisait de fermer les yeux pour tout voir repasser devant elle. Elle l’avait déjà revu si souvent que c’était devenu un vrai conte de fées. Elle était changée en spectatrice et observait la jeune fille et l’autre, et ce qui se déroulait entre eux.

Elle se trouvait dans le vestibule – elle, la jeune fille – et versait dans un grand seau le lait chaud du soir. « Il me semble que les vaches ont donné plus de lait ! » pense-t-elle en souriant.

Mais voici que la porte de la maison s’ouvre et qu’une troupe de flotteurs se précipite à travers le vestibule, se rendant à leur travail de nuit. La jeune fille tourne le dos aux partants et répond par-dessus l’épaule aux blagues qu’on lui lance en passant.

Or celui qui sort le dernier ne s’en va pas, mais s’arrête surpris, pour contempler la jeune fille. C’est un grand et svelte jeune homme. Sa veste n’est pas boutonnée, il a le chapeau sur l’oreille et une expression railleuse se joue sur sa figure hâlée par le soleil.

Mais la jeune fille ne se doute de rien, pensant que les flotteurs sont déjà partis. Elle la spectatrice, trouve cela assez piquant, que la jeune fille ne remarque rien... Et que va-t-il se passer ?

Voilà que le jeune homme sourit et, sur la pointe des pieds, se glisse vers la jeune fille – la spectatrice trouve cela de plus en plus amusant et voudrait souffler à la jeune fille un mot d’avertissement. Deux mains se tendent et, par-derrière, glissent prudemment devant les yeux de la jeune fille.

– Fi donc ! s’écrie-t-elle. Qui se permet... ?

Ainsi dit-elle en se retournant vivement et elle voit le jeune homme devant elle.

– Bonsoir ! dit le jeune homme, qui ôte en riant son chapeau.

Et elle, la spectatrice, voit comme la jeune fille rougit sans pouvoir répondre.

– Il paraît que j’ai fait une bêtise ! dit le jeune homme. C’était sans mauvaise intention !

– Non, non, il n’y a pas de mal... j’ai eu seulement un peu peur...

– Et tu ne m’en gardes pas rancune ? demande le jeune homme...

– Absolument pas ! pour une farce...

– Bien sûr. Dès que je t’ai vue, il m’a semblé que nous étions d’anciennes connaissances... Seulement je ne me rappelais pas ton nom et je me suis arrêté pour te le demander.

Comme le sourire de ce jeune homme est beau et familier ! pense-t-elle – celle qui regarde.

– On m’appelle Brunette, répond la jeune fille, un peu troublée. Mais...

– Ça suffit ! interrompt le jeune homme. Tu es Brunette, je ne veux pas en savoir davantage !

Ce doit être un très beau nom, puisqu’il lui plaît tellement – pense-t-elle – celle qui regarde.

– Et vous... ? dit la jeune fille.

– Vous... ? rit le jeune homme, et si fort que le vestibule résonne. Mais n’as-tu pas remarqué aussitôt, lorsque j’ai mis mes mains sur tes yeux que c’était « toi » et non « vous » qui étais là derrière ?

Et il le dit avec une gaîté si communicative que la jeune fille ne peut s’empêcher de rire – et elle, celle qui observe, rit aussi.

– Olavi, je m’appelle Olavi, ou « toi ».

Après cela, il paraît réfléchir à quelque chose et demande tout à coup : « Aimes-tu les fleurs, Brunette ? »

– Naturellement. J’ai même deux plantes à moi, un fuchsia et une balsamine, répond la jeune fille.

– Rien que les fleurs rouges ! rit le jeune homme. Les as-tu au bord de ta fenêtre ?

– Où seraient-elles, sinon là ?

– Les voit-on de la cour ?

– Certainement, on les voit ; surtout maintenant qu’elles sont en fleur !

– Mais où donc est ta fenêtre... ? dit le jeune homme, et le polisson rit du coin des yeux. Dis-le-moi, que je puisse en passant jeter un coup d’œil sur tes fleurs.

La jeune fille ouvre la bouche pour répondre, mais alors, vivement : « Je ne le dis pas ! »

Ahah ! comme il a du tact ! pense la spectatrice. Je n’ai jamais vu pareille chose. Tout autre aurait grossièrement demandé où elle couchait. Et alors la jeune fille se serait certainement fâchée. Mais lui, il ne parle que de fleurs.

– Dans la chaumière ?... dit le jeune homme en riant.

– Non !

– Au grenier ?

– Non plus !

– Donc dans l’étuve ?

– Non, non ! répond la jeune fille. Là encore moins. Le jeune homme rit. « Alors je donne ma langue au chat. Tu es bien cruelle, il me semble ! »

Quelle délicatesse ! pense la spectatrice. Tout autre aurait pouffé de rire et dit que maintenant il savait – et la jeune fille avait rougi.

– Sommes-nous à présent de vrais amis ? demande à nouveau le jeune homme.

– À peine... Et pourquoi cela ?

– Je pensais que, si nous étions amis, je demanderais... Non, je ne le demanderais quand même pas !

– Demande ! encouragea la jeune fille, curieuse.

– Je voudrais simplement te demander si quelqu’un... si quelqu’un a déjà pu presser ta main ?

– Non, répond la jeune fille en rougissant. Je ne laisse presser ma main par personne !

Comme cela encore était joli ! pense celle qui observe. Et comme son regard est beau et franc.

– Bien sûr ? dit le jeune homme. Mais je le saurai bientôt. Donne-moi ta main !

– Et pourquoi ?

– Je sais lire dans la main, et par ce moyen je parviens à tout savoir.

– Toi ?

– Oui, moi... Tu n’oses pas !

– Si ce n’est que ça, volontiers.

Et la jeune fille lui tend la main.

Qu’arrivera-t-il maintenant ? pense la spectatrice.

– Il paraît que tu as dit la vérité, dit le jeune homme sérieusement. Personne ne t’a pressé la main. Mais là-bas, sous tes fenêtres – comme ils ont eu envie de regarder tes fleurs !

– Comment le sais-tu ? Non, non, tu ne sais rien, tu inventes tout...

– Silence ! Le sorcier parle ! Et maintenant je te prédis l’avenir... Mais... que vois-je ! Je n’aurais jamais cru cela...

– Quoi donc, que vois-tu ? demande la jeune fille, inquiète.

– Je n’ose pas le raconter, je dis seulement que je ne l’aurais pas cru !

– Tu dis cela parce que tu n’as rien à raconter !

– Tu y tiens ? demande le jeune homme et il la regarde droit dans les yeux.

– Dis-le, si tu le sais !

– Mais tu ne vas pas te fâcher ? et sa voix faiblit jusqu’à n’être plus qu’un murmure. Vois-tu ceci !... Il viendra, et cette nuit-ci !

– Qui « il » ? demande la jeune fille, inquiète.

– Celui qui doit venir... celui qui pressera ta main.

– Tu mens ! s’écrie la jeune fille. Il ne viendra jamais !

– Silence donc... Je ne puis dire autre chose que ce que je vois là, dit le jeune homme. Il est sûr qu’il viendra maintenant ! Il viendra vers minuit. Et il ne priera pas, il n’implorera pas comme les autres ; il frappera tout simplement trois coups à la vitre, légèrement, mais avec fermeté. À cela tu reconnaîtras que c’est le vrai et pas un autre... Mais il me faut partir. Bonsoir, Brunette !

Le jeune homme agite son chapeau et se hâte de descendre l’escalier.

Et elle – la spectatrice – voit que la jeune fille reste debout, embarrassée ; qu’elle se dirige ensuite vers la porte et, appuyée contre le chambranle, suit longtemps du regard le jeune homme qui s’éloigne.

Le conte est terminé. La jeune fille ouvre les yeux.

Maintenant c’en est fini aussi de l’atmosphère de féerie qui coulait comme du lait tiède dans ses veines, et d’angoissantes questions se dressent dans l’obscurité. « Que vais-je faire s’il vient ? Oui, que vais-je faire alors ? »

Déjà elle croit entendre des pas au dehors, et son cœur se met à battre si fort qu’elle doit y porter la main... Et elle était si satisfaite de voir que personne ne venait et elle souhaitait que le jeune homme ne vînt pas troubler son beau conte. « Mais s’il ne venait pas ? » se demande-t-elle. « S’il n’avait voulu que se moquer ? » Et cela semblait encore plus pénible. « Mais s’il venait quand même ! Seulement sous la fenêtre, dehors... s’il ne regardait que mes fleurs... et ne frappait point les trois coups ! »

Elle retourne au début du conte – à la jeune fille qui, dans le vestibule, passait le lait.

Trois coups discrets et brefs à la vitre : la jeune fille se dresse presque debout dans le lit. Le sang se fige dans ses veines, l’air n’arrive plus à ses poumons. Elle lève la tête et regarde anxieusement vers la fenêtre. Le fuchsia et la balsamine, du bord de la fenêtre, regardent avec de grands yeux interrogateurs : « Que vas-tu faire maintenant, Brunette ? »

Et derrière les fleurs, sur le rideau, se profile une ombre noire. La jeune fille sent que l’ombre l’épie par la fente du rideau : « Me voici, Brunette ! »

C’était comme si ce regard lui demandait compte d’une promesse. Elle cacha sa figure dans l’oreiller et tira la couverture par-dessus sa tête. Son cœur battait si fort que tout le lit en paraissait trembler.

« Et il ne priera pas, il n’implorera pas comme les autres... » La jeune fille se redresse lentement, et reste assise au bord du lit, les mains sur son sein, les pieds ballants.

« S’il frappait une fois de plus tu pourrais atermoyer et réfléchir davantage... » L’ombre noire ne bouge pas, le fuchsia et la balsamine attendent sans sourciller.

La jeune fille glisse à terre sans bruit et fait quelques pas hésitants. L’ombre bouge, la jeune fille tremble et se cramponne au montant du lit. L’ombre de nouveau s’immobilise. Elle est là comme si elle exigeait des comptes.

La jeune fille, les yeux baissés, marche vers la porte... lentement, avec hésitation, comme si le cœur voulait et que les pieds fissent résistance. Elle sent que l’ombre contourne le coin et l’entend qui s’approche maintenant de la porte. Le cœur lui bat à se rompre... et sa main saisit fébrilement le loquet de la porte.

Enfin le loquet se lève, lentement, sans bruit, et la jeune fille s’enfuit vers le coin de l’âtre, où elle reste debout, le visage caché dans les mains.

La porte s’ouvre, est refermée, le loquet redescend.

– Où es-tu, Brunette, mon amie..., dans le coin de l’âtre ?

Le jeune homme s’approche d’elle et lui saisit les deux mains.

– Tu as les mains devant le visage, tu trembles... ?

Il la fixe d’un long regard silencieux.

– Je vais repartir immédiatement, dit-il, comme s’il demandait pardon. Je ne supposais pas que cela t’aurait fait une telle impression.

– Non, non, dit la jeune fille anxieuse, je ne veux pas cela non plus.

– Va donc vite te mettre au lit, et couvre-toi bien, ou tu vas te refroidir. Je ne resterai qu’un court moment auprès de toi, tant qu’il fait sombre, puis je m’en irai.

La jeune fille, confuse, vole vers le lit et s’y cache vite. Le jeune homme la regarde un moment. Puis il prend une chaise et s’assied au chevet du lit, le coude appuyé sur l’oreiller.

– Pourquoi te caches-tu les yeux, pourquoi es-tu honteuse, ma petite Brunette ? Est-ce parce que je suis chez toi ? Donne-moi la main, à moi qui viens la prendre. Ne savais-tu pas que j’allais venir ? Le coucou n’a-t-il pas chanté, ce printemps, le trèfle n’a-t-il pas murmuré qu’il viendrait, cet été, et la grande marguerite ne l’a-t-elle point confirmé ? Et maintenant, maintenant que me voici, tu me regardes comme un étranger. Est-ce parce que tu t’aperçois que tout s’accomplit si promptement ?

Elle presse la main du jeune homme : « Tu es si différent de tous les autres ! »

– Ne dois-je pas être différent des autres ? Tu ne t’es attachée à personne – qui donc as-tu attendu ? Des gens comme tous les autres ? Réponds maintenant, ma jolie Brunette !

La jeune fille saisit des deux mains les poignets d’Olavi et se rapproche de lui.

– Et qui ai-je donc attendu, moi ? dit le jeune homme tendrement. Des filles comme toutes les autres ? J’en ai rencontré des dizaines, sans leur adresser un regard ; mais sitôt que je t’ai vue, j’ai su qui tu avais attendu et qui j’avais cherché...

La jeune fille s’agite, inquiète. Dehors on entend des pas et plusieurs ombres se meuvent derrière le rideau.

– Oh ! oh ! murmure la jeune fille, anxieuse.

– Est-ce que se sont les gars qui sont comme tous les autres ? demande le jeune homme avec calme.

– Oui. Cache-toi quelque part ; ils regardent parfois par la fenêtre en s’éclairant avec des allumettes !

– Pour des gaillards pareils, je ne quitte pas ma place, dit le jeune homme décidé, et d’un air provoquant il croise les bras sur la poitrine. Sois tranquille, toi aussi !

Une ombre noire grimpe sur la fenêtre. On entend un frottement et une vive lueur éclaire un moment la chambre.

« Il est là... Il est assis comme un maître de maison à sa table ! » L’ombre redescend de la fenêtre. Dehors on entend des murmures étouffés et des pas qui s’éloignent. Un moment se passe, de nouveau on entend marmotter et des pas approchent. Puis quelque chose de lourd vient heurter contre la porte, qui craque sous le poids.

« Voilà ! Dormez bien ! » crie du dehors une voix goguenarde, suivie de rires multiples et de pas qui s’éloignent – et puis tout retombe dans le silence.

« Gueux ! » Le jeune homme tremble de rage. Il bondit vers la porte, tire la targette et pousse vigoureusement. Elle résiste. Son sang bouillonne comme le torrent et il se lance de tout le poids de son corps contre la porte, qui craque. Mais la poutre, dehors, tient solide comme un roc.

– Bonne idée qu’ils ont eue de faire entendre leur voix ! dit-il avec force. Ce sera peut-être à mon tour de leur souhaiter le bonjour !

– Oh ! oh ! gémit la jeune fille. Maintenant tout le monde le saura, et nous ne pouvons pas même sortir d’ici.

– Sois tranquille. Si eux ont pu caler la poutre, moi, je puis bien enlever une planche du mur !

Il se dirige vers la fenêtre et tire violemment sur un des montants. Les clous cèdent et le chambranle bouge.

– Nous pouvons utiliser les anciennes ouvertures pour sortir ! Je saurai bien enlever la poutre et faire en sorte qu’ils ferment leur bec – tu peux y compter.

Calmé et souriant, il s’approche de la jeune fille :

– Ah ! ma pauvre petite, comme tu es craintive... ! Tu n’as plus peur, dis ?

– Non, plus maintenant, depuis que je suis avec toi.

– Et sais-tu ? dit le jeune homme, presque allégrement. Cela devait précisément se passer ainsi, sinon ç’aurait été... comme tous les autres !

Tous deux rient et la jeune fille regarde le jeune homme à travers ses larmes. L’aube luit faiblement par la fenêtre.

– Et tu ne sais pas encore tout. Je te raconterai... Du commencement à la fin, c’est quelque chose d’extraordinaire. Je ne viens pas ici de façon banale, mais à travers les gouffres du torrent et la gueule de la mort.

– Non, mais que dis-tu là... ?

– Un amoncellement de bois s’est produit peu avant mon départ. Personne ne voulait se risquer à le dégager. Je ne l’aurais pas fait moi-même. Mais j’ai pensé à toi. C’était comme si tu m’avais encouragé : « Va donc, montre que tu oses plus que les autres ! » Et j’y suis allé. J’ai ouvert un passage aux troncs, je suis tombé, tous me croyaient perdu ! Je me suis redressé, emporté par le courant dont les vagues éclaboussaient d’écume mes bottes. Arrivé sur la berge, le chef me dit : « Bravo, c’est bien, ça... Maintenant tu peux aller... rejoindre ton amie qui t’attend. »

– Ah ! tais-toi, tu te moques de moi !

– Allons, c’est vrai, il n’a pas dit les derniers mots, c’est moi qui les ai ajoutés... Et alors, on nous a enfermés ici pour que cela sorte de l’ordinaire. C’est pour toutes ces choses que je tiens à toi, Brunette, car j’ai dû te chercher à travers les chutes du rapide et derrière des portes barricadées... Mais es-tu vraiment mienne, ma chérie – je ne te l’ai pas encore entendu dire ?

– Si je suis tienne, Olavi ? et la jeune fille lui noua les bras autour du cou.

La rougeur de l’aurore brillait par la fente des rideaux, jetant un délicat reflet rose sur les bras blancs de la jeune fille.

« Rouge, rouge, tout ce qui est beau est rouge ! » dit le fuchsia en penchant la tête vers la balsamine.

 

 

*

 

Le soleil adressait son salut au paysage fluvial doucement incliné, il remplissait ses poumons de fraîcheur nocturne et buvait son breuvage matinal de brillantes perles de rosée. Au bas du rapide flottait encore un brouillard ténu.

L’esprit léger et le cœur débordant le bonheur, Olavi descendait la côte à pas pressés.

Sur la berge, plus bas que le tourbillon, se trouvait un groupe d’hommes, jeunes gars du village qui, pour gagner l’argent de leur tabac, veillaient parfois le long de la voie de flottage pendant les courtes nuits d’été. Le regard d’Olavi buta contre le groupe – il sentit se glacer sa joyeuse humeur.

Il eut l’impression de porter un fardeau sur ses épaules. Tantôt, en rapportant à la grange la lourde poutre qui avait bloqué la porte de la chambrette, il était si heureux qu’il s’était à peine rendu compte de son poids, mais à présent...

« S’ils m’adressent une seule raillerie, s’ils me lancent un seul regard moqueur, ce sera parfait. Mais s’ils font comme si de rien n’était, il me sera impossible de les traiter comme ils le méritent. »

Une rougeur sombre lui brûlait les joues quand il s’approcha du groupe que son regard épiait diligemment.

On eût dit que rien n’était arrivé. Olavi prit sa gaffe dans l’herbe et sécha longuement la rosée du manche – tout en surveillant attentivement les hommes du regard. Ils étaient là comme un mur, personne ne bronchait. Le jeune homme se mordit les lèvres : « Dois-je me contenter de cela ? » Les yeux fulgurants, il longea le groupe.

Mais au moment où il passait devant eux, un léger ricanement fusa. Au même instant une gifle résonna et le rieur s’écroula de tout son long dans l’herbe humide.

« Tu te crois donc un paon, que diable ! » Deux gaillards se jetèrent sur le jeune homme. D’une main il empoigna le premier au collet, de l’autre main le prit un peu plus bas, puis il le lança, tête en avant, à plusieurs coudées de là. Le second, il le saisit par la poitrine, le souleva très haut et le rejeta comme un torchon mouillé. « Gueusaille ! Hypocrites ! » La voix vibrait de colère, les yeux étincelaient, telle une torche de pin, et les poings fermés se dressaient menaçants : « Venez à présent tous à la fois, et nous réglerons bien cette affaire ! »

Du groupe en rage partaient des grondements irrités mais tout se tut, quand une voix calme et mâle dit :

« Il me semble que tu es déjà plus que dédommagé d’une farce aussi innocente. Et si tu es un homme – comme tes paroles le font entendre – tu dois bien comprendre qu’il y a autre chose qu’une simple plaisanterie. Nous sommes tous quasiment peu fiers de cette petite, et jusqu’à cette nuit personne n’avait pu lui faire ouvrir sa porte... Et voilà qu’un morveux de flotteur vagabond s’amène, et entre chez elle comme chez sa propre femme... »

« Morveux vous-mêmes ! » Olavi fit un pas menaçant vers l’interpellateur.

« Ne t’emballe pas inutilement ! » continua calmement la voix. « Je n’ai pas voulu t’offenser. Nous sommes ses camarades d’enfance, mais toi, tu es un étranger, je te répète que pareille chose intéresse aussi bien l’honneur du village que celui de la jeune fille. Laisse-la donc en paix et n’en fais pas la risée de tout le monde à cause d’un flotteur ! »

« Et vous savez qui je suis, vous autres ! » Olavi croisa fièrement les bras sur sa poitrine. « C’est vous les gardiens de l’honneur de cette jeune fille, vous qui, des nuits entières, guettez sous sa fenêtre... De beaux protecteurs, ma foi ! Écoutez donc bien, vous tous : quand ce serait dans la chambre à coucher d’une princesse, je vais où il me plaît, et j’ai l’intention d’aller chez cette jeune fille chaque nuit, aussi longtemps que je séjournerai dans votre village. Et aussi vrai que je suis debout sur mes deux jambes, je jure que si une seule tête se montre devant la fenêtre, que si un seul ose dire un mot sur son compte, à présent ou plus tard, ou lui lancer un regard de mépris, je cogne, et je cognerai si fort qu’il ne se relèvera pas ! »

Il se détourna et monta fièrement la côte. Sans mot dire, les hommes le suivaient des yeux.

 

 

 

 

VI

 

 

Au lever du soleil

 

 

– Le moment le plus délicieux ? dit le fuchsia avec chaleur. Précisément celui-ci ! J’aime la nuit, je lui adresse ma louange.

– Moi aussi, je la trouve belle, répond la balsamine, lorsque nous murmurons à deux dans la pénombre, lorsqu’on devine à peine la présence l’un de l’autre, et qu’on distingue seulement la lueur des yeux. Mais le matin aussi est magnifique, juste au moment où le soleil se lève, quand les gouttes de rosée scintillent, et que le vent, en s’éveillant, fait tressaillir les feuilles.

– C’est vrai, mon amie... Oui, la vie est toujours belle ! Le matin est beau quand le coq claironne, que les oiseaux babillent et que les enfants à peine réveillés jouent dans le jardin. Le grand jour est beau quand le soleil danse sur les champs et que les faneurs, le front perlant de sueur et les yeux étincelants, traversent la cour pour aller dîner. Et le soir est admirable quand les ombres s’allongent et que les clochettes du bétail qui rentre au bercail résonnent à la lisière de la forêt. Mais rien pourtant ne vaut la nuit – car, vois-tu, c’est alors seulement qu’on se retrouve, soi-même.

– Qu’on se retrouve soi-même... ? dit la balsamine. Je commence seulement à te comprendre !

– Notre propre moi, et aussi la corde sensible qui ne vibre pas ainsi dans le jour trop clair et trop transparent, continue le fuchsia. Pendant le jour nous appartenons à tout le monde, tout est commun et rien n’est à nous en particulier. Mais lorsque vient la nuit, notre heure à nous approche. Doucement elle se faufile entre les arbres et vient s’asseoir modestement dans un coin, à l’intérieur : elle vibre, sombre et mystérieuse, dans l’air, et appelle tout ce qui sommeille en nous pendant le jour. Et cela s’éveille, nous contemple avec un regard de fleurs ardentes et murmure en des parfums enivrants. Les plantes sommeillent, les calices et les corolles dorment, seuls sont éveillés ceux...

Un bras blanc surgit vaguement dans la pénombre.

– Sont éveillés... ? demande tout bas la balsamine.

– Seuls ceux qui fleurissent ! murmure le fuchsia.

– Dieu que tu es adorable, Brunette, toi, ma chérie ! Tu es comme la nuit – attirante, enivrante comme la nuit, fermée et mystérieuse comme une nuit d’automne qu’illuminent seulement les éclairs de chaleur.

« Maintenant seulement, je comprends ce qu’est la jeunesse, ce qu’est l’amour. Comme il est beau et grand, comme il approche, pareil à un roi sur un char d’or, comme il nous fait signe et nous entraîne à sa suite...

« Mais pourquoi trembles-tu, ma chérie ? Pourquoi ta main est-elle si brûlante, pourquoi ton regard est-il si étrange ? »

– Je ne sais... J’ai si chaud. Non, non ; je suis trop heureuse...

– Trop heureuse ?

– Non, non, je ne sais pas... Je voudrais quelque chose...

– Dis-moi ce que tu souhaites !

– Non, non ; je ne souhaite rien, je ne puis parler. Je...

– Quoi donc ? Ne peux-tu me le dire, à moi ?

– Je ne sais, je ne puis pas. J’ai... peur.

– Peur ? De moi ?

– Non, non ; comment aurais-je peur de toi ! Je...

– Dis-le, dis-le moi donc ! Je te comprends à demi-mot.

– J’ai peur... Non, non ; je ne puis le dire... ah ! comme mon amour pour toi est sans bornes !

– Et comme la plus belle entre toutes les belles heures, murmure de nouveau la balsamine, apparaît dans mes souvenirs l’heure à laquelle j’ai pu éclore pour la première fois, quand les feuilles de ma corolle se sont ouvertes et que les rayons du soleil ont baisé le fond de mon cœur.

– C’est vrai, affirme le fuchsia, ému. Je le sais encore mieux moi qui fleuris pour la seconde fois. Nous avons bien aussi nos joies plus tard, et le temps de la floraison est toujours beau, mais l’impression de la première fois est incomparable, elle ne peut jamais revenir, car nous ne savons encore rien alors, nous sommes comme derrière le voile d’un grand mystère. Et nous essayons de deviner et nous nous réjouissons, et nous nous demandons : sera-ce bientôt, aujourd’hui déjà ? Et nous espérons et nous craignons... Nous ne savons ce que nous craignons et ce que nous espérons, et cependant nous le savons. Nous ne pensons point au passé et non plus à l’avenir, mais uniquement au moment qui approche... Et enfin il arrive, les feuilles de la corolle rougissent et s’ouvrent, tout disparaît et nous nous sentons fondre dans la lumière et la chaleur.

 

Doucement souriante, la fée du bonheur se tenait près du lit.

Les boucles éparses de la jeune fille se déroulaient comme de la soie noire sur l’oreiller blanc. Et là-dessus reposait la tête du jeune homme.

Ils se tenaient par les mains et se regardaient au fond des yeux. Longtemps la fée du bonheur était restée près du lit, mais elle ne le avait pas entendus dire un seul mot – elle les avait seulement vu se sourire en tendre contemplation.

Le soleil gravissait lentement la pente de la colline, mais quand il en eut atteint le sommet, ses rayons volèrent d’un bond, droit à travers champs, et regardèrent par la fenêtre à l’intérieur de la chambre.

La jeune fille leva le regard.

En riant, le soleil la fixa en plein dans les yeux. La jeune fille se dressa brusquement. C’était comme si elle se réveillait d’un sommeil profond, comme si tout lui paraissait autre, étrange et merveilleux.

« Le soleil a-t-il des yeux... ? M’a-t-il regardée tous les matins... ? »

Un moment passa. De nouveau elle leva timidement la tête. Le soleil la contempla avec de grands yeux interrogateurs – tout comme une mère qui, sans mot dire, vous regarde. La jeune fille sentit le sang se figer dans ses veines, elle baissa les yeux et ne les releva plus – deux longues perles brillèrent dans ses cils.

« Quoi donc ? » dit le jeune homme, surpris, sa tête appuyée sur le bras. « Qu’as-tu donc, Brunette ? » Il lui pressa chaudement la main. « Pourquoi baisses-tu les yeux ? »

Les perles tremblèrent... et churent lourdement sur le lit. La jeune fille se retourna et se cacha le visage dans l’oreiller.

« Ah ! Brunette, mon amour ! » murmurait le jeune homme, et il éprouvait un brûlant désir de lui dire des mots consolateurs.

Les épaules nues de la jeune fille se mirent à frissonner, et sa poitrine se gonflait douloureusement de sanglots mal contenus. C’était comme si un fer glacial avait traversé l’âme du jeune homme, ou si, ayant plané jusque-là dans des espaces bleus, il était précipité, ailes brisées, sur des pierres aiguës et entendait autour de lui des voix qui pleuraient et geignaient.

Le jeune homme s’écroula sur le lit et se cacha la figure dans les boucles noires. Deux enfants des hommes, les épaules secouées et la figure trempée de larmes... De lourds soupirs remplissaient la chambre.

La fée du bonheur, les mains aux tempes, se glissa furtivement vers la porte. Le soleil se détourna et cacha son œil assombri.

« Le chagrin ! » murmura le fuchsia et une larme rouge tomba sur le rebord de la fenêtre.

Cependant, sous le voile sombre du chagrin, on sentait qu’une chaude ardeur couvait leur grand secret commun. C’était comme si leurs yeux s’étaient ouverts et si pour la première fois ils s’étaient vraiment vus à travers leurs larmes – plus en jeune vierge et en jeune homme, – mais deux enfants des hommes, transis de chagrin et de joie dans la pâleur grise du matin.

– Pourras-tu me pardonner jamais ? demande le jeune homme d’une voix tremblante.

– Pardonner ? répond la jeune fille, et elle jette ses bras autour du cou d’Olavi.

– Et ne penseras-tu jamais à moi avec amertume ?

– Comment pourrais-je penser à toi avec amertume, toi qui as été tout pour moi ? Mais pourquoi devons-nous à présent nous séparer ?

– Oui, pourquoi devons-nous à présent nous séparer ? soupire le jeune homme sans savoir que répondre.

– Si tu pouvais comprendre comme tu me manqueras !

– Et si tu savais... Oh ! mon Dieu ! Mais que puis-je faire ?

– Ne t’inquiète pas de moi, je sais bien que tu n’y peux rien, et je ne te demande rien de plus, tu as été si bon pour moi. Si je pouvais te voir encore une fois dans quelque temps... même après de longues années, oui, si je pouvais seulement...

– Peut-être viendrai-je te faire visite.

– Viens ! viens ! Je t’attendrai en comptant les semaines !

Lentement le jeune homme tira sa montre de sa poche, il l’examina tout d’abord lui-même, puis fit voir l’heure à la jeune fille.

– Oui, tu dois partir. Mais comment te laisser aller...

– Et comment partir... Ah ! s’il faisait toujours nuit, et si le jour ne pouvait jamais venir !

– Oui, la longue nuit, la dernière, et puis le jugement dernier... En ce moment je ne le craindrai pas. Encore une minute, une seule ! Laisse-moi te regarder encore une fois, ainsi, que je ne t’oublie jamais.

– Ah ! Brunette, Brunette, dit tendrement le jeune homme.

Mais sa poitrine se serrait de douloureux tourments – c’était comme si le loquet avait été arraché de la porte et si n’importe qui pouvait se faufiler à l’intérieur.

– J’ai encore une prière à t’adresser – sa voix était comme le cri d’alarme d’un noyé –... que tu n’aimes plus personne, sauf celui que tu choisiras pour toujours.

– Comment pourrais-je en aimer un autre ? dit la jeune fille étonnée. Et, même en ce cas, je ne cesserai de tenir à toi, oui, même alors !

– Non, non, ce serait mal. Alors il faut aimer !

– Cela c’est moi seule qui le sais, dit-elle d’une voix qui fit plaisir au jeune homme en même temps qu’elle avivait sa crainte.

– Fais-moi cette promesse ! Tu ne comprends pas pourquoi je te le demande si instamment... Ce n’est pas pour moi, implora le jeune homme.

– Cette promesse, je l’ai déjà faite quand je te vis pour la première fois, répondit la jeune fille en se pressant fortement contre lui.

Ils se séparèrent et se levèrent.

Tenant le jeune homme par la main, la jeune fille l’accompagna jusqu’à la porte. Là, d’un bond, elle se jeta à son cou, comme si elle voulait ne plus jamais le lâcher. Le jeune homme l’étreignit, et tout chancela autour de lui quand il sentit ses cheveux mouillés de larmes... Leurs lèvres se trouvèrent...

La tête de la jeune fille se pencha en arrière, elle ne le contemplait pas comme auparavant dans les yeux, mais regardait fixement devant elle. Et le jeune homme vit son regard changer d’expression, passer d’une tendresse infinie à un recueillement fervent, et alors il lui sembla qu’elle se détachait de la terre et se haussait vers une sainte et lointaine révélation. Si elle était restée ainsi, fût-ce toute la journée, il n’aurait pas osé bouger. Puis les yeux tremblèrent et se fermèrent... La jeune fille retira ses lèvres.

Et sur ces lèvres le jeune homme remarqua un sillon clair et exsangue, et il eut le sentiment que sur les siennes, un sceau éternel et indestructible était imprimé.

« Je ne puis me séparer de toi », dit le jeune homme tourmenté. « Ce soir nous atteignons Kirveskallio, et je reviendrai te trouver et chaque nuit de même, tant que nous serons assez près pour que j’aie le temps d’aller et de revenir dans la nuit. »

Sur le visage de la jeune fille vola un pâle rayon de soleil automnal, mais elle ne souffla mot. Elle le regarda simplement comme elle ne l’avait jamais regardé – et resta là, l’œil fixe, quand le jeune homme quitta enfin la chambre.

 

 

 

 

VII

 

 

Grappe-de-sorbier

 

 

« Sais-tu pourquoi je t’ai donné ce nom, Grappe-de-Sorbier ? » demanda le jeune homme en tenant la main de la jeune fille dans la sienne.

– Non, non ! Tu ne devines pas ?

– Mais non, je n’y ai jamais réfléchi. Ce nom m’a paru si beau que j’en ai été contente, tout simplement.

– Et si je t’avais donné un vilain nom ? dit le jeune homme en riant. Mais sous ce nom se cachent tant de choses, si tu pouvais comprendre !

– Je te comprends peut-être, dit la jeune fille en le regardant avec confiance.

– Non, tu ne me comprends pas tout à fait, et cela n’est pas nécessaire. Mais tu comprends bien l’essentiel... Vois-tu, le printemps dernier fut si extraordinairement beau pour moi, et je me sentais si heureux de ce que la vie était si belle ! Mais alors, avec l’été et l’automne, l’herbe vint à se flétrir, les feuilles jaunirent, et la mélancolie me gagna.

– As-tu donc eu un triste été... ? demanda tendrement la jeune fille.

– Très triste... vois-tu, je ne pouvais oublier mon si gentil printemps, sans cesse je languissais après lui. Si j’avais seulement pu rester dans le même pays, mais comme je suis un vagabond...

– Pourquoi dois-tu donc tant errer ?

– Parce que je suis créé pour cheminer, soupira le jeune homme en regardant fixement devant lui.

– Mais où étais-tu donc ? demanda timidement la jeune fille en l’examinant d’un œil interrogateur.

– Loin, bien loin d’ici, ne m’en demande pas davantage... Je ne pense plus à ce printemps. Et j’allais précisément te dire qui me révéla plus tard que l’automne aussi a du charme.

– Quelqu’un te l’a-t-il fait voir ?

– Certainement... Ou, pour mieux dire, je la vis au même moment que je la vis.

Il saisit les mains de la jeune fille et la regarda dans les yeux.

– C’était une petite grappe de sorbier. Quand je te vis, tu étais comme un jeune sorbier aux grappes rouges sur le penchant de la colline. Les bouleaux étaient jaunes, les peupliers se dressaient sévèrement, mais tu brillais entre eux avec tes baies rouges et tu m’appelais... Non, non, tu ne m’appelais pas, je ne faisais que te regarder. Et je m’arrêtais comme devant un prodige et je me demandais : vais-je l’interpeller, ou vais-je passer ?

– Serais-tu passé... ?

– J’avais bien idée de le faire – puisque je suis tout de même un passant... Je ne savais pas s’il valait mieux passer ou rester à te regarder.

– Alors, je ne comprends plus.

– Tu ne peux non plus me comprendre... c’était seulement moi qui raisonnais... Mais je ne poursuivis pas mon chemin et c’est à cela que je dois ce bel automne.

– Et moi aussi..., murmura la jeune fille.

– Oui, grâce à toi j’ai vu que l’automne aussi est beau, peut-être même plus beau que le printemps, car l’automne est plus frais, plus calme, plus reposant. Et alors seulement je compris ce qui rend la vie précieuse et ce que l’homme désire.

La jeune fille avait glissé devant lui à terre, elle le regardait, les mains appuyées sur ses genoux.

– Parle encore... de la même chose ! C’est si beau et je te comprends si bien, quoique je ne sache pas parler moi-même !

– Oui, cela tu le comprends bien, et tous comprennent qu’il n’y a pas d’autre beauté dans la vie et que l’homme ne vit pas pour autre chose. Sans cela nous ne posséderions que nos mains et le travail, la nourriture et les dents... Mais quand cela nous est donné, tout change. As-tu remarqué comme on change alors entièrement ?

– Oui, oui, c’est sûr ! Comment aurais-je pu ne pas m’en apercevoir ?

– As-tu remarqué comme des visages graves apprennent à sourire et les yeux à parler et comme on parvient à saisir ce langage ! Et comme la voix même change et prend un son argentin ? Comme le monde entier devient plus lumineux et plus adorable, et l’homme lui-même d’une beauté tellement indicible ?

– Oui, c’est bien ainsi... Que tu es beau maintenant, Olavi ! Et tout cela est comme un beau rêve.

– Et te rappelles-tu encore le temps où tu commençais à tenir à moi ?

– Ce temps-là, je ne l’oublierai jamais, jamais !

– Ah ! que tu étais belle, quand tour à tour, tu rougissais et pâlissais ! Tu ne savais de quel côté tourner les yeux, et ton cœur battait, mais tu n’osais pas t’avouer à toi-même pourquoi il battait... Alors je t’épiais à la dérobée, et je souhaitais que tu ne m’eusses jamais aperçu, afin que j’aie pu toujours t’admirer en secret.

– Mais tu ne sais pas combien j’étais agitée alors... Je n’aurais pu résister longtemps.

– Je le sais... Et tu as été encore plus belle plus tard, quand tu m’eus ouvert ton âme. J’ai lu dans tes yeux comme dans un livre ouvert, et tu as rendu ma vie de nouveau claire et belle.

– Je n’ai rien fait..., dit la jeune fille, rougissante et les yeux baissés.

Mais, relevant le front, elle saisit le jeune homme par le revers du veston et, se haussant vers lui, elle l’interrogea du regard. Il sourit en guise de réponse. La jeune fille s’assit doucement sur ses genoux et lui passa les deux bras autour du cou.

– Puis-je m’asseoir ainsi ?

– Tu peux..., oui, comme ça, dit le jeune homme, l’enlaçant d’un bras.

Le visage de la jeune fille, questionneur, s’approcha du sien...

– Non, non ! dit le jeune homme et, tendrement, de sa main restée libre, il repoussa l’épaule de la jeune fille.

– Pourquoi pas maintenant ? implora-t-elle.

– Parce que c’est mieux ainsi. Tu aurais tant de chagrin, puisque nous devrons tout de même nous séparer.

– Justement à cause de cela ! cria-t-elle avec vivacité.

– Non, non, Grappe-de-Sorbier..., je t’en supplie ! dit le jeune homme, et il prit la tête de la jeune fille dans ses deux mains, et la baisa tendrement au front.

Une profonde émotion se lut dans les yeux de la jeune fille, mais elle ne dit mot et se contenta d’incliner la tête sur la poitrine d’Olavi.

Le jeune homme ressentit une joie inexprimable, comme s’il avait remporté une grande victoire sur lui-même. La chaude haleine de la jeune fille passait, tel un doux rayon de soleil d’été, à travers sa fine chemise et, riant de bonheur, il caressait de la main les boucles brunes.

Il allait précisément demander à la jeune fille si elle-même n’estimait pas qu’ils étaient plus pleinement heureux ainsi, lorsqu’il sentit tout d’un coup une haleine brûlante sur sa poitrine..., comme si une langue de feu avait touché sa peau nue... Des lèvres chaudes se collaient à lui et, à travers la fine toile de sa chemise, parsemaient sa poitrine de baisers ardents, et les bras lâchèrent le cou et se fermèrent avec plus de force sur son torse.

« Seigneur Dieu, que fais-tu là, Grappe-de-Sorbier ? » s’écria le jeune homme d’une voix angoissée, tandis qu’il prenait la jeune fille par les mains et tentait de se dégager. Mais au même moment il sentit l’ardeur de ces baisers se répandre par tout son corps comme une caresse enflammée..., un feu souterrain monta tout à coup dans son être et consuma tout ce dont il s’était réjoui auparavant.

« Ah ! ma Grappe-de-Sorbier ! » dit-il d’une voix tremblante et, près de fondre en larmes, il l’attira contre lui, ébloui, et de ses lèvres il ferma les lèvres assoiffées et la serra dans un tel élan que leur souffle s’arrêta.

 

 

 

 

VIII

 

 

La première neige

 

 

Elle était tombée cette année-là, plus tard que d’habitude, quelques jours à peine avant Noël. C’est pourquoi on avait l’impression que le ciel avait fait pleuvoir de l’argent.

Les enfants la saluaient à grands cris de joie en se battant à coups de boules de neige ; les femmes en prenaient des pelletées et la répandaient sur le parquet de la salle avant de balayer et les hommes attachaient aux harnais de leurs chevaux des grelots qui sonnaient gaiement.

Les chemins de la forêt étaient parcourus par des charretiers d’humeur joyeuse et sur la grand-route menant à la ville se déroulait une file ininterrompue de pèlerins. Et les gens ne pouvaient s’empêcher, même ceux qui ne se connaissaient point, de se saluer allégrement et de s’interpeller à propos de la neige.

Le soir commençait à tomber. Olavi, à peine rentré du travail à la forêt, était assis dans la chambrette de la chaumine d’ouvrier où il avait pris logement. Entra un homme un peu plus âgé que lui, un des paysans du village.

– Bonsoir, les compliments de la ville, salua l’homme.

– Bonsoir, bonsoir ! Vous ne vous asseyez pas ?

– Je n’en ai pas le temps... Rien qu’un petit salut pour vous, de la ville. Il y a quelques jours je donnai à manger à mon cheval à Välimäki, et l’on vous envoie ceci !

L’homme sortit de sa poche un petit paquet et le tendit à Olavi. Le jeune homme rougit jusque derrière les oreilles et put à peine le remercier. Ce que remarqua bien le commissionnaire, mais il fit comme si de rien n’était et continua, avec un rire bonasse :

– On m’a bien dit qu’il n’y avait pas besoin de message, je devais simplement vous remettre cela. Mais peut-être ferai-je bien de vous raconter comment je l’ai ?

– Bien volontiers..., racontez, dit le jeune homme toujours confus.

« Comme je vous l’ai déjà dit, j’avais fait manger mon cheval là-bas et je m’étais remis en route au crépuscule. Arrivé près de la prairie, en contrebas de la ferme, j’ai entendu galoper derrière moi. Aurais-je oublié quelque chose ? pensai-je, et je m’arrêtai. C’était une jolie petite fille avec les joues rouges, et sans foulard sur la tête.

– Ai-je oublié quelque chose ? demandai-je.

– Oui, répond la jeune fille en regardant la pointe de ses souliers. Vous avez dit que cet Olavi habite actuellement votre village ?

– Oui, et alors ?

– Je le connais, je voudrais vous remettre une commission pour lui.

– Ah ! ah ! dis-je en riant.

– Rien que des salutations ! ajoute vite la jeune fille.

– Oh ! je puis bien m’en charger, le chemin n’est pas impraticable !

– Peut-on compter sur vous ? dit la jeune fille.

– Pourrais-je les perdre en route ? demandai-je.

– Oui..., ou bien vous moquer de moi...

– Comment un vieux bougre comme moi, pourrait-il se moquer de toi ?

– C’est là-dessus que j’ai compté, dit la jeune fille. Tenez. Et alors elle me donna ceci.

– Voilà des salutations fort palpables ! dis-je en riant.

– Oui, vous ne l’ouvrirez pas ? Du reste on peut en deviner facilement le contenu.

– Pourquoi l’ouvrirais-je ? protestai-je...

– Et vous le lui remettrez bien sans que personne ne le voie ? Je n’ai rien à lui dire.

« J’allais lui expliquer que je m’entendais un peu à ces choses-là..., mais elle s’enfuit à toutes jambes, au point que sa natte en flottait. Voilà comment ça s’est passé. Et maintenant je dois partir. Au revoir ! »

– Adieu ! et merci beaucoup.... pour le tout !

Le paquet dans la main, le jeune homme s’écroule près de la table. Il palpe le contenu, mais ne se presse pas de l’ouvrir. Il ne pense qu’à la façon dont cela s’est passé là-bas, et il voit nettement devant lui la délicate enfant aux cheveux blonds, aux yeux clairs, assise dans la salle, tandis que le voyageur, sur le banc mural, mange les provisions qu’il a tirées de la caisse peinte en rouge. Et il parle de la première neige, du beau temps pour les traîneaux, des travaux de la forêt, qui vont recommencer dans son village. Comme il y avait maintenant plus de besogne que d’habitude, on s’était adjoint un aide, un jeune homme du nom d’Olavi.

Olavi ! Et la jeune fille est sur le point de crier ce nom, elle rougit fortement et cesse son travail pour mieux écouter la suite. Mais le voyageur ne parle plus de ce qu’elle désire entendre, rien que de choses indifférentes. La jeune fille est inquiète, elle sent qu’elle doit faire quelque chose, mais elle ne sait quoi. Elle étudie minutieusement la figure du voyageur, assis là, à fumer, sur le banc. « Il paraît être honnête et avoir bon cœur », pense la jeune fille. « On pourrait se fier à lui. »

Puis elle s’en va tout doucement dans sa chambrette comme pour y chercher quelque chose, et elle prend dans son tiroir un objet qu’elle y conserve depuis longtemps. Elle cherche un papier ou un petit sac, mais vainement. Enfin elle le trouve, fait un paquet, passe une ficelle autour, y fait un nœud solide, en coupant très court les bouts pour qu’on ne puisse l’ouvrir sans couper la ficelle – et elle rit.

Alors elle retourne dans la salle avec le paquet dans sa poche. Le voyageur se prépare à partir. « Il est temps de donner à manger aux bêtes ! » dit la jeune fille. Elle se rend dans le fournil et surveille par la fenêtre le voyageur qui attelle son cheval. Voilà qu’il franchit le portail et, près de la prairie, il met son cheval au trot. « Vite ! » se dit la jeune fille, et elle se lance à sa poursuite.

Et le jeune homme la voit courir, sa poitrine halète fortement quand elle arrête l’homme et lui parle. Elle rougit et baisse les yeux, elle est si contente de transmettre son message qu’elle ne pense même pas à remercier, mais elle s’en retourne au galop comme si elle luttait de vitesse avec sa propre joie. Et, de retour à la ferme, elle regarde de tous côtés pour être certaine que personne ne l’a remarquée, puis rentre au fournil...

Avec une douce joie le jeune homme ouvre le paquet. Une grosse pomme d’un rouge foncé apporte le salut de la jeune fille. « La couleur même de la grappe de sorbier ! » s’écrie-t-il, comme si la jeune fille avait choisi cette pomme parmi d’autres, et pourtant il sait que, sans aucun doute, c’est la seule qu’elle ait possédée.

Et le cœur du jeune homme se gonfle de joie et d’orgueil à l’idée que la jeune fille se souvient encore de lui : « Quelle jeune fille, et quel bonjour ! »

Et sa pensée retourne au bel automne et, la caressant, il retourne la pomme dans sa main et regarde en souriant par la fenêtre.

Mais il sent qu’en un endroit la pomme est plus dure à presser, comme pour lui faire remarquer quelque chose. Et, en l’examinant attentivement, il voit une saillie sur la pelure, et tout autour une entaille tracée au couteau. Il en soulève le bord et aperçoit un petit morceau rond comme un couvercle et, sous le couvercle, un papier blanc.

« Encore des salutations plus intimes ? » crie le jeune homme, et il entrouvre le petit papier, les mains tremblantes de joie. Ce n’est qu’un tout petit chiffon et d’un côté se trouvent les mots suivants, tracés au crayon d’une main malhabile :

Je sais à présent ce que c’est que l’ennui. As-tu entièrement oublié ta petite Grappe-de-Sorbier ? Je m’endors tous les soirs en pensant à toi.

La pomme roule sur ses genoux, le petit papier tremble dans sa main et un voile humide couvre ses yeux.

Le jeune homme lève les yeux. De gros et froids flocons de neige descendent lentement sur la terre.

Les minutes passent. Le soir tombe, il fait bientôt tout à fait noir, mais le jeune homme reste figé dans la même attitude, le petit papier à la main, et regarde par la fenêtre.

Il ne voit plus rien, mais il sent que de gros flocons froids tombent lourdement et recouvrent la terre.

 

 

 

 

IX

 

 

Annansilmä 3

 

 

Annansilmä fleurit sur le rebord de la fenêtre de la chambrette.

Annansilmä fleurit au printemps et en été..., mais celle-ci fleurissait en hiver déjà.

« Je sais bien, et tu sais bien aussi, pourquoi tu fleuris maintenant en hiver » se disait la jeune fille, «...pour que la joie puisse sourire ».

Annansilmä ne fleurit que quelques mois..., mais celle-ci a commencé à fleurir dès Noël ; elle était en fleur au début du printemps et elle est devenue plus jolie de jour en jour.

« Je sais bien, et tu le sais aussi, combien de temps encore tu pourras fleurir. Tu as commencé quand je t’ai enlevée de la chambre pour te mettre ici... et tu ne finiras que lorsque celui dont tu fais la joie partira. »

La jeune fille se pencha davantage sur la fleur.

« Je ne possède qu’une seule fleur..., si charmante et si belle », murmura-t-elle en caressant doucement de ses lèvres fines les corolles rouge-clair fraîches écloses.

« La jeune fille n’a qu’un ami – si tendre et si beau », semblait répondre la fleur souriante penchée vers la cour.

 

Le long de la fenêtre glissa sur des skis un svelte jeune homme, le bonnet sur la nuque, un petit bissac au dos.

« Enfin ! » s’écria la jeune fille, et elle traversa d’un seul élan la chambre et le perron jusqu’à l’escalier.

« Bonjour, Annansilmä ! » dit le jeune homme d’une voix à peine perceptible, mais le regard rayonnant, pendant qu’il appuyait ses skis et ses bâtons contre la paroi de la maisonnette.

Radieuse, la jeune fille saluait de la tête. Le jeune homme enjamba vivement les marches du perron et s’arrêta devant elle.

« Bonjour ! » répéta-t-il, et il pressa plein d’enjouement ses mains contre les joues de son amie.

– Ah, mais non ! rit-elle en lui saisissant les poignets... Comme je t’ai attendu ! Mère est au village et les hommes sont encore à leur besogne dans la forêt.

– C’est dire que tu te sentais seule et que tu avais terriblement peur, dit le jeune homme tenant toujours les joues de la jeune fille dans ses mains et l’emmenant ainsi devant lui jusqu’au-delà du seuil.

En jouant ils entrèrent dans la chambre et le jeune homme pendit son sac au mur.

– Essaye donc de deviner à quoi j’ai pensé aujourd’hui, sur le chemin du retour ? dit le jeune homme.

– Je ne sais jamais deviner tes énigmes ? À quoi donc ?

– Eh bien, à ceci : toi aussi, Annansilmä tu devrais avoir des skis ! répondit le jeune homme en la prenant par la main, et en l’attirant sur le banc près de lui. Et si je trouve du bois convenable, j’en aurai vite confectionné une paire.

– Non, non, pas cela ! Je ne sais même pas m’en servir.

– Précisément, c’est une occasion de l’apprendre, et un jour tu m’accompagneras au bois, et alors je te montrerai quelque chose.

– Peut-être de ces affreuses piles de troncs ?

– Mais oui, pourquoi pas... ? Je te mettrai même au sommet de la plus haute pile ! Non, non, il s’agit d’autre chose. Vois-tu, là-bas, dans la forêt, c’est un autre monde ; on y vit, on y mange, on y boit, on y parle d’une autre façon qu’ici. Le bois a ses chemins à lui, son village et même son église et son pasteur.

– Encore des contes de ton invention, rit la jeune fille.

– Pas du tout, tout ça est vrai ! Accompagne-moi et regarde, tu verras alors si je te raconte des histoires... Nous avons le temps...

– Qu’est-ce que tu racontes ? Nous ne pouvons tout de même pas nous mettre en route à présent... Ni peut-être jamais.

– Certainement si, et même tout de suite !

Il se dirige vers le coin, près de l’armoire, et enlève de la corde, où sèche le linge, un fichu de laine, qu’il noue en plaisantant autour de la tête de la jeune fille.

– Et maintenant en route !

La jeune fille enlève en riant le fichu de sa tête et ne sait plus que croire.

– Tu ne comprends pas encore ? dit-il en prenant le fichu dans ses mains. Il te faut naturellement admettre qu’une quinzaine s’est écoulée et que tes skis sont prêts. Nous avons déjà essayé deux ou trois fois de glisser, là, sur la prairie, de sorte que tu peux m’accompagner n’importe où dans l’univers. Ainsi nous partons... Regarde de ce côté !

La jeune fille se laisse entraîner à ce jeu. Elle s’approche de la fenêtre et regarde en riant vers la cour.

« Précisément, c’est là que j’ai mis les deux paires de skis l’une à côté de l’autre », continue le jeune homme. « Maintenant nous allons les mettre. Père, mère et les frères, debout à la fenêtre, assistent à notre départ. Qu’y a-t-il donc ? Mère frappe à la vitre...

– Ne la conduisez pas sur de trop rudes pentes ! recommande-t-elle. Elle tomberait certainement !

– Mais si, justement, les plus hautes que nous puissions atteindre ! dis-je en riant. Et alors nous partons.

« Maintenant que nous voici sur la crête de Kultasenmäki.

« Et tu glisses très bien, il n’est pas question de tomber. Nous skions ainsi jusqu’à l’autre côté de la prairie et de là, par le petit bois, vers le marais de Hirvisuo. Ça va comme sur des roulettes !

« Mais voilà que nous arrivons à la clôture, et il est très difficile pou toi de la franchir. Il ne me reste d’autre ressource que de te prendre dans mes bras et de te soulever, et tu jettes les bras si joliment autour de... »

– Non, tu sais, je m’en retourne si tu commences sur ce ton-là ! dit la jeune fille d’un ton mi-plaisant, mi-sérieux.

– Non, non, pas cela ! Mais la clôture est vraiment haute, peut-être pourras-tu passer les autres sans mon aide.

« Et alors nous continuons et nous gravissons lentement la pente de Kultasenmäki... Celle-là, tu la connais, parce que tu as certainement été y chercher les vaches pour les ramener à la maison ? Et là commence déjà notre chantier.

« Maintenant nous voici sur la crête de Kultasenmäki. Naturellement c’est de grand matin... le soleil vient de se lever, la croûte de neige brille et le givre scintille comme autant d’étoiles sur les branches.

« Regarde les arbres sur la pente en face de nous, dis-je. Ils sont beaux et blancs et purs comme toi, et les étoiles de givre pétillent sur les branches comme tes yeux.

« Ils sont réellement beaux, réponds-tu. Je n’aurais jamais cru que le bois pût être aussi admirable.

« Non, personne ne peut se l’imaginer qui ne l’a vu, dis-je. Et vois-tu ce grand chemin, là, dans le vallon, c’est la route par laquelle toutes les charges de bois sont charriées hors de la forêt. Elles s’y rassemblent d’au moins dix charrières différentes, si bien qu’il y a parfois une vingtaine de traîneaux chargés qui se suivent. L’un des conducteurs chante, l’autre siffle, quelques-uns s’interpellent, et, accompagnés par la joie et le plaisir, ils transportent les troncs jusqu’aux berges de la rivière. Et regarde la pente là-bas ! Voici deux rouliers qui reviennent avec leurs traîneaux à vide... N’est-ce pas un spectacle ravissant !

« Bien sûr, dis-tu. Je reconnais déjà que tu n’as pas conté des histoires.

« Et tout devient plus beau ! Entends-tu les coups de cognée se répéter en écho, comme un salut, de l’autre côté du coteau ? Maintenant, nous allons rendre visite aux hommes !

« Non, non, je crois tout ! dis-tu avec empressement. Mais je réponds que nous sommes obligés d’y aller, et que tu pourras te tenir à distance, si tu le désires.

« Là-dessus nous descendons la pente de Kultasenmäki... Quelle vitesse !... Et nous remontons la colline voisine et nous nous arrêtons alors sur la cime. De là nous voyons déjà les hommes aux prises avec les arbres dans le vallon.

« On dirait une fourmilière ! t’exclames-tu.

« Tout à fait, dis-je. Et maintenant, nous allons les trouver..., mais sois attentive à descendre joliment la pente, souviens-toi !

« La neige gelée craque sous les skis. Les hommes lèvent la tête, et les plus frustes regardent bouche bée.

– Bonjour ! dis-je, et je glisse jusque près d’eux.

– Bonjour ! sonne la réponse et certains d’entre eux touchent du pouce leur bonnet... Ils ne savent trop qui tu peux bien être.

– Quelle est donc cette jeunesse ? lit-on dans les regards.

– Voici une demoiselle de la ville qui n’a jamais vu la vie de la terre... On m’a demandé de lui montrer nos travaux dans la forêt, expliqué-je aux hommes.

– Ah ! Oh ! Est-ce vrai ? Pour une femme, c’est une belle femme ! crient des voix dans la foule.

– Oui, oui ! Une véritable Suédoise, elle ne comprend pas un mot de finnois... C’est pour cela qu’elle se tient un peu à l’écart.

– Pas possible ? disent les hommes étonnés.

– Oui, parfaitement, il y en a de telles.

« Mais les gars te fixent de leurs regards en point d’interrogation et la bouche des plus rustauds s’entrouvre davantage.

« Elle s’est déguisée en paysanne, uniquement pour ne pas attirer l’attention. Si elle s’était montrée avec un chapeau et parée comme les dames élégantes, les yeux vous en seraient sortis de la tête, puisque vous voilà si ahuris ! dis-je en riant.

« Et les hommes, eux aussi, éclatent de rire, et leur rire se répercute dans la forêt : “Quel farceur, cet Olavi !”

« Alors, je reviens vers toi et nous nous avançons. Mais tu commences à me faire de sérieux reproches... “Quelles bêtises as-tu dites ? C’est tout bonnement ridicule !”

« Et moi je puis facilement répondre : “N’as-tu pas vu toi-même combien tout cela a fait plaisir aux hommes ? Toute leur vie ils se rappelleront la demoiselle de la ville qui vint les visiter dans le bois. Mais n’oublie pas que, toute la journée, tu joues le rôle d’une Suédoise. Je te parle le peu de suédois que je sais en présence des autres, et comme tu n’en sais pas un mot, tu n’as qu’à sourire et approuver de la tête ou des yeux, – alors tout ira à la perfection.”

« Je ne m’y prête pas ! – ripostes-tu. »

– Certainement non ! affirme la jeune fille.

– Mais tu y es à peu près forcée, il n’y a nul remède, puisque tu as commencé. Et puis cela ira très bien. Parmi les bûcherons il n’y en a aucun de cette région, personne ne te connaît.

« Et ainsi nous continuons à glisser sur nos skis d’une équipe à l’autre. Tout va à merveille.

« Mais nous arrivons à un chantier au moment où les hommes sont occupés à faire du feu de souches à goudron. “Ils vont dîner et nous allons faire comme eux, assis près de leur feu...”, dis-je.

« Naturellement, tu te rebiffes, mais à la fin tu consens, quand je t’assure que tout ira bien si tu restes muette tout au plus diras-tu tack, tack 4, quand je t’offrirai quelque chose.

« À notre arrivée, les hommes se pressent autour du feu flamboyant. De gêne tu as blanchi et rougi, comme une véritable jeune fille de la société.

« Et je recommence à raconter l’histoire de la demoiselle des villes en habits de paysanne, et je demande si nous pouvons nous asseoir près du feu... Peut-être cette demoiselle désirerait-elle manger quelque chose...

– Et que voudrait-elle manger ici... ? demandent les hommes étonnés.

– Mais la même chose que vous, continué-je sur le même ton.

« Les hommes rivalisent d’obligeance, te préparant un siège de ramilles.

« Alors nous nous asseyons. Mais un peu à l’écart, de façon à ce que tu puisses te réfugier derrière mon dos si tu es intimidée.

« Que c’est charmant ! Le feu flamboie, la neige fond comme du beurre sous le brasier et, tout alentour, les visages des hommes reluisent dans la clarté de la flamme. L’un rôtit de la viande, un autre du poisson, sur une petite broche faite d’une branche de sapin, et presque tous réchauffent leur pain gelé qui devient alors tendre et frais comme s’il sortait du four.

« Moi aussi, je confectionne une broche pour nous, je grille notre pain et rôtis notre viande. Ensuite je mets la viande sur le pain et je coupe ta part en petites bouchées, avec mon canif.

« Les hommes en oublient de manger, tellement ils sont curieux de suivre mes préparatifs.

« Mademoiselle en désire-t-elle ? dis-je en t’offrant un morceau.

« Tu ris et inclines la tête pour remercier et tu commences à manger. Et aussitôt que tu as avalé la première bouchée, tu ouvres le bec et je vois dans tes yeux que tu veux t’écrier dans le plus pur finnois : “Exquis, je n’aurais pas cru...”

« Reprenez-en, je vous prie, dis-je avec empressement, et je te présente encore un peu de viande. »

La jeune fille ne peut plus contenir sa joie et part d’un éclat de rire.

– Ainsi tu ris en ce moment-ci, dit le jeune homme, mais là-bas au contraire tu changes de couleur et, intimidée, tu grignotes ton pain comme une petite souris...

« Regardez donc, elle s’en arrange aussi bien que nous, même sans assiette ni fourchette », dit l’un de la bande.

« Je puis difficilement m’empêcher de rire et tu te mords les lèvres derrière mon dos.

« Puis je retire la bouteille de lait que j’ai fait chauffer pendant ce temps.

– Comment ça va-t-il se passer, du coup ? dit l’un d’eux et tous nous regardent dans l’attente de l’évènement.

– Nous devons partager en chrétiens, à moins que mademoiselle ne désire se passer de lait, dis-je sérieusement et je feins de te murmurer quelque chose à l’oreille.

« Tu opines de la tête, prends la bouteille et bois au goulot, puis tu me la tends.

« Comme si on venait de le traire, dis-je. Tu ris... les hommes rient.

« Puis je bois, toi ensuite... J’essuie chaque fois le goulot du revers de ma manche avant de te passer la bouteille. Les hommes trouvent, bien entendu, que c’est tout à fait chic.

– Je n’aurais jamais pu me l’imaginer ! dit l’un d’eux, et les hommes continuent de manger.

– Bien sûr..., on doit vivre les coutumes du pays où l’on passe, dit l’un des plus hardis.

– Oui, c’est ainsi que ça doit être, dis-je avec l’assurance d’un connaisseur..., et le repas continue au milieu des plaisanteries.

« Le repas fini, nous nous étendons près du feu. Un homme prend des feuilles de tabac dans son sac et commence à les couper fin sur une souche fraîche sciée... Il n’a pas eu le temps de le préparer le matin à la maison. Alors il offre du tabac à tout le monde et je bourre aussi ma pipe, bien que je sois en compagnie d’une dame de la ville.

« Puis nous poursuivons notre chemin. Mais quand nous nous sommes éloignés de quelques brasses, je me retourne brusquement et dis : “Écoutez donc, Heikki ! Vous devriez au moins prononcer un petit sermon d’adieu pour la demoiselle..., puisque nous avons tout de même ici notre église.”

– Peut-on s’y risquer ? demande Holo Heikki.

– N’ayez crainte... je prends ça sous mon bonnet, dis-je pour le rassurer. Puisque c’est votre spécialité... et Antti sera ton assistant.

– Faites-le, faites-le ! encouragent les autres. Elle est venue exprès pour tout voir !

« Heikki grimpe sur une grosse pierre, Antti sur une souche, et Heikki commence à bêler la messe bien connue du prêtre de Kakelä.

– Y a-t-il quelqu’un de Keituri dans l’église ?

– Oui, moi, grand et puissant môô-ssieu ! répond Antti avec tant de force que ça résonne au loin dans la forêt.

« Après la messe, Heikki commence à prêcher. Ce sont des extraits des Sept frères, c’est du suédois, du finnois, du tzigane, et tous les jargons du monde y débordent pêle-mêle comme une rivière au printemps. Les hommes se tordent, et toi tu étouffes presque de rire.

– La demoiselle me prie de remercier le prêtre et l’acolyte, dis-je quand le prêche est fini. Elle prétend ne jamais avoir entendu un si beau sermon.

– Ah ! ça, c’est à croire, s’écrient les hommes, Heikki s’y connaît.

« Les hommes agitent leurs bérets en guise d’adieu et nous nous en allons. »

– Cela se passe-t-il réellement ainsi ? demande la jeune fille.

– Naturellement, mais ne dis rien encore ! Retournons maintenant et, à la maison, nous pourrons bavarder.

« Et nous montons la côte et puis nous redescendons la pente.

« Quand nous sommes dans la plaine, tu fais tous tes efforts pour me battre à la course et j’ai peine à te suivre. Tes joues se teintent de rose, et tu as tellement chaud que tu enlèves ton fichu de la tête et que tu le noues comme une écharpe autour de tes hanches.

« Tu n’as jamais été aussi belle qu’en ce moment, où tu glisses nu-tête à côté de moi, avec tes nattes blondes qui volent de droite et de gauche ! Tu devrais toujours être dans les fichus que le bon Dieu t’a tricotés, car c’est ainsi que je t’aime le mieux !

« Et joyeux et dispos, nous arrivons à la maison – et nous y voilà, pour de vrai et nous somme assis ici. »

– Comme tu sais raconter ! dit la jeune fille. Et comme c’est drôle, si extraordinairement amusant et beau, de faire une randonnée de cette façon !

– Nous la ferons encore bien autrement, quand nous le pourrons. Et cela ira encore mieux, puisque tu m’auras déjà accompagné une fois.

– Non, non, je ne t’accompagne plus !

– Nous verrons bien, dit le jeune homme. Tu sens maintenant combien cette vie d’hiver dans la forêt est fraîche et animée. De la joie et parfois du chagrin, des ennuis et des accidents, mais toujours un courage inépuisable. Est-il étonnant que je sois toujours de bonne humeur quand je rentre à la maison ? Et ici à la maison, j’ai une forêt aussi pure et aussi fraîche que l’autre... Annansilmä..., viens là... que je puisse te regarder !

La jeune fille s’assied sur ses genoux et met la main sur son épaule : « Ne te moque pas de moi, je suis si peu de chose. »

– Tu ne sais pas toi-même qui tu es et ce que tu es pour moi. Mais moi, je le sais, et dois-je te le dire ?

La jeune fille sourit de bonheur : « Si tu dis seulement la vérité vraie ? »

– Naturellement, comment pourrais-je ne pas dire vrai... ? Écoute bien, je vais te raconter ! Un jour j’étais en ville à une exposition d’art. Il y avait nombre de statues de marbre, comme les Grecs en modelaient. Tu as dû apprendre cela en classe, tu t’en souviens ?

– Oui, je me le rappelle, mais je n’en ai jamais vu, dit la jeune fille.

– Il y avait beaucoup de ces statues, elles étaient blanches comme neige, et paraissaient vivantes... Elles étaient complètement nues, sans rien cacher ; mais on restait devant elles calme et pur comme devant le visage de Dieu, car elles étaient si belles que l’on ne pouvait penser à rien d’autre qu’à la sainte beauté que Dieu a mise dans le corps humain. Et sais-tu à quoi je voudrais en venir ?

– Comment pourrais-je le savoir ? dit la jeune fille en baissant candidement les yeux, comme si elle avait pourtant pressenti ce qui se passait dans l’âme d’Olavi.

– Je voulais dire que tu as été pour moi comme une de ces blanches statues de marbre, dont la beauté m’est sainte, et je remercie Dieu de t’avoir créée si belle et si fraîche.

– Ne te moque pas de moi, se plaint la jeune fille.

– Non, non, c’est tout à fait sérieux, laisse-moi continuer. Réfléchis toi-même : avons-nous échangé un seul baiser passionné, oui, un seul embrassement ?

– Passionné... ? demande le franc regard de la jeune fille.

– Oui... Cela aurait pu arriver. Je suis ardent de nature, mais quand je te regarde tout devient tranquille et toute ardeur s’éteint. Crois-moi quand je te dis que tu as été pour moi le remède salutaire et calmant qui a apaisé ma fièvre. Et je crois que tu m’as entièrement guéri et que tu as décidé de ma vie à venir.

– Je ne comprends plus du tout... Mais as-tu été réellement heureux auprès de moi ?

– Oui, oui, inexprimablement heureux. Et j’étais tellement fier de me sentir ainsi fort et inébranlable. Souvent j’ai pensé que personne ne peut s’imaginer quelle grande beauté et quel bonheur peuvent habiter dans une si petite hutte grise. Sais-tu ce que je crois ? Que dans chaque petite hutte grise existe un silencieux et mystérieux bonheur, dont nul ne se doute.

– Non, non, pas dans toutes, Olavi, il n’y a pas dans toutes quelqu’un comme toi !

– Ni comme toi ! Un bonheur pas tout à fait pareil au nôtre, mais quelque chose qui y ressemble.

Il attira à lui la jeune fille, et ils s’oublièrent dans un long baiser, sans charnelle convoitise.

– Tous savent-ils embrasser comme toi ? murmura la jeune fille émue, un rayon de tendresse dans le regard.

– Sans doute..., je n’en sais rien.

– Non, non, personne au monde ne te ressemble ! Personne ne parle comme toi, personne ne regarde comme toi et personne non plus n’embrasse comme toi. Sais-tu à quoi je pense toujours et ce que je regarde quand tu m’embrasses ?

– Non, dis, dis-le ! s’écria le jeune homme avec exaltation,

– Je ne pourrais pas...

– Est-ce moi qui t’intimide, Annansilmä ? Confie-moi donc quelque chose, toi aussi...

La jeune fille baissa les yeux.

– Mais tu ne vas pas rire, c’est si enfantin. Je... regarde toujours la veine gauche de ton cou, qui bat alors si délicieusement et c’est comme si par elle ton âme coulait en moi, et je la sens glisser en moi.

– Tu m’as dis là quelque chose de joli comme jamais auparavant, répondit le jeune homme. Mais ne parlons plus, regardons-nous plutôt les yeux dans les yeux...

 

 

*

 

Le printemps approchait, le soleil et la froidure étaient en guerre ouverte. Les amas de neige fondaient.

Dans l’âme d’Olavi des désirs étranges commençaient à surnager.

« Elle m’aime... chaleureusement et sincèrement ! » se disait-il. « Mais son amour est-il bien grand et bien profond, un amour prêt à oublier ciel et terre pour s’offrir entièrement à l’aimé ? »

– Et pourrais-tu accepter un tel sacrifice d’une jeune fille pareille ?

– Non, je ne le pense pas ! Mais si je pouvais seulement sentir une fois dans mon sang qu’elle est entièrement à moi, prête à tout sacrifier pour moi...

– Et quand ce serait la plus grande marque d’amour... c’est honteux à toi !

Le ciel du soir s’éclaircit, les étoiles s’allumèrent, les rêves étranges se congelèrent.

Le soleil brillait, les étranges désirs sourdaient comme des ruisseaux au printemps autour du jeune homme..., derrière lui, à côté de lui, partout murmurait à ses oreilles, comme une séduction, le chant de l’eau clapotante.

– Et cependant je voudrais savoir... éprouver la profondeur de son amour !

– Ne comprends-tu pas que ce serait grossier, que ce serait insulter une pareille fille ?

– Mais ce n’est qu’une supposition..., un jeu !

– Un jeu... ? Peut-on jouer avec de telles choses ?

Et les désirs sombrèrent dans les ruisseaux bouillonnants ; mais de lourds nuages voguaient au firmament.

Comme de sauvages torrents les étranges désirs bouillonnaient.

« Peut-on blesser l’amour par une question... qui précisément montre combien moi-même je l’aime ardemment ? Non, je ne puis rester dans cette incertitude, il faut que je m’en délivre et que je retrouve la clarté ! »

« ... » Et l’autre voix se noya dans le mugissement de l’eau écumante.

 

Le jeune homme prit la main de la jeune fille dans les siennes et parla joliment.

Sur le front clair un nuage noir se plissa, si sombre que le jeune homme regretta presque sa question.

– Jamais, je n’aurais pensé que tu pourrais douter de mon amour et désirer de moi semblable chose, dit la jeune fille, touchée presque aux larmes.

« Ah ! ma chérie », pensa le jeune homme. « Si tu devinais ce dont il s’agit. Un seul mot et je te dirai tout et notre bonheur en sera doublé. »

Ainsi pensait-il, mais il n’en dit mot – et ne put penser à rien d’autre qu’au moment bienheureux où il lui révélerait que tout cela n’était qu’une épreuve innocente.

– C’est parce que je t’aime tant, dit la jeune fille, que je ne veux pas consentir à ta prière. Notre vie est si belle maintenant..., je sens qu’il y aurait alors entre nous je ne sais quoi d’étranger. Et cela serait dommage, puisque tu vas bientôt t’en aller.

Ils se taisaient et se regardaient tristement – comme si déjà quelque chose d’étranger s’était glissé entre eux. Comme si sans le savoir, ils s’étaient attristés l’un l’autre, et en éprouvaient de la peine.

 

Le moment de la séparation se rapprochait de jour en jour, le ciel se cachait derrière des nuages mélancoliques.

Il advint qu’un jour la jeune fille se glissa près du jeune homme, étrangement émue, faible et délicate, comme la branche touffue du bouleau qui frisonne dans le souffle du soir..., elle se pelotonna contre lui, noua ses bras fiévreusement autour de son cou et ses yeux avaient une expression inaccoutumée.

– Mais quoi donc, Annansilmä.... ? questionna le jeune homme, ému de joie et de douleur.

– Olavi... je suis..., trembla sa voix, et la jeune fille cacha son visage contre sa joue.

Une joie violente s’empara du jeune homme. Il enlaça brusquement son amie et ouvrit la bouche pour révéler enfin son secret. Mais son cœur battait avec violence et l’on eût dit qu’une main lui serrait la gorge, si fortement qu’au lieu de proférer des paroles, il ne put que presser la jeune fille contre lui en appuyant ses lèvres sur les siennes.

C’était comme si deux mains l’avaient tiré en sens opposé et que l’une d’elles l’eût enfin emporté sur l’autre. Sa poitrine était près d’éclater de douleur parce qu’il ne pouvait ni ne voulait rien dire.

Et lorsque la jeune fille répondit avec ardeur à son embrassement, la douleur s’éteignit et la joie de se donner l’inonda tout entier.

« Je t’aime comme seule ta mère a pu t’aimer ! » murmura la jeune fille en extase.

Le jeune homme resta pétrifié... Il lui semblait qu’un œil étranger les avait surpris au milieu de leur étreinte secrète.

– Olavi ! continua-t-elle avec une tendresse sans bornes dans le regard, comme si elle s’était rappelée tout à coup quelque chose d’important. Tu ne m’as jamais raconté comment est ta mère... Non, ne dis rien... je le sais ! Elle est grande et svelte comme toi et pas le moins du monde voûtée. Elle a des yeux brillants et de profonds sillons aux tempes comme toi. Et elle porte toujours un grand tablier à rayures foncées et, à la ceinture, un petit sac où elle serre son ouvrage, qu’elle retire parfois pour tricoter en marchant.

– Comment sais-tu cela ? s’écria le jeune homme joyeusement surpris, à peine libéré de son cauchemar.

D’entendre la jeune fille parler si tendrement de sa mère, remplissait son âme d’une joie inexprimable.

– Je ne fais que deviner, dit-elle. Et, sais-tu, je voudrais tant voir ta mère..., elle qui...

– Qui... ?

– Qui... Tu ne peux deviner combien je désirerais la voir. Je voudrais lui jeter les bras autour du cou et... Dis, Olavi, ta mère avait-elle l’habitude de t’embrasser souvent ?

– Non, pas souvent.

– Mais de la main elle lissait tes cheveux et te parlait souvent seule à seul, n’est-ce pas ?

– Oui, oui...

Ses mains lâchèrent prise. Machinalement il repoussa la jeune fille et fixa au loin, un pâle sourire aux lèvres, son regard empreint de gravité profonde. La jeune fille le regarda, étonnée.

– Qu’y a-t-il... ? demanda-t-elle anxieuse, craignant de l’avoir attristé.

Comme s’il n’avait rien entendu, il continua de regarder au loin.

– Dis, Olavi, dis, qu’y a-t-il demanda-t-elle, angoissée.

– C’est ma mère qui me parlait en tête à tête, répondit-il d’une voix tremblante.

– Oui... ? soupira la jeune fille profondément. Te parlait-elle en ce moment même ?

– Précisément.

– Que disait-elle ? demanda la jeune fille, tendre et timide.

Un moment se passa avant que le jeune homme pût répondre.

– Elle me disait que je serais un mauvais homme... et que c’était mal à moi d’exiger...

Longtemps la jeune fille le regarda sans mot dire, et dans ses yeux apparut une émotion profonde et croissante.

« C’est à présent seulement que j’aime réellement ta mère, et très fort ! » murmura-t-elle en glissant doucement ses bras autour du cou du jeune homme.

 

 

 

 

X

 

 

La descente du rapide

 

 

Le Kohisevankoski est un rapide fameux, car c’est le plus fier et le plus impétueux de tous les rapides de la rivière Nuoli, longue de quinze milles.

La ferme de Moisio est une ferme fameuse, car ses propriétaires sont connus depuis des temps immémoriaux comme des paysans riches, inflexibles et fiers comme le Kohisevankoski à la blanche écume lui-même.

La fille de Moisio est une jeune fille fameuse, car d’aucune autre les nattes ne se balancent aussi fièrement, et pas un seul jeune homme ne peut se vanter d’avoir obtenu une seule étincelle des rayons de ses yeux brillants.

Kyllikki est le nom de la fille de Moisio – personne n’a un nom pareil et les gens prétendent qu’il ne se trouve même pas dans le calendrier.

 

Les derniers flotteurs de la saison s’étaient installés dans le village Kohiseva. Ils étaient arrivés la nuit et c’était leur première journée au village. D’aucuns étaient occupés au dernier train de bois, d’autres débarrassaient les rives des troncs échoués.

C’était le soir, – les hommes se dirigeaient vers leur logement. Dans le jardin de Moisio une jeune fille était en train d’arroser les plants de choux nouvellement repiqués.

Par le chemin qui longeait le jardin, passa un grand jeune homme. À distance déjà il avait remarqué la jeune fille et l’examinait d’un regard scrutateur.

« Ainsi c’est donc elle », se dit-il, « celle dont tout le monde parle – la fière ! »

La jeune fille redressa sa taille svelte, de la main gauche elle rejeta derrière elle la longue natte qui avait glissé sur son épaule, et la tête fine se mouvait de l’air d’une jeune fille sûre de soi.

« Elle a grand air », se dit le jeune homme en ralentissant le pas à son insu.

« Tiens, voilà donc celui dont les jeunes filles ont bavardé toute la journée », pensa-t-elle en observant le jeune homme à la dérobée, « celui qui n’est pas comme tout le monde ! » Elle se pencha pour puiser de l’eau.

« Lui adresserai-je la parole ? » se demanda le jeune homme.

« Mais si tu reçois une chiquenaude !... Ce serait bien la première fois ! » sourit le jeune homme.

La jeune fille se pencha de nouveau pour arroser ; le jeune homme se rapprocha.

« Je suis curieuse de savoir s’il aura assez d’aplomb pour oser m’interpeller », se demanda-t-elle, intriguée. « Cela serait bien dans son caractère, mais qu’il essaye ! »

« Quand vous avez à faire à des gens aussi orgueilleux, le mieux est d’enfourcher ses grands chevaux », conclut-il, et d’un air décidé il continua sa route, sans la gratifier d’un seul regard.

« Comment ? » La jeune fille versa distraitement toute une flaque d’eau où il ne fallait pas. « Voilà qui est singulier ! »

Elle suivit le jeune homme d’un long regard. – Passer ainsi était presque plus insultant que s’il lui avait parlé.

 

Le lendemain soir, la jeune fille était de nouveau au jardin.

Alors le jeune homme s’arrêta.

« Bonsoir ! » dit-il, et il enleva son chapeau, d’un air plutôt arrogant que poli.

« Bonsoir ! » jeta-t-elle par-dessus son épaule, – tournant la tête tout juste assez pour laisser voir le coin de son œil. Silence.

– Vous avez de belles roses !

C’était une parole amicale qui arrivait de la route, mais elle sonnait comme un défi, – le jeune homme lui-même le savait très bien.

– Oui, assez belles ! fut la réponse, d’une voix qui voulait dire à peu près : « Je suis prête, je n’attends que la suite. »

– Je voulais vous en demander une comme souvenir pour un rôdeur... une de ces rouges sauvages... À moins que vous ne les aimiez trop.

La jeune fille se redressa.

– Ce n’est pas l’habitude à la ferme de Moisio d’offrir des fleurs à quelqu’un par-dessus la haie – même si c’est la mode ailleurs !

– Même si c’est la mode ailleurs ? répéta le jeune homme et il sentit son sang bouillonner.

Au ton de la voix il comprit ce qu’elle voulait dire ; il avait prévu que leur première rencontre prendrait cette tournure, mais il était pourtant désarçonné par la vigueur bourrue de ce premier coup.

– Ce n’est pas mon habitude de demander des fleurs par-dessus toutes les haies, répondit-il fièrement. Et je ne suis pas habitué non plus à demander une chose deux fois, même si c’est la mode ailleurs. Adieu !

La jeune fille, interloquée, se retourna et fixa du regard le jeune homme : elle ne s’était certes pas attendue à cette réplique !

Le jeune homme s’éloigna de quelques pas, mais s’arrêta tout à coup, sauta vivement le fossé et s’accouda à la clôture.

– Je voudrais ajouter quelque chose..., si j’ai la permission ? dit-il en regardant fixement la jeune fille.

– À chacun de la prendre, la permission ! répliqua-t-elle.

– Je voulais seulement dire, reprit le jeune homme d’une voix basse et si contenue qu’elle n’était presque qu’un murmure, que, si vous, Mademoiselle, deviez remarquer que vous avez attaché trop d’importance à vos roses, vous n’auriez qu’à cueillir alors la fleur demandée et la mettre à votre corsage. Cela, vous ne pourriez le trouver humiliant ; ce serait simplement le signe que vous pouvez tenir un passant pour un homme.

– J’y attache en tout cas une telle importance, répondit la jeune fille en regardant le jeune homme dans le blanc des yeux, que celui qui ose espérer en recevoir, doit avoir l’audace de risquer autre chose que la demande d’une fleur – ce qui est à la portée du premier rôdeur venu.

Sans cligner des yeux, ils se dévisageaient.

– Je me rappellerai ! dit le jeune homme d’une voix significative. Adieu !

– Adieu ! répondit-on du jardin.

La jeune fille le suivit longtemps des yeux. « Il n’est pas banal, elles avaient raison », se dit-elle en se penchant pour reprendre son travail interrompu.

 

*

 

Le dimanche après-midi une foule bigarrée fourmillait sur le pont de Kohiseva. Tous n’avaient point trouvé place sur le pont et sur les rives aussi se mouvaient des masses serrées.

La rumeur publique avait répandu des nouvelles étranges, – de là cette foule.

« Dimanche prochain après-midi vers quatre heures », la rumeur avait soufflé dans son cor, « il y aura à Kohiseva une course au tronc sur le rapide ! »

« Quoi » s’était écriée la foule étonnée, car à Kohiseva personne ne s’était jamais risqué à naviguer sur un tronc au fil de l’eau. Il est vrai que, quelque dix ans auparavant, un jeune homme téméraire – un gars de Joensuu – avait tenté d’affronter les chutes, pourtant moins dangereuses, en aval du rapide. Il le fit, mais ce fut un cadavre que l’on ramena sur la rive, spectacle lugubre qui avait assombri, aux yeux des gens, le beau soleil de cet été-là.

« Mais cette fois, on réussira », avait assuré la rumeur avec un sourire de suffisance. « Dans les deux équipes il y a aujourd’hui des flotteurs plus expérimentés que de coutume. Un conflit s’est élevé à ce sujet entre les contremaîtres, et cette question n’a pu être résolue que par un pari – café et douceurs pour toute l’équipe, à payer par le contremaître dont l’homme sera battu. »

Tout Kohiseva était en émoi et même des villages voisins les gens étaient venus en groupe – tellement ils trouvaient extraordinaire cette course sur le Kohiseva.

Sur le pont on s’agitait, on bavardait, on discutait.

– Du diable ! qui les a poussés à faire ce pari ?

– On dit qu’ils étaient ivres, déclara l’un.

– Oui c’est à supposer, pareille folie n’est pas le fait d’hommes sensés !

– Et les gars eux-mêmes, alors ? Car se sont eux, en somme, que cela intéresse surtout, dit un curieux.

– L’un doit être une tête brûlée, – un de ces types prêts à se jeter au feu dès qu’on affirme que personne n’ose s’y risquer !

– Vraiment ! il doit être un peu braque.

– Ne parlez pas tant de folie, il passe pour un fameux flotteur, et audacieux ! interrompt un autre.

– Le Kohiseva est encore plus fameux ! Et l’autre donc ?

– Ne le connaissez-vous pas ? C’est le contremaître en second, Olavi, celui-là !

– Ce type, là-bas, qui a l’air d’un monsieur ?

– Précisément !

– Quel est donc ce gaillard, qui n’a pas même la tenue d’un flotteur ?

– Tire cela au clair si tu peux, personne n’en sait plus long qu’il n’en laisse voir. On dit qu’il a de l’instruction et connaît plusieurs langues, mais quand même, il n’a d’autre nom qu’Olavi.

– Un farceur !

– Dans notre métier on rencontre toute espèce de gens. Mais je t’assure que s’il y en a un qui franchit les chutes, ce sera lui !

– Pas de prophéties – tu es trop noir pour être un dieu ! murmura quelqu’un du clan opposé.

– Mais pourquoi le vieux Moisio s’approche-t-il avec tant d’empressement des deux contremaîtres ?

Ceux-ci sont debout au milieu du pont. L’un, Falkki, s’appuie contre le parapet en tirant sur une longue pipe à gland rouge, il fume et sourit. L’autre, appelé Väntti, une vraie souche à goudron, les jambes toujours écartées, les mains dans les poches de son pantalon, tire une bouffée de son cigare. Et il est fier, ce vieux, fier de son patois de Carélie, plus fier encore des bottes molles de son pays – bottes à bec recourbé dont les tiges remontent jusqu’aux hanches – tout le bas de cet homme n’est que bottes à revers.

– J’ai entendu dire que ce spectacle est le résultat d’un pari entre les contremaîtres, dit Moisio avec sévérité, et je vous conseille d’y renoncer. À mon souvenir, le fleuve a déjà exigé cinq vies humaines ; il me semble que cela suffit pour ce village.

– Non, calmez-vous Moisio ! dit Väntti, en tirant le cigare de sa bouche et en crachant un petit filet de salive du coin des lèvres. Il n’est pas question de vies humaines, mais seulement d’une petite représentation pour les gens du village.

– Peu importe ce que vous voulez, continua Moisio avec force, mais je vous dis ici, en présence de tous et comme doyen de la commune, que si un malheur arrive, je vous traduirai en justice pour avoir fait un pari qui engageait des existences.

« Moisio a raison ! » crie-t-on de différents côtés.

Les contremaîtres se font face et se consultent en chuchotant.

– Nous y renonçons ! dit Väntti après un moment en touchant la main de Falkki.

– Nous retirons notre pari en présence de tous, déclara Falkki, personne ne pourra nous accuser. Une autre question est de savoir si les gars voudront y renoncer – ça, c’est leur affaire !

Tous les regards se dirigent vers les concurrents, qui sont en face l’un de l’autre, entourés de leurs camarades.

« Voici un type qui n’a pas peur qu’on se noie ni envie de se noyer non plus. Il risquera le coup ! » s’écrie avec orgueil un des concurrents, qui porte une veste rouge.

– Mais vous, renoncez, dit Moisio à Olavi. S’il est seul, il ne descendra pas. Vous savez bien vous-même que personne n’est jamais sorti vivant de ce gouffre... ça n’a donc pas de bon sens de s’y risquer.

Olavi examine attentivement le fleuve. Un moment d’attente anxieuse dans l’assistance.

– Vous avez raison, je le reconnais en présence de tous, dit-il enfin. Mais c’est affaire décidée : aujourd’hui on va risquer autre chose que ce que tout le monde peut risquer... ; c’est pourquoi je ne puis abandonner la partie, déclare-t-il d’une voix si claire et si forte que tous l’entendent sur le pont.

Moisio se retire sans dire mot.

– Qui va le premier ? demande Falkki.

– J’ai l’intention d’y aller le premier, dit la veste rouge.

– D’accord ! acquiesce Olavi.

– Si l’on plaçait au moins quelques hommes là-bas, sur l’autre rive, pour porter secours en cas de besoin ! dit Moisio aux contremaîtres.

– Ça n’est pas nécessaire pour moi ! dit en ricanant la veste rouge. À moins que l’autre n’ait besoin d’être repêché...

– Si vous voulez, dit Olavi brièvement. Il est bon d’être prêt à tout.

Les hommes cherchent leurs perches. Inquiets, les gens sur le pont regardent le rapide.

 

Le rapide de Kohiseva est majestueux, surtout quand la débâcle des neiges gonfle ses eaux écumantes. Par-dessus sa nuque altière, le pont tend ses arches puissantes. Le fleuve s’élance sous le pont et projette en avant un long sillon mugissant qui s’élève et s’abaisse en vagues régulières. D’abord il fonce en ligne directe, puis il dévie à droite pour aller se briser en écumant contre le rocher d’Akeänlinna, qui se dresse, énorme, au milieu du fleuve, comme un géant. D’une fente de sa cime surgit un merisier touffu, tel un panache sur un casque. Le rocher sépare le fleuve en deux bras : à gauche l’écume jaillissante bondit dans le canal du moulin, à droite elle fonce à pic dans la voie du flottage creusée à même la roche. Sauvage est la course des flots et fulgurante la danse de l’écume dans le chenal, – courte comme toute joie de la vie : du seuil rocheux, haut de deux ou trois brasses, les flots blancs se précipitent dans le Tourbillon d’Ève, gigantesque chaudière. Là ils sont arrêtés et se calment pour continuer leur chemin en aval, beaucoup moins rapides.

Tel est le Kohisevankoski. Le Castel des Roches resterait isolé au milieu du tourbillon si, dans la période du flottage, les hommes n’obstruaient pas avec des troncs le bras du rapide situé entre le rocher et la rive gauche. Le barrage ainsi formé devient comme un pont formidable contre lequel les bûches se précipitent avec rage avant d’être aspirées par la voie de flottage.

La tâche des téméraires concurrents est de descendre le haut rapide et de sauter sur le tas de troncs d’Akeänlinna – s’il y a moyen – car dans la cascade personne ne saurait rester debout sur un tronc, et personne ne franchirait vivant le seuil d’Ève.

Les aides sont déjà à leur poste, les concurrents se mettent en mouvement.

Olavi jette en passant un regard vers les jeunes filles qui sont rassemblées sur le pont. Il y en a une qui a les joues pâles et le regard défait.

– Ne serait-il pas bon de laisser partir d’abord quelques troncs d’essai pour juger des remous et des brisants ? propose Olavi.

– On pourrait peut-être prendre aussi un géomètre qui marquerait les roches sur un plan, et on se dirigerait d’après cette carte ! raille la veste rouge.

Le parti de la veste rouge éclate de rire et tout le monde regarde Olavi. Une faible rougeur monte à ses joues, mais il ne dit rien, il se mord les lèvres et se retourne pour scruter le rapide.

La casaque rouge le regarde moqueusement et s’empresse, la gaffe à la main, vers le tronc de barrage, à quelques dizaines de brasses en amont du pont. Il saute déjà sur le radeau et se choisit une bûche pour la course – un tronc de sapin écorcé, gros et court, flottant légèrement.

Un étrange sourire glisse sur les traits du jeune homme.

Avez-vous vu ? » dit quelqu’un sur le pont à ses camarades. « Ça n’annonce rien de bon, il sait ce qu’il fait ! »

« Allons, en avant ! » La casaque rouge pousse la bûche sous l’arbre de barrage et saute dessus.

Des pieds il lui donne une telle impulsion qu’elle se met à tourner, et si fort que l’eau gicle aux alentours.

« En voilà un bougre ! » crie-t-on sur le pont.

La veste rouge arrête le mouvement rotatif, regarde le pont en sifflotant d’un air avantageux, plante la gaffe verticalement dans le tronc et, les mains aux hanches, fait deux pas en arrière, en regardant la pointe de la gaffe et récitant un Notre Père en manière de blague.

– Avez-vous jamais vu un pareil loustic, les amis ? demande un de ses partisans.

– Non, jamais ! regardez-moi ça !

– Assez de ces manières-là... Le Notre Père est indécent ! dit une voix grave sur le pont.

– Du diable, ça te regarde-t-il, que je prie ou que je chante ! crie la casaque rouge. Mais il cesse pourtant et retire sa gaffe – il approche du pont.

Déjà le tronc est aspiré par le fleuve enragé et l’eau jaillit sur les bottes de l’homme. Mais il reste fermement debout. La vitesse augmente, le tronc disparaît dans un tourbillon d’écume, – sur le pont on respire à peine.

Il a reparu. Mais un remous heurte violemment l’arrière de la légère bille qui, telle une queue de poisson, s’infléchit d’un côté, – le pilote perd l’équilibre, balance la gaffe, – le revoilà d’aplomb sur le tronc.

Un soupir de soulagement sur le pont.

« Trallala-lala ! » chantonne, en esquissant un pas de danse, la casaque rouge.

« Il n’est pas né de la dernière pluie celui-là ! » crie-t-on sur le pont.

D’aucuns regardent Olavi : quel effet ça lui fait-il d’entendre acclamer son concurrent ? Mais il a l’air de ne prêter attention à rien, le regard absorbé par les tourbillons, le visage tendu par l’attente.

Au même moment, le tronc touche une pierre invisible et rebondit en arrière. Quelques pas vifs, la gaffe plonge dans l’écume jaillissante, le corps se penche souplement, puis l’homme se redresse, esquisse quelques pas de danse en arrière, et le tronc file rapidement à côté de l’obstacle.

« Ça n’était plus un jeu ! »

« Non, non, le diable pour ne pas tomber ! »

La bille continue sa course, l’homme est toujours d’aplomb.

Une nouvelle secousse. L’avant du tronc se redresse sur la droite, un « Tonnerre de Dieu ! » résonne au milieu de l’écume... la casaque rouge vole en avant dans le tourbillon. Mouvement d’angoisse sur le pont, – les spectateurs sur les rives se dressent. La veste rouge surgit de nouveau hors du torrent. Quelques vigoureuses brasses et l’audacieux flotteur gagne l’eau tranquille de l’anse.

Des jurons. L’homme s’assied sur la berge et vide ses bottes, les aides d’Akeänlinna lui tendent sa perche – le chapeau continue sa course à la dérive. L’homme se hâte le long de la berge.

« Ne serait-ce pas temps d’en finir ? » propose l’eau tranquille de l’anse.

« Donne des conseils à ta mère ! » siffle l’homme entre ses dents.

– Il serait bon d’avoir un plan du rapide, hein ? dit quelqu’un à mi-voix.

– Quand on n’a pas de chapeau, on n’a pas besoin de veste ! » La veste rouge est jetée à terre. Une chemise bleue apparaît sur le train de bois – une nouvelle bille est lancée avec rage sous le tronc de barrage et glisse vers le pont.

« Regardez-moi bien pour que vous puissiez me reconnaître la prochaine fois ! »

Personne ne dit mot. La bille glisse sous le pont et s’élance avec honneur dans le courant. Quelques vigoureux coups de gaffe à droite, le tronc se tourne vers la gauche, – la première pierre traîtresse est heureusement dépassée, bien que l’homme ait vacillé un instant.

– Ah ! ah ! regardez-moi ce gars ! Peut-être réussira-t-il quand même à la fin.

– Ne vous a-t-il pas demandé de bien le regarder pour que vous puissiez le reconnaître la prochaine fois ? plaisante un de ses amis.

La bille se précipite en avant, l’homme maintient son équilibre, la gaffe horizontale. Il approche de la pierre, fléchit les genoux et se retire légèrement en arrière. Un fort choc, un saut en avant, un craquement... la gaffe se brise et la chemise bleue disparaît dans l’écume.

– Ça y est ! Pourra-t-il gagner la rive cette fois-ci ?

La foule s’ébranle en criant. Le sarrau bleu apparaît dans l’écume.

– C’est mauvais. Il est au milieu du courant.

– Allons, les gars, attention !

– Il va s’écraser contre le rocher de Mälli.

– Non, il passera à côté !

Et il est traîné plus loin. Le sarrau bleu file droit vers le grand amas de troncs ; d’un signe de la main il refuse le secours des aides, mais ceux-ci ne l’écoutent point. L’un pousse la gaffe entre les jambes du nageur lorsqu’il vient heurter le tas de bois, l’autre le prend au collet. On le hisse – mais l’eau aspire fortement sous les bûches. Pouce par pouce la blouse bleue sort de l’eau. Soutenu par deux hommes, il remonte la berge en boitant. Son genou saigne.

« Personne ne pourra descendre ce rapide ! » crie-t-il d’une voix cassée, et il tend le poing crispé vers le pont. Puis il s’accoude au parapet.

Sur le pont on bavarde à mi-voix, on attend – Olavi cherche sa perche. Derrière lui, une jeune fille toute pâle, tire anxieusement par le pan du paletot un homme âgé, et lui parle à voix basse, étranglée, mais avec vivacité.

– Je vous demande encore une fois d’y renoncer, dit Moisio en se tournant vers Olavi. Vous voyez comme ça a mal tourné pour votre camarade !

– J’ai vu, mais il faut que j’essaie ! dit Olavi d’une voix claire et froide qui sonne comme l’acier et inspire à tous une confiance inexplicable.

Il va, choisit un tronc dont il éprouve minutieusement la résistance. Son choix se porte sur un long tronc de sapin non écorcé, assez épais, qui visiblement a un fort tirant.

« Il prend au moins un autre cheval ! »

« Le cavalier sera aussi tout autre ! »

Le jeune homme approche déjà du pont, calme, sans dire mot, le regard constamment dirigé vers le fleuve. Près du pont, il lève ses yeux, qui croisent un moment ceux de la jeune fille pâle. Il sourit et sa tête s’incline presque imperceptiblement en guise de salut.

« Bonne chance ! » crient les spectateurs avec empressement – bien disposés parce qu’il les salue avec tant d’amabilité.

Voilà qu’il passe sous le pont, atteint le courant, – tous les cous se tendent.

Il fend les remous, la bûche profondément immergée bouge à peine – le flotteur semble être sur un plancher.

« Avez-vous vu ? Il sait quel cheval il faut pour le tourbillon ! »

Le tronc glisse rapidement, la forme svelte se penche vers la gauche, la gaffe balance en l’air.

« Mais à quoi pense-t-il donc, il n’a pas l’air de vouloir éviter la pierre ! »

Le corps se tend, le mouvement de la perche s’arrête, l’œil étincelant se braque sur les tourbillons qui signalent l’écueil, les genoux ploient lentement. Un choc, un saut gracieux. Le lourd tronc est projeté d’environ une aune en arrière et le jeune homme y retombe – comme sur un plancher – et il se maintient aussi à l’aise que sur un plancher.

« À la bonne heure ! Bravo, bravo ! C’est un coup de maître. »

Il repart. Trois vigoureux et rapides coups de gaffe et, sans toucher, le tronc glisse à côté du rocher qui fut la perdition de l’autre.

« Il s’en tire, il s’en tire en brave ! » Murmure général sur le pont.

La course s’accélère, la taille svelte se balance. Un coup de côté – il danse comme sur des ressorts. De nouveau il raidit le haut du corps, la gaffe immobile, les genoux ployés à fond – sur le pont les têtes se tendent. On entend le choc jusque sur le pont, le bond dépasse le précédent. Pas rapides en avant..., l’équilibre est rétabli. Pas de danse en arrière..., le tronc fend à nouveau les flots.

« Diable ! En voilà un maître de danse ! »

« Mais attention au rocher de Mälli ! Voyons comment il s’en tirera. »

Le rocher de Mälli monte la garde au coude du rapide. Le tronc est lancé de biais vers le mur droit et poli du roc. Le jeune homme se penche un peu de côté et fait un saut à droite -au milieu de l’écume. Le mur de pierre reçoit le choc et détourne le bout de la bille..., l’homme retombe sur le tronc et fait vite quelques pas en avant..., l’arrière du tronc raye le roc en signe d’adieu.

« Il a le diable au corps ! Il a réussi à vaincre Kohiseva ! » Des hourras s’élèvent sur le pont.

La course continue au milieu du courant. Il est dans la courbe, il atteint l’enchevêtrement des bûches près d’Akeänlinna.

« C’est le dernier ! »

« Mais le plus dur ! »

Deux ou trois petits pas en arrière..., la bûche va donner en plein contre l’amoncellement. Un saut, un craquement, quelques bonds jusqu’au bout du tronc – c’est tout juste s’il parvient à arrêter son élan.

L’arbre est rejeté dans le courant à une couple de brasses de l’obstacle et tressaille de toute sa longueur, comme s’il avait été étourdi par le choc. Alors le chenal de la cascade commence à l’aspirer. Les gardiens restent immobiles, les yeux écarquillés. L’un d’eux pousse des cris d’alarme – l’autre se prend la tête et se met aussi à crier. Un frisson parcourt la foule sur le pont.

« Seigneur Dieu, il ne réussira plus à sauter sur le tas ! »

Les uns crient, d’autres s’élancent, beaucoup restent comme pétrifiés sur place... Les spectateurs de la rive se précipitent vers la chute. Le jeune homme jette un regard vers le tas de bois près d’Akeänlinna. Un balancement de la perche, un virage décidé, et tout à coup il court vers l’autre bout du tronc et commence à pagayer vigoureusement en travers du courant.

« Il veut gagner l’autre barrage de troncs ! »

« Il n’y parviendra plus, et personne n’est là pour le secourir ! »

« Oh ! il est attiré par le gouffre d’Ève !

C’est un duel : le jeune homme fait de violents efforts pour atteindre l’autre rive, le gouffre aspire la queue du tronc de plus en plus fort vers la chute – déjà le torrent le saisit dans sa gueule écumante.

Quelques coups enragés, quelques pas élastiques... – la gaffe levée, le jeune homme fend l’air. Avec un grincement le croc mord après quelque chose, puis, du pont on ne peut plus rien voir, tout disparaît derrière le tas de troncs. On court en aval, on s’interpelle...

Mais, après un instant, les camarades qui se tenaient prêts à secourir le champion se mettent à faire tournoyer follement leurs chapeaux en l’air et un cri de triomphe se propage le long de la berge. Qu’y a-t-il ? Des gens s’arrêtent, d’autres courent encore plus fort.

Alors se dresse brusquement sur l’amas de troncs une forme svelte qui agite frénétiquement son chapeau : tous font halte, cloués au sol. Les chapeaux volent en l’air, les mouchoirs s’agitent et une puissante clameur de joie roule sur les rives.

Olavi s’approche à pas rapides, mais le sang a afflué de son visage. La première personne qu’il rencontre est une jeune fille pâle, qui tremble d’émotion. Elle a couru seule en avant jusque près de la scierie, les autres la suivent de bien loin.

Le jeune homme s’arrête... Continuera-t-il tout droit ou fera-t-il un détour ? La jeune fille baisse les yeux. Olavi approche. Elle lui jette un ardent et profond regard..., elle baisse les yeux de nouveau..., des roses rouges brûlent sur ses joues.

Les yeux du jeune homme rayonnent et, en passant, il lève joyeusement son chapeau. Puis il est submergé par les cris enthousiastes de la foule.

« Le vainqueur de Kohiseva ! Hourra ! hourra ! Le roi de tous les flotteurs ! » La foule se presse autour de lui. « Héhé ! Tu as certainement mangé jadis à la table des dieux ! » dit Väntti en lui tapant sur l’épaule ; tout l’homme n’est qu’un vibrant sourire, avec ses hautes bottes, son cigare et le reste.

– Et maintenant tu as gagné un surnom, ajoute Falkki. Tu n’es plus simplement Olavi...

– Ah ?

– On t’appellera le Vainqueur du Rapide. Ça te va ?

– Oui, oui, c’est parfait... Inscrivez ça dans les registres, rit le jeune homme.

– Allons chez le meunier boire le café, ajoute Falkki. Nous avons bien mérité deux tournées !

 

Lorsque Olavi rentra à la maison ce soir-là, une jeune fille attendait impatiemment à la fenêtre de la ferme de Moisio.

Et, près du chemin, une rose radieuse, magnifique, était piquée à la clôture. Le jeune homme franchit le fossé..., la tête de la jeune fille disparut derrière le rideau.

Le jeune homme mit la rose sur sa poitrine. Un regard reconnaissant erra par-dessus la pente du jardin, mais ne trouva personne à qui s’adresser.

Dans la chambre une tête bouclée s’inclina entre deux mains sur la table – et une jeune fille se mit doucement à pleurer.

 

 

 

 

XI

 

 

Le chant de la fleur rouge

 

 

– Pourquoi es-tu si triste ce soir, Olavi ? demande la jeune fille et elle le regarde ardemment dans les yeux.

– Pourquoi je suis triste ? dit le jeune homme presque comme à soi-même, le regard mélancoliquement fixé sur le sol et tout en jouant avec le bout de la tresse de son amie. Si je le savais !

– N’es-tu pas en paix avec toi-même ? questionne la jeune fille.

– Non, pas cette fois-ci – voilà précisément le mystère ! La conversation languit...

 

– Je ne veux pas t’interroger sur tes peines, dit la jeune fille après une pause. Mais si j’avais des chagrins et que j’eusse un ami, je lui en parlerais.

– Et alors, tu rendrais triste ton ami... qui ne peut tout de même te comprendre.

– Peut-être essayerait-il de comprendre.

Mais le jeune homme entend à peine ce qu’elle dit. Il laisse tomber la natte de la jeune fille, se penche en arrière, et regarde distraitement devant lui.

« La vie est si singulière ! » dit-il comme en rêve. « N’est-ce pas étrange lorsqu’on s’est attaché à quelque chose, de sentir ensuite tout à coup que cela ne vous est plus rien ? »

La jeune fille le questionne du regard.

– Comme par exemple, ma propre vie ! Jusqu’ici elle ressemblait à un beau conte de fées, mais maintenant...

– Mais maintenant... !

– Je ne sais plus ce qu’elle est, si elle existe vraiment. De village en village, de fleuve en fleuve, de conte en conte...

La conversation languit de nouveau...

– Mais pourquoi erres-tu ainsi ? interroge timidement la jeune fille. Cela m’a souvent étonnée.

– Je me demande moi-même pourquoi je dois être vagabond – et si je le dois – et pourtant il le faut !

– Il le faut ? Ne peux-tu rester à la maison... ? demande encore la jeune fille, hésitante. Tes parents vivent-ils toujours ? Tu n’as jamais parlé d’eux...

– Certainement ils vivent.

– Ne peux-tu rester auprès d’eux... ?

– Non, ils ne savent pas me retenir, dit-il presque froidement.

– Ne tiens-tu pas à tes parents ? s’enquiert la jeune fille étonnée.

Le jeune homme reste un moment silencieux.

– Si, j’y tiens... comme à beaucoup d’autres choses. Mais moi, rien ne peut m’attacher !

Et il sent sourdre et bouillonner en lui ce qu’il a réprimé depuis longtemps.

– Et je voudrais..., continue-t-il avec force, mais il s’arrête au milieu de sa phrase.

– Tu voudrais... ?

– Cela te concerne, Kyllikki ! dit-il comme une menace.

– Dis-le quand même, je saurais bien l’entendre, répond la jeune fille, pressentant quelque malheur.

– Je voudrais que nous nous quittions en ennemis ! dit-il sauvagement.

– En ennemis... ?

– Oui. Notre première rencontre fut presque celle d’ennemis, et si nous nous séparions de même, ce n’en serait que mieux.

– Pourquoi ?

– Parce que... Dois-je te le dire ouvertement ?

– J’espère que tu le feras.

– Parce que, dit le jeune homme, qui lui plonge un regard aigu et froid dans les yeux, parce que tu n’as pas été telle que je le souhaitais et l’attendais ! J’ai été fier et heureux quand j’ai conquis ton amitié. Mais je croyais en même temps gagner autre chose..., quelque chose de chaud, de grand, d’entier.

La jeune fille ne répond pas tout de suite.

– As-tu été toi-même chaleureux et entier ? dit-elle d’une voix tremblante.

– Non ! Mais j’aurais pu et voulu être ainsi. Tu l’as empêché. Une semaine déjà que nous sommes quelque chose l’un pour l’autre et quand même, rien..., j’ai à peine osé te prendre la main.

– Que te fallait-il de plus ?

– Ce qu’il me fallait ? Te posséder tout entière ! Tout ou rien !

La jeune fille se tait ; elle lutte contre son émotion.

– Puis-je te poser une question ? demande-t-elle tout bas.

– Fais !

– Me posséder tout entière ? – Elle se tait, hésite, puis continue les lèvres pâles – me posséder aujourd’hui, partir demain et, peut-être, plus tard te souvenir une fois que, moi aussi, tu m’as eue, comme tant d’autres ?

« Je pourrais te haïr ! » disent les yeux du jeune homme, mais il ne parle pas, il ne fait que la regarder fixement.

– Et toi non plus, peut-être, tu n’as pas été tel que je l’attendais, continue la jeune fille calmement. Si tu avais été ainsi, alors...

– Quoi donc ? s’écrie le jeune homme avec force, comme s’il se défendait contre une accusation.

– Alors tu ne parlerais pas... comme tu le fais maintenant, répond la jeune fille esquivant la réponse. Et peut-être m’en veux-tu parce que tu ne peux obtenir plus... que tu n’es capable de prendre toi-même ?

Le jeune homme la regarde avec de grands yeux étonnés.

– Et peut-être, continue-t-elle d’une voix à peine perceptible, ne peux-tu prendre plus que tu n’es en état de garder ?

La jeune fille, remplie de confusion, dirige son regard vers le sol sans savoir au juste ce qu’elle a dit. Elle s’est sentie forcée de parler ainsi.

Longtemps le jeune homme la regarde en silence, comme s’il venait d’entendre quelque chose de nouveau, d’inattendu, à quoi il devait réfléchir d’abord.

– Tu dois savoir toi-même pourquoi je ne puis m’attacher à personne ! dit-il finalement.

– Je le sais, répond la jeune fille ; tu ne veux t’attacher à personne !

C’était comme si une longue épine avait pénétré dans le cœur du jeune homme, s’y cassait et y restait plantée. Sans une parole, sans sourciller ils s’examinaient mutuellement.

– Et si je voulais, dit le jeune homme, saisissant avec force la main de son amie, oserais-je m’y risquer ?

Le sang reflue du visage de la jeune fille et elle ne peut articuler une seule parole.

– Oserais-je m’y risquer ? répète le jeune homme.

– N’est-ce pas à chacun de savoir ce qu’il peut oser ? demande-t-elle d’une voix brisée.

– Oh ! Kyllikki, Kyllikki, si tu savais ! crie le jeune homme anxieusement, et il lui saisit les deux mains.

Mais il se reprend.

– Et si pour toi et pour moi je l’osais un jour, – mais que cela intéressât aussi un tiers !

– Aurais-tu peur de lui ? demande la jeune fille, agressive et le regardant droit dans les yeux.

– Non..., mais s’il allait me chasser honteusement de la maison ?

– Si cette crainte devait être un obstacle, dit la jeune fille avec émotion, il vaudrait mieux alors y renoncer. Car, en ce cas, qui aimerais-tu le mieux : toi-même ou celle que tu penses aimer ?

Le jeune homme peut à peine soutenir son regard.

– Mais si je craignais à cause de toi ? dit-il presque avec chaleur.

– Ce n’est pas nécessaire, car je sais que tu ne feras rien sans être entièrement sûr de toi-même. Et, une fois rassuré sur ce point, tu n’as pas à craindre pour moi.

Le jeune homme la regarde avec surprise et admiration.

« Que tu es une fille étonnante, Kyllikki ! » s’écrie-t-il. « Je commence seulement à te comprendre. Tu n’as pas été telle que je l’espérais, mais tu dépasses mes vœux... Je sais trop bien ce que cela t’a coûté, et je ne l’oublierai jamais. »

Mais il paraît de nouveau abattu et soucieux.

– Oui, toi, je te connais bien maintenant, se plaint-il. Mais je ne me connais pas moi-même !

– Tu y parviendras bien un jour, dit la jeune fille tendrement.

– Si j’avais seulement quelques jours devant moi...

Le front embrumé, il réfléchit quelques instants.

« Demain après-midi nous partons, et si alors je suis au clair avec moi-même, j’essaierai, avant de partir, d’aller chez vous. Mais je viendrai à la toute dernière minute, car si cela se passe comme je le crains, je ne pourrai rester ici un seul moment de plus. »

La jeune fille acquiesce. Ils se lèvent.

– Kyllikki ! dit le jeune homme avec émotion, en tenant ses deux mains dans les siennes, il se pourrait que ce soit la dernière fois que je te voie seul à seule. Ne me condamne pas parce que je suis ce que je suis.

– Tu ne pourrais pas être autrement, répond affectueusement la jeune fille. Je te comprends bien.

– Et je t’en serai toujours reconnaissant. Et peut-être... Qui sait ! – sa voix s’étrangle – au revoir, Kyllikki !

 

*

 

Le dimanche après-midi. Les flotteurs s’apprêtaient au départ. Les jeunes gens du village, et aussi quelques anciens, s’étaient rassemblés sur la route, près de la courbe du rapide, en aval de Kohiseva, pour assister au départ.

L’anse était à peu près débarrassée ; le tronc de barrage, presque vide en ce moment, tiré par les hommes, glissait lentement sur l’eau calme. Quelques gars marchaient en avant pour dégager les troncs qui s’étaient pris dans les joncs, d’autres se baladaient sur la berge, oisifs, bavardaient et plaisantaient en prenant congé.

Sur la berge de l’anse, et touchant terre d’un bout, était couché un tronc abandonné ; à côté, une gaffe.

– Le tronc du Vainqueur du Rapide, déclara quelqu’un.

– Il paraît qu’il est encore retenu au village.

Un cœur dans la foule battait avec inquiétude.

– Alors nous le verrons encore une fois sur sa bille, car il l’a sans doute laissée là pour s’en servir.

– Naturellement. Celui qui possède des chevaux pareils, voudrait-il aller à pied ? Du reste, le voici !

Comme un vent de tempête le jeune homme descendait la berge. Et dans la foule quelqu’un pâlissait. Elle voyait à sa démarche comme l’affaire s’était terminée. Que s’était-il donc passé pour qu’il fût dans une telle rage ?

Le jeune homme approchait. Son visage était blanc comme linge, ses lèvres serrées, et dans ses yeux on voyait luire de temps en temps un éclair, malgré son regard obstinément dirigé vers l’eau. En passant le long des groupes de villageois, il souleva son chapeau sans regarder personne.

Qu’est-il arrivé ? » demandaient les regards des hommes ; mais personne ne posa la question.

La pâle jeune fille, se sentant faiblir, s’appuya à la barrière du chemin.

Le jeune homme ramassa la gaffe, dégagea le tronc et sauta dessus. Alors il donna quelques coups vigoureux, se retourna, regardant les gens sur la berge ; il chercha et trouva une figure blême.

– Adieu ! cria-t-il en agitant son chapeau.

– Adieu, adieu ! Au revoir, à plus tard, Vainqueur du Rapide.

Les chapeaux tournoyèrent en l’air, quelques jeunes filles agitèrent leur mouchoir.

Le jeune homme, toujours tourné vers la rive, s’éloigna en pagayant et lentement prit le large.

Les spectateurs sur le bord auraient voulu lui crier des mots d’amitié et d’adieu, mais personne ne put rien dire : ils ne voyaient que la pâleur de son visage. Il était d’une blancheur de neige quand, cessant de ramer, il le releva pour regarder encore les gens :

 

            Les pièces de cuivre doré,

            On les remet aux mendiants.

            Mon amie m’eût bien agréé,

            Point ne l’ont voulu ses parents !

 

Le chant parvenait en tremblant, comme une plainte déchirante, faisant presque frémir les spectateurs.

– Qu’a-t-il donc ? Il n’a jamais chanté ainsi...

– Tais-toi et écoute !

Le jeune homme regarda un moment le courant, pagaya lentement et poursuivit sur une autre mélodie !

 

            Ma chaumière est au bord de l’eau,

            L’écume frappe ses murs bruns.

            Mes pieds sont baignés par le flot,

            Mes traits sont battus des embruns.

 

Les assistants, stupéfaits, se regardaient : il chantait sur lui-même !

 

            Ce n’est point un jour de printemps

            Que je suis venu dans ce monde !

            Un jour d’automne languissant

            Se leva ma vie vagabonde.

            Maman versait toujours des pleurs,

            Elle admirait la rouge fleur,

            En portant son petit bambin ;

            Tandis qu’elle m’offrait le sein.

 

Le jeune homme était maintenant au milieu du golfe et continuait de pagayer lentement, son pâle visage toujours penché sur l’eau. Sur la rive, personne ne bougeait, tous attendaient en silence.

 

            Qu’elle était belle cette fleur !

            Qui rougeoyait sur mon chemin !

            Heureux, je la pris sur mon cœur :

            Ce fut le début des chagrins.

 

            Pour elle chassé par mon père,

            Je m’enfuis loin du cher logis ;

            Voici venir les grands soucis !

 

Une jeune fille essuya une larme au coin de l’œil, tout le monde écoutait, ému.

 

            Cette fleur d’un rouge éclatant,

            Cette rose aux couleurs ardentes,

            Tu la connais certainement,

            Tu la connais, ma pauvre amante !

 

Il ôta vivement son chapeau, se tourna vers la rivière, et s’en fut en ramant à coups rapides.

Des chapeaux et des mouchoirs s’agitèrent longtemps avec ferveur, mais le jeune homme ne se retourna plus ; il ramait si fort qu’autour du tronc l’eau bouillonnait.

 

 

 

 

XII

 

 

Triton et naïade

 

 

Lentement coulait la rivière – les vagues clapotaient – les joncs dodelinaient.

Sur une rive se dressait la verte forêt de sapins, sur l’autre s’étalaient les prairies et les champs. À travers champs, à quelques brasses de la rivière, serpentait un chemin. Par la route vint à passer une jeune fille – elle jetait de temps à autre vers la rivière un regard inquiet.

La jeune fille s’arrêta. Sur la rivière apparaissait un tronc de barrage, sur l’autre rive gisaient quelques gaffes blanches. Et encore autre chose : un homme étendu à terre près de la lisière du bois, la tête sur l’avant-bras.

La jeune fille le regarda attentivement. L’homme ne bougea pas. La jeune fille était toute hésitante – elle fit un pas en avant, puis un pas en arrière. Enfin elle quitta résolument la route et disparut un instant dans le lit d’un ruisselet qui menait droit à la berge.

Dans la poitrine du jeune homme la joie du revoir luttait avec l’orgueil blessé et l’amertume. Il aurait voulu franchir la rivière, s’élancer à la rencontre de la jeune fille et la prendre dans ses bras... sans penser à rien, sans se soucier de rien. Mais entre eux il y avait quelque chose de clair et de froid comme l’eau qui les séparait.

La jeune fille gagna la berge, s’arrêta et regarda de l’autre côté de l’eau, immobile et sans rien dire.

Le jeune homme ne put se dominer davantage et se dressa d’un bond. « Tu es venue ! » dit-il presque cordialement, et il s’approcha de la rive.

– Oui, je n’ai pu rester sans venir..., dit la jeune fille si doucement qu’on l’entendit à peine de l’autre rive.

– Et je ne pouvais m’empêcher de penser à toi.

La rivière les regardait tous deux : « Si je pouvais leur faire un pont de glace ! »

– N’as-tu aucun moyen de venir par là – ne fût-ce qu’un moment, dit la jeune fille hésitante.

– J’y songeais justement. Mais nous ne pouvons rester de ce côté-là, car les hommes reviennent tantôt de leur souper.

Il réfléchit un instant.

– Passerais-tu de mon côté si je venais te chercher ? Nous avons ici le bois pour nous cacher. Te risquerais-tu à passer sur le radeau ?

– Je m’y risquerais bien.

Le jeune homme saisit la gaffe et détacha le radeau – deux troncs assemblés à l’aide de rameaux de sapin – et rama rapidement vers l’autre rive.

« Comme une sœur chérie longtemps attendue ! » pensa-t-il en aidant la jeune fille à monter sur le radeau. Elle saisit ses mains tendues et le regarda profondément dans les yeux, sans mot dire.

« Va t’asseoir à l’extrémité de la traverse – tu ne peux rester debout, car le radeau se balance quand je rame. »

La jeune fille alla s’asseoir, son ami rama.

« Jamais je n’aurais pensé que tu étais une amie pareille », dit le jeune homme lorsqu’ils débarquèrent.

« Amie ! » dit la jeune fille avec un tendre regard plein de reconnaissance – parce qu’il avait trouvé un nom si juste pour ce qu’elle avait déjà dû subir d’anxiété et de doutes.

 

Déjà le soleil commençait à baisser. Un couple s’approcha du bord, en parlant doucement.

Là ils sortirent de leur rêve et se regardèrent avec consternation. La rivière était déserte, la rive vide... Ni l’un ni l’autre n’avaient pensé au retour.

« Qu’allons-nous devenir ? » demandèrent leurs yeux.

– Et tu ne peux retourner de ce côté-ci, je le comprends bien, dit le jeune homme.

– Non, il m’est impossible de traverser le village de Vähä-Kohiseva et de prendre le pont – et d’ailleurs je devais, en passant, ramener les veaux à la maison.

– Et n’y a-t-il pas de barquette dans le voisinage ?

– Non.

La forêt les contemplait, à bout de ressources. Sur l’autre rive les hélianthèmes se plongeaient dans la méditation. « Comme j’aimerais à vous aider ! » disait la rivière.

Une idée audacieuse illumina les traits du jeune homme.

– Sais-tu nager ? demanda-t-il en se tournant vers la jeune fille.

– Nager... ? répondit-elle, étonnée.

Mais son regard s’épanouit et s’éclaircit

– Oui, je sais nager !

– Et oserais-tu nager avec moi, si je portais tes vêtements jusqu’à l’autre rive ? demanda le jeune homme.

La jeune fille frissonna à cette audacieuse proposition et à l’attrait tentant, plein de mystère.

– Avec toi... oui ! s’écria-t-elle, et ils échangèrent un long regard.

– Déshabille-toi donc ici, dit le jeune homme. Puis roule tous tes vêtements dans ta blouse et lie-les par les manches. Moi je vais me déshabiller à l’écart. Cela ira !

Il s’éloigna à pas rapides.

Mais la jeune fille rougit et regarda, effarée, aux alentours, comme si elle avait promis une chose impossible.

Enfin, indécise, elle regarda du côté du jeune homme. Il était assis sur la rive, lui tournant le dos, déjà en train d’enlever ses habits.

« Que je suis enfant ! » pensa la jeune fille, et elle se mit à se déshabiller vivement.

 

L’eau rejaillit – le jeune homme disparut presque parmi les joncs de la rive. Il prit ses bottes et, les tiges repliées, les plaça sur sa nuque et les fixa autour de son cou avec un des lacets. Puis il mit son paquet de vêtements par-dessus et le ficela à l’aide de l’autre lacet.

« Me voilà prêt ! » cria-t-il par-dessus son épaule, en observant la rivière.

La jeune fille noua hâtivement ses effets dans sa blouse. Son corps blanc vibrait de pudeur – et de l’impatiente beauté de leur audace. L’eau rejaillit, la forme blanche disparut dans les flots, nagea en oblique et se cacha dans les prêles. Le regard tourné vers le paquet de vêtements sur la berge, et un faible sourire aux lèvres, le jeune homme nageait contre le courant, Il s’empara du paquet, l’entoura de sa ceinture et le fixa au sommet de ses propres vêtements. C’était tout un fardeau, qui se dressait par-dessus sa tête.

« Ils sont en sûreté, à condition que j’avance sans précipitation », assura le jeune homme. À brassées larges et vigoureuses il se dirigea vers l’autre rive. Immobile dans les prêles la jeune fille l’observait.

« Qu’il est étrangement puissant et hardi ! » pensa-t-elle. « La rivière ne le retient pas, l’eau ne nous sépare point ; tout doit se plier à sa volonté. »

« Ce sont ses habits à elle ! » pensait le jeune homme. « Et c’est moi qui les porte ! Et voici notre amitié qui commença par un défi, pour lequel on a méprisé la mort et tremblé sur la rive, connu la douleur et la souffrance, – je préfère transporter ses vêtements ! »

 

Il atteignit l’autre rive ; détachant le paquet de la jeune fille il le jeta à terre avec précaution. Puis il nagea un peu plus loin et lança ses habits à lui sur la berge.

– Eh bien, tu es encore là-bas ? cria-t-il à la jeune fille, bien qu’il eût espéré tout le temps qu’il en était ainsi.

– Oui, répondit-elle, j’ai oublié de me mettre en route, – c’était si amusant de te voir nager.

– Faut-il que je vienne te chercher ? Tu te sentirais plus en sûreté.

– Oui, en effet, répondit la jeune fille.

Cette fois, elle n’était plus du tout intimidée, quoique le jeune homme la regardât tout entière. Elle ressentait la joie mystérieuse qui s’empare de vous, lorsque, dépassant les limites de la vie journalière, on pénètre dans le monde féerique des aventures, où tout est sacré et permis, et où le sentiment d’être deux, qui vont leur propre chemin, est comme une flamme qui fusionne et purifie. Le jeune homme nagea rapidement vers son aimée.

– On dirait une naïade parmi les joncs ! s’écria-t-il avec un élan joyeux, et il cessa de nager.

– Et toi, un triton dans les flots ! répondit, en se mettant à nager, la jeune fille dont les yeux rayonnaient de joie.

– Tu nages très bien, naïade, dit le jeune homme.

Ils se rapprochaient de concert de l’autre rive. L’eau clapotait doucement ; par moments les épaules blanches de la jeune fille émergeaient des vagues et sa longue natte traînait sur le miroir de l’eau qui brillait, comme de l’or éclatant, sous le soleil du soir.

– Que c’est beau ! s’écria le jeune homme. De ma vie je n’ai rien vu d’aussi beau !

– Moi non plus ! dit la jeune fille émue.

« Et nous non plus ! » souriaient les arbres sur la rive.

« Et nous non plus ! » opinaient les tournesols sur le talus de la berge.

– C’est comme si nous nagions dans le fleuve de l’oubli, poursuivit le jeune homme. Tout le passé y disparaît, tout ce qui est mal et amer se dissout et nous ne formons qu’un avec la belle création qui chante l’allégresse autour de nous.

– Je le sens comme toi, répondit la jeune fille avec une émotion croissante.

Ils atterrirent lentement. « Comme c’était étroit ! » dit le jeune homme, en s’éloignant avec regret de la jeune fille pour aller prendre ses propres vêtements. Il s’habilla rapidement et se hâta vers elle.

« Puis-je tordre ta natte ? » demanda-t-il amoureusement. La jeune fille acquiesça du regard ; comme des gouttes d’argent, l’eau coulait entre les doigts du jeune homme.

« Et va-t-il falloir nous séparer maintenant ? » dit Olavi tremblant d’émotion... « Je t’accompagne jusqu’à la route... » Encore une fois il jeta les yeux sur la rivière, comme s’il voulait imprimer cette image à jamais dans son souvenir. Ils remontèrent silencieusement vers le chemin et s’y arrêtèrent.

– Mon Dieu, qu’il m’est difficile de me séparer de toi ! s’écria le jeune homme en lui saisissant les deux mains.

– Et plus difficile pour moi, put à peine balbutier la jeune fille.

– Pourras-tu jamais sortir de ma mémoire, toi... et cette soirée ?

Les paupières de la jeune fille frémirent, elle inclina vivement de la tête.

« Kyllikki ! » dit Olavi d’une voix désespérée. « Ne me cache pas tes yeux, Kyllikki !... » répéta-t-il avec de l’espoir et du doute dans son regard. Il desserra doucement les mains et les glissa comme un suppliant autour de la taille de son amie.

La jeune fille frémit de tout son être... Elle posa ses mains sur les épaules de l’homme, puis les noua lentement autour de son cou.

Une tempête de joie délirante envahit Olavi. Il pressa fougueusement son amie contre sa poitrine et la souleva. Les bras de la jeune fille resserrèrent leur étreinte.

Le jeune homme vit que l’expression de ses yeux s’adoucissait, se transformait... La tête lui tourna, et il déposa Kyllikki à terre.

– Puis-je, demandèrent les yeux.

– Oui ! répondirent les yeux de l’amie – et leurs lèvres s’unirent.

 

Quand ils les détachèrent enfin, la figure de la jeune fille s’était tellement transformée qu’elle était à peine reconnaissable, – sur sa lèvre inférieure perlait une goutte de sang.

Le jeune homme faillit pousser un cri de terreur. Mais aussitôt une ivresse inexplicable s’empara de lui : cette goutte de sang scellait la plus mystérieuse et la plus profonde amitié – et d’un long baiser passionné il but la goutte de sang sur la lèvre, souhaitant que le monde s’anéantît en cet instant.

Il était incapable de parler et ne savait s’il devait rester ou partir ; puis tout s’obscurcit à ses yeux et, comme un homme ivre, il s’éloigna sans oser regarder derrière lui.

 

 

 

 

XIII

 

 

Le bivouac près du Roc de la Vierge

 

 

Deux lieues de la rivière filant presque en ligne droite ; deux lieues ininterrompues de prairies bordées de bois sur chaque rive.

C’est un spectacle enchanteur et superbe, – enchanteur en toute saison. En automne, la rivière gonflée s’épand comme une corne d’abondance qui déborde ; en hiver les gens qui reviennent de la ville font en traîneau des courses de vitesse sur la glace ; au retour du printemps, le cultivateur, voyant l’inondation se répandre sur les prés riverains, songe au pays des Pharaons et, l’été, au chant des sauterelles, dans le parfum de l’herbe fraîche fauchée, les flâneurs rêvent de ce paradis où il est encore permis à l’homme de vivre quelques jours par an.

Deux lieues de rivière, deux lieues de prairies, – mais, en un endroit, deux rochers gardent la prairie.

L’un se dresse sur la rive, les pieds dans l’eau fraîche, et, songeur, se penche pour regarder son voisin d’en face. Ce rêveur se nomme Neitokallio – le Roc de la Vierge.

L’autre a la mine plus froide, plus altière. Il se tient un peu éloigné de la rive, dresse superbement la tête et, pardessus les hauts sommets des pins, il scrute l’étendue. Cet orgueilleux se nomme Välimäki.

 

Sur la pente rouge du Välimäki un feu rouge de bivouac flamboyait. Autour du feu, les flotteurs passaient le fort de la nuit – les uns accoudés, d’autres la tête sur leur musette, ou se servant d’oreillers l’un à l’autre. Du tuyau de leurs pipes s’élevaient de petits nuages bleus.

 

Le feu de bois rougeoyait et s’épanouissait de temps à autre en une flamme vive, colorant de sang le tronc des pins le long de la pente, et plaquant de mystérieux reflets sur l’eau sombre de la rivière. Les hommes suçaient leurs pipes en silence.

Regardez donc le rocher, camarades ! » s’écria enfin un homme de la bande. « On dirait que la vierge est encore assise là et contemple la rivière. »

Plusieurs têtes se redressèrent à la fois.

– On dirait en effet qu’il y a quelqu’un là-haut.

– Non, ce n’est qu’un genévrier. Mais c’est précisément à cette place que se tenait la demoiselle.

– Il y a donc une légende ? interrogea un novice qui travaillait pour la première fois sur la rivière de Nuolijoki.

– Une légende... ? Es-tu donc le seul étranger à Jérusalem ? s’écria un ancien. Voilà Antti, il sait parfaitement, lui, qu’il ne s’agit pas d’un conte. Et que cela ne date pas non plus d’un siècle.

– Il y a tout juste quatorze ans de ça, dit Antti en secouant les cendres de sa pipe. Je m’en souviens encore, comme si c’était hier. Oui... oui... on en voit de toute sorte en ce monde.

– Las-tu vue réellement toi-même ?

– Oui, je l’ai vue, et si bien vue que je ne suis pas parvenu à chasser sa figure de ma mémoire, – et il me semble que je ne pourrai jamais l’oublier... C’est là sur le rocher que je l’ai vue pour la première fois..., et alors, un jeune monsieur était assis à côté d’elle.

Quelques hommes s’étaient redressés et rebourraient leurs pipes.

– Était-ce son fiancé ?

– Fiancé ou tout comme... Mais cela, je l’ignorais à ce moment. Je dégageais des bûches, ici, sur le bord, et je les vis assis côte à côte. Je m’assis également, allumai ma pipe et pensai : de l’eau, c’est de l’eau, elle ne changera certes pas parce qu’on la regarde, mais il leur faut bien reluquer quelque chose pour tuer le temps.

– Et puis ? Et puis ?

– Eh bien ! ils restèrent assis un long moment..., et puis ils s’éloignèrent. Mais le lendemain, comme j’étais à ma besogne, la jeune fille revint à la même place, mais le monsieur ne l’accompagnait plus...

À ce moment, Olavi, qui était resté étendu sur le dos, les mains sous la tête, à suivre du regard les nuages, se redresse subitement et regarde fixement le narrateur.

– Quelle drôle de fille, me dis-je en bourrant ma pipe. Faire cinq verstes à pieds jusqu’ici... Elle aurait pu choisir une roche plus près de la ville ! Après tout, cela ne me regarde pas, me dis-je... Et elle est venue ainsi tous les jours – vers midi..., et elle s’asseyait toujours à la même place...

– Mais qu’y faisait-elle ?

– Rien..., rien du tout, – elle regardait devant elle.

– Peut-être était-ce toi, Antti, qu’elle lorgnait ! émit un jeune gouailleur. Tu n’étais pas encore marié, hein ?

– Je te mettrai un mors dans la bouche, gamin ! Cette histoire n’est point de la plaisanterie...

Les hommes se regardèrent et approuvèrent.

Remués par une légère brise, les pins soupirent sur la pente, et la douce plainte gémissante de deux sapins entrelacés glisse comme un écureuil le long des troncs. Les pipes frémissent entre les dents des gars.

– Et ainsi elle reste assise là..., ne parle pas..., ne chante pas..., songeant à Dieu sait quoi. Un beau jour, je traverse l’eau pour aller acheter du beurre à la ferme de Mersämantila. Quand j’arrive là-bas, derrière cette roche, je la vois venir à ma rencontre, toute vêtue de noir.

– Et...?

– J’étais surpris d’abord... Même une voilette noire devant la figure. Mon Dieu, qu’elle était belle ! On aurait dit un ange du paradis. J’ôte ma casquette : elle lève les yeux et incline la tête. Et cela fit sur moi une impression si étrange que je me retournai pour la regarder encore...

– Était-elle jeune ?

– Très jeune, – elle pouvait avoir à peine vingt ans. Et je regarde, je regarde jusqu’à ce qu’elle ait disparu derrière les sapins. Je comprends, me dis-je : le père ou la mère est mort, c’est pourquoi elle est en deuil et vient ici oublier ses chagrins. Et je m’éloigne... Mais en longeant le rocher j’entends d’en bas un gaillard qui crie : « La voilà disparue... »

« C’était comme si quelqu’un m’avait lancé une pierre à la poitrine... »

– Qu’y a-t-il ? m’écriai-je en courant vers la rive.

– Elle s’est précipitée du haut du rocher ! crie mon camarade, qui bondit comme un fou sur la berge.

« Tous deux, nous courons, – rien. Nous attendons, rien ne surnage. Je me hâte vers le village, – mon compagnon vers la ville...

« Elle fut vite retrouvée..., au premier coup de filet. – Elle avait coulé à fond comme une pierre, à la place même où elle s’était jetée. Elle ne put être rappelée à la vie, d’aucune façon. Mais qu’elle était belle, même morte... Dieu, qu’elle était belle ! Il fallut la déshabiller un peu, pour essayer de la ranimer – sa peau était comme de la soie blanche – ça semblait un crime de la toucher avec nos pattes d’ouvriers... »

Pendant tout un temps, personne ne souffle mot.

– Était-ce de chagrin qu’elle avait mis fin à sa vie ? demande enfin quelqu’un.

– Oui, de chagrin, – mais c’était un chagrin d’amour.

– Ah ! ça avait mal fini pour elle ?

– Non... pas ça. Mais elle était tellement attachée à cc garçon – ce monsieur avec qui elle était venue là, – et il l’avait délaissée.

Les hommes gardaient le silence. Le cœur d’Olavi battait si fort qu’il craignait que les autres ne l’entendissent. Il restait là, les paupières battantes, les lèvres serrées, un pli profond au front, le regard perdu dans le feu.

– Voilà donc l’amour des messieurs, marmotta quelqu’un.

– Surtout l’amour des femmes, ajouta un autre avec une gaîté feinte, pour dissiper la tristesse générale. Il en est de leur cœur comme des montres ; si on l’agite un peu, tous les rouages se détraquent.

– Dis plutôt les rouages des demoiselles, – les jeunes paysannes ne sont pas si folles. Notre amour rustique est comme une horloge de campagne. Si elle se détraque, on n’a qu’à dire « Halte ! » et à l’arrêter une heure ou deux ; puis on la secoue un peu, on crie d’une voix de colère : « Eh bien ! » et alors elle se remet en marche, elle tournerait même à contresens si tu voulais.

Ces paroles firent du bien. Quelques-uns rirent à haute voix, d’autres se contentèrent de sourire.

– Tu as raison, déclara un gros homme à la voix forte. Ma vieille aussi s’était entichée dans sa jeunesse d’un de ces sacrés poseurs, et solidement. Mais avec un blanc-bec de cet acabit, on ne va pas loin, me dis-je, je flanquai le blanc-bec dehors et pris moi-même la fille. Et cela a marché à merveille, – elle n’a plus jamais demandé des nouvelles de ce godelureau.

Un rire franc et jovial secoua la bande autour du feu.

– Vous riez sans doute de votre ratatouille, insinua un homme plus âgé en curant sa pipe. Il y a bien des montres paysannes qui ne laissent pas si facilement déplacer leur aiguille en pareil cas et il y a des hommes aussi bien que des femmes, qui ne se contentent pas de n’importe quel potage.

Il y avait un ton si sérieux dans sa voix et tant de chagrin que le rire disparut de toutes les lèvres. Surpris, Olavi se retourna et examina le parleur ; quelqu’un fit un geste mystérieux dans le dos du vieux et le désigna du doigt.

– Je connais au moins un paysan, continua le vieux, qui aima dans sa jeunesse une jeune fille et il ne put l’épouser. Il n’alla pas jusqu’à se suicider, mais il en fut fortement touché : il vendit sa ferme, but tout son argent et, comme le savetier de Jérusalem, il a erré toute sa vie, – et jamais il n’a pu oublier sa belle.

Le vieux se tut.

– Et il paraît qu’il se souvient encore d’elle, tout vieux et gris qu’il est, ajouta celui qui venait de faire un signe.

Le vieil homme laissa pencher la tête et tira sa casquette sur les yeux : on put voir frémir son menton gris et le tuyau orné de cuivre de sa pipe tremblait dans sa main.

Les hommes se regardent d’un air entendu, personne ne parle plus.

« Ce n’est pas une plaisanterie, non plus. Chacun ne connaît que ses propres affaires », conclut un homme digne et d’âge mûr.

De nouveau les pins sur la colline soupirent ; une douce plainte court comme un écureuil sur les troncs. L’aurore verse un pâle reflet sur la paroi rocheuse de Neitokallio, – de loin, par-dessus les prairies, on entend le grillon.

« Il est temps de partir ! » dit Olavi en se redressant.

Mais les hommes sont longs à se lever et observent Olavi avec étonnement. « Qu’est-ce qui se passe en lui ! Il parle avec le même accent cassé, la même voix chevrotante que le vieux... »

« Allons les gars ! » répète Olavi d’un ton presque rude, et il se retourne rapidement et descend vers la rivière.

Les hommes l’observent encore, couvrent le feu, et s’éloignent d’un pas pressé.

 

 

 

 

XIV

 

 

Fleur-de-Merisier

 

 

– Non, je veux vivre tant que je serai jeune ; je veux respirer librement tant que j’ai des poumons ! – Mais sais-tu, Fleur-de-Merisier, ce qu’est, au fond, l’amour.

– Oui, répondit la jeune fille avec un regard enflammé ; c’est l’amour !

– Oui, mais c’est aussi quelque chose d’autre. C’est la jeunesse et le printemps et la joie de vivre, et c’est la destinée, qui unît les enfants des hommes.

– Est-ce cela ? Comment n’y ai-je jamais songé avant que tu me le dises ?

– Parce que nos pensées n’ont aucune importance dans ces choses-là. Sans rien savoir les uns des autres, nous errons de-ci de-là, comme les vents du ciel ou les étoiles du firmament, et nous croisons des centaines de créatures sans les gratifier d’un regard, jusqu’à ce que le sort nous mette tout à coup, dans un éclair, face à face avec l’élue ; et au même moment, nous percevons soudain que nous nous appartenons, que nous sommes attirés l’un vers l’autre comme le fer par l’aimant – que ce soit pour le bonheur ou pour le malheur.

– Je l’avais pressenti, et je le sens maintenant avec plus de clarté, dit la jeune fille en se pressant passionnément contre lui. Une seule minute dans tes bras vaut plus que toute ma vie passée !

– Et tu es pour moi la sève montante du printemps qui m’enivre et me fait oublier tout le passé. Et je veux être ivre et noyer mon mélancolique été, mon sombre automne et mon hiver sans joie, dans l’allégresse du printemps. Et je remercie le sort qui te conduisit sur mon chemin, car personne n’est comme toi.

– Personne ? demanda la jeune fille, joyeuse et hésitante à la fois. Si je pouvais être ce que tu dis !

– Tu l’es ! Car chaque goutte de ton sang est feu et amour. Le plus léger frôlement de la pointe de ton soulier contre mon pied m’est davantage que la plus chaude étreinte d’une autre. Ton haleine est comme une caresse mystérieuse et ton parfum de fleur de merisier enivre jusqu’à la démence.

– Ne dis pas cela !... Je ne suis rien, toi seul tu es tout. Mais, dis-moi, Olavi, tous les gens sont-ils aussi heureux que nous.

– Non.

– Pourquoi donc ? Ne savent-ils pas l’être ?

– Non, ils ont peur d’être heureux. Ah ! que les hommes sont stupides ! Ils se promènent avec un livre de prières et un catéchisme sous le bras, pendant que la jeunesse et l’amour les attendent. Et quand ils sont vieux et que leurs veines sont remplies de plomb, ils jettent un coup d’œil en arrière, avec des regards de mendiants, vers leur jeunesse perdue, et, comme ils ne peuvent la rappeler, ils nous fourrent le paroissien et le catéchisme dans les bras, à nous aussi.

– Est-ce vraiment ainsi... ?

– Oui, c’est ainsi. Ce n’est que dans la jeunesse, quand le vif-argent de la vie court dans ses veines, que l’être humain peut connaître le bonheur. Et il est superbe quand il ose prendre à pleines mains sa part de vie, au point que l’écume en reluit à ses tempes et que ces vagues de la vie lui frappent le visage !

– Oserais-je, moi aussi, Olavi, oserais-je être tout cela ?

– Oui, tu l’oses. Et c’est ainsi, précisément, que tu es belle et séduisante. L’être humain est admirable quand il s’offre tout entier à un autre, sans poser de questions, sans attendre d’être payé de retour, quand il se baigne corps et âme dans la profonde source de la vie !

– Oh ! oui... Et sais-tu, Olavi ? dit la jeune fille d’une voix ardente et qui tremblait.

– Quoi donc, dis ?

Mais la jeune fille ne pouvait plus articuler un mot ; elle éclata en sanglots et cacha son visage enflammé contre la poitrine d’Olavi en pleurant tellement que son corps frêle en était tout secoué.

– Quoi donc ? pourquoi pleures-tu, petite Fleur-de-Merisier ?

La jeune fille continuait de sangloter, le corps délicat tressaillait tout entier.

– Je ne sais... Parce que je ne puis te donner autant que je le désire !

– Mais tu m’as certainement donné beaucoup plus que je n’aurais pu le souhaiter.

– Mais pas autant que j’aurais voulu ! Pourquoi n’exiges-tu pas davantage de moi ? Ordonne-moi de mourir avec toi, je viendrai et me jetterai même dans un lac de feu ! Ou étouffe-moi sur-le-champ...

Olavi se croyait assis auprès d’un feu qui allumait en lui une étincelle brûlante et dont la chaleur croissante le transperçait comme un rayon de bonheur.

– Comment peux-tu parler ainsi ? dit-il, presque effrayé. C’est folie pure.

– Peut-être, mais si tu savais comme je tiens à toi ! Dis un seul mot et je quitte père et mère, la maison et tout, pour te suivre comme une mendiante de village en village.

– Et tu n’aurais pas honte devant les gens ?

– Honte ? Que m’importe l’avis des gens ? Que comprennent-ils à l’amour ?

– Oh ! toi, Fleur-de-Merisier ! dit Olavi tandis qu’il lui soulevait le menton et la regardait droit dans les yeux. Serait-ce beau !

– Non, non – la jeune fille courba la tête. Mais je voudrais faire quelque chose pour toi..., un sacrifice pour toi.

Elle se tut un moment, mais son regard s’enflamma de nouveau.

– Olavi, je sais maintenant ce que je vais faire. Je couperai les plus belles de mes boucles et tu en feras faire un souvenir – je sais que c’est l’usage. Et tu le porteras toujours sur toi – et tu te souviendras de moi, même lorsque tu en aimeras une autre !

– Oh ! toi, Fleur-de-Merisier ! Je ne sais si je dois me réjouir ou pleurer quand tu parles ainsi ! Mais c’est l’ombre de la nuit printanière qui te possède. Le jour venu, tu penseras autrement.

– Non, jamais, pas même dans la tombe !

– Mais c’est si enfantin... ! Faut-il que je te donne, moi aussi, un gage visible qui te rappellera que tu as été heureuse avec moi ?

– Non !

– N’est-ce donc indispensable que pour moi ?

– Non, non, maintenant que tu me le dis... Ce sont des enfantillages. Pardonne-moi, Olavi, et ne sois pas fâché... Je ne souhaite rien de plus que de pouvoir t’aimer.

– Et moi, toi – sans une question, sans une pensée !

– Oui, oui. Et me rappeler toute ma vie le bonheur que tu m’as donné, en garder le souvenir comme un bienheureux secret jusqu’à l’heure de ma mort, et te bénir...

Mais, tout à coup, elle se leva sur le coude.

– Dis, Olavi ! Dis-moi une chose. Sais-tu si jamais un être humain est mort de bonheur ?

– Non, je ne l’ai jamais entendu dire. Pourquoi... ?

– Mais quand on est réellement heureux ?

– Non, je ne le crois pas.

– Mais on dit pourtant qu’on peut mourir de chagrin – et quand on veut réellement ?

Un flot de joie, de tendresse et d’émotion déferlait dans le cœur d’Olavi.

– Fleur-de-Merisier ! dit-il en l’enfermant dans un fougueux embrassement. Personne n’est comme toi ! Et si cela était possible, je ne souhaiterais pas autre chose...

– Le voudrais-tu réellement... avec moi ?

– Oui, oui..., être étouffé par ton parfum, par la chaude caresse de tes boucles ! Et ce serait le mieux pour moi..., et pour d’autres...

 

 

 

 

XV

 

 

Sœur Maju

 

 

La mélancolie avait pénétré dans son âme et il s’entretenait avec le crépuscule, qui regardait par la fenêtre et examinait avec attention son visage pâli.

– Oui, je dois avoir une sœur, – sœur Maju, dit-il, rêveur.

– Tu en as une et c’était une forte et belle fille, dit le crépuscule. Et je la connaissais très bien.

– Moi-même je ne me souviens plus de cette époque. Mais ma mère m’a raconté tant de belles choses sur son compte, – ainsi cette histoire de ma maladie...

– Ah ! ta mère t’en a parlé ! Il me semblait bien.

– Très jeune, je suis tombé malade, un jour. J’étais à toute extrémité. Ma mère et tout le monde en pleuraient, mais se consolaient en pensant que le petit Olavi serait bientôt un ange, ceint d’une couronne et tenant des palmes dans les mains. Et ils consolaient sœur Maju en disant que, devenu un ange, je m’assiérais au bord de son lit, mes blanches ailes étendues pour repousser les mauvais rêves.

– Et c’eût été mieux s’il en avait été ainsi, dit gravement le crépuscule.

– Mais la fillette, ma sœur, se mit à pleurer et à crier au milieu de ses sanglots qu’elle ne voulait pas me voir devenir un ange mais un homme robuste, – plus grand que père, grand et fort. Et elle se jeta à mon cou, et dit que personne ne devait enlever Olavi, personne !

– C’est bien cela, opina le crépuscule, c’est bien ce qu’elle fit. Et ta mère et les autres s’impatientaient de l’intervention de la fillette... Ce pauvre garçon ne peut même pas mourir en paix !

– Et elle, ma sœur, essaya de me guérir à sa façon : elle me dorlotait, elle me clignait gentiment des yeux, elle me chatouillait sous le menton. Et je dois avoir fait mine de lui sourire, quoique bien malade. Et alors, elle jubilait et persévérait dans son espoir de me voir devenir grand et solide. Puis, petit à petit, je me mis à sourire davantage, et la vie elle aussi me sourit à nouveau – et je devins un petit garçon bien portant.

– Ce fut ainsi. Et ta sœur voulait te soigner toute seule, et ne permettait à personne même de te toucher, – telle était ta sœur Maju.

– Mais, peu après, Maju tomba malade à son tour. Et, quoique très faible, elle ne voulait pas me quitter des yeux une minute et je devais toujours être assis près d’elle sur le lit, et je ne pensais qu’à rire, ne comprenant pas que mon unique sœur était en danger de mort. – De temps à autre j’ai même, en jouant, pincé sa joue maigrie, je lui ai tiré sa natte ou les oreilles...

– Ce fut toujours ta manière avec les jeunes filles – toujours en riant !

– Alors on m’éloignait d’elle – parce que j’étais cette petite brute...

– C’est bien cela. – Si on avait agi de même plus tard !

– Mais Maju me saisissait la main et me retenait auprès d’elle. Et, même à son heure dernière, je dus aller m’asseoir à son chevet et ses dernières paroles exprimèrent le vœu de me voir devenir grand et fort.

Le jeune homme s’abîma dans ses réflexions.

– Et maintenant tu es grand et fort..., dit le crépuscule comme pour l’engager à continuer.

– Oui, que n’ai-je pu conserver ma sœur... Ah ! si elle vivait encore !

– Qui sait, peut-être vaut-il mieux pour elle qu’il en soit ainsi.

– Si elle était encore en vie, elle serait maintenant dans son plus bel âge. Et elle serait à mes côtés, nous habiterions ensemble et nous ne nous soucierions pas des autres. Nous aurions notre ménage, et elle serait pour moi une camarade, une sœur, – tout ! Je vois si bien comme elle serait grande, élancée, elle aurait les cheveux clairs, blonds comme le lin de notre pays, et ses boucles flotteraient librement sur ses épaules. Et elle porterait la tête haute, – elle ne serait pas orgueilleuse, mais fière et digne. Ses yeux s’illumineraient d’ardeur et d’espièglerie. Ce seraient des yeux profonds où des mondes étranges se refléteraient, et en présence desquels personne n’oserait faire la moindre farce. Tout à fait ceux de ma mère, sauf que dans les siens habiterait beaucoup d’ardeur et de jeunesse – presque comme chez Kylli...

– Oh ! oh ! rit le crépuscule, telle serait donc ta sœur, maintenant ! Bien, continue !

– Et son caractère serait extraordinaire. Indépendante, presque arrogante, parfois au point que les vieilles personnes diraient d’elle : « Passe encore chez un garçon à la rigueur, mais chez une fille, non. » Mais à elle cela siérait bien... Ainsi elle reviendrait, maintenant, en hiver, pour s’engouffrer dans la maison avec ses skis, et si bruyamment que les portes en claqueraient. Tout de suite, elle sauterait sur mes genoux en mettant ses mains froides sur mes épaules et en me regardant railleusement dans les yeux : « Mon Dieu, mon cher frère ! Que restes-tu là à faire pénitence ! » Je me sentirais déjà d’humeur plus légère, mais je répondrais cependant, sérieux : « Comme tu es encore enfant, ma chère Maju, vraiment un gosse ! Et quel froid se dégage de tes mains... »

« Toi tu es un vrai grognon – et tu moisis ici comme un vieux moine. C’est autre chose de courir dehors en skis et de sentir la neige bruire à nos oreilles – laisse-moi te rafraîchir un peu !... » Et elle appuierait en même temps ses mains froides sur mes joues, ce qui me ferait frissonner, et elle me regarderait d’un air moqueur. Mais ma mauvaise humeur s’évaporerait et je ne pourrais m’empêcher de sourire à la joyeuse gamine : « Je te reconnais bien là... »

Le jeune homme fit une pause, le sourire aux lèvres, comme pour fixer dans sa mémoire le portrait ineffaçable de sa fraîche petite sœur.

– Si bien qu’elle existe avant tout pour ta propre satisfaction, – elle comme toutes les autres ? demanda le crépuscule avec un coup d’œil perçant.

Le rire disparut du visage d’Olavi.

– Et voilà donc ta sœur assise sur tes genoux, avec son regard espiègle ?...

– Non, non, la malice est tombée et le rire disparu. Et elle me regarde avec des yeux profonds que nulle dissimulation ne saurait affronter : « Olavi, on dit de toi que... » – Que raconte-t-on de moi ? Elle me regarde de plus en plus profondément dans les yeux : « On raconte... de vilaines choses, frère. On dit que tu joues avec le cœur des femmes – est-ce vrai ? » Je ne puis résister à son regard et je courbe la tête.

« Olavi, rappelle-toi que je suis aussi une jeune fille ! » C’est comme si un poignard me perçait l’âme. – Ah ! ma chère sœur, si tu savais tout, si tu savais comme j’en ai souffert moi-même ! Je n’ai pas voulu me jouer d’elles, j’ai seulement voulu être avec elles comme avec toi en ce moment. « Comme avec moi ? » dit-elle et elle me fixe avec de grands yeux étonnés. « Tu sais bien pourtant que tu ne peux être comme un frère pour elles – tu dois le savoir ! »

– Oui, parfois ! « Mais jamais tout à fait ! Et elles ne peuvent encore moins se sentir comme des sœurs envers toi. Tu ne t’y connais donc pas mieux, en ces choses-là ? » – Non ! « Mais tu devrais savoir... Crois-moi ! On peut être assurément la sœur de tel ou tel, mais jamais d’un type comme toi. Toi, avec tes yeux noirs, dont j’ai toujours eu peur ; ils entraînent, ils attirent – vers la chute et le malheur ! » – Ah ! ah ! chère sœur, comme tu dois me mépriser ! dis-je et je blottis ma tête contre son épaule, comme jadis contre celle de ma mère.

« Non, je ne te méprise pas, mais j’ai pitié de toi. Et je ne puis m’empêcher de t’aimer, car je sais que ton cœur est pur et bon, mais tu es faible – très faible. » Et elle caresse mon front brûlant d’un geste consolateur, comme faisait jadis ma mère. – Oui, je suis ainsi faible, mais je promets... « Ne promets rien », interrompt-elle d’un ton sévère en me menaçant du doigt. Tant de fois tu as promis avec des larmes, et toujours tu as failli. Ne promets rien, mais essaie d’être fort ! – J’essaierai... Toi ma seule et unique sœur ! et je saisis ses deux mains et je les baise avec reconnaissance...

– Tiens, vous avez des conversations de ce genre ? dit le crépuscule. Je me prends à souhaiter que ta sœur soit en vie. Si elle voulait converser ainsi un peu plus avec toi, tu serais un autre homme.

 Le jeune homme reste plongé de nouveau dans ses réflexions.

– Mais, tout à coup, elle se lève et allume la lampe, car, petit à petit, l’obscurité s’est faite. Et elle s’approche de moi, met les mains sur mes épaules et demande : « Ne puis-je t’aider à tenir tes comptes, – tu sais bien que je m’y connais ! » Je ne souffle mot. Je regarde seulement ses yeux profonds et clairs... : « Merci, tu me comprends comme seule sœur Maju peut me comprendre. »

Elle va s’installer à la table et je regarde sa petite main glisser légère sur le papier. Je commence à travailler à mes comptes et les heures passent. Puis elle interrompt soudain sa besogne et se met à bavarder : « Te voilà maintenant un vrai patron flotteur ; tu as ton bureau à toi et même une secrétaire ! Aucun autre n’est devenu chef si jeune, et nul chef n’est aussi considéré que toi qui as ton bureau et ton comptable derrière son pupitre. » Je me mets à rire : « Et nulle part il n’y a une si délicieuse fille que toi, sœur Maju ! » Alors elle redevient sérieuse et me regarde si étrangement que je comprends déjà ce qu’elle va dire. « Mais, dis-donc, combien de temps penses-tu encore continuer cette vie de chemineau ? Voilà trois ans que cela dure ! » – Y a-t-il si longtemps déjà... ? dis-je stupéfait. Cela peut durer du temps encore... « Si j’étais à ta place, j’y mettrais fin immédiatement et pour toujours. Nous retournerions tous deux à la maison pour diriger la ferme de Koskela, les parents pourraient se reposer – ils ont assez trimé dans leur vie. » Je la regarde d’un œil en point d’interrogation. – Et le père ? « Sois tranquille, sa colère est tombée depuis longtemps et lui, aussi bien que mère, n’attend que ton retour ; frère Heikki n’est pas taillé pour faire un fermier, il est bien trop mou ! » – Penses-tu ? demandé-je, étonné et réjoui. « Non seulement je le pense, mais j’en suis sûre, et sais-tu quelle besogne nous attend là-bas ? Tu vas semer, bâtir une nouvelle étable et tu feras prospérer le bétail au point de le tripler... Oui, oui, c’est ainsi ! Et que ferais-tu du marais d’Isosuo ? – Quand vas-tu le drainer et le mettre en friche ? » – Isosuo ! Comment peux-tu deviner ainsi mes pensées ? « Comment ne le saurais-je point ? je suis bien ta sœur Maju ! C’est vraiment une grande surprise. Père n’a jamais osé s’y risquer – mais tu es plus grand et plus fort que père, grand et fort... » – Sœur Maju ! m’écrié-je ivre de joie. Il faut que je t’embrasse ! Tu n’as pas ta pareille au monde !... Et la semaine prochaine nous retournerons à la maison, tout ira selon tes calculs. Le troupeau multipliera, les champs s’élargiront, le trèfle parfumé ondoiera sur l’ancien marais, et la ferme de Koskela étendra sa renommée de plus en plus loin. Et nous serons si heureux..., toi comme ménagère, moi comme propriétaire. Et puis, petit à petit, nous deviendrons vieux et gris, mais nos enfants... Mon Dieu, comme je déraisonne !

– C’est ton plus beau rêve, et j’espère qu’il sera bientôt réalisé ! rit le crépuscule en ouvrant tout large ses yeux noirs. Mais allume donc vite la lampe – il fait noir comme dans un four !

 

 

 

 

XVI

 

 

Fil-de-la-Vie5

 

 

– Et si j’étais poète, je chanterais une chanson – une chanson profonde, belle, éblouissante. Et si je savais pincer les cordes de la lyre, j’en accompagnerais ma chanson.

Je te chanterais, toi et l’amour, et le fil-de-la-vie aux fleurs d’une blancheur de neige. Car tu es un fil-de-la-vie, mon aimée – belle et charmante comme lui, tendre et chère comme le fil-de-la-vie sur le banc de la fenêtre ; profonde et sans limites comme la vie elle-même !

– Mais tu es toujours poète, Olavi, car ton langage est comme un chant et comme la poésie, répond la frêle jeune fille avec des regards bienheureux. Chante encore pour moi – je ne souhaite rien de plus que de pouvoir à tes pieds écouter ta chanson.

– Ah ! si tu pouvais toujours rester ici ! N’est-ce pas étrange de devoir te rencontrer, Fil-de-la-Vie, moi, qui croyais ne plus voir que les feuilles jaunes et fanées de l’automne ?

– Les feuilles jaunes de l’automne... ? dit la jeune fille avec une question timide dans le regard. Olavi, il ne faut pas m’en vouloir... Dis, en as-tu aimé d’autres... ? On raconte tant de choses ?

Le jeune homme médite un moment.

– Peut-être y a-t-il beaucoup de choses à raconter sur mon compte, dit-il d’une voix triste. Mais dis-moi donc, toi, Fil-de-la-Vie, ne pourrais-tu plus m’aimer pleinement et entièrement si tu savais que j’en avais parfois aimé d’autres ?

– Non, non..., je ne veux point dire cela, répondit la jeune fille en caressant doucement ses genoux. Je ne pensais pas à moi...

– Mais à... ?

Un moment, ils se regardèrent en silence.

– Oui, je te comprends – ton regard me dit tout !

Il caressa doucement et calmement la tête qui reposait contre ses genoux.

– La vie est si étrange. Et l’être humain lui-même est la plus étonnante de toutes les énigmes. J’ai aimé..., mais je me sens maintenant comme quelqu’un qui a tout simplement rêvé d’aventures étranges.

– Mais as-tu réellement aimé auparavant... je veux dire as-tu donné tout ce que tu possédais – et, peut-on pareillement donner plus d’une fois dans sa vie ?

Cela sonnait doucement, mais la note en était si intense et si vibrante que le jeune homme garda le silence et se mit à regarder devant lui.

– Qu’y comprendre ! dit-il après une pause. Je pensais avoir tout reçu et tout donné – et être pauvre comme un mendiant. Mais tu vins alors sur mon chemin, si différente des autres, abondante en trésors cachés que personne ne m’avait offerts auparavant, et maintenant je me sens de nouveau riche, jeune et intact, comme si je venais de franchir le seuil de la vie.

– Oh ! oui, tu es riche, riche comme un roi..., et je suis ton humble esclave, assise à tes pieds. Mais comment l’homme peut-il être riche... ? comment l’expliquer ? Je ne le comprends point.

– Sais-tu ce que je crois ? Que l’homme est inépuisablement riche et profond, comme la nature elle-même, qui est éternellement jeune et modifie seulement les aspects de son évolution. Je crois que tout ce qui m’est arrivé jusqu’ici n’était que la montée des sèves printanières. Et maintenant l’été est arrivé, le calme, chaud et bienheureux été. J’ai été comme le manoir du conte, personne ne possédait la clef de la salle des fêtes. Mais toi, tu avais cette clef, – les autres sont restées dans l’antichambre, toi seule as pu pénétrer dans la salle.

– Est-ce bien vrai, Olavi ? Je n’oublierai jamais ces paroles !

– C’est ainsi, car par toi, j’ai appris pour la première fois combien mystérieuse, profonde et sacrée est l’union de l’homme et de la femme. Ce n’est point une rencontre de hasard, rien qu’étreintes et que baisers ou le courant printanier de deux sentiments ; mais un silencieux bonheur qui circule dans les veines, comme la sève dans les racines de l’arbre, – invisible, mais cependant essentiel – muet, mais révélant tout sans que remuent les lèvres.

– C’est ainsi, dit la jeune fille, émue. Ne le savais-tu pas encore ? Dès le premier moment je l’ai senti.

– Non, je n’ai point compris que ce lien noue si intensément tout notre être, qu’il est la base de la vie et du bonheur de tout ce qui vit sur la terre. Maintenant je comprends que l’un sans l’autre nous sommes comme la terre sans eau, l’arbre sans racines, le ciel sans soleil et sans nuages. Maintenant je comprends ce que d’abord je n’avais pas saisi : tout le mystère de notre existence, la force qui tient l’homme debout.

– Et tu comprends que c’est l’amour qui est plus grand que tout ! Mais pourquoi les hommes ne parlent-ils jamais de cela... ? je veux dire, de l’amour même et pas seulement du mot ?

– Parce que, je suppose, c’est chose trop profonde et trop sainte pour qu’on en parle ; elle ne devient limpide que pour ceux qui l’éprouvent eux-mêmes. Et celui qui réellement la sent, se tait et se borne à la vivre. Écoute, je me rappelle certaine chose, une scène dans une petite hutte délabrée, – elle explique tout...

– Tu l’as vue toi-même, cette hutte ?

– Certainement, il y a plusieurs années de cela. C’était par une froide journée d’hiver et j’avais une course à faire dans ces parages. Les vitres en étaient couvertes de fleurs de givre et des courants d’air soufflaient par les fentes du mur. Deux enfants étaient accroupis au coin du feu et réchauffaient leurs petits pieds rouges et gelés, deux autres se disputaient sur le plancher la dernière croûte de pain.

– Ils étaient si pauvres ? demanda la jeune fille d’une voix tremblante de compassion.

– Oui, des plus pauvres... Et dans le lit, parmi les chiffons, un nouveau-né était couché dans les bras de sa mère.

– Là, dans ce froid ?

– Oui, mais écoute la fin. À la table était accoudé le pauvre maître du logis. Et son regard allait des enfants par terre, à la mère avec l’enfant dans les bras. Et il les regardait et il souriait et son maigre et pâle visage semblait transfiguré.

– Et la mère... ? demanda vivement la jeune fille. Souriait-elle aussi, et plus que l’homme ?

– Oui, elle souriait, ils souriaient tous deux. Et ce sourire enveloppait les enfants et le courant d’air et les chiffons et tout. Et j’étais si gêné que je ne savais plus où regarder. Les misérables ! pensai-je. Ces gens sont tellement abrutis qu’ils ne savent plus pleurer ? Mais aujourd’hui, je comprends leur sourire : entre eux existait ce dont nous parlions tantôt, cette chose profonde et mystérieuse. Et grâce à elle, la hutte était pour eux un palais, et leurs enfants en haillons des enfants de rois, – et voilà pourquoi ils souriaient...

Ils restèrent un instant silencieux. Le jeune homme sentait un léger frémissement parcourir le corps de la jeune fille et se propager dans le sien.

– Je comprends maintenant, dit-elle enfin, pourquoi tu trouves l’homme si profond et si impénétrable. Il y a un moment, je ne le comprenais pas si bien. Et sais-tu, Olavi ? Je voudrais être cette pauvre femme... Fleurs de givre à la fenêtre, chiffons dans le lit... Mais, mais...

Des larmes limpides brillaient dans ses yeux.

– Mais quoi... ? demanda le jeune homme tendrement ému, en prenant doucement la tête de la jeune fille entre les mains et en cherchant ses yeux.

– Mais posséder celui que j’aime, entièrement et pour toujours, dit la jeune fille avec ardeur, en le regardant droit dans les yeux.

Olavi tressaillit. C’était comme si, au bonheur qui les berçait sur ses vagues profondes, s’était mêlé tout à coup quelque chose d’inexprimable, quelque chose d’angoissant et d’amer, qu’il ne comprenait pas, mais dont il sentait la présence.

– Non, pas cela..., mais posséder par lui ce qui, parmi les chiffons, souriait dans le lit, dit la jeune fille en appuyant sa tête sur la poitrine d’Olavi et en se serrant si fort contre lui qu’ils ne faisaient plus qu’un.

La lampe était allumée et un petit feu flambait dans l’âtre.

La jeune fille était accroupie sur le sol, dans son attitude favorite, et tenait sur ses genoux les pieds du bien-aimé – enveloppés de son tablier, comme s’ils lui appartenaient.

– Travaille, je ne te dérangerai pas, dit-elle. Je ne veux que rester ici à te caresser les pieds et à regarder en secret comme tu es beau.

Olavi jeta sur elle un coup d’œil rapide et ardent et continua sa besogne.

– Écoute, Olavi ! dit la jeune fille après une pause. Que vais-je serrer dans mes bras quand tu seras parti... ?

Elle le regardait d’un air désemparé, comme si elle demandait un conseil. Le jeune homme laissa échapper un mouvement d’impatience, comme s’il avait inscrit un chiffre erroné, difficile à effacer.

– Rien, naturellement, dit-il après un instant, d’une voix qui voulait être légère et railleuse. Tu n’avais rien d’autre auparavant non plus...

– C’était auparavant..., mais maintenant il me faut quelque chose !

La jeune fille parlait d’une voix si émue qu’Olavi laissa tomber la plume sur la table et regarda songeusement le feu qui brûlait dans l’âtre. C’était comme s’il parlait à une enfant – une enfant grave et étrange qui comprenait et en savait plus que maints adultes – mais qui restait tout de même une enfant, posant obstinément des questions naïves auxquelles un adulte pouvait difficilement répondre sans la froisser.

La jeune fille le fouilla longtemps du regard.

– Ne sois pas fâché, Olavi, dit-elle avec chaleur. Je suis si enfant. Continue ton travail, je t’en prie ! Sinon, tu me feras de la peine.

– Comme tu es délicate, dit le jeune homme, ému, en lui pressant la main. Nous en reparlerons une autre fois..., plus tard. As-tu compris ?

– Oui, – une autre fois. N’y pense plus maintenant.

Mais le son creux des paroles revenait en écho dans les oreilles d’Olavi – c’était comme s’il les avait prononcées seulement pour contenter une enfant, pour dire quelque chose. Il reprit sa plume, non pour continuer son travail, mais pour griffonner distraitement des petits carrés et des points d’interrogation en marge de son livre de comptes.

La jeune fille se rapprocha de lui et appuya la joue contre ses genoux en fermant les yeux. Mais sa pensée travaillait sans cesse et, quand elle releva la tête, le feu d’une impulsion soudaine brillait dans son regard.

– Olavi ! s’écria-t-elle avec ferveur. Ton travail presse-t-il bien ?

– Non, – et pourquoi cela ?

Il devinait au son de la voix qu’elle avait quelque chose d’important à lui dire.

– Je me rappelle tout à coup une vieille légende que je voudrais bien te raconter maintenant, tout de suite.

– Mais raconte, raconte ! s’écria Olavi avec soulagement. Toi, tu es bien la seule que je connaisse qui sache raconter des légendes et même imaginer des contes.

– Celle-ci, je ne l’ai point inventée, je l’ai entendue raconter par d’autres, assura la jeune fille.

– Alors, comment débute-t-elle ? demanda vivement Olavi, en lui prenant les mains. Il était une fois... n’est-ce pas ?

– Parfaitement... il y avait une fois un garçon et une fille et ils s’aimaient ; surtout la jeune fille aimait si fort, qu’il n’y avait pas de paroles pour exprimer son amour...

Elle regarda Olavi dans les yeux pour voir l’effet que produisait le début de son conte.

– Cela commence bien, acquiesça Olavi, mais dans son cœur naquit une pensée secrète.

... Et ils s’étaient assis dans le bois, sous de hauts bouleaux, et parlaient de leur bonheur. Mais la jeune fille ne put retenir le jeune homme et ils durent se séparer. Et l’heure du départ sonna, et la jeune fille comprit qu’elle ne reverrait plus jamais son aimé.

Les yeux d’Olavi devinrent plus grands et la pensée secrète commença à prendre racine.

– Continue, continue, qu’arrive-t-il ensuite ?

– Alors la jeune fille dit au jeune homme juste au moment de se séparer : « Donne-moi un signe, n’importe lequel, pour que je me sente toujours à toi, de telle façon que personne ne puisse t’arracher de mon cœur ! » Le jeune homme réfléchit un moment : « Où mettrai-je le signe ? demanda-t-il. « Là, au-dessus de mon cœur ! » dit-elle. Et la jeune fille découvrit sa poitrine et il tira son couteau de la gaine et de la pointe aiguë, grava un petit cœur sur la poitrine de son amie, juste au-dessus du cœur...

Un léger frémissement parcourut la jeune fille.

– Et il colora cette marque, comme font les matelots quand ils se tatouent des ancres sur les mains. Et quand la marque fut achevée, il la baisa – et ils se séparèrent.

Le jeune homme se sentait ému, – déjà il comprenait...

– Et puis ? demanda-t-il doucement. Qu’advint-il de la jeune fille qui avait une marque au-dessus du cœur, et du garçon qui avait fait cette marque ?

– Du garçon ? dit la jeune fille, étonnée, en essayant de se rappeler. Mon histoire n’en dit pas plus long sur son compte, elle ne parle que de la jeune fille.

– Oui, cela est naturel, le jeune homme partit en voyage, dit Olavi. Mais la jeune fille ?

– Tous les soirs en se déshabillant, la jeune fille examinait la marque, et chaque matin quand elle s’habillait, et elle était parfaitement heureuse, car elle sentait que le jeune homme, par cette marque, était toujours près d’elle. Or, plus tard, ses parents exigèrent qu’elle se mariât, et, bien qu’elle s’en défendît, elle dut céder. Mais elle n’aimait pas son mari et contemplait toujours en secret la marque de son aimé et il lui semblait qu’ainsi elle vivait avec lui – et elle était heureuse.

– Et le mari ? Ne s’aperçut-il de rien ? demanda vivement Olavi.

– Non... Les hommes, la plupart du temps ne font pas attention à ces choses-là. Mais bientôt la jeune fille mit au monde un enfant de son mari..., oui, elle était encore jeune fille, car elle était restée fidèle à son amour. Et cet enfant portait une marque semblable à la même place. Lhomme la vit. « Qu’est-ce, ceci ? » demanda-t-il d’une voix froide. « Cela, c’est une tache de naissance », répondit la jeune fille. « Ne mens pas ! » s’écria l’homme. « C’est une marque héréditaire ! Découvre immédiatement ta poitrine que je voie. »

– La jeune fille refusa, car elle trouvait que cela ne regardait pas son mari. Alors le visage de l’homme s’assombrit de fureur, et il se mit à déchirer les vêtements de sa femme. Mais la jeune fille ne voulut pas cacher le signe plus longtemps, elle se redressa et, blanche comme neige, elle lui dit avant qu’il ait pu l’interroger :

« C’est une marque de l’aimé de ma jeunesse et le signe que je lui appartiens pour toujours, – et il en est encore ainsi ! » Les yeux de l’homme s’enflammèrent, et, sans une parole, il tira son couteau et l’enfonça à travers la marque, profondément dans son sein...

Elle voulut poursuivre, mais la voix lui manqua – elle sentait tressaillir les genoux d’Olavi contre sa poitrine.

– Tu sais bien raconter, dit le jeune homme d’une voix étouffée. Mais la fin est trop sinistre.

– Non, ce n’était pas du tout sinistre, au contraire, c’était beau ! La jeune fille ne souhaitait rien de mieux. Elle mourut le sourire aux lèvres, comme meurent les bienheureux... Et ce n’est pas encore tout à fait fini – il y a une suite !

– Une suite ? s’écria Olavi, étonné, sans pouvoir deviner comment la jeune fille allait terminer son récit.

– Oui, continua-t-elle, car la jeune fille arriva, après sa mort, à la porte du Ciel. Et saint Pierre s’y trouvait, comme à l’habitude.

« Tu n’entreras pas », dit saint Pierre, « car tu portes sur ra poitrine la marque des vices de ta jeunesse ! » Mais comme la porte du Ciel était restée entrouverte, Dieu le Père, sur son trône, entendit ces paroles. « Ouvre la porte ! » dit-Il, et Il examina la poitrine – et la jeune fille ne craignait pas Son regard. « As-tu si peu d’expérience de ces choses-là ? » dit le Seigneur à saint Pierre, d’une voix de reproche. « Elle est restée fidèle à l’amour de sa jeunesse. Entre, mon enfant ! »

Ils se turent tous deux. Une petite flamme bleue dansait au-dessus de la flamme rouge de l’âtre.

– Merci, Fil-de-la-Vie, maintenant je comprends ton symbole, murmurait Olavi d’une voix tremblante, tandis qu’il baisait ardemment les mains de son amie. Et comme tu l’as bien raconté...

– As-tu bien tout compris ? dit-elle. Ce n’est pas encore fini...

– Pas encore ?

– Non !

La jeune fille retira ses mains et, comme si elle résumait tout ce qu’elle avait raconté, elle jeta ses bras autour des genoux d’Olavi et le regarda en l’implorant des yeux.

– Donne-moi cette marque !

Des frissons parcoururent Olavi, il lui semblait avoir froid, puis, soudain, chaud.

– Non, non, Fil-de-la-Vie ! N’exige pas chose pareille – je ne pourrais le faire, dit-il anxieux.

– Tu peux si tu le veux – l’amour peut tout !

– Mais voyons, après ce récit...

– Tu trouvais pourtant que c’était admirable ?

– Oui, la pensée en est admirable, mais je disais aussi que c’était bien affreux, cet épisode, tu sais...

– Oui, mais c’est précisément le plus beau... Ne peux-tu le faire ? implora-t-elle, les lèvres tremblantes.

– Oh ! se plaignit Olavi, et la sueur de l’angoisse perlait sur son front. Je ne saurais te refuser – mais je ne pourrais jamais chasser cette place de mes pensées...

– Je m’étais bien doutée qu’il en serait ainsi – tu ne peux pas me comprendre, car tu n’es pas moi. Mais il me faut quelque chose, sinon je ne puis plus vivre, dit-elle avec vivacité. Regarde !

Elle tira de sa poitrine un petit sachet de soie, attaché à son cou par un ruban rouge.

– Tu vois, cela repose précisément à cette place !

– Que c’est joli ! s’écria Olavi rassuré, en prenant le sachet. Et tu veux y mettre quelque chose qui vienne de moi !

– Oui.

– Alors, une boucle de mes cheveux... Es-tu enfant à ce point ?

– Non, pas tant que tu crois.

– Alors, une Heur ?

– Non, pas une chose si puérile.

– Veux-tu un poème d’amour ?

– Non plus – toi-même tout entier !

Étonné, sans comprendre, Olavi considéra la jeune fille. De plus en plus, il était enveloppé par tout ce dont il avait voulu se détacher.

– Tu ne comprends pas ? Ton portrait.

– Mais je n’en ai qu’un et je n’ai jamais donné mon portrait à personne, essaya-t-il de se défendre.

– Non, tu l’as gardé pour moi, dit la jeune fille avec insistance.

Olavi eut honte... Quelle pitoyable figure faisait-il ! Pourquoi ne se levait-il pas et ne serrait-il dans ses bras cette merveilleuse et tremblante enfant ? Pourquoi ne lui jurait-il pas : « C’est toi qui as fait vibrer les cordes profondes de mon cœur, – je suis à toi, et tu es à moi, maintenant et de toute éternité ! » Il se leva et dit avec feu :

– Oui, naturellement, c’est pour toi qu’il a été fait et pour personne d’autre... !

Mais les paroles s’étranglèrent – c’était comme si du sable avait coulé dans ses veines. Il chercha le portrait, de ses mains tremblantes, et s’écroula, égaré, sur sa chaise.

Les yeux brillants comme des étoiles et illuminés de bonheur, la jeune fille le regardait. Olavi ne pouvait soutenir ce regard et courbait la tête. « Qu’ai-je fait ? Pourquoi la tromper et me tromper ? Pourquoi lui offrir des miettes comme à une mendiante, à elle qui devrait tout recevoir ? » Mais la jeune fille tenait toujours le portrait dans sa main et regardait tour à tour, les yeux rayonnants, le portrait et Olavi.

« C’est toi, réellement », dit-elle à la fin et après avoir porté le portrait à ses lèvres, elle le glissa dans le sachet qui disparut sur son sein. « Maintenant je ne demande plus rien, et je te serai reconnaissante toute la vie. Tu seras absent, et près de moi néanmoins. Je te parlerai le soir au lit, et le premier que je verrai le matin sera toi, – et, comme jadis, je bavarderai avec toi. Et quand je serai morte, tu seras enseveli avec moi. »

Une profonde émotion s’était emparée d’Olavi. Il restait là comme si quelque chose s’était déchiré en lui. Il contempla le visage de la jeune fille. Qu’il était franc, pur et sain ! Pourquoi ne pouvait-il être tel, lui aussi ! Que s’était-il donc passé en lui, vraiment ? Il aurait voulu se jeter à terre et se blottir à côté d’elle et tout lui avouer – et redevenir ainsi jeune, pur et neuf, et tout ressentir comme la jeune fille. Mais c’était impossible... « Ton printemps est passé pour toujours ! » lui criait une voix glaciale. Et lorsque la jeune fille lui embrassa les genoux, c’est à peine s’il osa se pencher sur elle, implorant son pardon, les lèvres pressées sur son front près de la longue chevelure.

De chaudes gouttes commencèrent à tomber sur les genoux du jeune homme, de chaudes gouttes commencèrent à tomber sur les cheveux de la jeune fille. Elles provenaient de sources profondes et agitées, – mais de sources différentes et elles s’écoulaient dans des sillons différents.

 

 

 

 

XVII

 

 

Les sombres rides

 

 

Dimanche matin – un dimanche matin calme et paisible. Olavi venait de se raser et était à se peigner devant le miroir.

« On dirait que les creux près des tempes sont devenus plus marqués » pensa-t-il. « Bali ! ça donne l’air plus mâle ! » Il déposa la brosse sur la table, tourna légèrement la tête et à nouveau regarda dans la glace d’un air scrutateur. « Je parais aussi un peu pâle » pensa-t-il. « Mais aussi je ne suis plus un petit gars qui apprend ses lettres ! »

Il fit un mouvement comme pour s’éloigner.

« Regarde encore une fois, plus attentivement » fit observer le miroir.

Olavi prit la brosse, se lissa la moustache et sourit.

« Alors, tu ne remarques rien... ! » demanda moqueusement la glace. « Regarde un peu sous »

C’était comme si les écailles lui tombaient des yeux. De la glace le contemplait une figure pâle où s’inscrivaient, près des tempes les rides des années de lutte et de vagabondage. Et sous les yeux de profonds sillons d’un gris cendré, comme deux sceaux identiques sous une signature.

« Est-ce possible ? » s’écria-t-il, et il sentait son sang se glacer.

« Est-ce étonnant ? » répondit le miroir, calme et froid.

 

L’homme dans la glace le regardait toujours, avec ses sombres rides.

« Mais où les ai-je donc attrapées ? » s’exclama Olavi dans son anxiété.

– Tu ne devrais pas avoir besoin de le demander ! répliqua la glace. Maintenant, tu es marqué – sans l’avoir demandé.

L’homme dans la glace continuait de regarder fixement, et les sombres rides étaient toujours là. Olavi aurait voulu détourner la tête et fermer les yeux, mais impossible : c’était comme si, derrière lui, un homme s’était dressé, grand et sévère, qui aurait commandé, le fouet à la main : « Regarde ! »

Et il regardait.

– Regarde-toi de plus près, pour que tu apprennes à mieux te connaître, criait l’homme au fouet. Regarde toute l’étendue de ces marques – qu’y vois-tu ?

Olavi regarda. Une multitude de rides légères et de lignes – quelques-unes profondes, d’autres moins profondes, certaines droites et bien visibles, d’autres indécises. Une sueur froide perla à son front.

– Compte-les... s’écria l’homme derrière lui.

– Impossible ! On les distingue à peine.

– Je le sais bien, dit l’homme au fouet, d’un ton méprisant, mais compte-les quand même !

Olavi se pencha et essaya de les compter.

– Eh bien, combien y en a-t-il ?

Pas de réponse.

– Combien y en a-t-il ?

La question retentissait en coup de tonnerre et Olavi crut entendre siffler le coup de fouet au-dessus de la tête.

– Peut-être neuf ou dix, répondit-il.

– Il y en a bien plus ! Et veux-tu savoir ce qu’elles signifient !

– Non !

– Je le pense bien, mais je le dirai quand même pour que rien ne t’échappe ! – La première ?

– Je ne sais.

– Tu le sais bien : des yeux flamboyants !

C’était comme si un coup de fouet l’obligeait à baisser la tête malgré lui – et les coups tombèrent drus l’un après l’autre :

– Une taille gracieuse et des boucles caressantes !... Des larmes et de vaines promesses !... Soir de beauté !... Fraternité trompeuse !... Égoïsme et appétit de conquête !... Voix mourantes de la jeunesse !... Rêves et illusions qu’on se donne à soi-même !...

– Assez !

– Pas encore, il y en a tant et plus dont tu te souviens à peine.

– Ne me tourmente pas davantage ! cria Olavi menaçant.

– Tu es toi-même celui qui te tourmente ! Regarde un peu mieux : et puis, et puis... !

– Ne me tourmente pas ! hurla Olavi comme un fauve blessé. Il saisit le miroir sur la table et le lança contre le poêle, si fort que les éclats volèrent sur les carreaux en sonnant. Il s’était redressé. Son sang bouillait et ses yeux brillaient d’une flamme sombre.

« Et alors ? » cria-t-il avec bravade, en frappant du pied. « Je porterai moi-même ma marque – et je la porterai tête haute ! »

Il dit, prit son chapeau et sortit comme un ouragan.

 

 

 

 

XVIII

 

 

Deux âmes

 

 

Le train se mit en marche, le sol trembla, les wagons eurent un léger bercement.

Deux personnes dans le compartiment. L’une d’elles était une jeune dame dont les grands yeux bleus erraient constamment au loin : en face d’elle un jeune homme était assis.

– Vous avez raison, acquiesça le jeune homme, et l’on pourrait en dire long à ce sujet, – mais me siérait-il de discuter là-dessus avec vous ?

Il parlait d’une voix tendre et respectueuse, mais aux coins de sa bouche tremblait un mépris contenu.

– Chacun est libre d’exprimer ses opinions, dit la jeune femme. Je suis toujours charmée de rencontrer des gens qui ont leurs idées à eux. En outre, continua-t-elle, en baissant la voix et avec un sourire enjoué dans ses yeux rêveurs, je suis d’avis que vous pouvez exprimer vos pensées sans mon autorisation... Notre première rencontre n’a pas eu lieu par autorisation spéciale, non plus.

– Vous en souvenez-vous encore ? rit le jeune homme. Tout le mérite en revient à Amor, le livre de M. Hansson. Et qu’y puis-je si ce Monsieur Amor ne condescend pas à tenir compte des convenances et des autorisations, mais vous précipite devant moi et me force à voler à votre secours sans avoir été présenté !

Il s’exprimait avec tant d’enjouement que la jeune femme ne put s’empêcher de rire.

– Votre mari a eu la bonté de m’inviter chez vous et vous, Madame, vous avez consenti à vous montrer aimable avec moi, un rustaud de flotteur, à cause de ce petit incident... Cet épisode appartient au passé, et je saurai me tenir à ma place.

La jeune femme le gratifia d’un long et pénétrant regard.

– Pourquoi parler de flotteur et de manque d’éducation ? Sur vos lèvres, on lit de l’orgueil et de l’ironie plutôt que de l’humilité.

– Est-ce vrai ? S’il en est ainsi, veuillez bien m’en excuser ; ce n’était pas dans mon intention. Je vous remercie, et c’est aimable à vous de me parler comme si nous n’étions pas, moi un flotteur et vous une belle dame, mais simplement deux âmes humaines.

– Mais oui, rien que deux âmes, vous le dites bien.

Le jeune homme lui lança un regard oblique et scrutateur ; aux coins de sa bouche réapparurent de l’insolence et du mépris refoulés.

– Et l’incident qui a fait naître notre discussion, dit-il d’une voix changée, concerne deux âmes et leurs relations mutuelles, ce qui ne regarde point les tiers. Dites, Madame...

Il se tut ; l’employé venait d’allumer les lampes. La flamme se tortillait, la froide boiserie avait pris un aspect plus chaud, tout le compartiment se revêtit d’intimité...

– ... À mon avis, dit avec chaleur le jeune homme, c’est le fait capital de notre vie. Notre destinée entière en dépend d’une façon aussi absolue que la récolte dépend du temps que le ciel nous envoie – mais convient-il de le dire ?

– Et pourquoi pas, si c’est la vérité ?

– Parce qu’il n’est pas question de vérité ici. Nous parlons simplement d’enfants très bien éduqués, à qui la cigogne apporte des sœurs et frères, et auxquels le coq, qui figure sur la couverture de l’alphabet, donne de la menue monnaie, continua-t-il d’une voix amère et ironique. L’amour est un sage petit gosse que nous dressons et que nous menons à l’école comme un jeune toutou – excusez ce vilain mot ! Nous le débarbouillons et le brossons, nous lui apprenons à attraper un bout de sucre et à remercier..., puis nous lui mettons des pantoufles douillettes, un ruban de soie rouge autour du cou, et nous le promenons par les rues et les avenues... On le tient en laisse et on le met entre les mains du premier venu. « Regarde, voilà ton futur maître, celui qu’il faut aimer jusqu’au trépas ! »

La jeune femme se mordit les lèvres sans pouvoir dissimuler un sourire.

– Vous y mettez trop de passion, voyons... Vous exagérez.

– C’est possible. Je vous demande pardon si j’ai blessé vos sentiments. J’ajoute que c’est le petit dieu qui nous mène et non pas nous qui le guidons. Nous sommes fiers comme des dieux, et pourtant, devant l’amour, nous rampons comme des misérables vers la terre. Nous sommes forts comme des lions, nous les hommes, mais il suffit à une frêle jeune fille d’une simple boucle de cheveux pour nous mener même à la ruine. Vous autres, femmes... Mais je n’ai pas le droit d’en parler...

Le train passa sur un pont..., la voix du parleur se perdit dans un bruit de ferraille...

– Est-ce votre conviction, interrogea de nouveau la voix ferme du jeune homme, ou est-ce simplement parce que tout le monde a toujours parlé ainsi ?

– Mais oui, c’est ma conviction, répondit-elle d’un ton sarcastique.

– Alors, je me demande : à quoi bon le passé ? Rougissons-nous parce qu’on nous a appris à rougir ? Ou parce que les lèvres disent « non », alors que les yeux crient : « Me voici ! »... Ne sommes-nous pas toujours prêts à n’importe quoi, en dépit de toutes les hypocrisies de la morale, quand nous apparaît l’idéal personnifié ? Ne somme-nous pas inquiets comme l’aiguille d’une boussole jusqu’au moment où se décèle l’ardent désir du cœur !

La jeune femme eut un regard d’effarement. Personne ne lui avait encore parlé de la sorte. « Quel est donc cet homme et que me veut-il ? Pourquoi me suis-je laissée aller à entamer ce débat avec lui ? »

– J’admets qu’il y a des circonstances dans la vie qui vous donnent le droit d’employer un tel langage, dit-elle, cherchant à éluder la question. N’empêche que, dans la majorité des cas, votre critique est mal fondée. Il ne s’agit ici que de sentiments par trop éphémères, et la plupart des gens y mettent une sourdine, estimant que cela vaut mieux ainsi.

– Dites plutôt : parce que les conventions sociales l’exigent ! cria le jeune homme d’un air méprisant et menaçant.

Il y eut un arrêt à une gare, où une foule d’ouvriers prirent d’assaut le compartiment.

La jeune femme poussa un soupir de soulagement. Mais les hommes, remarquant au-dessus de la porte l’écriteau bleu-clair : « Non-fumeurs », se mirent à rire, avec de grosses plaisanteries sur le « compartiment-harem », puis se faufilèrent dans un autre compartiment.

– ... Je vous ai de nouveau blessée, dit le jeune homme, d’une étrange voix sourde. Mais cessez de penser à vous-même... Si votre mariage est heureux comme c’est le cas sans doute, ne pouvons-nous parler mariage en général, sans penser que vous êtes mariée, et que je suis célibataire ? Nous pouvons en parler – comme deux êtres humains...

– Qu’il en soit ainsi, répondit la jeune femme, qui ne se sentait plus très à l’aise. « Saurait-il quelque chose ? Viserait-il quelqu’un ? J’ai l’impression qu’il y a de la raillerie dans ses propos. »

– Je ne désire blesser qui que ce soit, ni dire un seul mot déplacé, continua le jeune homme, d’une voix contenue. Mais est-ce que nous devons nous taire quand nous voyons des centaines de gens se précipiter vers la tombe de leur bonheur, comme des poissons dans un filet ? Vous ne pouvez pourtant pas prétendre que le filet soit la demeure idéale du poisson, uniquement parce que le filet se trouve sous l’eau.

– Vous ne pouvez parler ainsi ! s’écria la jeune femme d’un ton angoissé. Votre comparaison est boiteuse : elle n’est pas seulement boiteuse, elle est entièrement fausse ! Vous devez savoir que moi, et des milliers de mes pareilles, nous respectons ce que vous appelez la tombe du bonheur.

Le jeune homme lui lança un long regard, presque empreint de pitié.

– Je vous comprends bien, mais pourquoi voir là encore une allusion personnelle ? Je croyais, dit-il à voix basse en la couvrant d’un regard fascinateur, je croyais que vous me compreniez mieux, et que vous m’approuviez presque ; car, sous ce rapport, votre lot, à vous autres femmes, est, à mon avis, plus malheureux que le nôtre. Je m’imaginais qu’avec vos instincts plus affinés et vos espérances plus vastes, vous ressentiez plus violemment les désillusions.

– Est-ce que vous prétendez vous gausser de nous... Avez-vous envie de me tourmenter ?

– Nullement... La chose elle-même est la plus criante dérision que l’on puisse imaginer...

Sa voix était sourde, mais tranchante comme la pointe d’une alène dissimulée dans la bourre de laine.

– Dites-moi donc : toute jeune fille ne s’est-elle pas fait un idéal de l’homme dont elle rêve, et ne s’attend-elle pas à ce que le mariage lui apporte ce grand et saint bonheur après lequel tout son être languit ?

– Oui, c’est vrai, répondit avec vivacité la jeune femme, mais cet idéal est simplement un rêve de jeune fille, qui ne se réalise pas toujours.

– Qui ne se réalise pas toujours ?... Allons donc ! Chacun de nous ne fait-il pas un mari ? Homme tremblotant et sénile, corps desséché, esprit rude et maladroit ? Nous sommes tous des idéals !

C’était dit avec une telle ironie froide et cassante que la jeune femme en frémit.

– Et avec cet idéal vous vous mettez en route, comme si vous partiez en diligence avec un inconnu et vos bagages, causant du temps qu’il fait et du pays que l’on traverse, mais sans nul autre intérêt commun entre vous. N’importe ! le voyage s’écoule bien, car il y a des ressorts à la voiture. Avec le temps, vous avez des enfants, et pourtant vous parvenez à peine à comprendre que vous ayez des enfants de ce voyageur presque inconnu.

Son regard aigu interrogea la femme comme s’il était arrivé au point qu’il avait visé. Le visage de la jeune femme trahissait une anxiété et un malaise croissants.

– Il fait trop chaud ici, vous ne trouvez pas ? dit-elle en se levant.

– En effet, je suis bien peu prévenant.

Le jeune homme ouvrit la fenêtre et s’y accouda ; puis il jeta à sa compagne un regard victorieux, plein d’outrecuidance. La jeune femme se tenait à l’autre bout du compartiment et regardait le paysage. Cet homme l’ennuyait et l’attirait en même temps. Pourquoi personne n’entrait-il dans le compartiment ? Elle aurait dû répondre ; mais quoi ? Le silence persistant commençait à devenir insupportable.

– Mais où voulez-vous en venir ? dit-elle d’une voix mal assurée, en se retournant.

– Je voulais vous dire..., oserais-je vous l’avouer ? répondit le jeune homme en se rapprochant. Les gens ont des idées si différentes... Je pense que l’amour est libre, libre des liens matrimoniaux et autres, inventés par les hommes.

– Et vous osez parler de la sorte ! s’écria la jeune femme avec feu.

– Pourquoi n’oserais-je point ? Je m’excuse si mes idées heurtent vos sentiments. L’amour ne connaît, ni ne reconnaît, aucune frontière. Les gens invoquent les devoirs de l’éducation, la position sociale, et les « sentiments distingués ». Verbiage que tout cela ! La jeune femme peut être élégante et sa taille peut être ronde et svelte, comme si elle était faite au tour : tout l’honneur en revient à sa couturière. Son cerveau peut être meublé de belles phrases, sa pensée badigeonnée d’un vernis livresque : c’est son école qui en a tout le mérite. Mais en amour elle peut être grossière et gauche comme une vachère. Et une servante sans instruction peut ressembler, au moral comme au physique, à une souple branche de bouleau et se perdre pendant des heures en des songes nourris d’images et de peintures qui ne se trouvent pas dans les livres : c’est à la nature qu’elle le doit ! Il en est de même de nous autres hommes.

Le jeune homme parlait d’une voix contenue, mais pourtant ardente, d’où jaillissaient parfois des éclats pareils à des éclairs.

– Ainsi vous n’accordez aucune valeur à l’éducation ? demanda la jeune femme, sans se rendre compte de ce qu’elle disait, car la voix commençait à étourdir ses sens, comme la résonance des cloches quand on les entend de près pendant longtemps.

– Non, pas plus que vous ! Vous autres femmes, vous aimez la toilette et un intérieur élégant, le confort et les compliments. Ce n’est point pour cela que vous tremblez et soupirez, mais...

Il s’arrêta comme s’il avait peur d’en trop dire.

– Mais... ? Pourquoi ne point achever votre pensée après en avoir tant dit ? s’écria la jeune femme, et sur ses joues blanches comme du lait apparurent deux taches rouges.

– Vous attendez le mâle qui vous prendra avec la libre autorité de la nature ! C’est de cet homme-là que vous rêvez. C’est vers lui que vont vos soupirs les plus secrets, vers l’homme qui ne perd pas son temps en vaines paroles, mais qui vous étreint dans ses deux bras et qui vous élève si haut que vous voyez s’ouvrir les cieux et briller les étoiles. Et c’est dans ces instants-là seulement que vous sentez ce qu’est réellement la vie et que l’on ne peut mesurer ni limiter ses forces secrètes.

– Mais le train a sifflé... Ne sommes-nous pas en gare ? dit la jeune femme nerveusement, comme si elle redoutait un malheur et voulait se précipiter hors du wagon.

– Non, non, pas encore... C’est un long arrêt.

Lui aussi était impatient et surexcité, ses yeux luisaient et ses joues brillaient...

– Et... savez-vous comment je vous appellerais, vous autres femmes, si vous pouviez vous abandonner à votre penchant naturel ? Je vous appellerais des « Sabines »

– Des « Sabines » !

– Parfaitement. Vous vous rappelez que les Sabines furent enlevées et que, parmi elles, il y avait aussi bien des femmes que des jeunes filles. Et quand leurs maris et pères vinrent pour les réclamer et se trouvèrent aux prises avec les ravisseurs, ces femmes et ces jeunes filles, les cheveux épars et les vêtements en lambeaux, se jetèrent entre eux, criant bien haut qu’elles ne voulaient pas s’en retourner et entendaient rester auprès de leurs ravisseurs, les Romains. Et elles y restèrent et devinrent les mères du peuple qui conquit le monde. Est-elle boiteuse, cette comparaison-là ?

– Je ne sais..., je n’ai jamais examiné la question sous cet angle, répondit la jeune femme, étonnée.

La lumière faiblissait, le gaz tremblotait. Tous deux restaient silencieux. Le sang du jeune homme bruissait dans ses veines et le désir le parcourait comme un chaud frisson.

La jeune femme se redressa et de son mouchoir s’épongea le front et s’éventa le visage. Mais le mouchoir glissa de ses mains tremblantes. Le jeune homme se leva et le tendit à la dame. Il ne se borna pas à le rendre, il lui prit la main. La main tremblait et remuait, comme à l’agonie, – et deux grands yeux bleus le regardaient, sans défense.

– Avez-vous peur de moi ? dit-il avec fougue en s’emparant de l’autre main.

Un soupir entrecoupé d’anxiété... La poitrine de la jeune femme battait comme celle d’une bête traquée et inconsciemment elle pressa les mains du jeune homme, comme un noyé qui s’agrippe à tout ce qu’il peut saisir.

Le jeune homme l’attira près de lui, et tenant toujours les mains féminines, il les écarta et les referma derrière le dos de la femme. Il lui sembla soudain qu’un éclair lui passait le long de l’échine, le dépouillait de ses branches et lui brûlait la moelle. Il lâcha les mains et s’effondra sur la banquette.

– Vilenie ! s’écria-t-il en se frappant le front, saisi d’humiliation. Pourquoi imiter les Romains alors que je ne suis pas Romain ! Et vous ne voudriez nullement être une Sabine.

Les joues de la jeune femme étaient exsangues et ses yeux exprimaient le froid désespoir d’un être désemparé.

– Nous sommes tous des monstres, tous, dit le jeune homme, avec rage. De tels monstres que, si l’on pouvait voir au travers de nous, nous n’oserions paraître devant les autres. Nous sommes malsains et débordants de sensualité et du désir de faire le mal en secret, mais il n’y a pas là une seule goutte de sang vraiment romain.

– Ne parlez plus ! disait la jeune femme en étouffant ses pleurs dans son mouchoir. Si vous saviez combien je suis malheureuse, infiniment malheureuse...

– Et vous croyez que je ne le sais pas ? Nous sommes tous malheureux... Je sais bien qu’au fond vous n’aimez pas votre mari !

– Vous... Comment le savez-vous ? dit-elle effrayée.

– À vos yeux... plus éloquents que les paroles... Et je sais même que vous n’aimez pas vos enfants.

– Ne continuez pas, implora-t-elle. Je ne puis supporter cette honte.

– Mais si, vous le pouvez, vous l’avez fait déjà. Et je sais plus encore. J’ai vu dans votre maison cet élégant bavard qui était précisément chez vous quand je vous ai rendu visite. J’ai compris que votre époux n’a pu vous donner ce que vous désiriez et que vous rêvez encore d’un idéal. Et j’ai vu du premier coup d’œil que le beau Pharisien dont les lèvres ne tarissaient pas sur Goethe, Schiller et Mme von Stein et qui vous contemplait comme un loup affamé dévore des yeux un agneau, s’imaginait qu’il était l’homme idéal que vous cherchez. Et alors j’ai résolu de piétiner cet esthète beau parleur, si l’occasion s’en présentait, pour vous prouver qu’il ne peut même pas vous donner autant que votre époux.

La jeune femme se pelotonna dans le coin du compartiment, comme une criminelle dont le jugement vient d’être prononcé.

– Au fond, cette idée était honnête et honorable, continua le jeune homme, mais d’autres choses s’y sont mêlées – ma propre bassesse. Dans mon sang s’infiltra le désir de me moquer du mariage et de l’amour, et mes veines s’embrasèrent du violent désir d’enlacer la femme d’un autre homme ; car ce cachet-là n’a pas encore été apposé sur mon passeport de rôdeur. Mais alors mon autre moi-même intervint et me cria aux oreilles : « Tu n’es point un Romain, car tu ne désires pas conserver celle que tu ravirais, ni combattre pour elle ; tu n’es qu’un voleur peureux comme les autres. » Méprisez-moi, car je le mérite.

– Moi, vous mépriser ? Vous... ? Vous pouvez vous donner tous les noms que vous voudrez, vous n’êtes pas pareil aux autres.

– Imagination ! Et pourtant, il est possible, après tout, que je sois plus honnête que les autres. Je permets souvent à mon autre moi-même de parler – celui qui a ressenti la joie et la souffrance, embrassé le ciel et pleuré dans le désert.

– Vous êtes honnête et franc, et je vous en estime, répondit la jeune femme plus calmement.

Elle resta un moment silencieuse et poursuivit timidement :

– Pourquoi ne pas être à mon tour sincère envers vous ? Vous avez lu comme dans un livre mes relations avec mon mari et mes enfants, et mes rêves et mes désirs. Et pour ce qui est de l’homme dont vous parlez... Oh ! vous ne pouvez comprendre quelle vie j’ai menée... Et il y en a des centaines qui vivent ainsi des années et des années, à la merci de tels bavardages. Tel fut également mon sort, et j’ai toujours tremblé à l’idée de rencontrer un jour l’homme rêvé. Et alors ? Mais vous..., vous avez voulu détruire ces rêves. Prétendez-vous donc qu’il n’y a pas d’idéal ?

– Oui, car nous sommes tous des lâches. Certains n’osent voler, sinon des yeux ; d’autres volent réellement, mais ils sont comme des voleurs qui abandonnent leur butin dès qu’on les observe. Si nous étions de vrais Romains, nous nous avancerions vers vous, mariées ou non, et nous dirions : « Tu es mienne, et je te prends ! » et vous pourriez vous fier sans crainte à un tel homme. Mais cet homme-là n’existe pas et vous attendez en vain vos Romains.

– Et quelle sera la fin de cette misère et de cette désespérance ? questionna la jeune femme.

– Misère ! car nous sommes fous et malades et ce que nous croyons être le remède, l’amour, est devenu chez nous une ardeur qui réchauffe, mais brûle et consume, comme le feu dévore le bois.

La conversation tomba. Ils étaient là, mélancoliques et abattus...

– Mais quelque chose pourtant, dans la vie amoureuse, reste pur, reprit le jeune homme ; voulez-vous me permettre de l’exprimer en paroles ? Vous me comprendrez : les malheureux se comprennent.

– Parlez ! dit la jeune femme.

Et dans les yeux qui venaient de briller comme du feu, elle aperçut un tendre et triste éclat ; elle en fut si touchée qu’elle put à peine retenir ses larmes.

– Oui, il existe un instant où l’amour est beau. C’est quand il n’est pas encore assouvi, quand il tremble dans notre poitrine comme un espoir grandissant, quand les pensées murmurent et que les yeux se font de secrètes et saintes confessions. Mais aussitôt que la main touche, elle déchire toute délicatesse et toute beauté. Le filet des cupidités crève, les épines de la jalousie grandissent et piquent au vif de notre cœur. Jusqu’à ce moment, c’était le Paradis et la Joie, maintenant, c’est le serpent et la pomme, c’est l’ange, avec son épée nue, qui vient nous chasser sans merci et sans espoir de retour... Je suis un de ceux-là qui furent chassés dans le désert à jamais.

– Oh ! ne dites pas cela ! Vous savez si bien parler du Paradis.

– Il vaut mieux y être que d’en parler avec amertume. Vous êtes encore de ce côté-ci de la barrière – dans un Paradis de mensonge, il est vrai, où vous errez et souffrez, mais en définitive c’est mieux que le désert. Allez à votre époux, il vaut tout autant que nous, et ce que vous ne trouverez pas là, vous ne le trouverez pas ici non plus ! Ici nous sommes à la Foire aux Vanités, où des denrées de mauvaise qualité sont vendues au prix fort. Celui qui désire faire des affaires ici doit être capable de sourire froidement à tout ce qui l’environne et vous n’avez pas l’âme suffisamment glacée pour le faire.

– Vous n’avez plus rien à dire ? Un simple mot réconfortant..., demanda la jeune femme, comme refroidie par le désespoir.

– Non... Si, je le puis peut-être... Oui, je le puis certainement. Vous avez des enfants, que vous dites ne point aimer, mais ils vous aiment et ils attendent leur mère à la maison. Ils sont de votre sang et ils sont « des enfants », même s’ils vous étaient complètement étrangers. Élevez-les en vue d’une génération nouvelle, – l’ancienne n’est bonne qu’à être supprimée et jetée au feu ! Faites-en des hommes et des femmes tels qu’ils oseront saisir ce qu’ils aiment et le garderont, dût le monde entier s’écrouler sur eux. Voilà l’idéal de l’amour... Entendez-vous ? Le train siffle.

Il se leva, prit sa sacoche, qu’il jeta sur son épaule.

– Et ici, Madame, nous nous quittons. Pardonnez-moi. Vous, à l’intérieur du cercle, vous ne pouvez comprendre combien ceux du dehors sont déchirés. Adieu, ma route mène à la Foire. Si vous gardez quelque souvenir, ne vous souvenez pas de ce qui fut mal.

Il pressa la main tremblante et froide. Les lèvres de la dame frémissaient, mais elle ne pouvait prononcer une seule parole. Il agita son chapeau et sauta vivement du wagon. La jeune femme l’aperçut encore un instant sur le quai sombre ; puis elle ne vit plus rien. De chaudes larmes lui assombrissaient la vue.

« Qui était-il... ? » se demanda-t-elle en se laissant tomber sur la banquette. « C’était un Romain, après tout ! » songea-t-elle après un instant, « et plus Romain qu’aucun homme que j’aie de ma vie rencontré... »

 

 

 

 

XIX

 

 

Jusqu’à la lie

 

 

« Je veux porter à mes lèvres la coupe mousseuse de la vie et la vider d’un trait jusqu’à la lie ! » dit le jeune homme.

« Dans les blanches coupes brillantes, j’ai bu sa sève printanière ; j’ai bu sa bière écumante dans des verres miroitants ; pourquoi n’en boirai-je pas la liqueur en de sombres hanaps, pourquoi ne point me griser de la lie enivrante, – moi, comme tous les autres !

« Car il nous faut boire, une fois que nous en avons goûté ; il nous faut sonder les abîmes de la vie, si nous voulons la connaître jusqu’à ses sources, il nous faut boire, les lèvres souriantes, et suivre notre chemin la tête haute !

« Bois jusqu’au fond et ris à la vie – elle ne pleurera jamais sur toi ! »

Et le jeune homme se dirige à grands pas vers les quartiers borgnes. Le voilà dans une rue où les verres pleins moussent dans de petites chambres discrètes, où des filles à moitié ivres sont assises sur les genoux des hommes, et où l’humanité sacrifie au dieu qui n’est jamais satisfait.

C’est une soirée d’été, claire et transparente. Les voix de la journée se sont tues. Personne ne se montre dans la rue. On se croirait un soir de dimanche, vers l’heure où les gens s’apprêtent à se rendre aux vêpres ; le jeune homme a l’air de s’être trompé de jour et de se rendre au travail quotidien.

Une haute porte étroite avec une petite lucarne au milieu. Mais, visiblement peu sûr de l’adresse, il passe sans s’arrêter ; le cœur lui bondit dans la poitrine. Cela l’irrite. Il se retourne furieux, se hâte vers la porte, et frappe avec impatience.

Pas un bruit. C’est comme si, derrière lui, mille regards le fixaient, mille regards moqueurs qu’il doit fuir. Il frappe encore une fois, violemment et nerveusement. Une courte attente, agaçante. Un mouvement derrière la porte, des pas rapides, – le guichet s’ouvre brusquement. « Quel est donc ce rustaud ! » crie une perçante voix de femme. « Qu’est-ce qui te presse ? File d’ici, espèce de vadrouille et tout de suite ! » Et d’un coup sec le guichet se referme.

Le sang monte à la tête d’Olavi. Il sent une forte envie de saisir la porte et de l’arracher avec le chambranle, – ou de raser jusqu’au sol toutes les maisons de la rue.

Des figures curieuses se montrent de-ci, de-là aux fenêtres, on le regarde comme un malfaiteur qui a essayé de cambrioler en plein jour – et presque en courant il s’en retourne vers le centre de la ville.

La rage s’y empare à nouveau de lui. Avec la fureur de l’orgueil blessé, il s’exclame : « Suis-je donc un vacher ? »

Une rangée de cochers. Lun d’eux s’adresse à lui :

– Une voiture ?

– Non ! – Que leurs visages semblent graves et dignes !

Mais, à la fin de la rangée, il trouve enfin celui qui convient – une trogne rouge et enflée, et des yeux inquiets, clignotants.

– Oui, certainement, je connais ça – clin d’œil d’un air entendu – des filles jeunes, de gentilles filles, et on n’est pas un pingre, hé ?

– Ça va.

– Montez s’il vous plaît !

Le pavé de la rue résonne. C’est comme s’il goûtait une revanche méritée.

 

On franchit le portail, on s’arrête dans la cour. Le cocher descend de son siège, Olavi le suit. Le manche du fouet frappe au guichet. « Les filles ne sont pas à la maison », et le guichet se referme.

« En avant, en avant jusqu’à la plus chaude marmite de l’enfer, mais partons d’ici et rapidement ! » s’écrie Olavi. « Voyons, une fois en train, tu ne vas pas lâcher si vite... » Le cocher retourne vers la rue et entre vivement dans la cour voisine. Comme anéanti, Olavi attend près de la voiture.

De nouveau un coup dans la porte..., et immédiatement une voix jeune et claire répond. La basse du cocher et la voix jeune dialoguent doucement, en intimes : « À jeun, oui, – et jeune – et il a de l’argent », déclare la basse.

Le sang d’Olavi bouillonne. Est-il donc une pièce de bétail pour laquelle cet ignoble type marchande ? Il va rappeler l’homme, lorsque la porte s’entrebâille « Conclu ! » marmotte le cocher en clignant de l’œil.

 

« Bonsoir – donne-toi la peine d’entrer ! » sourit avec malice une jeune fille, presque élégamment habillée.

Par l’entrée on arrive à une espèce de petit salon. Un violent parfum vient à sa rencontre, qui captive et enivre les sens troublés d’Olavi.

– Assieds-toi !... Mais pourquoi cet air grave ? Ton amie t’a abandonné, t’a refusé... ?

– Oui... Comment diable peux-tu le deviner ? s’écria Olavi, tranquillisé.

Quel bonheur qu’elle fut si gaie, cette fille, et se mît tout de suite à babiller ! Et il sentait un besoin de parler, de bavarder et de mentir. – Sinon, il n’aurait pu y tenir une minute.

– Comment ne pas le deviner ! Vous autres, vous venez toujours ici quand ça va mal chez vous..., et chez vous c’est presque toujours le cas. Était-elle jolie ? demanda-t-elle avec un clin d’œil railleur.

– Certainement elle était jolie – presque aussi jolie que toi...

– Peuh ! La fille éclata de rire. Est-ce qu’elle te donnait de temps en temps un baiser ?

– Non, non, pas même !

– Et alors tu as pincé la joue d’une autre et elle t’a donné ton congé ?

– Étonnant, ce que tu devines bien ! Oui, certes, j’ai pincé la joue d’une autre et peut-être davantage. Il n’en fallait pas plus.

– Oui, c’est bien ça, les femmes du beau monde. Bon Jésus, ce qu’elles sont économes de leur amour... Comme s’il n’y en avait pas des charretées, de cette marchandise-là, partout.

Ils rirent tous deux – elle, d’un rire provoquant et moqueur, lui, en manière de soulagement, l’air de hurler avec les loups.

– Que désires-tu ? Du sherry – du madère – du porto ? Je préfère le sherry

– Tous les trois ! s’exclama Olavi.

– Ça fait vingt balles, rit la jeune fille, qui prit l’argent et disparut.

« Et maintenant que va-t-il arriver ? » Olavi était heureux quand même de voir la chambre confortablement meublée, presque avec goût, et de ce que la jeune fille avait de la verve.

Les bouteilles arrivèrent, ainsi que les verres. « À la tienne ! » Pour l’affrioler, elle leva son verre. Ils burent – Olavi pour la première fois de sa vie. C’était comme si toute amertume, toute inquiétude s’étaient calmées et noyées dans les effluves du sherry.

– Entres-tu pour la première fois dans l’« Église d’Isaac » ? rit la jeune fille avec un clin d’œil riche en sous-entendus.

– Oui.

Le mot resta dans son gosier.

 Veux-tu trinquer encore ? ajouta-t-elle vivement.

– Pour te servir ! Et les verres s’entrechoquèrent.

– As-tu des cigarettes ?

Ils allumèrent chacun une cigarette. La jeune fille se rejeta nonchalamment en arrière, croisa les jambes et fit monter la fumée en petites volutes.

– N’est-ce pas une institution admirable ? dit-elle en riant. Un sanatorium public – quoique ces ânes bâtés de la couronne n’aient pas assez d’esprit pour nous donner des chambres gratuites. Vous arrivez malades, mélancoliques et inquiets, et vous repartez rassasiés et guéris. Pas vrai ?

– Je le suppose...

– Mais oui, que le diable m’emporte. Certainement ! Et comment pourriez-vous vivre sans nous ? Vous péririez comme des poissons privés d’eau ! Et pourtant on nous considère moins que les autres. Que le diable emporte les bourgeoises ! Devant chez moi passe tous les jours la femme de l’assesseur – fière, orgueilleuse comme une girouette –, mais le vieux, lui...

– Parle de choses plus gaies ! s’écria Olavi, qui dut faire descendre à l’aide du sherry ce qui déjà commençait à lui serrer la gorge.

– Plus gaies ? Trinquons alors !... Oui, oui, vous tous, il vous faut du plaisir. Veux-tu que je chante ou que je siffle ? Aimes-tu le chant ?

– Oui, si la chanson n’est pas trop crue.

– Ah ! ah ! Il faut que ce soit délicat !

 

            Un divan, un bon lit,

            N’est-ce pas joli, joli,

            Le divan et le lit ?

 

– Qu’est-ce que tu en dis,.. ? Est-ce bien ?

– Pas mal !

Olavi était émoustillé par la cadence sautillante de la chanson.

 

            Un drap, un doux coussin

            Et sur ce doux coussin

            Une fille aux beaux seins.

 

Olavi se mit à rire malgré lui. Et de bavarder, de rire, de raconter des anecdotes ; la verve de la jeune fille était intarissable. Les verres tintaient et la fumée du tabac emplissait la salle.

– Jésus, que j’ai chaud, on étouffe ici, je vais m’habiller un peu plus légèrement – et plus vite que ça !

Les yeux brillants et les joues enflammées, la jeune fille se leva – elle était visiblement grise – et disparut dans la chambre voisine.

« C’est tout naturel ! » dit Olavi, et il se laissa tomber sur le sofa en faisant monter de blanches volutes de fumée. Cependant, il ne se sentait pas tout à fait à l’aise.

La fille revint aussitôt, telle une apparition vaporeuse, aguichante, de claires mules aux pieds, les bras nus, et uniquement habillée d’un léger vêtement brodé et transparent.

– Oh ! échappa-t-il à Olavi.

– Oh ! oh ! rit la jeune fille, moqueuse.

En rougissant, elle approcha à pas menus d’Olavi, posa gracieusement et avec aplomb l’un de ses pieds sur le canapé et se pencha vers lui, souriante, une expression hardie et provocante dans ses yeux allumés.

Olavi sentit que la tête lui tournait. Il voyait en elle un mélange de la femme, de la bête et de l’ange, d’esclave et de maîtresse ; une ivresse adorable l’échauffait, l’enveloppait et l’agaçait. Cela ne dura que quelques instants, puis il s’irrita de sentir sa propre ardeur et fut dégoûté des yeux brûlants et avides et de l’odeur de sherry qui venaient à sa rencontre.

– Va t’asseoir et bois, et ne t’occupe pas du reste !

Il saisit une bouteille de madère et remplit les verres jusqu’au bord.

– Oh ! oh ! s’écria la jeune fille en ouvrant de grands yeux. Tu es donc venu ici pour boire ?

– Justement !

La jeune fille retira sa jambe et son visage se crispa de raillerie sardonique.

– Jésus, quel homme ! Si seulement vous étiez tous ainsi : boire et dormir – et ne pas être comme... Tu es le premier de cette espèce que j’aie rencontré.

À la tienne !

Elle but et la raillerie tremblait constamment aux coins de sa bouche. Mais alors elle s’accouda à la table et contempla un bon moment, sous les longs cils baissés, l’homme sur le sofa. Elle regardait, et l’homme tirait si nerveusement sur sa cigarette qu’elle faisait comme une ligne de feu.

La jeune fille était venue s’asseoir dans l’autre angle du canapé et bavardait d’une voix qu’attendrissait l’ivresse.

– Pourquoi restes-tu ainsi – un gaillard comme toi ! Ce n’est pourtant pas que je désire de l’argent, m’en offrirais-tu tant et plus. Ne comprends-tu point que j’ai envie de toi ? Ou, peut-être, une fille ne peut-elle aimer ? Et pourtant si, pardieu, et bien mieux que les autres ! Laisse-moi donc aimer au moins une fois un homme, – j’en ai trop vu, des brutes. Reste ici toute la nuit.

Un frisson de dégoût traversa le corps d’Olavi.

– Bois ! s’écria-t-il. Bois et ne raconte plus de bêtises !

Mais sa grande répugnance fit bientôt place à une grande dépression, voisine de la pitié :

– Non, je ne puis rester, il faut que je parte et bien vite. Vide ton verre !

– Eh bien, buvons ! s’écria la jeune fille en se levant et en vidant son verre. Et il faut boire, une fois que l’on est ici – elle se laissa tomber sur une chaise – se saouler nuit et jour, du matin au soir... Sans ces drogues-là sur la table, on ne pourrait y tenir. Le monde entier est une maison d’aliénés... et que suis-je !

Elle éclata en pleurs et tomba, les bras étendus sur la table, sanglotant si fort que ses épaules en étaient secouées.

Olavi était de plus en plus oppressé. Il se sentait pris de vertiges, et des sanglots lui serraient la gorge en voyant la jeune fille.

– Veux-tu que je te dise quelle turne c’est ici ? dit-elle à travers ses larmes. C’est un enfer, et, en enfer on doit sans cesse s’humecter le gosier... Ça ne se trouve-t-il pas dans les livres ? Ah ! mon Dieu...

Ses pleurs se firent plus abondants. Olavi sentait qu’il lui était impossible de résister plus longtemps. Il avait envie de parler à la jeune fille et de la consoler, mais sa langue était collée à son palais. La fille sursauta brusquement et tapa des poings sur la table tant que verres et bouteilles s’entrechoquèrent sur le plateau.

– Du diable, je suis ici à pleurer et me lamenter – comme si ça pouvait y changer quelque chose.

Elle saisit la bouteille de porto, remplit son verre, le vida d’un trait et le brisa en mille morceaux contre le mur près du poêle.

– Tonnerre, j’avais de nouveau le cafard ! dit-elle, debout au milieu de la chambre. Je ne peux pas rester seule. Attends, je vais appeler ma camarade, ce sera plus rigolo. Elle est plus jeune que moi – elle commence à peine son apprentissage. Une jolie fille – jolie comme un ange. Prends garde à ne point t’amouracher d’elle, sinon je serai jalouse.

– Non, non !

Olavi voulut la retenir, mais elle glissait déjà dans le corridor. Il se leva – sa tête bourdonnait, ses jambes pouvaient à peine le porter.

– Tiens, regarde, voici la petite.

Sur le seuil apparut une délicate jeune fille à l’œil clair, qui s’arrêta en riant près de la porte.

C’était comme si Olavi avait vu un revenant..., comme si le sang s’était arrêté dans ses veines..., comme si un iceberg s’était effondré sur lui.

– Gazelle ! s’écria-t-il dans un cri d’horreur.

– Olavi ! entendit-on presque en même temps près de la porte.

– Mais vous paraissez être de vieilles connaissances ! Allons, donnez-vous la main, – non, bécotez-vous plutôt.

Les yeux d’Olavi se troublèrent. La petite devint affreusement pâle. Tremblant de la tête aux pieds, elle tourna précipitamment les talons et s’engouffra dans le corridor. On entendit retirer avec violence la clef d’une porte, la porte se refermer d’un coup brusque, – puis tout retomba au silence.

Olavi restait comme cloué au sol. Il ne voyait qu’une lueur vague vaciller dans l’obscurité. Enfin, il s’arracha à son étourdissement, empoigna son chapeau et se précipita dehors, comme chassé par de mauvais esprits.

 

*

 

Le jeune homme était assis sur une chaise et regardait par la fenêtre. La nuit avait été froide. Devant lui s’étendait un paysage de toits dont les tuiles noires étaient couvertes de givre blanc et léger, et, au-delà des toits, on voyait un morceau de ciel d’un gris froid.

Il était resté ainsi toute la nuit, plongé dans ses réflexions. C’était comme si, tout à coup, la route s’était dressée devant lui, ou comme s’il était devenu soudain vieux et n’avait plus la force de marcher, ou s’il n’avait plus le courage de se redresser après une grave maladie. Les yeux lui brûlaient, sa tête était lourde, ses idées peu lucides, et dans son cœur il éprouvait la sensation qu’on ressent aux pieds en hiver, quand ils commencent à se roidir de froid et sont sur le point de geler.

Il se leva, se lava la figure et la baigna longtemps dans l’eau froide. Ensuite il se peigna, s’habilla et sortit.

Sa promenade le mena droit à une certaine rue. Il entra dans la cour et frappa à une porte munie d’un guichet. Dans la cour, des gens, enfants ou grandes personnes, vaquaient à leurs occupations du matin, mais il n’avait pas honte – il était là, comme s’il avait frappé à la porte d’une église.

La petite fenêtre s’ouvrit et une voix rêche et vieille demanda avec étonnement :

– Que venez-vous faire ici à pareille heure ? Les filles dorment encore.

– Quand se lèvent-elles ?

– Dans deux heures.

Il consulta sa montre et sortit de la cour. Il traîna d’une rue à l’autre, finalement poussa par l’octroi vers la grand-route.

Quand il revint, sa figure était pâle et ses pieds si fatigués qu’il pouvait à peine se traîner. Il frappa de nouveau. Le guichet s’ouvrit, une figure apparut et la porte s’ouvrit.

« Eh quoi ? » demanda la jeune fille de la veille. Elle était à moitié dévêtue, ses yeux étaient ternes, sa figure lasse et fripée. Olavi sentit les relents de sherry, de bière et toute la misère du monde... Il avait du mai à respirer.

– Votre camarade est-elle levée ? J’ai une commission pour elle, put-il à peine proférer.

– Oui, je te crois, elle est fichtrement levée... Regarde toi-même !

Elle courut vers une chambre et revint avec un morceau de papier à lettre froissé, qu’elle remit à Olavi. Celui-ci lut les mots suivants griffonnés au crayon :

 

Quand tu liras ceci, je serai déjà à plusieurs milles d’ici. Je pars et ne reviendrai jamais, car ici je ne puis exister – Elli.

 

– Que diable tout cela signifie-t-il, à la fin ? demanda la fille avec éclat.

Mais Olavi ne répondit pas. Le papier tremblait dans sa main et il le relut plusieurs fois de suite. C’était comme si un lourd fardeau disparaissait de ses épaules.

– Puis-je garder ceci ? demanda-t-il, les joues enflammées.

– Tu peux le bouffer, si tu en as envie !

– Adieu donc et portez-vous bien ! dit Olavi, et il prit sa main et la pressa, comme s’il ne savait plus ce qu’il faisait.

« Si j’y comprends goutte, à ces espèces de toqués ! » grogna la fille, tandis qu’Olavi descendait précipitamment l’escalier.

 

 

 

 

 

 

TROISIÈME PARTIE

 

 

 

 

XX

 

 

Au bord du chemin

 

 

Le long de la grand-route au sable jaune, aux bords gazonnés, un voyageur cheminait.

Il allait machinalement, comme une horloge qui a été remontée, sans interroger, sans penser, sans se retourner, – droit devant lui, toujours.

Le marcheur parvint au sommet de la côte, où le chemin tourne vers la vallée, et s’arrêta tout à coup, comme une horloge dont le ressort n’agit plus.

Devant lui, s’étendait un petit village vallonné. Tout autour, des bois verdoyants, comme une haie protectrice autour d’un paradis. Et dans ce paradis, des collines, des champs en pente, des fermes, des lopins de prairies, des gerbes de blé alignées, des meules de foin, des bottes de froment, un ruisseau avec un pont et une chute murmurante et des moulins sur les deux rives.

Une brusque émotion s’empara du voyageur quand il vit soudain ce paysage devant lui. Un seul regard entraîne un flot de souvenirs et d’évènements oubliés depuis longtemps.

Tout gardait le même aspect que par le passé ; il regarda le ruisseau et le suivit des yeux en remontant le courant. Les moulins se contemplaient mutuellement, chacun de sa rive, comme ils l’avaient fait depuis des temps immémoriaux. Mais ce n’étaient plus les anciens à parois de planches ; à leur pli ce s’élevaient de nouveaux et magnifiques moulins aux murs de pierre. Et, rapide comme l’éclair, une idée surgit dans l’esprit du voyageur : « Y a-t-il une seule chose qui soit restée comme au temps jadis, bien que le cadre ne paraisse pas avoir changé ? Que peut-il bien s’être passé dans ce petit village pendant toutes ces années ? »

Le voyageur se troubla... Il lui paraissait difficile, maintenant, d’aller ainsi en pleine ignorance, au-devant de toutes ces probabilités hasardeuses. Lentement, il descendait à pas lourds vers le village et, plus il approchait, plus il sentait grandir son inquiétude.

 

Le chemin décrivait une courbe. Passé cette courbe, une clochette tinta et un troupeau de moutons qui paissaient apparut. Près des moutons, un petit berger aux cheveux clairs, la poitrine découverte, en culotte de lin, était assis sur la barrière.

Le voyageur se réjouit... Si, au moins les moutons et le petit étaient tels qu’au temps jadis.

– Ah ! bonjour ! jeta-t-il comme à une ancienne connaissance. De chez qui es-tu donc ?

– Moi, je suis le fils à la Tüna, répandit-on de la clôture, vivement et sans gêne.

– Ah ! oui...

Le pèlerin franchit le fossé, s’assit au bord du chemin et alluma sa pipe.

– Eh bien, quoi de neuf dans le village ? dit-il. Vois-tu, j’ai été autrefois par ici et je connais bien l’endroit, mais il y a longtemps que je n’en ai plus eu de nouvelles.

– Ce qui s’est passé ? répondit le garçon, heureux d’une si grande marque de confiance – et il sauta au pied de la barrière. Avez-vous appris que la pouliche à Mattilas a remporté le premier prix au concours ?

– Pas possible ! dit l’étranger en souriant. Vraiment, le premier prix ? Continue... Et quoi encore ?

– Oh ! je ne sais pas trop ! – dans les petits yeux intelligents apparut une expression gaillarde. Ah ! si... Tiens, Maija est mariée. Et elle a pris un vrai cordonnier de la ville et on est en train de leur bâtir une maisonnette, là-bas, près de la Bruyère aux Aigles. Vous la voyez ?

– Oui, Je la vois. Ça fera, ma foi, une jolie petite maison...

– Et l’on y placera un véritable fourneau en fer, avec un four à pain... Oui, et à Niemi il y a eu aussi une noce – la noce à Annikki. Elle vient seulement de se marier, pourtant elle a eu beaucoup d’amoureux chaque année et de bien riches mêmes.

– Oui...

C’était comme si quelqu’un lui assenait un coup de marteau sur la poitrine, et il lui tardait d’en attendre davantage.

– Et à Koskela ? demanda-t-il vivement.

– À Koskela ?... Le vieux patron est mort depuis le printemps et...

– Mort... ?

Ce nouveau coup de massue le paralysait.

– Oui, et on l’a conduit en terre avec deux chevaux recouverts de drap blanc..., et le cercueil était tout parsemé d’étoiles d’argent, comme au ciel.

Le ciel parut tout à coup s’assombrir aux yeux du voyageur et se parsemer de petites étoiles d’argent qui dansaient.

– Vous le connaissiez donc ? demanda le garçon en examinant le visage du voyageur.

– Oui, dit une voix étouffée.

– Et la fermière va mal aussi, s’empressa d’ajouter le gamin. Elle est à toute extrémité...

Le voyageur sentit sa poitrine se serrer d’angoisse.

– Ce qui fait qu’il n’y a plus de fermier, ni de fermière...

L’étranger voulut se lever, mais il eut peur que ses jambes ne le trahissent.

– On dit que le fils, qui devait reprendre la ferme, est quelque part très loin et qu’il ne revient pas.

Le voyageur se leva et se mit en route.

– Au revoir, garçon.

– Au revoir, répondit-on avec étonnement, du bord du chemin.

Et le petit berger resta debout à suivre des yeux l’homme qui s’éloignait lentement et dont les pas étaient si lourds que le chemin de campagne gémissait sous leur poids.

 

 

 

 

XXI

 

 

Le bahut de famille

 

 

« Entre ! » dit la clef accueillante.

Mais l’homme fatigué s’arrêta, encore paralysé par l’émotion qui venait de s’emparer de lui devant la porte.

« Entre... Tu as déjà trop tardé ! »

Et l’homme fatigué saisit la clef, mais il se sentait comme un enfant qui peut bien la toucher, mais n’a pas encore la force de la mouvoir. Sous sa main tremblante, elle dansait d’impatience dans le trou de la serrure. Alors, il lui fallut bien tourner la clef et entrer.

C’était comme s’il pénétrait dans une église. Un silence solennel, religieux, régnait dans la chambre – comme lorsqu’au temps de sa jeunesse, il était entré pour la première fois dans le temple.

Et, comme alors il dirigea ses regards d’abord vers le fond de la pièce. Et il fut frappé par un certain aspect des choses – le même et pourtant si différent. Alors, il avait vu un jeune homme qui étendait les mains au-dessus de la tête des enfants ; maintenant reposait là une vieille femme aux traits ravagés par la maladie – mais le visage pareillement baigné d’une grande douceur.

Les yeux de la vieille rayonnaient comme à la vue d’un miracle et son regard se fit plus perçant ; on eût dit qu’elle avait peur d’avoir mal vu. Mais bientôt il s’éclaircit, à mesure que l’emplissait la conviction du miracle accompli. Elle leva sa tête vacillante, et le faible corps se dressa comme un arc tendu. La bouche s’ouvrit et les lèvres flétries remuèrent, mais on n’entendit pas le son de sa voix ; elle tendit une frêle main tremblante vers celui qui se tenait près de la porte.

Et celui qui était là debout fit un mouvement et se dirigea vers le lit. Et la vieille femme et l’homme désabusé se prirent mutuellement les mains et se les pressèrent ; et ils se regardaient l’un l’autre dans les yeux et ils tremblaient d’émotion sans pouvoir prononcer une parole. Les larmes jaillissaient des yeux de la vieille femme. Une lueur pareille à celle que verse le soleil couchant sur une forêt d’automne glissa sur le visage ridé, et autour des lèvres minces luttaient le rire et les larmes.

« Te voilà quand même ! » dit enfin la vieille femme, d’une voix chevrotante. « Je savais que tu reviendrais un jour... et je suis contente que tu viennes à ce moment-ci... »

Et, exténuée, la vieille retomba sur les oreillers et l’homme tomba sur la chaise près du lit – mais ils ne desserraient pas l’étreinte de leurs mains.

 

La vieille était tournée vers son fils et ne cessait de le contempler avec des yeux pleins d’amour.

Dans son regard se lisait pourtant une question formulée déjà depuis des années.

– Eh bien, mon garçon... ? murmura-t-elle.

Mais le fils ne pouvait répondre.

– Ne peux-tu plus me regarder dans les yeux, Olavi ? supplia la vieille.

Et celui qui était assis à son chevet leva ses grands yeux sombres, qui reflétaient le découragement et la douleur – il les leva, mais les abaissa bien vite.

Le sourire disparut du visage de la vieille. Et longtemps, d’un air scrutateur, elle fouilla le menton amaigri de son fils, ses joues creuses, ses paupières lourdes, son front pâle, ses cheveux, ses tempes ridées – tout.

« Peut-être était-ce nécessaire », dit-elle après un moment non pas à son fils, mais comme si elle parlait à un tiers... « Et après qu’il eût dilapidé tout ce qu’il possédait, il dit : Je veux me lever, et... »

La voix s’étouffa et Olavi, d’un rapide coup d’œil, vit combien le menton raviné tremblait d’émotion.

Alors il sentit le froid qui l’avait engourdi jusqu’ici fondre tout à coup – et il tomba à genoux à côté du lit et cacha en sanglotant son visage dans la couverture de la malade.

Ce fut comme à l’église quand on arrive au moment où chacun se recueille et prie silencieusement.

La vieille femme reposait dans son lit, et sur son visage se lisait la même douceur douloureuse qui y était peinte depuis des années et y demeurait malgré les ravages de la maladie.

Mais aujourd’hui l’on apercevait, malgré la douceur des lignes, les signes avant-coureurs de la grande inquiétude qui envahissait les traits de la malade et, sur son front, se glissaient doucement les lueurs annonciatrices des affres finales.

– Te sens-tu plus mal aujourd’hui, mère ? et Olavi séchait la sueur qui baignait le front de la vieille.

– Non, pas du tout. Je vous ai seulement appelés pour vous dire quelque chose – mais maintenant je ne sais plus si je ne ferais pas mieux de me taire.

Olavi saisit tendrement la main flétrie.

– Pourquoi hésiter, mère ? Nous savons bien que tout ce que tu dis est toujours bien.

– Oui, l’intention... oui, oui. Mais il y a des cas où l’on ne sait comment faire, où l’on tâtonne et doute. Il en est ainsi de moi aujourd’hui. Pendant des années j’ai couvé l’intention de vous le dire avant de fermer les yeux pour toujours. Cela m’a été une grande consolation dans les épreuves de la vie. Mais aujourd’hui, aujourd’hui où je dois enfin parler...

La poitrine de la veille se soulevait, haletante, et de nouveau des gouttes de sueur perlaient à son front.

– Ah ! ne te tourmente pas ainsi, implora Olavi en essuyant encore le front de la malade. Cela s’arrangera sûrement.

– Oui... en effet, je suis tranquille à ce sujet. Car si je laissais les choses ainsi, je me trahirais moi-même, et vous autres, et toute ma Foi et mon assurance passée. – Seulement, il est difficile de commencer... Approche-toi aussi, Heikki, alors je pourrai parler plus facilement...

Le frère aîné, de retour des champs, avec ses bottes engluées d’argile, et qui s’était tenu près de la porte, glissa lentement une chaise vers le lit.

La malade resta plongée un moment dans ses réflexions, comme si elle se concertait avec elle-même, puis regarda longuement et gravement ses fils.

– Je ne veux toucher mot de l’héritage que vous partagerez bientôt, dit-elle enfin, car je sais que vous vous entendrez. Mais il y a ici, dans la maison, une chose que je veux séparer du reste de l’héritage et vous donner de mes propres mains.

La vieille femme soupira profondément et se tut – comme s’il lui fallait se reposer avant de pouvoir continuer. Ses fils la regardaient attentivement, retenant leur souffle.

– Ce n’est pas un objet précieux, mais il s’y rattache un évènement, un souvenir, qui en font à mes yeux une chose d’une importance et d’une valeur bien grandes. C’est ce bahut là-bas !

Les fils regardèrent le bahut, à deux corps, qu’ils connaissaient si bien, puis leur mère.

– Vous êtes étonnés... Oh ! si je pouvais seulement vous parler à présent comme je le voudrais !

Elle leva les yeux, muette, comme en prière, pour demander la force nécessaire. Puis elle se tourna vers ses fils, avec un éclat extraordinaire dans les yeux, et parla à voix basse – du ton de qui raconte une histoire de revenant :

– C’était il y a bien longtemps. Dans cette même chambre, et à cette même place, était couchée une jeune femme qui, quatre jours auparavant, avait mis au monde un garçon bien portant. La femme avait toujours été bonne et soumise, et fidèle à son mari, dont elle s’était efforcée de satisfaire toujours la volonté. Et elle avait été heureuse, très heureuse. Mais, déjà, avant la naissance de l’enfant, un doute secret avait commencé à ronger son esprit. Et pendant qu’elle était couchée ici, la cinquième nuit, à côté du nouveau-né, dans la pâle lueur d’une petite lampe qui brûlait là-bas sur la tablette du bahut, alors son cœur se serra si fort qu’elle se leva et alla dans la chambre de devant pour avoir la certitude que son pressentiment était injustifié...

La malade tourna la tête vers le mur pour cacher les larmes qui, malgré a volonté, apparaissaient au coin des yeux.

– Mais quand là-bas elle ne trouva pas celui qu’elle cherchait, elle se dirigea, malgré sa faiblesse, mi-vêtue et pieds nus, par la cour gelée, poussée par son anxiété, vers l’étuve. À cette époque on distillait encore l’eau-de-vie à la maison et la distillation battait son plein... La femme ouvrit doucement la porte et aperçut alors, à la lueur du feu flamboyant, celle qui était chargée de la distillation une toute jeune femme au lit avec l’homme pour qui elle la femme en couches s’était levée en pleine nuit. Et au même moment son cœur expira. Elle aurait voulu crier très fort, mais seul un râle sortit de sa gorge et elle s’en retourna, craignant à chaque pas que ses jambes ne la trahissent...

La respiration de la malade devint saccadée comme si l’air n’arrivait plus à ses poumons les auditeurs étaient comme pétrifiés.

– Comment elle réussit à regagner sa chambre – continua la malade –, elle aurait été en peine de le dire ; elle se retrouva, assise au bord du lit à côté de son enfant, et les mains sur sa poitrine, qu’elle croyait sur le point d’éclater. Puis elle entendit sur le perron des pas rapides. Un moment se passa, les pas se rapprochèrent, la porte s’ouvrit et dans la chambre pénétra un rugissement de bête sauvage, qui arrêta net le cœur de la jeune femme. Sur le seuil apparut un homme, dont les yeux injectés de sang semblaient vouloir transpercer la femme près du lit. Un terrible juron résonne, suivi d’un cri de fauve, – une hache levée tournoya, en éclair, au-dessus de la tête de l’homme. La femme entendit sa sœur pousser des cris de terreur derrière l’homme et vit deux mains qui cherchaient à s’emparer du manche. La hache tomba des mains de l’homme, le tranchant brilla à la lueur de la lampe, la femme se rejeta en arrière... ce qui arriva ensuite, elle ne le sut...

C’était comme si l’éclair de la hache avait lui en ce moment et les avait atteints tous les trois. La mère ferma les yeux, Olavi trembla de la tête aux pieds, l’autre fils s’enfonça dans sa chaise, la frayeur peinte sur le visage.

– Lorsque la femme eût repris ses sens, continua la malade d’une voix tremblante, l’homme était assis sur une chaise, la tête dans ses mains ; sa figure était bleuâtre et ses yeux sanglants. Il tremblait comme s’il avait la fièvre. La hache avait frappé, à quelques pouces au-dessus de la femme et de l’enfant, le bahut derrière eux, – le bahut n’a plus bougé de place depuis lors...

La malade soupira profondément, comme on soupire de soulagement, lorsque le danger qui menaçait est soudain conjuré, dans un récit passionnant.

Olavi saisit vivement la main de la vieille..., il la saisit, la pressa et il regarda sa mère en l’implorant dans les yeux.

– Oui, oui, certifia doucement la malade. L’homme demanda son pardon et l’obtint. Ils se réconcilièrent et l’homme, cette même nuit, alla prendre du mastic dans la cave, boucha l’entaille faite par la hache et recouvrit le tout d’une couche de couleur. Mais..., si vous voulez voir l’endroit réparé...

Olavi se leva machinalement vers le bahut, mais le frère aîné, se reculant sur sa chaise, contempla l’endroit avec une horreur muette.

– Comme vous le voyez, la hache atteignit le meuble dans la rainure entre les deux corps du buffet et y laissa une profonde entaille. Et, en l’examinant de près, vous voyez clairement le mastic et l’entaille sous la couleur. Mais en ce qui concerne la femme...

Les paroles s’arrêtèrent. La figure de la malade, devenue pâle et exsangue, vibrait d’une émotion profonde.

– Oui, la femme lui pardonna, et jamais il ne fut échangé un mot d’intimité entre eux, de sorte que les étrangers les considéraient comme très heureux, mais la blessure... la blessure... ! Vous ne pouvez le réparer avec du mastic et de la couleur... le cœur de la femme...

Elle se tut, mais les larmes et l’émotion se voyaient encore sur son visage.

Olavi revint à sa place, saisit les mains de la vieille et les baisa avec de chaudes larmes, à plusieurs reprises, comme s’il implorait le pardon. Brusquement il comprenait toute la façon d’être de sa mère, sa douceur constamment mélangée de chagrin. Il ne pouvait se défaire du sentiment singulier et incompréhensible qu’il en était la cause, dans un certain sens, bien que jusqu’à ce jour il eût ignoré le secret maternel.

– Et en ce qui concerne l’homme..., qu’il repose en paix. Je n’ai pas voulu ternir sa mémoire, mais quand je pense que vous aussi vous êtes maintenant des hommes et que vous aurez vos femmes... Oui c’était pourtant un honnête homme, en tout le reste, – tous ses actes en témoignent. Et je sais qu’il a beaucoup souffert lui-même de ce qui s’est passé. Il a eu son juge, tous nous avons notre juge, et chacun doit rendre compte de bien des choses...

La malade fut assaillie par une émotion si forte qu’elle resta longtemps incapable de parler. Les yeux remplis de larmes, Olavi était plongé dans ses réflexions, – le fils aîné restait figé sur sa chaise.

– Et à présent je veux vous laisser mon héritage, dit la malade d’une voix plus calme. Il est accompagné de beaucoup de pensées, de bien des souhaits et des prières, de tout le meilleur et le plus laborieux de ma vie. Et je ne suis pas la seule qui ait traversé la vie avec des blessures pareilles. Il y en a beaucoup ainsi, bien que le monde ne les connaisse pas car la femme peut supporter de grandes peines sans parler. Et j’ai appris plus tard que jadis des plaintes semblables s’étaient élevées entre ces murs... Puissé-je être la dernière à souffrir ! Voilà pourquoi j’ai voulu vous léguer ce bahut : à l’un le dessus, à l’autre le dessous – avec les marques mémorables. Regardez-les souvent et racontez quelquefois leur histoire à vos enfants. Et qu’elles puissent passer comme un legs, de génération en génération, avec leurs souvenirs, leurs vœux et leurs prières. Que seuls les noms sortent de la mémoire et soient effacés !

Sous l’empire d’une émotion profonde, tous les trois examinaient le haut bahut qui se dressait jusqu’au plafond et qui semblait grandir encore et devenir comme un monument sur la tombe de plusieurs générations.

 

Anxieuse, la malade se tourna vers ses fils :

– Voulez-vous acceptez mon héritage ? demanda-t-elle avec inquiétude. Avec tout ce qui s’y rattache... ?

Olavi pressa vivement son visage humide sur les maigres mains de la malade – c’était sa réponse. L’autre frère resta immobile, tel qu’il était resté tout le temps, mais ses paupières vibraient comme s’il était sur le point de fondre en larmes. La mère lut la réponse dans le regard troublé et plein de respect qu’il avait dirigé sur elle.

– Je suis heureuse que tout soit achevé, dit la malade, soulagée. Je veux ajouter une chose encore à mon héritage : ma bénédiction !

Sur son visage se répandit cette grande douceur qui y était peinte depuis des années, – longtemps elle regarda ses fils avec des yeux pleins de tendresse.

– Olavi ! dit-elle après une pause, comme pour le tirer de ses réflexions. Cela remonte à l’époque de ta naissance...

Le fils aîné regarda sa mère, tout étonné, car il ne comprenait pas pourquoi elle expliquait ce qu’il avait déjà compris depuis longtemps. Mais Olavi leva tout à coup la tête, comme s’il entendait une nouvelle stupéfiante. Le tremblement de la voix lui révélait le fond de la pensée maternelle et dans ses yeux il lut clairement, comme au fond d’un ravin sombre qu’éclaire tout à coup le soleil. D’un long regard Olavi interrogea sa mère, et il paraissait attendre une réponse à sa pensée. La mère inclina la tête d’une façon à peine perceptible :

– J’y ai songé souvent dans ces dernières années douloureuses.

Ce fut pour Olavi comme si un puissant ouragan avait renversé de son souffle une forêt touffue, sur cette terre marécageuse et désolée, et que d’un seul regard il en vît le cœur mis à nu, les vallons, les marais couverts de mousse et les fanges traîtresses.

– Oui, oui... Qui peut pénétrer tous ces mystères... ? ajouta-t-elle, presque dans l’oreille d’Olavi. Mais allez, retournez à vos occupations, je me sens fatiguée et veux être seule.

 

Les fils se levèrent et partirent. Près de la porte, ils jetèrent encore un regard sur leur mère, mais celle-ci ne faisait plus attention à eux ; elle était couchée sur le dos, les mains croisées sur la poitrine, et examinait avec calme le vieux bahut qui était là, près du mur, comme un haut monument sur la tombe commune de maintes générations.

 

 

 

 

XXII

 

 

Le nid

 

 

L’enterrement avait eu lieu...

Les frères étaient assis, graves et taciturnes, dans la grande salle, chacun sur une chaise, près de la fenêtre.

– ... Et toi, tu vas donc t’occuper de la ferme et de la direction, tu prendras femme, et tu vas travailler la terre comme elle a été travaillée de père en fils dans notre famille, dit Olavi.

– Que veux-tu dire ? demanda le frère aîné avec une petite toux sèche.

– Mais ce que je te dis – que tu es maintenant le patron de Koskela, dit Olavi presque joyeusement.

– C’est pourtant toi que l’on avait élevé en vue de reprendre la ferme, et tu dois bien savoir que les bottes du maître ne me vont pas. Je suis à ma place devant les hommes au travail, mais quant à diriger...

– On s’y habitue vite, dit Olavi d’un ton convaincant. En outre, je crois que, pour la ferme, il vaut mieux que le maître soit devant ses hommes, l’outil à la main, que derrière eux avec de grands mots pleins la bouche.

– Hum, dit le frère aîné en toussotant de nouveau, et il regardait droit devant lui en tambourinant des doigts sur le bord de la chaise. Et toi, que vas-tu faire ? demanda-t-il étonné, après une pause.

– Travailler pour mon compte personnel, me bâtir une cabane et peut-être aussi mettre des champs en exploitation.

– Une cabane... ? demanda le frère aîné, ébahi.

– Oui. Vois-tu Heikki, chacun sa manière, dit Olavi mélancoliquement, et ma vie est arrivée maintenant à un point tel que je ne puis plus vivre dans un endroit créé par d’autres. Il me faut commencer par le commencement et bâtir moi-même – et, si je réalise cela, je pourrai aussi vivre.

Le frère aîné le contempla longuement avec de grands yeux, comme s’il avait entendu parler une langue étrangère, puis se remit à tambouriner nerveusement.

– Hum..., je ne connais pas tes affaires et je ne tiens pas à les connaître, dit-il après un moment, d’une voix respectueuse, comme s’il avait parlé à un supérieur. Je sais seulement qu’il faut faire comme tu dis. Mais penses-tu que Koskela restera entre mes mains, le Koskela d’antan ?

– C’est sûr ! fut la réponse chaleureuse et convaincue d’Olavi.

– Alors il en sera selon ta volonté. Mais si ça ne va pas, c’est toi qui prendras les rênes en mains.

– C’est entendu, mais cette possibilité, tu la sèmeras déjà dans ton champ cet automne... Puisse tout aller au mieux pour le nouveau maître !

– Mais, mais... Hum ! – et le frère aîné toussota de nouveau. Et sur quel prix tomberons-nous d’accord pour la ferme ?

– Aucun prix ! Tu prendras la ferme à tes risques et périls et du coup tu te trouves ainsi en bonne posture. Quant à moi, je ne te demande que le marais de Isosuo et le champ d’avoine à côté et le petit coin de forêt y attenant. Et peut-être aussi du bois de construction de nos forêts.

– Ah ! c’est ainsi que tu conçois les choses ! s’écria l’aîné vivement. Il y a de quoi t’arranger un beau lopin de terre et tu as l’argile à proximité. Mais cela va te coûter de la sueur et de la peine – j’y ai souvent réfléchi. Hum ! des arbres pour construire, tu en auras également la main-d’œuvre pour les charrier. Mais nous fixerons cependant un prix pour la ferme et nous partagerons le reste aussi à parts égales.

– Nous ne partageons rien, tout le reste est à toi. Tu comprends bien que si chacun de nous veut donner plus que l’autre ne veut prendre, nous tomberons aisément d’accord. Et si, plus tard, j’ai besoin de quelque chose, je viendrai chez toi, et si tu as besoin de quelque chose, c’est naturellement chez ton frère que tu iras en premier lieu.

– Eh bien ! c’est entendu, je tacherai de maintenir toujours la ferme en bon état.

Et le frère aîné recommença à tambouriner, mais cette fois avec plus de décision et d’un geste plus énergique. Soudain il sursauta.

– Ils sont en train de labourer la jachère – pourvu qu’ils n’aillent pas dételer les chevaux trop tôt... !

Et à pas rapides il traversa la grande salle et gagna la cour.

Olavi se leva et entra dans la salle. Il s’arrêta près de la fenêtre et vit son frère, la tête penchée de son air opiniâtre, et balançant énergiquement les bras, pousser la grille pour se rendre aux champs. « Chacun mesure à son aune », sourit-il avec une tendresse mêlée presque de reconnaissance envers son frère. « Et son aune à lui vaudra peut-être mieux qu’on ne pourrait le supposer pour Koskela. »

 

*

 

Olavi s’éloignait de la grande chaussée pour emprunter un petit sentier de la forêt, – il marchait, la hache à l’épaule.

Une matinée d’automne solennelle. La nuit avait été froide et l’air du matin si léger et si frais qu’il vous soulevait du sol, pour ainsi dire ; c’était seulement par une vieille habitude que les pieds touchaient encore terre de temps à autre.

Déjà sur le chemin de campagne, Olavi, avait ressenti une impression particulière. Entre les piquets des clôtures, de part et d’autre du chemin, les araignées avaient tissé leurs ponts suspendus – des lianes et tout un réseau de divers tissus artistiques – et de-ci de-là se balançait à des câbles légers le chef-d’œuvre de l’araignée tête de mort : un grand soleil de fils étincelants. Et comme, au levant, le soleil montait lentement à l’horizon, les fils brillants des maîtresses fileuses irradiaient comme des fils d’argent ; Olavi avait l’impression d’avancer sur une route d’argent le long de laquelle pendaient des bannières rayonnantes qui le saluaient joyeusement.

Dans le bois, même chose. Là aussi, de part et d’autre du sentier, couraient les fils d’argent, et d’arbre en arbre flottaient les drapeaux.

« On dit que les araignées portent bonheur », pensa Olavi. « Du moins elles paraissent me montrer le chemin. » Et une vive allégresse lui fit accélérer sa marche jusqu’à prendre presque le pas de course.

– Ne puis-je me mettre à l’œuvre ? demanda du haut de l’épaule la cognée impatiente.

– Pas encore, mais bientôt ! répondit Olavi en serrant plus fortement la cognée.

« Tout dépend de cette journée », pensa-t-il. « Ceci est comme une épreuve : si je réussis, mon chemin est tracé pour toujours ! Mais si les années de vagabondage m’ont vidé de toute force et de toute moelle, alors je ne saurai vraiment plus où diriger mes pas. » Et une impatience fébrile s’emparait de lui et le poussait en avant, au point que la sueur perlait sous le bord de son chapeau et qu’il frémissait d’espérance.

« Il se peut que j’exagère, et que je m’excite inutilement. Mais c’est bien une question vitale pour moi et je ne connais plus du tout mes forces – la balance peut aussi bien pencher d’un côté que de l’autre. » D’un geste ample il brandit la cognée, à hauteur d’épaule, droit devant lui, puis au-dessus de la tête, et la fit tournoyer de part et d’autre. Elle lui parut légère comme une feuille, et Olavi s’en réjouissait tel un enfant – comme si c’eût été la preuve anticipée de sa force.

 

Enfin il atteignit l’endroit, la pente d’un coteau, plantée de hauts sapins et de pins à troncs droits et lisses. Il se débarrassa de sa veste et de son chapeau, qu’il jeta au hasard. Puis il leva le regard en le promenant le long d’un arbre ; alors il brandit la cognée et le tranchant pénétra dans le tronc rougeâtre, – sa première rencontre avec la forêt de sa jeunesse, après une séparation de six ans.

Le bois répondit par un écho résonnant de trois côtés, si fort et si haut qu’Olavi ne laissa pas retomber la hache levée, mais regarda étonné, autour de lui, vers ceux qui là-bas répondaient. Ils le regardaient de leurs têtes levées, de leurs fronts clairs, sans saluer ni sourire, mais comme des hommes souhaitent le bonjour à des hommes, avec des regards graves : « Sois le bienvenu ! »

« Han » répondit Olavi avec la lame brillante de sa cognée.

Et alors ils commencèrent à bavarder entre eux, à questionner et à raisonner...

« Pourquoi je suis seul ici à faire du zèle et du tapage ? » répondit Olavi. « Cela provient de... » Et pendant que des éclats rouges volaient aux alentours, il racontait toute l’histoire.

« C’est ça... ? Alors, bonne chance ! » répondirent les arbres, et ils s’abattaient l’un après l’autre, au point que le sol grondait et que l’écho s’en prolongeait au loin dans la forêt.

Olavi se sentait comme embrasé par un feu intérieur, qui redoublait d’intensité et flamboyait à mesure qu’il l’exprimait par ses coups de hache sifflants. C’était pour lui une question d’honneur d’abattre chaque branche d’un seul coup, qu’elle fût grosse ou petite. Et plus il en abattait, plus il devenait actif et joyeux.

« Ce tronc-ci conviendra à merveille pour le soubassement », dit-il.

« Comme tu nous connais bien ! » répliquèrent les arbres. « Ce cœur-là est gorgé de pur goudron. Il durera des générations. Cependant, soit dit entre nous, nous n’aimons guère les bûcherons. Mais, connaissant tes projets... Vas-y donc sans souci, abats-nous le sourire aux lèvres. »

Et Olavi continuait d’abattre, comme pour rattraper toutes ces années où il n’avait plus fait tournoyer sa cognée.

Quand vint l’heure de midi une clairière s’étendait autour de lui.

– Eh bien ! comment te sens-tu ! demandèrent les arbres pendant qu’il cassait la croûte, la veste jetée sur les épaules.

– Pas si mal, j’ai bon espoir ! répondit Olavi.

 

De nouveau la cognée brillait, les branches craquaient, le soi résonnait. « Celui-là est vilainement courbé », bavardait Olavi à part soi. « Mais je puis l’utiliser quand même, il conviendra pour un croisillon entre deux fenêtres. »

– Oui, oui, c’est toi qui le sais, dirent les arbres. Mai, voyons, combien de fenêtres aura ta chaumière, et combien de chambres – tu ne nous l’as pas encore dit ?

– Seulement deux pièces, la salle commune et la chambre à coucher, mais toutes deux spacieuses, expliqua Olavi. Et il exposa ses plans : portes et fenêtres, foyer, et le perron avec son petit auvent – tout à fait comme il le rêvait.

– Bien, bien, mais l’emplacement ? demandèrent les arbres.

– Sur le petit coteau, au bord du grand marais d’Isosuo – voilà mon idée.

– Au bord d’Isosuo ! s’écrièrent les arbres et ils se regardaient entre eux et regardaient Olavi, étonnés. Mais aussitôt un rire de triomphe se propagea parmi eux.

– Bravo ! s’écrièrent-ils d’une seule voix. Bravo, et que la réussite puisse étançonner tes murs et le bonheur les couvrir comme un toit – c’est admirable de trouver encore quelqu’un qui veuille commencer sa vie dans la forêt.

– C’est cela que je souhaite et rien que cela.

– Mais ne te croient-ils pas un peu fou – les hommes là-bas ?

– Ils ne peuvent me juger ainsi, car ils ne savent encore rien de mes projets, répondit Olavi.

– Ça vaut mieux, dirent les arbres. Puis ils parlèrent d’Isosuo, du grand canal de drainage, de la fertilité des terrains au bord du marais et des plans d’Olavi.

Et la hache continuait de siffler et les éclats volaient alentour et l’écho résonnait et la conversation se poursuivait. Et ainsi la journée s’écoula si rapidement qu’Olavi fut tout étonné en voyant tomber le crépuscule.

– Alors, que décides-tu... ! demandèrent les arbres avec curiosité.

Olavi sauta d’un tronc sur l’autre et compta les arbres abattus. Il y en avait quarante – et il se mit à rire.

– Oui, je reviens sûrement demain ! répondit-il avec an entrain allègre.

– Et si tu reviens demain, tu reviendras tous les jours, dirent les arbres. Au revoir !

 

En sifflotant joyeusement, Olavi regagna sa demeure. Il lui semblait que sa maisonnette était déjà prête, les angles et les traverses en place. Et elle était si grande qu’elle le contenait tout entier, et si solide qu’il lui semblait s’appuyer sur de nouvelles assises.

 

 

 

 

XXIII

 

 

Sentiers qui se rencontrent

 

 

Hirvijoki, Kyllinpää, 28/IX/97.

 

Kyllikki, tu seras certainement étonnée de recevoir, après tant d’années, une lettre de moi. Je ne suis pas du tout sûr de ton adresse et je ne sais pas si tu es encore « Kyllikki » ou peut-être telle ou telle que j’ignore. Et je suis trop fier pour m’informer de toi auprès d’un autre que toi-même.

Et maintenant, au fait ! Je n’ai jamais pu te chasser de mes pensées autant que je l’aurai voulu. J’ai essayé de t’oublier, d’effacer toute trace de toi dans mon âme, mais, quand même, tu m’as suivi de village en village d’une année à l’autre et, dans ces derniers temps, tu as recommencé à surgir, à tout moment, devant mes regards. Est-ce ta pensée amicale qui m’a ainsi pourchassé, ou était-ce ma mauvaise conscience, ou encore mon meilleur moi – qui espérait et soupirait après toi et sans cesse t’appelait en silence malgré mes forts violents pour lui fermer la bouche ?

Je l’ignore. Mais je sais que j’ai descendu les rapides de ma vie, que mes années de vagabondage sont finies, et que je suis venu m’établir là où je suis né. Je veux reconnaître sans détours que j’étais fatigué et brisé, épuisé et énervé lorsque je retournai à la maison – voir ma mère pour la dernière fois et l’accompagner jusqu’à sa tombe. Et je ne puis dire que je sois devenu meilleur, mais un peu tout de même. Je sens quelque chose en moi qui germe et qui croît, et en quoi j’espère, et c’est déjà quelque chose...

J’ai commencé à me construire une demeure et j’ai aussi d’autres projets. À ce plan d’avenir il manque pourtant quelque chose dont le besoin devient chaque jour plus impérieux.

Il me manque un ami, un camarade que je pourrais honorer et dans lequel je pourrais avoir entièrement confiance. Point un camarade qui partagerait uniquement mon bonheur, mais un camarade pour peiner aussi et lutter avec moi. Tu ne peux comprendre, Kyllikki, combien dans ces derniers temps j’ai souffert, douté et tâtonné. Ai-je bien le droit d’aspirer à un camarade ? Et à qui donc... ? Kyllikki, toi tu me connais assez pour comprendre tout ce que ce mot renferme. Ce n’est pas une petite question, ni facile à résoudre.

Je crois, néanmoins, être au clair avec moi-même. C’est pourquoi je te demande : oserais-tu te risquer encore une fois à faire la traversée avec moi – non la traversée d’une petite rivière, mais d’un long fleuve dont on ne voit pas la fin ? Je ne puis assurer que nous arriverons jamais sur terre ferme, je puis seulement promettre que si ta main est encore libre et si tu me la tends volontiers et en pleine confiance, je ne la lâcherai jamais, quoi qu’il advienne.

Maintenant, autre chose : la fille du grand paysan Moisio voudra-t-elle devenir la femme d’un pauvre défricheur – car je ne puis et ne veux lui offrir autre chose ? Et si elle l’ose, je crois que, moi aussi, j’oserai entreprendre n’importe quoi.

Et encore ceci : veux-tu lier ton sort au mien ou me méprises-tu peut-être ? Je ne veux pas me défendre, et cela ne servirait à rien, car je sais que des à-côtés n’influeront pas sur ta décision, elle sera le résultat de l’idée que tu te fais de moi comme homme.

Et puis, encore une chose avant tout : point de pitié ni d’aumône ! Je crois savoir qu’aucun de nous deux ne peut offrir ni accepter cette monnaie-là, mais j’ai entendu dire que la pitié tient une grande place dans le cœur de la femme. Je soutiens pourtant qu’avec la pitié on n’arrive pas loin, une fois mort l’autre sentiment, le premier. Et c’est toi seule qui le sais !

Ton père vit-il encore ? Et maintient-il encore son point de vue ? Mais, dans notre cas, cela ne signifie pas grand-chose. Si nous sommes d’accord, tu pourrais bien avoir dix pères comme lui ! Car je veux, à présent, comme quelqu’un qui va au bout de sa volonté.

À bientôt, Kyllikki ! Tu sais que j’attends ta lettre avec impatience – quoi qu’elle m’apporte. Mais je sais qu’elle m’apportera en tout cas une franche et nette réponse.

 

OLAVI

 

Mon adresse est : Olavi Koskela, voir ci-dessus.

 

 

*

 

Kohiseva, 2 oct. 1897.

 

Olavi, ta lettre a retrouvé la Kyllikki de jadis, et moi je t’y retrouve à peu près tel que je m’y attendais. Tu es aussi orgueilleux et aussi exigeant que naguère, quoique d’une autre manière. Et cela est bien, car si toi, tu n’étais pas ainsi, j’éprouverais de la méfiance.

Oui, j’ose tout ! Je n’ai pas eu besoin de réfléchir, car sur ce point j’ai déjà réfléchi depuis longtemps et pris ma décision, et j’y suis demeurée fidèle. Je n’ai pas honte de reconnaître que je ne suis pas restée aussi ignorante de tes faits et gestes que tu le penses. Je t’ai suivi à distance jusqu’à ce que tu sois retourné à la maison et j’avais décidé d’attendre jusqu’à la perte de tout espoir. Je considère cet aveu, en ce moment, comme un devoir de conscience, pour que tu saches que cette lettre ne se base nullement sur de belles espérances, ni sur les imaginations d’une ignorante, mais sur une notion précise de ce qui m’attend à tes côtés.

Ne crains point que ce soit une aumône, Olavi – je crois au destin et à ses intentions. Je me suis demandée souvent, au cours de ces dernières années, si ma vie avait un but et pourquoi le sort nous avait unis d’une façon si singulière. Était-ce seulement pour nous tourmenter et nous faire du mal ? Et ma conclusion était que si ma vie avait un but, ce serait grâce à toi, et que, si le sort avait décidé de nous réunir, tu me reviendrais, fût-ce à travers mille périls. Et tu es venu, ayant sur les lèvres justement les paroles que j’attendais : que tu avais besoin de moi ! C’est le véritable mot de passe, à la suite duquel je n’hésite, ni ne questionne, ni même ne doute, mais réponds sans sourciller : Je suis prête !

Je ne crois ni n’espère que notre route sera semée de fleurs. Mais notre devise est la vraie, je m’y attache et elle nous conduira finalement à notre but.

Viens, Olavi, viens vite ! Je t’attends avec le désir de quatre années et l’aspiration de toute une vie !

 

« TA NAÏADE »

 

P.-S. n’a pas changé, mais sur ce chapitre, ta façon de voir est également la mienne.

J’ai une prière à te faire : je voudrais te rencontrer seule à seul avant que tu ailles chez père. J’ai peur de te voir pour la première fois en sa présence, après toutes ces années. Ne peux-tu venir d’abord à notre rendez-vous de jadis et me prévenir du jour et de l’heure ?

 

KYLLIKKI.

 

 

 

 

XXIV

 

 

Les accordailles

 

 

Olavi montait les marches de la ferme de Moisio.

Il était pâle et nerveux, mais il se sentait assez fort et assez ferme pour pouvoir entendre calmement n’importe quoi – pour entendre et pour voir et aussi pour réclamer inflexiblement son dû. Il poussa la porte et entra.

Dans la salle se tenaient deux personnes. Lune était un vieillard, à l’air revêche, aux sourcils en broussailles, qui, sans se douter de rien, se dirigeait justement vers la porte. L autre était si remplie d’attente anxieuse qu’elle croyait sentir son cœur bondir de sa poitrine en voyant la porte s’ouvrir. Tous trois restèrent comme cloués sur place.

« Bonjour ! » dit Olavi avec égard, et presque du respect filial.

Personne ne répondit. Olavi vit les épais sourcils du vieillard se froncer comme deux nuages menaçants, noir et jaune.

« Bonjour ! » sonna enfin la réponse, brève et sèche, d’un ton qui faisait comprendre que l’honneur de la ferme l’exigeait ainsi, même vis-à-vis d’un voleur de grand chemin. Mais, ce devoir de civilité accompli, les mots tombèrent comme des coups de hache.

– Lorsque nous nous sommes séparés la dernière fois, je vous ai demandé de ne plus jamais remettre les pieds ici. Avez-vous un message à me transmettre ?

La jeune fille, toute pâle, s’appuya à l’armoire.

– Oui, dit Olavi calmement. Notre première rencontre ne fut point comme elle aurait dû l’être. Je vous en fais mes excuses et de nouveau j’insiste pour obtenir la main de votre fille.

– Vagabond ! siffla la voix tremblante de colère et de haine.

– Oui – mais ne vous emportez pas !

– Chevalier de la flotte ! jeta-t-il encore, et la voix était si pleine de mépris et révélait si bien le sentiment d’honneur outragé qu’elle coupait comme un couteau et maclait comme des tenailles.

Une sombre rougeur colora le front d’Olavi et il eût grand-peine à dominer ce qui commençait à gronder en lui.

– Oui, c’est vrai, dit-il lentement et avec emphase. Des gens pour gratter la terre, on en trouve dans chaque coin, tandis que les vrais flotteurs sont rares !

Les sourcils du vieux se soulevèrent d’abord, mais se froncèrent ensuite davantage encore, comme des chats qui se ramassent pour bondir.

– Hors d’ici ! tonna-t-il comme une nuée d’orage qui éclate.

Le mot fut suivi d’un silence profond. Olavi se mordit les lèvres, mais jeta un regard orgueilleux sur la nuée d’orage et parla comme un torrent écumeux au printemps :

– Déjà vous m’avez jeté dehors une fois, et je suis parti, mais aujourd’hui je ne bouge pas d’une semelle avant que notre différend soit aplani ! Je suis venu humblement à vous et je vous ai demandé pardon pour l’autre fois, bien qu’en ce moment je ne sache pas qui de nous deux aurait le plus à pardonner. Et cette fois, je partirai aussi, mais pas seul et non plus par ordre : j’exige celle qui m’appartient, quand bien même elle serait fixée comme une étoile au firmament !

Le vieux s’était courbé en avant, les poings serrés, et sans une parole il se jeta à pas furieux vers la porte. La décision d’Olavi fut immédiatement prise : il voulait prendre l’irascible bonhomme dans ses bras, comme un enfant, et le déposer sur le banc en lui disant : « Restez donc posément assis et parlez de l’affaire avec calme, comme il convient à un vieillard ! » Résolument, il se dirigea vers lui.

« Père ! » cria-t-on alors près de l’armoire, et, pâle, la jeune fille s’élança pour se jeter entre eux. « Père..., je... lui appartiens ! »

Le père s’arrêta comme si quelqu’un lui avait donné un coup en traître au moment décisif, il se retourna et d’un long regard fixa sa fille.

– Toi ? s’écria-t-il, stupéfait. Alors, toi, vraiment tu lui appartiens ? ajouta-t-il avec un mépris cinglant. Et tu l’attendais sans doute pendant toutes ces années où je n’ai pu te faire accepter d’autres partis ?

– En effet, fut la calme réponse, et je suis décidée à devenir sa femme.

Le vieux fit quelques pas vers elle.

– Ainsi, tu es décidée... ?

La jeune fille eut un sursaut.

– Je l’ai pensé, dit-elle d’un ton soumis, et je souhaite que père se déclare d’accord.

– Mais si, moi aussi, j’avais décidé quelque chose !

Le vieillard s’était redressé et se tenait là, debout comme un vieux sapin moussu.

– Maintenant vous allez entendre ma décision : la fille de Moisio ne sera pas donnée à un flotteur – honte à celui qui a l’audace de la désirer !

Il le dit avec une telle autorité paternelle et d’un ton si impérieux que les mots sonnaient comme une décision irrévocable. Un moment de silencieuse agitation suivit. La tête de Kyllikki se penchait, comme frappée par un coup vigoureux. Mais elle se redressa lentement, avec assurance, et Olavi constata, à son grand étonnement, que les deux êtres qui étaient là en présence avaient en ce moment la même attitude fière et sur le visage la même décision.

– Mais si la fille de Moisio veut quand même suivre le flotteur ! – la phrase résonna comme un coup de marteau sur une barre de fer.

La tête du vieillard se dressa encore plus haut.

– Qu’elle parte alors avec son flotteur comme une garce, et non comme ma fille ! tonna-t-il comme la masse sur l’enclume.

Puis tout retomba au silence. Le rouge de la colère vola sur les joues de Kyllikki et Olavi sentait une forte envie d’exécuter son projet ; mais il comprenait que ces deux-là devaient vider entre eux leur querelle et qu’un tiers n’aurait fait que l’aggraver.

– Choisis ! dit le père d’une voix froide et digne, et choisis vite, car l’autre là-bas attend. Encore un mot – dans sa voix tremblait l’insulte mordante et victorieuse – si tu décides de t’en aller, alors il faut que tu partes à l’instant même, et tu partiras telle que tu étais le jour où tu es venue à la ferme – comprends-tu ? Décide !

Les paroles tombaient si imprévues et si surprenantes, que les deux jeunes gens en restèrent muets et irrésolus.

– Est-ce là mon choix ? demanda la pâle jeune fille, d’une voix suppliante.

– Oui !

La jeune fille rougit, pâlit et resta immobile comme si elle avait la respiration coupée.

– Kyllikki, s’écria Olavi d’une voix tremblante d’émotion, je ne désire point une telle brouille entre père et fille, mais si ta décision penche de ce côté-ci – il retira vivement son manteau, et sa voix tremblait de colère et d’amertume – voici de quoi te couvrir au début, pour que tu ne sois pas obligée de courir toute nue la grand-route.

Le vieillard eut un rire mauvais et une raillerie se joua sur ses traits. Mais les joues de la jeune fille se couvrirent d’une légère rougeur et son regard, à la dérobée, envoya un merci à Olavi.

Olavi se trouvait comme entre la vie et la mort. Le vieux les examinait d’un air sarcastique. Alors la jeune fille leva lentement la tête et elle parut tout à coup grandir et dominer l’ambiance. Ses mains se levèrent lentement, les boutons de la blouse sautèrent, ensuite d’un seul mouvement la ceinture et la blouse furent jetées au pied du lit, avant que quelqu’un eût pu se rendre compte de ce qui se passait. Le ricanement s’éteignit sur les lèvres du vieillard.

Olavi était gonflé d’une joie débordante. Il avait envie de saisir par la taille la jeune fille aux bras nus et de s’enfuir avec elle. Mais la jeune fille restait calmement à sa place. Les agrafes de la jupe se détachèrent, et celle-ci alla tenir compagnie à la blouse. La figure du vieux était devenue gris cendre.

Olavi se détourna et la gêne et la colère luttaient en lui si violemment que le sang reflua de son visage. « Dépêche-toi ! » cria-t-il d’une voix mi-étouffée, par-dessus son épaule. La jeune fille était là – pâle mais calme. Les boutons du vêtement de dessous sautèrent et...

« Halte ! » résonna la voix du vieux, comme venant du fond de la terre. Olavi se retourna et la jeune fille interrogea du regard son père.

– Allons ! Assez ! Prends-la ! Enlève-la ! s’écria le vieux comme quelqu’un qui ne sait plus ce qu’il dit. Tu es bien de ta race, mauvaise pièce, cria-t-il à sa fille, une culotte t’irait mieux qu’une robe... ! Et toi ! J’espère que tu auras le moyen d’entretenir ta femme, puisque tu l’emportes par la force... Effronté !

Le sang reparut au visage des jeunes gens, mais ils étaient encore muets d’étonnement, sans pouvoir bouger un membre.

– Rhabille-toi maintenant ! cria le vieillard avec impatience. Et toi, va t’asseoir.

Kyllikki fut tout à coup envahie par une grande honte comme si elle s’était trouvée nue devant une foule d’hommes. Elle saisit sa blouse et sa jupe et courut se cacher dans la chambre.

Le vieux Moisio éprouvait la sensation d’avoir le dos cassé, lorsqu’il se retira près de la fenêtre et s’assit sur le banc. Le bras appuyé sur le rebord, il regardait dehors. Olavi alla s’asseoir sur le banc latéral ; il se sentait plein de compassion en voyant le vieillard si abattu. Un moment après, Kyllikki rentra, émue et rougissante, et se glissa doucement vers l’armoire. Les jeunes gens échangèrent un rapide regard et contemplèrent alors le vieux à la fenêtre. Le silence dura encore un moment, mais tout son être respirait une gravité solennelle. Enfin le vieillard se retourna. Ses traits étaient défaits quand il fixa son regard sur Olavi.

– Puisque nous sommes obligés de devenir parents de cette manière, commença-t-il, j’espère que nos rapports seront établis d’une façon nette, une fois pour toutes. Chez nous, c’est la coutume de dire son mot en son temps et de donner une gifle à la bonne place, mais de ne plus revenir sur ce qui s’est passé.

– C’est une coutume honorable, dit Olavi sans savoir au juste ce qu’il fallait dire. Mon père avait à peu près la même habitude.

De nouveau un silence.

– Et comme nous devenons beau-père et gendre nous aurons à discuter différents points, continua le vieux, d’une voix plus calme. Je voudrais savoir comment tu comptes organiser ta vie désormais. Une fois marié, vagabonderas-tu encore de par le monde ?

– Non, c’est fini. Je me suis fixé dans mon pays natal, où précisément je bâtis une cabane, répondit Olavi.

– Hum, bien... Mais puisque les choses en sont là, nous t’aurions trouvé une cabane dans ma ferme aussi. Tu le sais sans doute, je n’ai pas d’héritier mâle et je commence à me faire vieux.

Olavi regarda longuement le vieillard.

– Maintenant je comprends à quoi vous faisiez allusion en disant que dans votre race on n’avait pas l’habitude de revenir sur ce qui est passé, dit-il. Et je ne puis assez vous remercier de votre bonté. Mais le fait est que je ne puis habiter dans la maison d’un autre ; il me faut bâtir moi-même ma maison et moi-même défricher mon champ. J’aurais pu trouver également chez moi une ferme toute prête, mais je n’ai pas accepté.

– Une ferme... ? s’écria le vieillard avec un mouvement de surprise. D’où es-tu donc ?

– De Kylänpää, à Hirvijoki – si vous avez jamais entendu parler de ça ? répondit Olavi.

– J’ai même été dans ce pays-là pendant ma jeunesse, dit le vieillard plus doucement en se rapprochant d’Olavi. Et de quelle ferme là-bas ? dit-il en tirant le banc de la table et en s’asseyant tout près d’Olavi.

– De Koskela.

– De Koskela ! Du grand Koskela... ?

– Oui, c’est assez grand chez nous, répondit Olavi.

– Et pourquoi ne l’as-tu pas dit plus tôt, quand tu es venu chez nous pour la première fois ? dit le vieux avec un regard long et perçant. Cela eût mieux valu, aussi bien pour moi que pour toi.

– Parce que, répondit Olavi – et une sombre rougeur se répandit sur ses traits – parce que je n’aurais jamais voulu prendre femme au nom de ma ferme ni au nom de la renommée de ma ferme, mais uniquement en mon propre nom et pour moi-même !

– Ah ! oui, dit le vieillard en le toisant des pieds à la tête. C’est donc ainsi.

Mais aussitôt il fit mine d’apercevoir quelque chose dans la cour.

– Ne faites pas attention, dit-il amicalement et prompt à se lever. Les chevaux me semblent être revenus de la forge ; il faut que j’aille voir, je ne serai pas longtemps.

Pour ceux qui restaient dans la chambre, c’était comme si une claire matinée de dimanche, où sonnent joyeusement les cloches, avait succédé à une orageuse nuit de samedi. Les joues rougissantes, la jeune fille s’élança vers Olavi qui se leva et vint à sa rencontre, elle se blottit contre lui et lui jeta avec ravissement les bras autour du cou :

– C’est maintenant que je te comprends vraiment !

– Et moi... ce que tu es vraiment, toi... !

 

 

 

 

XXV

 

 

La corde brisée

 

 

Le soir d’automne s’en allait, de noir vêtu, sur la terre. Il marchait le long des routes, se glissait dans les champs, se reposait dans les bois, – l’eau miroitante des fossés montrait la direction des chemins.

Mais la ferme de Moisio brillait comme un incendie dans la nuit obscure. De chaque fenêtre jaillissait dans la nuit une lumière jaunâtre, au point que l’intérieur du bâtiment avait l’air d’être livré aux flammes.

Dehors, les lumières rouges, jaunes, bleues et vertes rivalisaient d’entrain. Elles venaient de petites lanternes de papier qui se balançaient des deux côtés de l’allée, depuis le perron jusqu’à la grand-route. Suspendues à de longues ficelles, elles se balançaient dans l’ordre où les avait placées le peintre de l’endroit, qui avait couru le monde ; et elles échangeaient des plaisanteries et des traits d’esprit. Au fronton du perron serpentait une guirlande multicolore et, sur le perron même, des lanternes japonaises rehaussaient la décoration.

On entendait dans la maison un bruit de voix et des murmures comme d’une grande masse d’hommes qui, assis autour d’un feu de bivouac, se racontait des légendes. Ce bruit servait d’accompagnement aux voix plus distinctes du dehors, aiguës et profondes, rudes et tendres, aux allées et venues continuelles, aux chuchotements qui glissaient autour des angles de la maison. Toute la vie, toute la lumière, tout le bruit du village de Kohiseva paraissait en ce soir rassemblé dans la ferme de Moisio.

Le violon grinçait, la maison tremblait, le plancher craquait et aux fenêtres, c’était un défilé ininterrompu de têtes et de silhouettes. La bénédiction avait eu lieu avant la tombée de la nuit. Ensuite on avait mangé, bu et dansé – et l’on dansait toujours, bien qu’il fût près de minuit.

Le fiancé était resplendissant, la fiancée digne de lui – jamais on avait vu couple plus admirable et chacun pouvait s’en rendre compte de ses yeux. Car chacun les avait vus. Tous, naturellement, n’avaient pas réussi à entrer, mais à un moment donné, le peintre du village, qui avait beaucoup voyagé, chuchota quelque chose aux gens qui étaient restés dehors et l’on réclama le fiancé et la fiancée. Ils apparurent sur le perron avec leur suite, et de la cour, dans la pénombre, éclatèrent des vivats et hourras. Tout se passait comme dans les grandes villes, assurait le peintre qui avait beaucoup voyagé.

Le fiancé était heureux, comme bien l’on pense, auprès d’une telle jeune fille ! Et la fiancée était heureuse – comment ne l’aurait-elle pas été, après tant d’années de fidèle attente ! Car tous savaient qu’elle avait attendu, chacun connaissait l’histoire de ces amours peu communes, de cette course sur le rapide et de la chanson rouge dans la courbe du fleuve. Une infinité de détails s’y rattachaient, sur les aventures de l’amoureux et la fidélité de l’aimée, détails que l’imagination poétique du peuple, une fois lancée, amplifiait et embellissait. Ces récits volaient de bouche en bouche dehors et glissaient imperceptiblement dans la salle des fêtes, presque jusqu’aux nouveaux mariés. Tous les épisodes s’auréolaient d’un éclat d’aventure et d’héroïsme, qui jetait un glorieux rayon d’or sur les cheveux gris du vieux Moisio lui-même.

 

De nouveau on réclama les fiancés – le couple légendaire, les représentants admirés du mâle courage et de l’amour fidèle, que l’on pouvait assez contempler et admirer. De nouveau la lumière rayonna sur le perron, de nouveau des vivats et des hourras enthousiastes éclatèrent dans la cour, de nouveau un curieux parvint à se faufiler avec la foule dans la salle de fête.

La salle aussi scintillait et rayonnait. Le plafond, tendu de draps blancs, brillait comme brille au lever du soleil la neige tombée la nuit. Tout autour, les murs étaient également de la même blanche tapisserie, mais les draps en étaient garnis de guirlandes, et de-ci de-là se voyaient des bouquets verts de genévrier, qui se dressaient comme une floraison neuve sur un sol d’un blanc éblouissant.

 

La danse fut un moment interrompue. Les invités se retirèrent dans les salles contiguës pour se rafraîchir – les femmes en compagnie de la mariée, les hommes à part, avec le marié et le beau-père. C’était un va-et-vient continuel de plateaux lourdement chargés, les verres et la porcelaine s’entrechoquaient, un murmure joyeux emplissait les pièces et, dans les yeux des gens, la gaîté de la noce étincelait comme une claire boisson de fête en des cristaux transparents.

Le violon se remit à grincer et le flot des invités se répandit dans la salle. Les hommes vidèrent promptement leur verre et leur tasse, tirèrent leur dernière bouffée, et allèrent vivement rejoindre les danseurs.

Le marié venait le dernier. Mais il se rappela tout à coup qu’il avait oublié d’apporter du tabac pour le musicien et repartit. Lorsqu’il eût trouvé ce qu’il cherchait et comme il se disposait à rejoindre la compagnie, un jeune homme court et trapu surgit devant lui. Olavi en fut presque saisi – car l’homme était apparu silencieux et prompt comme un fantôme. Et même il se tenait là comme un fantôme immobile et d’apparence étrange : les jambes écartées, la main gauche dans la poche et la main droite à la hanche, le chapeau sur la nuque, et un cigare allumé à la bouche ; il était d’ailleurs bien habillé, portait un faux col, un nœud rouge et une grosse chaîne en argent sur le gilet. Ses yeux étaient fixes et il dévisageait Olavi d’un regard trouble.

– Je voudrais dire un mot au marié – s’il a le temps de m’écouter ? dit l’homme, d’une grosse voix enrouée, le cigare toujours entre les lèvres.

– Pourquoi pas... ? J’ai bien le temps..., mais je ne vous connais pas..., répondit Olavi.

– Pourtant nous sommes des connaissances, – et dans la voix enrouée s’insinuait on ne savait quoi de venimeux et de mystérieux, – mieux que des connaissances, bien que l’on ne nous ait pas présentés l’un à l’autre.

L’homme fit un pas vers Olavi.

– Tu fêtes aujourd’hui ton mariage – et je viens t’en féliciter. Toi, qui as joué avec tant de cœurs de femmes et qui as rendu les pensées de tant de jeunes gens noires comme la suie, il serait peut-être bon que tu saches...

– Quoi donc ? s’écria Olavi en s’emportant, comme s’il exigeait des comptes.

On eût dit que les yeux vitreux de l’homme allaient sortir des orbites et de leurs pupilles semblaient pointer deux aiguilles chauffées à blanc :

– Toi, qui disposais du monde entier et qui pourtant as dérobé à tant de pauvres leur unique agneau, il serait peut-être bon que tu saches ce soir que... que... Crois-tu que toi-même tu sois parvenu à prendre un agneau innocent ?

Et l’homme vit la figure d’Olavi s’assombrir, ses narines se dilater. Il vit le marié trembler de la tête aux pieds, comme un arbre qui chancelle et n’attend plus que le dernier coup de hache. Et il décida de porter ce coup tout de suite.

– Eh bien, qu’en penses-tu ! Tous mes vœux ! dit-il en s’inclinant, moqueur. Je puis mieux en parler que d’autres, puisque nous sommes quasiment associés dans la même...

« Lâche... ! Salaud... ! Voyou... ! » La douleur et la rage d’Olavi brisèrent enfin leur digue. Un saut en avant ; avec une force grossie par la fureur il saisit à deux mains l’homme par les revers de sa veste et le souleva. « Fais ta dernière prière ! » siffla Olavi entre les dents ; il le tenait toujours suspendu et serrait tellement le col de la veste, qu’on entendait craquer le plastron amidonné. L’homme se débattit quelques instants, mais tout à coup ses jambes s’immobilisèrent, sa figure pâlit, le cigare lui tomba de la bouche et Olavi sentit le corps s’abandonner en une masse de chairs flasques. « Je suis plein... et... ne... ne... ne... sais ce que... », balbutiaient les lèvres pâles, comme les dernières bouffées d’un soufflet à bout de course.

– Remercie ton étoile qu’il en soit ainsi... Autrement... ! Olavi rejeta l’homme sur le parquet. – Sors d’ici !

L’homme, blême, qui se tenait à peine debout, vacilla de droite et de gauche, se retourna enfin complètement et sortit en titubant sans proférer un mot.

 

Olavi resta au milieu de la pièce. Les oreilles lui bourdonnaient et les flammes des lumières dansaient pêle-mêle devant ses yeux. « C’était la vérité ! Quelqu’un oserait-il le dire si ce n’était pas vrai ! » Cela lui paraissait si naturel qu’il ne douta pas un moment des paroles de l’ivrogne – le mauvais sort dont ses sombres pressentiments avaient toujours craint l’intervention venait le surprendre et saccageait tout en un instant !

Le violon grinçait plus fort que jamais et le parquet était ébranlé au point que toute la maison en vacillait – dans la salle on attaquait une nouvelle danse. Le son du violon parut à Olavi un ricanement méprisant, comme si tous ces gens-là avaient ri et dansé de joie, à qui mieux mieux, de le voir humilié. « Non, il y aura une fin à cet enfer – et tout de suite ! » s’écria-t-il tout haut en s’élançant dans la salle, sans réfléchir au moyen d’y mettre fin.

 

Une foule de figures riantes s’empressèrent vers Olavi au moment où il franchit le seuil de la salle et s’arrêta un instant dans la cohue. Et là il lui apparut clairement qu’il ne pouvait, comme un chevalier du poignard, mettre tout le monde à la porte.

On fit place au marié le long du mur et, par cet étroit couloir, il se hâta vers l’autre bout de la salle où se tenait le musicien.

– Vends-tu ton violon ? lui chuchota-t-il à l’oreille. Il y a quelqu’un qui veut l’acheter. Il m’a prié de te le demander – et ne marchandera pas sur le prix !

– Je ne sais pas... Il m’est difficile de m’en séparer, répondit le musicien en modérant le son du violon.

– Vends-tu ton violon ? Voyons, il le faut !

– En avant donc pour trente marks !

– Bien ! L’acheteur viendra tout de suite. Mais, avant, joue-nous une polka et joue comme quelqu’un qui caresse sa bien-aimée pour la dernière fois ! Un rythme endiablé !

Le musicien fit signe que oui.

Olavi se dirigea vers une jeune fille et la salua. Le violon se tut et reprit immédiatement un air de polka si endiablé que les danseurs s’arrêtèrent, avec des regards étonnés. Comme un ouragan Olavi polkait avec la jeune fille, et plusieurs autres couples suivirent le mouvement. Mais ils s’arrêtèrent bientôt : tous les yeux étaient tournés vers le marié, qui paraissait en proie à une force surnaturelle. Ses yeux flamboyaient, sur ses lèvres se jouait un rire énigmatique et sur son front luisait un orgueil effréné. Tous regardaient avec stupéfaction et admiration – jamais on n’avait vu danse pareille ! Olavi saisit une autre jeune fille, puis une troisième, faisant faire à chacune d’elles à peine deux fois le tour de la salle, puis changeant de danseuse. Il ne les ramenait pas à leur place, il les repoussait légèrement et passait à la suivante en l’entraînant dans la même course folle.

– Quelle idée lui prend-il donc ! chuchotait-on.

– Il danse avec toutes les jeunes filles, pour enterrer sa vie de garçon.

– Oui, c’est ça !

Et les gens riaient, enchantés, admirant la danse sauvage et déroutante. « C’eût été curieux qu’à ses noces il ne fût rien arrivé d’extraordinaire... Avec un pareil homme ! »

Alors Olavi, éloignant sa danseuse, s’inclina d’un geste particulièrement courtois, profondément, devant Kyllikki, qui restait là, toute étonnée, saisie d’inquiétude, sans savoir ce qu’elle devait penser.

Le musicien, voyant qu’elle était la danseuse, appuya le violon plus fort sous le menton et fit passer dans les cordes tout le feu de son cœur. Le violon chantait et se plaignait, et le couple des nouveaux mariés glissait dans l’air, gracieux et séduisant. Un tour, deux, trois, quatre autour de la salle – et ils polkaient toujours. Alors, au milieu du cinquième tour, le violon s’arrêta net : on le vit dans la main levée d’Olavi, qui l’avait empoigné en dansant, et qui le cassa en mille morceaux sur le rebord de la table... « Cli-i-i » sonna une corde tendue en se brisant.

Un frisson secoua l’assistance, qui regardait le couple avec effroi. Mais ils étaient calmes, l’un à côté de l’autre, comme si tout devait faire partie de la fin de la danse.

« Excusez, si cela n’est pas dans les usages ! » cria le marié en riant. « Vous comprenez que l’on ne doit plus jamais jouer de ce violon au son duquel j’ai enterré ma jeunesse en dansant. Bonne nuit ! »

Dans la foule, il y eut un murmure de soulagement et d’admiration. Quelle danse finale ! Quel marié ! Personne n’aurait pu imaginer chose pareille !

Les invités riaient, le marié riait, le vieux Moisio riait de son côté de la table : « Ainsi soit-il ! Les autres ne comptent plus, tout pour une seule... Ma fille vaut bien un violon ! »

Seule la mariée était pâle – comme si, de nouveau, par un dimanche d’été, elle se trouvait le soir près de l’anse du fleuve, et qu’un homme, le rouge de la colère aux joues, s’en allait rapidement le long de la rivière.

 

 

 

 

XXVI

 

 

La chambre nuptiale

 

 

Dans la chambre nuptiale, de petits sylphes papillonnent, vifs, plaisants et farceurs.

– Oh ! s’écrie l’un d’eux. C’est moi le premier. J’ouvre le feu des félicitations. À moi le premier baiser !

– Alors moi ?

– Et moi ?

C’est un bourdonnement de voix.

– Dites donc, voulez-vous bien m’écouter ? Que dites-vous de mes bons souhaits ? Ils ne sont pas ordinaires...

– Tui tui ! gazouille le plus petit des sylphes qui, tandis que les autres discutaient, s’est glissé dans le lit nuptial, sous le rebord de la courtepointe, et, d’entre les plis de la couverture reluque d’un air espiègle et s’écrie : « Tui tui... Comment pensez-vous que je vais les complimenter... ? »

« Étourneau que tu es ! » s’écrient les autres, mi-enjoués mi-sérieux : à leur avis, il est trop audacieux. Et ils bourdonnent alentour comme un essaim d’abeilles, en essayant de châtier leur petit frère de sa témérité. Mais celui-ci s’envole et va se cacher derrière la commode où les autres le suivent.

– Silence ! crie l’un d’eux. La danse semble avoir pris fin.

Ils se taisent un moment.

– C’est fini... ils arrivent.

Chacun d’eux retourne à sa place, les joues rouges, le cœur battant. De la chambre voisine, des pas s’approchent. Tous les yeux sont dirigés vers la porte.

Un homme entra, les yeux étincelant d’un feu sombre... le suivait, pâle, la mariée.

Le sylphe qui allait les saluer laissa tomber la main, son sourire s’immobilisa et les souhaits s’éteignirent sur ses lèvres. Tous s’enfuirent vers la porte.

Mais l’homme, dont les yeux flamboyaient d’un feu furieux, parcourut la chambre à pas agités en se mordant rageusement la lèvre. Puis il s’arrêta brusquement dans le fond de la pièce, à côté de la table, et jeta un regard aigu et glacial sur la pâle épousée.

Elle était restée à l’autre bout, muette et pensive, près de l’armoire. Elle s’approcha, à pas hésitants, de l’homme en colère.

– Olavi ! dit la voix qui tremblait de tendresse et d’anxiété. Cher Olavi, que signifie tout cela... ?

– Cher... ? le mot jaillit d’entre les dents serrées, comme la grêle sur les carreaux.

Sa voix tremblait, mêlée de sanglots et de rire, d’insulte mordante et d’amertume. Violemment il saisit la femme par les épaules.

– Éloigne-toi ! hurla-t-il, écumant de rage, et il la repoussa si brutalement qu’elle recula de quelques pas en chancelant et alla s’écrouler sur le sofa près du mur.

Abasourdie, la femme restait dans la même attitude – tellement le coup l’avait surprise. Puis elle se redressa et marcha droit sur Olavi, calme et décidée, deux taches brûlantes sur les joues.

– Que signifie tout cela, Olavi ? demanda-t-elle d’une voix où la tendresse vibrait encore, mais où l’on sentait déjà la dureté de l’acier.

Le sang bouillait dans les veines d’Olavi : elle n’avait pas honte, la coupable, de le regarder droit et calmement dans les yeux, et de porter la tête haute ! Et son regard rencontrant au même moment la couronne de myrte, emblème de la pureté virginale, qui pour le narguer lui semblait grandir encore, il craignit que le sang ne l’étouffât, et il éprouvait le besoin fou de se jeter sur elle et de la mettre en pièces.

– Cela signifie, cria-t-il en bondissant vers elle avec une rage qu’il ne maîtrisait plus, que tu portes de faux ornements, trompeuse !

Et d’un coup il lui arracha voile et couronne et les piétina avec une sauvagerie accrue de voir les fils de laiton se tordre à terre et se dérouler comme des serpents : « Menteuse, menteuse, menteuse, hypocrite ! » hurlait-il.

Kyllikki ne bougeait bas, restait là, muette, atterrée – les taches rouges de ses joues s’étendaient, s’agrandissaient.

Il ne restait de la couronne que les fils de laiton et quelques feuilles de myrte déchirées. Finalement d’un coup de pied Olavi envoya promener le voile, puis il se redressa et dévisagea férocement Kyllikki, comme un homme qui a déjà abattu un ennemi et mesure des yeux le second.

– Vas-tu me dire ce que tout cela signifie ? demanda Kyllikki calme encore, mais d’une voix tellement changée qu’elle lui faisait peur à elle-même.

– Oui, pardieu ! Si j’avais un revolver je te répondrais sur-le-champ et plus jamais tu ne me questionnerais !

Ce fut pour Kyllikki comme si le sang l’avait abandonnée tout à coup ; elle se sentait envahie par une vague glacée d’irrésolution et de détresse sans bornes. Insultée, sa couronne et son bonheur foulés aux pieds, il ne lui restait au monde qu’un homme qui tempêtait et menaçait. Elle considéra Olavi attentivement, comme pour se rendre compte d’un coup d’œil de quel bois il était fait. Et d’instinct elle se sentit devant quelque chose de grand et d’effrayant dont dépendait tout leur avenir ; les paroles qu’elle allait prononcer, les actes qu’elle allait commettre seraient décisifs. Tout à coup une pensée la traversa et le sang lui monta en bruissant à la tête... Oserait-il ? Sa fureur était-elle plus grande que son amour ?

Sa décision fut vite prise : maintenant ou jamais, dans un moment il serait trop tard ! Elle s’approcha de la commode, ouvrit le tiroir du bas, fouilla rapidement, ne trouva rien, referma le tiroir, et en rouvrit un second. Après un instant, elle se releva et marcha vers Olavi d’un pas décidé et calme, bien que son cœur battît à grands coups.

Elle posa sur la table un grand pistolet d’un ancien modèle, dont le canon sombre luisait dans la lumière de la bougie.

– Voici ce que tu désires, il est chargé – j’attends la réponse.

Les mots sortaient lentement, toute son énergie concentrée pour ne pas laisser faiblir sa voix. Elle recula de quelques pas et attendit – affreusement pâle, le regard planté sur Olavi, la respiration presque coupée.

Le moment décisif approchait. Une éternité pour Kyllikki – elle serait tombée à la renverse si elle ne s’était pas raidie comme un bloc de glace.

Olavi, immobile, la dévisageait de ses yeux fixes comme s’il avait vu un fantôme. Une fois seulement il l’avait vue aussi calme, aussi résolue – lors de la scène en présence du vieux Moisio. Cette ressemblance l’étreignit d’une angoisse qui le suffoquait... Le revolver sur la table, c’était le même geste que celui de Kyllikki arrachant alors ses vêtements.

– Que signifie... ? Veux-tu me rendre fou ? cria-t-il d’une voix étouffée, en s’arrachant les cheveux de désespoir et en bondissant vers la porte.

Kyllikki sentait le sang et la chaleur revenir par bouffées dans son corps. Olavi parcourut deux fois la chambre, puis se précipita comme un ouragan vers Kyllikki. De nouveau son sang bouillait et il se sentait l’assurance d’un juge.

– Tu veux encore me braver, fourbe ! cria-t-il, blanc de fureur, en talonnant le sol. Sais-tu ce que tu es ? Une menteuse, une parjure ! Et ce que tu as fait ? Tu m’as trompé, tu as gâté ma nuit de noces, tu as démoli mon bonheur et mon avenir... tu m’as humilié aux yeux des gens..., tu n’es ni pure, ni innocente, tu es...

Le souffle lui manqua, il reprit haleine et continua d’une voix brisée :

– Voici l’heure venue de rendre des comptes ! Connais-tu un homme, qui était ici ce soir, un piteux individu avec un nœud rouge et une grosse chaîne d’argent sur le gilet ? Essaie donc de mentir, si tu l’oses !

– Je le connais – et même fort bien.

– Bien sûr, sinon, comment... ! – il partit d’un affreux rire nerveux. Et ce feignant est venu me trouver durant ma soirée de noces et m’a dit...

Il s’interrompit pour faire durer le supplice de la femme.

– Qu’a-t-il dit ? demanda Kyllikki en retenant son souffle.

– Ce que tu sais toi-même – que tu as été sa femme, et cela sans l’avoir épousé...

Olavi s’aperçut, satisfait, que le coup de tonnerre de ses paroles frappait Kyllikki comme il l’avait espéré.

Elle se mit à trembler toute. Elle sentit à ce moment qu’elle haïssait Olavi – et toute son espèce – dont l’un donnait de faux témoignages et dont l’autre, rugissant comme un forcené, parlait de « sa » nuit de noces et de « son » bonheur brisé et exigeait des autres qu’ils fussent purs – mais non lui-même. Elle sentit qu’il leur fallait maintenant se battre et se déchirer implacablement – et tout détruire, s’ils voulaient édifier quelque chose de neuf.

– Et alors ? demanda-t-elle clairement et froidement, en relevant la tête.

– Et alors... ? hurla Olavi avec rage.

– Oui, car ça n’en fait qu’un seul... D’autres se sont présentés ?

– D’autres ! Ma parole, je te tue à l’instant !

– Tue ! et elle foudroya Olavi d’un fier regard et continua d’une voix calme et maîtrisée. Et toi, combien en as-ru eu, de femmes illégitimes, dis-moi... ?

Olavi râla comme s’il avait reçu un coup de couteau dans la poitrine. Puis il se frappa la tête à poings fermés, se détourna, et parcourut la chambre en rugissant et s’arrachant les cheveux : « Je te tue, je vais te tuer, oui, tous les deux, toi et moi, je veux tuer, tuer ! »

Quand il eut déliré ainsi tout un temps, il s’affala sur le sofa, arracha sa veste dont les boutons sautèrent au loin, enleva sa rosette blanche et la lança à terre, en criant avec angoisse :

– À quoi bon subir cet enfer ? Personne n’a eu une pareille nuit de noces, personne n’est aussi malheureux que moi !

Kyllikki restait calme, attendant qu’Olavi eût exhalé son angoisse. Elle sentait le sol se raffermir sous ses pas. Finalement elle s’approcha de l’homme affalé sur le sofa.

– Dois-je te haïr ou te mépriser, dit-elle calmement ou dois-je t’aimer ? Tu écoutes les mensonges d’un soûlard au lieu de questionner la seule personne en qui tu peux avoir la confiance la plus absolue, et tu ne daignes pas seulement me donner d’explications quand je t’en demande. Je ne suis pas surprise que l’homme ait agi comme il l’a fait et t’ait donné à goûter, le soir même de tes noces, une goutte du poison que tu as certainement préparé à tant d’autres. Lui, il n’est qu’un de mes camarades d’enfance, le fils d’un paysan riche. Dès mon âge le plus tendre j’ai été, pour ainsi dire, sa promise. Quand j’étais enfant, lui, qui avait quatre ou cinq ans de plus que moi, me traitait comme sa petite femme et me caressait de temps à autre, alors que je n’avais pas encore assez d’esprit pour m’en formaliser. Mais ce fut tout, bien que ce goujat, dans son ivresse, ait essayé de t’en faire accroire.

– Dis-tu vrai, Kyllikki ? s’écria Olavi en se redressant.

– Oui, moi, je suis pure, mais toi..., es-tu bien en droit d’exiger une vierge... ?

– Si j’ai le droit ? s’emporta de nouveau Olavi, mais il s’arrêta au milieu de la phrase, se laissa retomber sur le sofa, cacha sa tête et ferma les yeux pour fuir de noires visions.

– C’eût été justice, poursuivit Kyllikki, si cela avait été comme tu le croyais – et il aurait dû en être ainsi ! Tu le savais bien, c’est pourquoi tu t’es mis en rage et as menacé de me tuer.

Elle considéra un moment Olavi, qui se lamentait sur le sofa.

– Pure et innocente..., oui, vous avez raison, vous autres, de maintenir cette exigence. Mais as-tu seulement songé un seul instant, ce soir, à ce que tu me donnes, à moi... à moi qui suis pure ?

– Ne me torture pas ! gémit Olavi en se tordant les mains. Je le comprends bien et j’ai aussi pensé à toi... Oh ! oh !

– Tu as pensé à moi – parfois. Ta lettre, qui contenait deux mots profondément sentis, en témoigne. C’était me prier de pardonner – du moins je l’ai compris ainsi – et il m’était facile d’admettre tout, car je pensais alors à d’autres plutôt qu’à moi-même. Mais ce soir...

– Mon Dieu, mon Dieu, cette misère – tout est fini ! se lamentait Olavi avec des sanglots dans la voix, et en s’empoignant les cheveux. Ah ! ce soir, ce soir qui a été mon plus beau rêve, que j’avais attendu comme le grand soir de la réconciliation ! Tout est en lambeaux..., couronne, voile, rêves et espérances... Ma nuit de noces, ma nuit de noces..., on me l’a volée !

Il enfonça la figure dans le sofa et éclata en sanglots fous.

– Ta nuit de noces ? dit Kyllikki d’une voix tremblante. Nombreuses furent tes nuits de noces... Mais ma nuit de noces à moi – sa voix défaillit – celle-là n’a jamais été et ne sera jamais... !

Elle défaillit en pleurs violents, désespérés, et s’écroula dans l’autre coin du sofa, tremblant de tout son corps.

Et la chambre nuptiale se remplissait de pleurs et de lamentations, de soupirs et de sanglots, de tant de peine et de souffrance que les murs en auraient éclaté. Les pleurs de Kyllikki s’élevaient parfois en plaintes stridentes et Olavi se tordait de douleur comme un enfant abandonné.

Il sursauta, comme au sortir d’un rêve, en sentant qu’il avait glissé sans le savoir jusqu’auprès de Kyllikki. Et il se laissa tomber à terre devant elle, lui embrassant les genoux et y cachant sa figure.

– Tue-moi ! cria-t-il avec désespoir. Pardonne-moi d’abord et tue-moi !

Quand elle sentit les bras d’Olavi autour de ses genoux, Kyllikki cessa de trembler et ses pleurs et sa peine fondaient dans cette solide étreinte.

– Pourquoi ne me réponds-tu pas ? implora Olavi. Si tu ne peux me pardonner, tue-moi au moins, sinon, moi-même, je me tuerai.

Mais Kyllikki ne répondit pas. Elle ne put que se pencher en avant, glisser les mains sous les bras de son mari, essayer de le soulever ainsi, lentement et avec force, de le redresser, et alors elle l’attira plus fort à elle. Une bouffée chaude se propagea dans la poitrine d’Olavi et il enlaça Kyllikki comme un enfant reconnaissant entoure de ses bras le cou de sa mère.

– Serre-moi maintenant jusqu’à ce que j’expire, alors j’aurai ce que je souhaite !

Mais Kyllikki se taisait et le serrait contre elle. Ils restèrent longtemps ainsi, comme des enfants fatigués par de longs pleurs.

– Olavi ! dit enfin Kyllikki en desserrant son étreinte. Quand tu m’as demandée, tu m’as dit que ce n’était pas pour partager joie et bonheur avec toi, mais pour souffrir et lutter ensemble.

– C’était autrefois, se plaignit Olavi, et alors j’espérais quand même le bonheur.

– Mais justement, cette nuit-ci, c’est notre première souffrance.

– Et elle a tout anéanti..., tout !

– Pas tout, uniquement la félicité de notre nuit de noces..., tout le reste subsiste encore.

– Non, non, n’essaie point de nous leurrer, toi et moi. Et il ne s’agit pas de moi ! J’ai mérité mon sort, mais toi, toi qui dois...

– Plus un mot là-dessus, Olavi, interrompit Kyllikki, ni maintenant, ni plus tard. J’ai tout oublié...

– Tout ?

– Tout... Pour l’amour de toi, Olavi ! dit-elle tendrement. L’être humain ne peut avoir tout ce qu’il désire, et si nous ne pouvons passer notre nuit de noces comme mari et femme, nous pouvons du moins être camarades.

– Camarades de malheur... ! soupira Olavi profondément, et ils se pressèrent l’un contre l’autre comme deux âmes abandonnées et déchirées, qui n’ont que leur appui mutuel comme réconfort.

– Olavi ! murmura Kyllikki après un instant. Il nous faut prendre un peu de repos, tu es si fatigué.

À ce moment leurs yeux se posèrent sur la blanche couche nuptiale, puis ils se regardèrent en frémissant et comme dans un livre ils lurent au fond de leurs yeux les pensées qui s’agitaient dans leurs âmes.

– Ne pourrions-nous pas nous reposer ici sur le sofa durant les quelques moments qui nous séparent encore du jour ? demanda Kyllikki d’une voix tremblante.

Olavi prit sa main et la pressa silencieusement sur ses lèvres. Lorsque Kyllikki se leva pour aller chercher des oreillers, son regard s’arrêta sur la table, elle s’en approcha et saisit quelque chose sans qu’Olavi s’en aperçut ; elle alla vers la commode, repoussa le tiroir entrouvert et le ferma à clef. Un regard reconnaissant d’Olavi la suivit jusqu’au lit. Mais quand elle prit les deux oreillers d’un blanc de neige, sur lesquels l’heureuse fiancée s’était penchée en travaillant avec une âme frémissante et en y posant les amoureuses caresses de toute son attente, les oreillers dont le volant portait encore l’empreinte des lèvres brûlantes, alors ses épaules se mirent à trembler et elle resta là, le dos tourné à Olavi, comme si elle arrangeait quelque chose.

Les paupières d’Olavi clignotèrent et de chaudes larmes y perlaient. Il se leva et se glissa furtivement près de Kyllikki.

– Kyllikki ! dit-il d’une voix suppliante, en la tournant doucement vers lui. Tout est pardonné ?

– Tout ! répondit-elle, les yeux brillants à travers ses larmes, et elle jeta ses bras autour du cou d’Olavi. Oublie mon enfantillage !

Olavi la pressa sur son cœur avec allégresse et reconnaissance, les yeux baignés de larmes chaudes.

– N’éteins pas les bougies, Olavi, nous les laisserons brûler le reste de la nuit, dit Kyllikki, déjà étendue sur le sofa.

Olavi acquiesça et se coucha à côté d’elle, les pieds appuyés sur une chaise, la tête sur les genoux de la jeune fille.

– Donne-moi la main ! demanda-t-il, en levant la sienne par-dessus la tête vers Kyllikki.

Deux paires d’yeux sombres et brillants se mirent à parler tout bas comme des étoiles solitaires dans un ciel assombri d’automne, tandis que la terre soupirait parmi l’obscurité.

 

 

 

 

 

 

QUATRIÈME PARTIE

 

 

 

 

XXVII

 

 

Le somnambule

 

 

Il était somnambule sans oser se l’avouer. Car le somnambulisme recouvre quelque chose de mystérieux et d’effroyable.

L’âme inquiète se dégage et va son chemin ; le corps la suit, mais sans en avoir conscience. Les yeux sont ouverts, mais ils ne peuvent rien voir au-delà de ce que l’âme vagabondant par ses routes, veut bien permettre. Tel grimpe comme un écureuil sur le toit, s’avance le long des gouttières étroites à une hauteur vertigineuse, tel autre ouvre les fenêtres et se penche au-dessus du gouffre noir, ou joue avec des armes tranchantes comme avec un jouet d’enfant. Et le spectateur, qui a sa connaissance et qui observe, se sent secoué jusque dans la profondeur de son être, car il comprend que c’est une âme qui rôde le long des chemins nocturnes.

Olavi était somnambule depuis tout un temps – à peu près depuis que Kyllikki était devenue sienne.

La nuit de noces était oubliée, on n’y faisait pas même allusion. En se basant sur tout ce qui était solidement enraciné de beau et de profond dans leurs deux âmes, et surtout sur l’ardent et progressif labeur d’où surgissaient les champs et les digues de leur avenir, ils avaient essayé de ne faire qu’un.

Olavi était fier de sa femme, car elle rayonnait dans leur nouvelle demeure comme un dimanche d’été – calme et les yeux clairs, toujours entouré d’un parfum de baie de genévrier et d’herbe de Saint-Jean. Et il éprouvait de la reconnaissance, du respect et de l’amour pour elle – parce qu’elle lui était une camarade chère et si dévouée.

Mais vint le somnambulisme, comme un oiseau de nuit sur ses ailes silencieuses. Olavi était depuis longtemps somnambule sans s’en douter. Et encore ne voulait-il pas y croire, bien qu’il eût plusieurs fois été sur le point de se réveiller en pleine conscience. Et il était content de ce que Kyllikki ne se doutât de rien, puisqu’elle n’en parlait jamais. Car il ne craignait rien tant que le moment ou sa femme s’éveillerait et dirait d’une voix tremblante : « Mon bras n’est-il pas assez chaud pour te retenir, et mon âme n’est-elle pas assez souple pour envelopper la tienne ? »

Dans les derniers temps il s’était senti tout inquiet à l’idée même de cette possibilité. Et pour y faire diversion, il s’était jeté dans le travail avec une ardeur redoublée, défrichant la rive du marais autour de sa cabane. Et il ne travaillait pas seulement ses terres, mais s’échinait par tout le vaste territoire du marais – et il finit par concevoir un grandiose projet pour l’assèchement et le défrichement de toute la région. Mais le somnambulisme persistait malgré tout.

 

*

 

C’était l’heure silencieuse du crépuscule. Olavi rentrait du travail, et les planches des murs de la salle semblaient chuchoter dans l’attente.

Silencieuse comme le crépuscule, Kyllikki s’était glissée vers lui, l’entourant de ses bras et demandant des yeux ce qu’il avait sur le cœur, en lui livrant elle-même ses impressions et ses pensées. Olavi avait souri, mais il n’était pas allé au fond du regard de Kyllikki, et après une pause il avait même cessé de la voir, et son regard fixé au loin semblait s’attacher encore au travail de la journée.

Un moment se passa. Olavi, presque inconsciemment, avait levé la main et défait la natte de Kyllikki, dont la longue chevelure flotta librement sur les épaules. Souriant, le regard lointain, il caressait les cheveux soyeux et les enroulait ensuite autour de sa main qu’il posa sur la taille de Kyllikki.

« Femme chérie ! » chuchota-t-il, la regardant comme au travers d’un voile, tandis qu’il cherchait ses lèvres.

En recevant ses baisers, Kyllikki sentait le bras d’Olavi trembler à sa taille, elle le regardait dans les yeux avec tendresse, mais s’étonna de leur expression étrange ; ils paraissaient errer au loin. Et la sombre inquiétude, lourde de pressentiments, qui pesait sur elle depuis si longtemps, l’accabla de toute son angoisse. Et plus elle le regardait, plus son anxiété croissait – jusqu’à l’assaillir d’une sensation terrible. On eut dit que l’âme qui vivait d’ordinaire dans ses yeux s’était envolée et n’avait laissé là qu’un corps pétrifié dans le geste du baiser.

Elle se mit à trembler de la tête aux pieds et tout son corps se glaça. Soudain elle fit un effort pour se libérer et se laissa tomber sur le petit banc de repos. Olavi restait debout, raide, sans pouvoir remuer un membre.

En un seul instant il s’était passé entre eux quelque chose d’épouvantable que ni l’un ni l’autre n’osait définir, mais qui se reflétait d’une façon claire et muette dans leurs yeux. Une mer profonde semblait tout à coup s’être entrouverte à leurs pieds ; sous sa surface bleue, agitée, se découvraient des fonds troubles, encombrés d’algues mouvantes et d’habitants étranges, aux tentacules menaçants et aux yeux de mystère. Cette vision paralysait leur force et glaçait leur sang. Et, comme pour s’en défendre, la jeune femme se cacha le visage dans les mains en poussant des sanglots.

– Ton âme, ton âme, Olavi ! se plaignit-elle comme un petit enfant.

Olavi était encore à la limite de la conscience et du rêve. Mais lorsqu’il la vit trembler et sangloter, il parut se réveiller et essaya de s’arracher à cet enchantement épouvantable.

– Kyllikki... ? dit-il, implorant.

Sanglotante, Kyllikki... leva les yeux et le dévisagea comme on regarde un inconnu.

– Pauvre Kyllikki... dit Olavi d’une voix brisée, en s’asseyant à l’autre coin du banc.

Mais il eut peur du son de sa voix et ne put ajouter une parole – il se faisait l’effet d’un spectre, qui n’osait plus s’adresser à l’être humain présent devant lui. Lorsque Kyllikki vit son indicible misère, sa propre anxiété éclata avec l’âpreté du désespoir.

– Je savais que la souffrance allait venir, dit-elle d’une voix tremblante. Si nombreuses sont celles qui ont habité dans les chambres de ton cœur que je ne pouvais espérer, au début, en posséder même un petit coin. Mais je t’aimais avec une telle chaleur et je me sentais si forte que, petit à petit, je pensais conquérir une chambre après l’autre, jusqu’à ce que toutes les clefs se trouvent en ma possession – mais je n’ai pu...

Elle éclata de nouveau en sanglots. Olavi éprouvait un besoin impérieux de parler, mais son cœur restait comme une forteresse verrouillée.

– Et c’est tellement terrible, aujourd’hui où je comprends tout et vois mon impuissance, se plaignit de nouveau Kyllikki. Tu es toujours le chemineau sans attaches... et je suis faible..., et tu t’envoles... vers celles qui t’attendent...

– Mon Dieu ! gémissait anxieusement Olavi. Ne dis pas cela... Tu sais bien que je ne veux être qu’à toi, que je veux rester toujours auprès de toi !

– Mais tu t’en vas quand même, malgré toi ! Et elles viennent à toi en riant. Je suis seule, et elles sont nombreuses. Et elles triomphent, car je ne puis donner plus qu’une seule ne peut donner... Mais à toi elles te promettent sans cesse ce qu’une femme ne peut donner qu’une fois, dans sa vie, chacune à sa façon...

– Kyllikki ! et d’un regard suppliant Olavi interrompit ces véhémentes paroles.

Mais Kyllikki était lancée comme un ruisseau au temps de la fonte des neiges.

– Et elles se vengent sur moi de ce que je voulais te posséder seule ! Et quand tu reposes dans mes bras, elles viennent te parler tout bas avec des sourires, te tendre les bras, se glisser entre nous, et elles avancent leurs lèvres, etc.

– Kyllikki ! s’écria Olavi, en agrippant sa main comme un noyé.

– ... Et dans ces moments-là, tu les étreins et tu baises leurs lèvres ! acheva Kyllikki, avec la sauvagerie du désespoir, et elle retira sa main dans une crise de larmes.

Olavi demeurait pétrifié. Maintenant c’était dit..., ce qui le poursuivait sans cesse comme une malédiction et s’était répandu partout, poison invisible.

Le désespoir de Kyllikki grossissait comme une boule de neige roulante. Quelle vie trompeuse ils avaient vécu... ! Ils avaient espéré et s’étaient leurrés, malgré la froide réalité qui se montrait désespérément partout.

– Si j’avais au moins ce que j’ai désiré et attendu pendant deux ans déjà, je serais heureuse de mon sort. Car rien au monde ne pourrait me détacher de cette chose-là. Mais... – et maintenant j’en saisis la raison... – je n’ai plus d’espoir !

Elle se mit à se plaindre à haute voix. C’était comme si un coup de couteau avait touché le cœur d’Olavi au plus sensible, là où la douleur était la plus vive. Il avait essayé de consoler sa femme, bien que depuis longtemps déjà il fût glacé de sombre désespoir. La faute ne pouvait être que sienne – et à présent elle le comprenait aussi ! Raidi par la douleur il regardait sombrement devant lui sans mot dire.

Lorsque, quelques moments après, l’amertume de Kyllikki se fut apaisée, elle eut presque peur du silence qui régnait et dont elle se rendit compte tout à coup. Elle se tourna brusquement vers Olavi et vit dans l’ombre ses traits crispés d’un si grand désespoir qu’elle en fut effrayée et éprouva un vif repentir.

– Olavi, cher Olavi ! dit-elle en lui saisissant la main. Qu’ai-je fait ? Je ne te reproche rien. C’est peut-être tout aussi bien ma faute..., et c’est sûrement ma faute plus que la tienne.

Mais Olavi restait comme pétrifié ; son corps était seulement parcouru de temps en temps par de violents frissons. Lorsque Kyllikki le vit dans cet état, sa douleur se tut et un flot de compassion et de tendresse sans bornes la remplit toute.

– Ne sois pas si malheureux, Olavi ! dit-elle ardemment, comme si elle avait un grand crime à se faire pardonner. Comment ai-je pu être à ce point emportée et stupide, faible et égoïste !

– Non, dit Olavi, tu as été ce que tu devais être : ma conscience – sinon tu ne serais pas une vraie camarade.

– Ne dis pas cela, Olavi, car j’oubliais justement les deux mots sur lesquels tu as basé notre vie : souffrir et lutter ensemble..., tu entends, Olavi..., ensemble !

Elle se glissa doucement contre lui et l’entoura de ses bras.

– Le comprends-tu bien ? dit-elle d’une voix vibrante. Cela vient de ce que je t’aime tant ! Je veux t’avoir tout à moi ! Je ne te lâche pas, non, non, je t’oblige à me regarder dans les yeux, je chasse toutes celles qui veulent se faufiler entre nous, car je suis forte, et tu es à moi seule... Entends-tu, Olavi, tu es mien, mien ! Mais pourquoi restes-tu ainsi, parle-moi, dis quelque chose !

Et sa puissante flamme ardait comme un brasier autour de lui, et il sentait ses membres raidis se dégeler de nouveau et son cœur se réchauffer.

– Que tu es bonne, Kyllikki ! dit-il les yeux brillants. Tu es tout pour moi dans la vie – sans toi je périrais. Et si je savais seulement une chose ?

– Quoi donc... ? Dis-le, Olavi !

– Que tu ne me méprises pas et que tu as confiance en moi, que tu sens que je ne veux appartenir qu’à toi seule.

– Certainement j’ai confiance en toi ! dit Kyllikki. Je sais que nous aspirons à la même fin. Nous avons des ennemis qui nous guettent. Mais nous arriverons sûrement à les vaincre ! Et tu m’emporteras tout entière – comme ce soir où tu as quitté Kohiseva... – et moi, je t’aurai tout entier, également..., entends-tu, Olavi... Alors j’aurais aussi ce... ce... sans quoi je ne pourrais plus vivre... !

Les poutres de la chaumière soupirèrent profondément : « Tu l’as bien dit : un tapis de mousse, et la gelée, nous les connaissons parfaitement ! »

 

 

 

 

XXVIII

 

 

Les fils de la vie

 

 

Kirkkala, le 7 mai 1899

 

Mon unique, ne sois pas fâché de ce que je vais t’écrire... Mais comment pourrais-tu être fâché de ce que je vienne auprès de toi, qui es si bon !

Je ne le voulais pas, mais il le faut, car j’ai tant à te raconter. Nous sommes au printemps, comme autrefois, et alors il me vient une envie folle d’aller te trouver et causer avec toi... Après cela je pourrai de nouveau attendre jusqu’au printemps prochain. Tu auras senti que j’étais toujours auprès de toi... Mais je viens aussi sous cette forme, maintenant que j’ai appris par hasard ton adresse.

Te souviens-tu encore de la légende que je t’ai racontée ? Celle de la jeune fille et du garçon et de la marque, et de ce que je souhaitais alors, et ce que j’obtins ? Je me suis demandée souvent, plus tard, si tu ne m’avais pas mal comprise, au moment où tu devins si sérieux et si songeur que je perdis confiance en moi-même et que je craignais de ne point t’appartenir entièrement comme je l’avais voulu. Il n’en était rien, cher Olavi, car je me connaissais déjà assez bien, sinon aussi à fond qu’aujourd’hui. Oh ! que l’amour est profond et fort ! Dans une poésie que j’ai lue – tu la connais probablement – se trouvent ces mots, qui disent tout : En une seconde la foudre frappe le tronc, mais la trace en reste gravée pour toujours ! Voilà : il n’y a rien à ajouter, c’est écrit comme par le doigt de Dieu. Et il faut qu’il en soit ainsi, autrement l’amour ne serait rien.

Mais le monde ne comprend pas – pas même la moitié du monde. Les hommes sont si étranges. Ils s’étonnent et vous posent toutes sortes de questions..., et pourquoi je suis si seule, toujours seule. Ils ne savent comprendre que je ne suis pas seule, pas du tout seule.

Mais, mon Dieu, Olavi, si tu savais tout ce que j’ai ressenti et souffert, ces années ! À peine si j’ose te l’écrire, mais il le faut, parce que je viens auprès de toi précisément pour tour te raconter et m’en sentir ensuite soulagée. J’ai langui après toi si terriblement que je ne comprends pas comment j’ai pu vivre tout ce temps ! Olavi, Olavi, ne me regarde pas ainsi, je ne fais que chuchoter doucement à ton oreille... J’ai été tracassée par des pensées mauvaises. Comme si quelqu’un avait murmuré sans cesse derrière moi : « Regarde, il y a là un couteau, et il est ton ami, prends-le et presse-le contre ta poitrine, cela rafraîchit comme le vent du soir un visage brûlant ! » Ou bien : « Ne vois-tu pas comme la rivière est gonflée ! » Et j’osais à peine passer près du puits – le regard étrange de son œil noir m’attirait. Et certainement j’eusse consenti, si tu ne m’avais pas sauvée. Car je pensais alors à ton émotion en apprenant ma fin, et je te voyais bien vivant devant moi. Tu me regardais, plein de reproches, sans mot dire, et j’avais honte de mes égarements, et de ce que j’aurais pu te faire de la peine. Et tu m’approuvais de la tête et me pardonnais et tu étais bon de nouveau.

Et je ne cessais d’espérer un miracle qui te ramènerait vers moi. Je souhaitais qu’il t’arrivât un accident et que par ma vie j’eusse pu racheter la tienne. Qu’un serpent te mordît... cela s’est vu. Tu arrivais une nuit avec les flotteurs et dès le matin un bruit se répandrait dans le village : « Hélas ! un serpent a mordu le Vainqueur du Rapide, il est sans connaissance ! » Moi, je me hâterais avec les autres vers l’endroit où tu te trouverais et je m’agenouillerais sans un mot à côté de toi et collerais mes lèvres à la plaie empoisonnée... et je sucerais ! Et je sentirais, avec ton sang, le poison entrer dans mes veines, comme un grand bonheur longtemps attendu. Ma tête s’alourdirait de plus en plus et je glisserais lentement sur l’herbe à côté de toi, mais tu serais sauvé et tu comprendrais que je te suis restée fidèle jusqu’à la mort.

J’attendais cela chaque printemps. Puis j’ai souhaité que tu tombes malade. Tu serais alité depuis longtemps et si affaibli et si exsangue que ton cœur ne donnerait plus que quelques faibles signes de vie, tu serais même déjà dans le coma. « S’il se trouvait quelqu’un » – diraient les médecins – « pour lui donner une partie de son sang, ce serait le salut, car la maladie est déjà vaincue... » Mais ils ne trouveraient personne, ce seraient tous des indifférents. Alors, l’ayant appris, je courrais vers l’hôpital. Les docteurs pratiqueraient immédiatement la transfusion, car il n’y aurait pas de temps à perdre. On m’ouvrirait le pouls et on y placerait un tube communiquant avec le tien, et déjà un revirement se produirait. Tu peux déjà bouger la main, bien que tu sois toujours sans connaissance. « Encore un peu », disent les docteurs, « soyons sans crainte, puisque la jeune femme sourit toujours ! » Ils ne savent pas combien je suis faible. Et quand tu te réveilles, je suis couchée, froide et pâle, mais je souris comme une fiancée et ton baiser de fiancé presse mes lèvres, car maintenant je suis ta fiancée par le sang, à jamais liée à toi, et je vivrai toujours dans ton sang !

Mais tout cela n’est que rêves. Tu n’as pas été malade et tu n’as pas été mordu par un serpent ; et je ne savais pas même où tu étais allé. Alors j’ai souhaité la mort, car j’étais si faible. Et je l’ai attendue des jours et des jours, des semaines et des semaines, et je t’ai écrit une lettre d’adieu ! Mais la mort ne vint pas... j’étais condamnée à vivre.

J’ai été si malade, Olavi – c’est le cœur qui est touché. Il est évident que je suis trop sentimentale ; toute enfant, on m’appelait déjà « la songeuse », plus tard on me l’a souvent reproché. Mais comment pourrais-je t’oublier, toi et les heures qui ont été pour moi le catéchisme et la communion de toute ma vie, et comment pourrais-je oublier les soirées, où, assise à terre devant toi, les bras autour de tes genoux, je pouvais te regarder dans les yeux ! De tes pieds l’ardeur de ton sang passait dans le mien... Ah ! cher Olavi, je le sens encore et je tremble à cette pensée.

Pardonne-moi, Olavi, d’être ainsi ! Je me sens mieux, maintenant que j’ai pu bavarder avec toi et te faire connaître la fidélité de mon amour et la reconnaissance que je te garde pour ce que tu m’as donné pendant ces courts instants. J’étais si enfant et si pauvre – aujourd’hui je pourrais, moi aussi, t’offrir quelque chose. Comme j’eusse été heureuse si nous avions toujours pu rester ensemble ! Les humains seraient devenus pour moi des nuages et la terre un paradis. Et parfois même, je suis si heureuse, bien que je ne te possède qu’en secret ! En secret je te dis « bonne nuit » et je t’embrasse et, sans que personne s’en doute, tu reposes chaque nuit dans mes bras. Et, sais-tu, Olavi ? C’est si étrange que je comprends à peine. Dans ces derniers temps je ne suis plus seule – tu es là, chaud et vivant, et tu murmures : « petite chérie, petite chérie ! » Je suis alors si heureuse..., mais, après, je pleure amèrement.

Et il y a encore quelque chose, j’étais sur le point de l’oublier. C’est... c’est... ah ! oui, maintenant je m’en souviens, c’est à propos de ce que je t’avais demandé alors de plus grand et de plus beau. Veux-tu savoir ce que c’est ? Le miracle s’est produit ! Personne ne le sait, mais c’est bien de toi que je le reçus, ce printemps où je fus si malade – et sans lui je ne pourrais plus vivre.

Il y a maintenant deux ans. Ah ! si tu pouvais le voir ! Quels yeux il a, et quelle voix – il parle tout à fait comme toi. Ne crains rien, je l’élèverai bien ; chaque point de ses petites robes, c’est moi qui l’ai cousu ; il est comme un prince, personne n’a son pareil. Nous sommes toujours ensemble à bavarder de toi. J’ai seulement un peu pitié de mère – elle me regarde parfois d’une façon si bizarre en me demandant ce que j’ai à marmotter – que sait-elle de mon prince et de son père, et de ce que je dois dire à l’enfant... ?

Oui, que te dire encore... ? Plus rien d’autre. Je me sens si bien, maintenant que j’ai pu tout te raconter. Et l’été viendra, et alors je serai de meilleure humeur, mon âme sera plus joyeuse. Tantôt il pleuvait, mais à présent le soleil brille et les oiseaux chantent. Adieu, mon unique, mon soleil et mon été.

 

FIL-DE-LA-VIE

 

Ne m’écris pas, j’aime mieux. Je sais bien que tu ne m’as pas oubliée..., et je ne t’en demande pas davantage.

 

 

 

 

XXIX

 

 

Le sceau secret

 

 

C’était comme si le sol s’était mis à trembler sous les pieds d’Olavi, comme si l’air vibrait de forces secrètes qui erraient de tous côtés et, à voix basse, se concertaient et scellaient un pacte contre lui.

Jadis tout était si simple et si clair ! Personne n’avait jamais résisté à sa volonté ni essayé de le menacer. À présent quelque chose d’inconnu et de mystérieux, qu’il pressentait et redoutait, était là comme une menace.

Il faisait des efforts fiévreux et immenses, comme pour rassembler des armes et des alliés. La cause de l’assèchement du marais le menait dans tout le voisinage, de ferme en ferme, pour persuader le monde ; à la grande assemblée, il avait prononcé un discours énergique et convaincant. Sa voix avait la sonorité du métal et chaque mot enfonçait un clou. Et en première instance le projet reçut un accueil favorable : on décida de désigner un homme du métier pour faire les études et les devis.

Mais suivit une période d’attente, qui, à nouveau, le laissa désarmé. Il dut imaginer quelque chose de neuf, qui l’exciterait et le réconforterait, où il devrait vaincre des difficultés pour chasser son angoisse. Et à cet effet il erra pendant une semaine dans la forêt entre sa demeure et les villages d’alentour. Il trouva enfin ce qu’il cherchait – le tracé d’un nouveau chemin vicinal, plus court que l’ancien.

C’était une idée admirable, tout le monde le reconnaissait. C’eût été d’une utilité évidente pour les habitants de Hirvijoki, mais surtout pour les habitants des villages voisins, le trajet jusqu’à la gare et aux moulins se trouvant raccourci de quatre bonnes lieues.

Olavi reprit ses courses de ferme en ferme pour gagner les plus influents à son projet et vaincre l’opposition des réfractaires avant l’assemblée générale. Il commença par sa commune et de là s’empressa de travailler les paysans des villages environnants.

 

– C’est bien ici, Inkala ? demanda Olavi à une domestique rencontrée dans la cour – la ferme et ses habitants lui étaient complètement inconnus.

– Oui, c’est ici, répondit la jeune fille.

– Le patron est-il à la maison ?

– Non, il est parti ce matin pour Muurila, répondit la jeune fille.

– Ah... ! Et quand reviendra-t-il ?

– Je ne sais pas. Mais la patronne vous le dira peut-être. Ayez la bonté d’entrer... par la porte des maîtres. Je vais prévenir la patronne : elle est justement dans la salle.

Olavi gravit les marches du perron. Il était à peine entré qu’une jeune femme svelte et blonde apparut à la porte.

– Bon... ! commença Olavi, mais au milieu du mot, il se tut et sentit son corps devenir froid comme glace.

La blonde jeune femme s’arrêta – ses lèvres bougeaient, mais sans émettre aucun son. Figés et immobiles, ils se regardaient l’un l’autre. Un reflet du passé, une chaîne de métamorphoses, du connu et de l’inconnu, vision d’un instant illuminée d’un éclair.

Une chaude rougeur aux joues, la femme s’avança d’un pas décidé vers le nouveau venu.

– Bonjour, Olavi, dit-elle vivement et amicalement, mais elle ne pouvait empêcher sa voix de trembler un peu. Sois le bienvenu..., prends un siège !

Mais Olavi restait immobile, comme frappé par la foudre ou ébloui par un trop vif éclair.

– Tu t’étonnes sans doute de... de me trouver ici, commença-t-elle d’un ton qui voulait être enjoué et naturel, bien que ses yeux trahissent une profonde gêne. J’y suis depuis quatre ans...

Elle se tut et baissa les yeux, gênée.

– Vraiment... vraiment si longtemps...

Olavi ne trouvait rien d’autre à dire.

– Tu ignorais tout, naturellement, et que j’habitais ici – par hasard, j’en ai appris un peu plus long sur ton compte, et que tu t’es établi dans le pays.

– Mais oui. Je pensais que la ferme était habitée par des inconnus, et puis..., ici, c’est si loin de...

– Oui, c’est loin ! interrompit la jeune femme, fort contente de voir paraître un sujet de conversation. Tout ici est si différent de là-bas, de mon pays natal, bien que ce ne soit pas une si grande affaire d’y aller. Ça m’a semblé un peu drôle au début, mais maintenant je m’y plais assez. Et nous sommes très souvent là-bas, et pète et mère viennent aussi nous voir.

– Oui, tes parents, comment se portent-ils ? demande Olavi, soulagé, avec un ton de voix qui révélait que le souvenir évoqué lui était agréable.

– Merci, ils se portent bien ! Père a été assez malade cet hiver, mais le voilà rétabli...

À ce moment, la porte s’entrebâilla et un petit gamin apparut. « Toi ! » dit la femme étonnée, en se levant et en marchant vivement vers la porte. « Que viens-tu faire... ? Il y a du monde... – et avec ton tablier sale. »

– Moi je veux entrer ! répondit le petit en s’approchant de sa mère, avec l’assurance inébranlable d’un enfant.

Olavi le regardait comme une apparition. La femme se tenait debout, pâle et indécise, tenant l’enfant par la main.

– Viens dire bonjour, balbutia-t-elle enfin, sans savoir ce qu’elle disait.

Le gamin s’avança, mais, une fois près d’Olavi, ne bougea plus et s’appuya contre ses genoux en l’examinant de près.

Comme ensorcelés, ils se contemplaient mutuellement. Pas un mot, pas un mouvement dans leurs visages, – seuls leurs visages étonnés se cherchaient. « Tu habites donc bien loin que tu n’es encore jamais venu chez nous ? »

Un frisson parcourut Olavi lorsque, pour la seconde fois, il entendit cette voix qui déjà avait fait battre son cœur.

– Voyons, qu’est-ce que tu viens faire ici ? dit la femme vivement en prenant l’enfant par la main. Va-t’en par là, le monsieur et moi avons à causer – maman vient tout de suite !

L’enfant obéit sans rien dire, mais près de la porte, il se retourna pour jeter un regard étonné, interrogateur, sur la mère et sur l’étranger...

 

*

 

Il était parti et la jeune fermière de Inkala était assise, seule dans sa chambre.

À la réflexion, tout cela lui faisait l’effet d’un songe. Était-ce bien Olavi en personne qui lui avait rendu visite ? Ou bien avait-elle rêvé tout éveillée ?

Au début cela lui avait paru très naturel. Ils avaient été surpris, il est vrai, de se rencontrer d’une façon aussi imprévue, pourtant ils s’étaient mis à causer calmement. Mais au moment où l’enfant était entré, c’était comme si un souffle étrange avait passé à travers la salle, – comme s’ils avaient été métamorphosés et avaient sur la conscience un mystère non résolu jadis.

Elle s’était bien des fois demandé si le destin qui, une fois déjà l’avait conduite, de sa main invisible, ne mettrait jamais Olavi face à face avec cet enfant. Mais comme un songe mauvais elle avait chassé cette pensée. Et voilà qu’ils s’étaient retrouvés face à face, ces deux êtres de qui tout le monde eût juré qu’ils étaient père et fils, mais qui n’avaient cependant rien de commun.

C’était comme si elle avait dû rendre compte de sa vie D’abord vis-à-vis de son fils, quand il s’était retourné près de la porte en les examinant tous les deux, de ses grands yeux innocents d’enfant. Puis une triple justification vis-à-vis d’Olavi, de son mari et de Dieu, pour tout le mystère.

Hormis Dieu et elle-même, personne jusqu’à ce jour n’en avait rien su. À présent, lui aussi le savait, lui, le troisième, à qui elle n’avait jamais voulu l’apprendre. Et ce troisième avait été là comme une question pétrifiée qui attendait une explication : « Annansilmä... ? »

Elle avait tout voulu lui raconter clairement et franchement, comme elle le comprenait elle-même : comme il lui avait manqué, comment elle avait langui après lui et cru qu’elle n’aurait jamais pu en aimer un autre. Et comment il était venu alors, – son mari. Comment son amour avait été grand, réel et désintéressé... lorsqu’il avait désiré la fille du modeste fermier comme maîtresse de maison. Et comment elle-même à cette époque aspirait à trouver un appui et de l’amitié, et comment à la fin, elle crut vraiment l’aimer.

Non, elle n’avait pu le lui confesser de cette façon grossière ! C’était comme si elle avait eu pour chacun des trois une explication différente. Elle avait dit seulement à Olavi :

« Je l’aimais, c’est certain. Mais notre premier enfant..., tu l’as vu toi-même ? C’est incompréhensible ! Sans doute je n’avais pas encore oublié tout à fait ce... cet hiver. Je ne puis me l’expliquer autrement. »

Olavi était resté prostré comme devant une énigme qu’il ne parvenait pas à résoudre. Mais elle-même avait continué, s’adressant à Dieu, tandis qu’Olavi méditait ce mystère :

« Tu le sais... Tu sais tout ! Je me croyais détachée de lui, mais je ne l’étais pas encore. Mon cœur lui avait appartenu et l’amour avait gravé son image dans mon cœur, si bien que l’amour n’avait pour moi d’autre incarnation. Et lorsque, après, je devins amoureuse pour la seconde fois et portais notre premier-né dans mon sein, alors... Toi, Dieu qui sais tout, Tu connais mes sentiments et mes pensées. Et Tu connais aussi la lutte de mon âme, après la naissance de l’enfant... et Tu sais que je n’aurais pas une seule fois désiré qu’il eût ressemblé à un autre, quoique j’en aie bien souffert. »

Et finalement elle en avait parlé à son mari, à voix basse :

« C’est terrible pour toi – toi qui es si bon, toi l’unique que j’aime. C’est comme si je t’avais été infidèle, et pourtant je suis sûre de mon cœur. J’ai voulu porter seule mon secret et c’est pour cela que je n’ai pas voulu t’en parler. Mais maintenant je le dois, et cela me peine que quelqu’un l’ait su avant toi. »

Elle avait vu une expression d’attente dans les yeux d’Olavi.

« Tu comprends bien, sans que j’aie besoin de l’exprimer, à quel point j’en ai souffert », avait-elle dit, tournée vers lui. « Et lorsque je sentis que, pour la seconde fois, j’allais devenir mère, je pleurais et je priais en secret. Et ma prière fut exaucée. C’est une petite fille – l’image même de son père. Et cela m’a rendu le repos de l’âme et le bonheur... »

Elle avait vu qu’Olavi soupirait et que la glace de son regard commençait à se fondre.

Et elle-même avait éprouvé un sentiment de tendresse inépuisable et un grand désir de parler avec Olavi de tout ce qu’elle avait médité pendant ces années de solitude – de la vie et du destin, de l’amour et... Avait-il aussi approfondi ces choses ? Et à quelles conclusions et quelles clartés était-il parvenu ? Elle-même en était arrivée à la conclusion que pour les êtres qui ont été unis une fois et qui se sont ouvert leur cœur il est difficile de se libérer entièrement, surtout pour la femme. Et le premier amour est si fort, parce qu’on en a rêvé si longtemps à l’avance, et tant langui après lui, et parce qu’il rassemble tout comme une loupe qui concentre les rayons, et qu’en un instant il embrase l’âme...

Mais sa langue était restée nouée, comme si pendant des années ils étaient devenus tout à fait étrangers l’un à l’autre et qu’ils n’eussent, en effet, à se dire que cette unique chose. Et autour de cette chose-là, tournait aussi sa pensée à lui, lourde comme un profond soupir.

« La vie est ainsi..., on ne peut défaire ce qui a été fait..., personne ne peut échapper à la vie... »

Ainsi avait parlé Olavi – et ce fut la seule chose qu’il dit de tout le temps.

« Non, nous ne pouvons y échapper ! Tout ce qui arrive nous marque de son sceau, suit la trace de nos pas comme une ombre invisible et vient nous surprendre un jour, où que nous soyons – je l’ai expérimenté bien des fois dans ces derniers temps. »

« Toi aussi... ? » Et elle avait de nouveau éprouvé en face de lui une tendresse inexprimable et un besoin de rapprochement. De combien de choses auraient-ils pu bavarder – pensées et expériences des dernières années... ! Elle le sentait nettement en ce qui la concernait, et elle l’entendait dans la voix de l’autre aussi, dans la seule phrase qu’il avait prononcée. Mais non ! Ils paraissaient si intimement près l’un de l’autre et, quand même, si incommensurablement loin – près dans le passé, mais éloignés dans le présent. Ils étaient fermés l’un à l’autre, on le voyait à leurs regards, et c’était inéluctable.

Ce qui était arrivé ensuite, elle ne se le rappelait plus clairement... Avaient-ils parlé... ou bien seulement songé ? Elle se souvenait simplement qu’Olavi s’était levé et lui avait pris la main :

« Pardon... ! » avait-il dit, et sa voix tremblait d’une façon si étrange qu’il semblait que dans ce seul mot résidât une foule de choses. Et elle-même n’avait pu que balbutier avec une émotion contenue : « Pardon ! »

Il ne lui apparaissait pas clairement pourquoi, au fond, ils s’étaient demandé pardon ; elle avait seulement senti que c’était inévitable et beau, comme un accord et comme la solution d’une chose passée, si bien qu’à présent seulement ils étaient totalement libres l’un de l’autre.

Elle se souvenait encore d’une chose, aux moments des adieux. Elle avait senti le besoin de la dire à Olavi ; c’était une pensée chaleureuse et sincère, qu’elle avait souvent nourrie :

« J’ai entendu parler de ta femme, Olavi..., et je suis heureuse qu’elle soit ainsi. Tu avais besoin d’une femme comme elle... Tout le monde n’aurait pu tenir cette place... »

L’avait-elle dit à haute voix ? Elle le croyait. Ou son regard seul l’avait exprimé ? Possible. Mais ce qui était certain, c’est qu’Olavi l’avait compris – cela, elle l’avait lu dans ses yeux.

Et alors Olavi s’en était allé – comme un homme très pressé...

 

 

 

 

XXX

 

 

En pèlerinage

 

 

Il vient des visites.

« Ah, ah ! Comment le savez-vous ? »

Le chat fait sa toilette sur le banc.

Olavi, plongé dans ses réflexions, taille un morceau de bois. Il fait silencieux comme à l’église, on n’entend que le crissement du couteau sur le bois et le tic-tac de l’horloge.

« Il vient des visites ! »

« D’où le savez-vous ? »

Le chat fait gravement sa toilette, il se débarbouille avec soin.

Il vient rarement des visites au bord du marais.

Olavi continue à tailler le manche de sa bêche. Blanc est le bois de tremble, blanches sont les manches de chemise que Kyllikki a lavées. Kyllikki est allée au village, ses pensées flottent dans le logis.

« Il vient des visites ! Babillard ! Je n’y crois pas. – Écoute donc ! » Des pas dans le vestibule.

La porte grince, le chat effrayé saute à terre, Olavi lève les yeux.

Celle qui entre est une jeune femme habillée à la mode des villes, les cheveux relevés sous un coquet chapeau d’été – aux coins de ses lèvres se joue un rire moqueur. Elle s’arrête un moment, hésitante, ne sachant que dire.

« Bonjour ! » fait-elle enfin, avec une familiarité affectée, en s’avançant vers Olavi et lui tendant la main.

Muet, Olavi l’examine de la tête aux pieds... Il lui semble qu’il la reconnaît..., qu’il ne la reconnaît pas... Il ne veut pas la reconnaître.

« Oh, oh ! Comme tu fais de grands yeux ! Tu ne me connais peut-être plus – ton second toi ? » Un sourire fugace et railleur : « Ou peut-être as-tu déjà vu tant de sorbiers et d’autres arbres, tant de grappes et de fleurs, que tu ne parviens plus à les distinguer les unes des autres... ! »

Le manche de la bêche tremble dans la main d’Olavi dont la figure devient blanche comme les manches de sa chemise. La femme lui rit au nez et se jette nonchalamment sur le sofa.

« Oui, maintenant on est assis là – à se regarder en chiens de faïence ! Jadis nous ne nous regardions pas ainsi, hein ?... »

Olavi, qui s’est laissé tomber sur une chaise, ne répond pas et se borne à la regarder.

« La princesse est-elle à la maison ! » demande la femme, railleuse.

« Non ! » Dans la voix d’Olavi bouillonne quelque chose de chaud et d’âcre. La femme s’en aperçoit et se redresse.

« À merveille ! » dit-elle d’un air insolent. « Je n’ai rien à lui dire. C’est avec toi que j’ai quelque chose à régler. Et peut-être cela vaut-il mieux pour elle... j’imagine que ma visite ne ferait aucun plaisir à madame. » Il y avait du venin au bout de la langue et la bouche rieuse mordait.

Il semble à Olavi qu’une moitié de son cœur se durcit comme de la glace, à cause de celle qui est là et qui parle, et que l’autre moitié bouillonne à cause de l’allusion à Kyllikki. Il va répondre : « Dis ce que tu veux, mais tiens ta langue quand il s’agit de Kyllikki » – mais la femme poursuit :

« Bien, mais à quoi bon rester là, si solennellement ! Je suis venue pour te voir après une longue séparation. Si on parlait un peu de... l’amour... Peut-être puis-je maintenant en parler, moi aussi, en connaissance de cause ! »

Lorsqu’Olavi vit l’ironie affreuse sur le visage et entendit le rire sec et dur de la femme, ce fut comme si son cœur entier se glaçait. Mais soudain la moquerie et le rire disparurent.

Du diable, quelle vilaine espèce vous êtes..., à présent que je vous connais ! » s’écria-t-elle vivement en tapant du pied. « Des animaux tous – avec la différence que certains ont des cornes et d’autres point, ce qui n’y change pas grand-chose... Quoi, tu ouvres de grands yeux ? Tu es de la même race, toi aussi. Peut-être as-tu le cuir un peu moins épais, c’est pourquoi je veux essayer de parler avec toi... Écoute donc ! » Elle se redressa et s’avança brusquement vers Olavi. « Je vous méprise, vous autres, je vous hais tous, tant que vous êtes, troupeau d’animaux ! Je voudrais vous arracher les yeux à tous, à toi le premier ! »

Une haine sauvage brillait dans ses grands yeux bruns et sa figure était crispée d’une façon si étrange qu’Olavi croyait se trouver devant une furie et non devant une femme.

« Et puis votre amour ! » ricana-t-elle en se jetant de nouveau sur le sofa. « Oui, oui, vous savez en bavarder pendant des journées... Vous jouez de ce petit air sur une flûte à piper les moineaux, jusqu’au moment où vous nous serrez d’assez près pour que la bête qui est en vous puisse se risquer à sauter sur la proie. Qui vous aimez, vous autres, veux-tu que je te le dise ? Vous-mêmes, misérables ! Nous ne sommes que des poupées et de petites chattes avec qui l’on joue. Vous, vous êtes comme des loups affamés..., vous aspirez tous au seul et même but. »

Elle parlait avec un mépris si mordant qu’il ne venait même pas à l’idée d’Olavi de se défendre. Cela lui faisait l’effet d’une volée de coups de bâton – peut-être un peu dure, mais non imméritée.

« Pourquoi ne dis-tu rien, pourquoi ne défends-tu pas ton sexe ? Jette-moi donc à la porte, quand je vous insulte tous, tant que vous êtes. Qu’avez-vous à nous offrir ! Votre corps ! Et ensuite ? Le corps..., fi ! Alors, vous avez du sirop plein la barbe, mais après..., après, vous nous tournez le dos et vous nous demandez de vous laisser dormir en paix... ! »

Elle jeta un long regard méprisant sur Olavi et resta un moment silencieuse, comme si elle attendait une réponse.

« Pourquoi es-tu là à te tortiller comme un chat malade ? Qu’est-ce qui te manque ? Oui, oui, tu as contracté un mariage chrétien... tu es l’homme d’une seule femme, n’est-ce pas ? C’est du beau, votre religion ! Vous changez de peau comme les serpents, peut-être ? Mais non ! Le désir languit de l’autre côté de la clôture – et vous la franchissez si bon vous semble ! Et vos femmes ? Voulez-vous que je vous dise ce qu’elles ont l’impression d’être pour vous ? Pas autre chose que ce que nous sommes... vos... ! »

Une sombre rougeur empourpra les joues d’Olavi et il s’emporta : « Tu es... »

« Grossière – je le sais moi-même ! » interrompit-elle. Mais jamais si grossière ni si insolente que vous autres, les hommes ! Le mariage n’est pas mauvais pour des chenapans comme vous – vous devez au moins nourrir vos enfants ! N’est-ce point un des vôtres qui a proposé que l’État prît soin des marmots..., pour que l’amour soit alors libre et beau, n’est-ce pas ? Nous les soignerions et l’État paierait les violons... Ah, ah, ah... ! Grand Dieu, que vous êtes chevaleresques et généreux ! De quel animal avez-vous pris ces façons-là – des chiens errants ? »

Olavi, immobile, regarde la femme exaspérée. Il est paralysé. Il lui semble voir apparaître sous le masque une petite fille naïve avec des yeux timides et confiants, et une longue natte brune sur la nuque...

« Non, n’essaie pas ! » s’écrie la jeune femme avec un éclair d’orgueil dans le regard. « Je sais ce que tu penses. Tu me détestes. Tu te demandes si je suis bien cette sage fillette qui était assise sur tes genoux et te regardait comme si tu étais Dieu lui-même. Non, non, plus ça... Seule l’amertume reste ! Tu ne comprends peut-être pas... Oh ! nous sommes acerbes et amères, et tout ce que l’on veut, nous sommes aussi bien des Grappes-de-Sorbier que vous êtes des renards ! Mais veux-tu que je te dise aussi ce que nous sommes, nous – nous-mêmes, comprends-tu ? »

Elle se leva du sofa, fit quelques pas rapides, s’assit sur une chaise à côté d’Olavi et parla d’une voix basse mais pénétrante, comme si elle voulait le transpercer de ses paroles autant que de ses regards.

« Nous sommes femmes – comprends-tu ? Et toutes nous languissons après l’amour, bonnes ou mauvaises... Mais non, il n’y a ni bonnes ni mauvaises, nous sommes toutes pareilles. Toutes nous languissons après vous et l’amour. Mais comment... ? Tu dois le savoir ! Réponds-moi, comme en présence de Dieu, dis-moi si, de toutes les jeunes filles que tu as connues, une seule t’a demandé ton corps – réponds-moi, ne mens pas ! »

– Non... non, j’en conviens loyalement, balbutia Olavi, ému.

– Au moins tu es sincère ! Et c’est là précisément l’abîme qui nous sépare. Pour vous le corps est le commencement et la fin, mais point pour nous. Il se peut que nous demandions parfois à y goûter, quand nous y sommes initiées. Mais ce à quoi nous aspirons du plus profond de notre être, nous ne l’obtenons pas... vous nous donnez seulement une ivresse passagère. Et nous sommes sincères comme des enfants. Déçues, nous ne perdons pas espoir, nous cherchons et supplions comme des mendiantes jusqu’à ce que nous finissions par nous apercevoir que jamais nous ne pourrons recevoir de vous autre chose que ce qui nous répugne.

Olavi soupira profondément, comme si, au poteau de flagellation, on lui avait donné une minute de répit, mais que le fouet continuât à siffler au-dessus de son dos.

« Ainsi vous êtes, vous autres ! Vous nous prenez, mais pourquoi ne voulez-vous pas nous garder ! Pourquoi nous donnez-vous uniquement des bagues de fiançailles et de beaux habits et de l’argent ? Pourquoi ne pouvons-nous vous posséder vous-mêmes, comme nous souhaitons et espérons vous posséder ? Ne comprenez-vous pas que l’amour est toute notre vie, s’il n’est qu’un passe-temps pour vous ! Mais vous ne comprenez rien, vous vous frappez la poitrine et allez votre chemin dans votre splendeur d’idoles de bois ! »

Olavi restait là, le teint d’un gris cendre, et les paupières tressaillant nerveusement.

Le sarcasme avait disparu du visage de la femme et les traits durs s’étaient adoucis. Elle se tut un moment et, lorsqu’elle reprit, elle était tout à fait changée. Elle parlait d’une voix douce, pressante et vibrante :

« Ne comprends-tu pas non plus, Olavi ?... Je sais bien ce qui se passe en toi. Tu te demandes ce dont je puis t’accuser, puisque tu ne m’as pas approchée à la façon des autres. C’est vrai, mais j’ai été pourtant liée à toi plus étroitement et plus profondément qu’à qui que ce soit. D’eux je ne m’inquiète plus, ce sont tous des mufles, et il m’est indifférent qu’ils aient existé ou non. Mais à toi j’étais attachée par des liens solides, quoi que tu ne puisses le comprendre. Olavi ! Quand j’étais assise sur tes genoux, je sentais que tout mon sang t’appartenait, et ce sentiment n’a jamais disparu en entier. C’est toi que j’ai cherché pendant des années – toi et l’apaisement du désir que tu éveillas en moi. C’était à tes caresses que je pensais quand leurs mains canailles touchaient mon corps, c’est avec toi que j’ai fauté et péché ! »

La sueur de l’anxiété perlait au front d’Olavi... comme s’il avait été battu d’abord, puis écartelé. « Je comprends, je comprends ! » aurait-il voulu s’écrier. « À présent je comprends tout ce que tu pourrais dire ! » Mais impossible de proférer une seule parole.

La femme s’était rapprochée davantage et le couvrait d’ardents regards.

« Seigneur Dieu, ne fais pas une mine pareille ! » s’écria-t-elle en se jetant à ses genoux qu’elle enlaça. « Je ne t’accuse pas toi seul. Je m’étais promis de t’arracher les yeux... Non, non, je ne pourrais pas... Je suis folle... nous sommes tous fous, tous nous avons failli ! Ne me déteste pas, ne m’écarte pas de toi. Je suis une misérable fille, mais comprends-tu que je t’ai aimé, toi et personne d’autre ! »

Olavi était en proie à une angoisse profonde – comme si tout son passé prenait la forme d’un grand serpent noir qui s’enroulait maintenant autour de lui et menaçait de l’étouffer.

« Laisse-moi te tenir ainsi..., ne te dégage point..., rien qu’un instant, je vais bientôt partir. Ne te fâche pas, je ne t’accuse pas. Tu ne savais pas quelle femme j’étais au fond – nous ne savions rien, rien du tout. »

Elle se tut et fixa longuement Olavi d’un regard interrogateur.

« Dis-moi une chose » supplia-t-elle après un moment. « D’autres aussi sont-elles revenues te voir... ? Oui, je le lis dans tes yeux. C’est ainsi, quiconque t’a connu ne peut t’oublier. Ah ! si seulement tu avais été comme les autres ! Ceux-là, on désire ne jamais les revoir. Mais tu étais..., oui, tu étais toi, et nous revenons toutes à celui qui prit un jour notre cœur. Nous croyons parfois le haïr..., c’est impossible. Et lorsque la vie nous a blessées et meurtries, nous retournons à lui... comme... – comment dire ? – comme à l’église... ou plutôt non, comme en pèlerinage..., confesser nos fautes..., nous souvenir de tout ce qui était pur et beau..., pleurer sur tout ce qui est passé à jamais... à jamais... »

La voix s’étouffa. La femme écarta la bêche qu’Olavi tenait toujours à la main et qui tomba bruyamment sur le plancher..., elle saisit vivement ses mains et pressa en pleurant son visage sur ses genoux.

Il semblait à Olavi que le crépuscule était entré dans la chambre. Il restait immobile, le menton incliné sur la poitrine et de ses yeux coulaient de grosses larmes, comme la neige fondue coule des toits au printemps.

Il y eut une longue pause. À la fin la femme releva ses yeux gonflés de larmes, s’assit aux pieds d’Olavi et parla en le regardant au fond des yeux :

« Ne sois pas fâché, Olavi ! Il me fallait venir ainsi vers toi pour me débarrasser du fardeau que j’ai porté tant d’années dans mon cœur. J’ai été si malheureuse.

« Je t’ai vu maintenant et je comprends quel lourd fardeau toi aussi tu as porté. Pardonne-moi tout ce que j’ai pu te dire de grossier et de vulgaire. Ne comprends-tu pas que, si je n’avais pas parlé ainsi, je n’aurais pas pu parler du tout, mais j’aurais aussitôt fondu en larmes en te voyant... Olavi ! ai-je dit quelque chose de ta femme ? Non, non, je ne la hais point. Je ne sais même plus ce que j’ai dit. Mais je me sens mieux maintenant que j’ai pu te revoir enfin. »

Son regard se détacha de celui d’Olavi et erra au loin comme si elle rêvait seule dans le crépuscule.

« Écoute, Olavi ! » dit-elle après une pause, un éclat étrange dans le regard. « Ne lit-on pas dans les livres que les pèlerins retournent au foyer, le cœur plein d’espoir ?... Au foyer ! » Elle tressaillit comme si elle se réveillait d’un songe. « Et si moi aussi, j’y retournais au foyer... ? Qu’en penses-tu, Olavi ? Père et mère m’attendent. Je sais qu’ils m’accueilleront volontiers, quelle que je sois, pourvu que je revienne. Sais-tu, Olavi, que je ne suis plus retournée chez moi depuis deux ans ! Qu’ai-je été pendant ce temps... ! Oui. Je vais partir tout de suite ! Mais laisse-moi seulement rester un moment à te regarder dans les yeux... comme autrefois... Ensuite j’aurai la force de tout endurer. »

Et longtemps elle contempla Olavi. Mais il regardait devant lui, comme s’il suivait des visions, des visions confuses qui passaient devant lui comme des ombres.

« Comme tu as changé, Olavi, depuis la dernière fois que nous nous sommes vus », dit la femme avec tendresse. « As-tu eu beaucoup de chagrins ? »

Olavi ne dit rien, – il se mordit les lèvres, et de ses yeux roula une lourde larme. Les traits de la femme vibrèrent d’émotion.

« C’est la vie ! » dit-elle d’une voix attendrie et elle cacha soudain sa figure sur les genoux d’Olavi. Un moment de profond et lourd silence.

« Je m’en vais », dit enfin la femme. « À présent sommes-nous... ? »

Elle regardait Olavi comme un enfant qui ne trouve point le mot, mais qui espère que l’intention est comprise. Olavi saisit vivement ses deux mains :

– Retournes-tu maintenant chez toi ! lui demanda-t-il comme s’il s’agissait d’une question de vie ou de mort.

– Oui..., mais dis-moi, à présent sommes-nous... ?

– Oui, nous le sommes ! soupira Olavi comme à soi-même, et il lui tendit la main et se leva.

Puis il accompagna la visiteuse jusqu’à la porte, chancelant comme un homme ivre, il s’appuya au chambranle et la suivit longtemps du regard... mais il ne voyait devant lui que la brume du soir qui enveloppait tout d’une froide housse.

 

 

 

 

XXXI

 

 

La reddition des comptes

 

 

Il était plongé dans ses réflexions. Pas un bruit. La chambre retenait son souffle.

On frappe... L’homme a un sursaut, se lève et, les yeux grands ouverts, regarde autour de lui comme s’il ne se rappelait plus en quel endroit il se trouve. Il regarde vers la porte et, telle une bise glaciale, une anxiété déprimante tombe sur lui : « Quelqu’un encore ? »

On frappe encore... Il se lève d’un bond. Son anxiété éclate en une rage écumante, le sang lourd comme du plomb circule de nouveau vivement, les poumons aspirent l’air avidement, il s’élance vers la porte.

« Entrez ! » s’écrie-t-il enfin en ouvrant la porte toute grande, avec violence. « Entrez toutes à la fois. Les élégantes, les loqueteuses, les sages et les folles ! Entrez donc ! Comme un écolier, j’ai dû rendre des comptes devant vous – maintenant j’en ai assez ! Vite, toutes ensemble. Car toutes viendront quand même. Nous rendrons nos comptes aujourd’hui. Et chacune recevra un fragment de moi – je suis prêt ! »

Mais il crie dans le vestibule vide et, lorsqu’il s’en aperçoit finalement, son courage fléchit, comme celui d’un lutteur qui n’a pas réussi à rencontrer l’ennemi qui le guette. Lentement il ferme la porte et rentre dans la salle.

On frappe...

« Sont-ce des diables invisibles qui me harcèlent ainsi ?... Entrez, nous allons régler nos comptes ! »

Il se retourne.

On frappe de nouveau – et voilà qu’il s’aperçoit de la présence d’un petit oiseau perché sur le rebord de la fenêtre et qui regarde dans la salle avec des yeux clairs,

« C’était donc toi ? Va-t’en, retourne à la forêt ! Ne sais-tu pas encore ce qu’il y a dans les habitations des hommes ? Des yeux rapaces, des gorges étranglées et des cœurs d’où le sang dégouline. Retourne au bois et ne reviens plus jamais à ces foyers de misère ! »

Mais l’oiseau continue doucement à remuer la tête et le regarde droit dans les yeux.

« Tu ne comprends donc pas... ? Va-t’en, va-t’en. »

Il frappe à la vitre. L’oiseau s’envole. De nouveau son sang se glace.

« Vous ne venez pas encore... Je le sais, vous voulez venir une à une, vous voulez me déchirer morceau par morceau ! Comme la vengeance, vous suivez constamment mes pas, pour que je sente toujours dans ma nuque la brûlure de vos regards. Chaque froissement me fait frémir, à chaque figure de femme inconnue mon cœur cesse de battre. Et si je puis vous oublier parfois et revivre, alors réapparaît l’une d’entre vous – comme un fantôme marqué par les griffes de la vie... »

Il se laisse tomber lourdement sur une chaise.

« Pourquoi donc me poursuivez-vous, comme un gibier traqué à mort ? Est-ce parce que je vous ai aimées ? Ne vous rappelez-vous pas ce qu’alors nous nous sommes juré mutuellement ? Que nous ne songerions jamais l’un à l’autre qu’avec reconnaissance pour ce que nous nous étions donné ? Nous étions riches et nous semions de l’or à pleines mains. Pourquoi venez-vous maintenant comme des mendiantes ? Et vous vous plaignez de votre pauvreté, sachant que je suis encore plus pauvre que vous. Ou venez-vous uniquement pour pleurer avec moi..., vous lamenter de ce que, jadis si riches, nous nous trouvions dans le dénuement ?... Et cependant vous venez comme mes créancières. Êtes-vous folles ? Je vous ai chanté des poèmes ! Toute la vie était poésie, et les fleurs écarlates de l’amour étaient éparses dans les strophes. Comment voulez-vous maintenant essayer de me faire croire que le poème est devenu un livre de comptes, et les fleurs écarlates, les chiffres qui indiquent le montant de la dette ? Non, allez-vous-en, laissez-moi la paix ! Je ne puis rien vous payer. Ne savez-vous pas que j’ai déjà mis tout en gage – tout ce que je possède, jusqu’au dernier liard ?... »

En y songeant il était submergé par une telle anxiété que des gouttes de sueur froide perlaient à son front.

« Mis en gage ! Que t’ai-je promis à toi, malheureuse entre toutes... ? Parmi elles, tu étais une souveraine, la seule qui ne se jetât pas à mes genoux, mais vînt à ma rencontre comme une égale. Et pourtant ton destin est devenu le plus misérable, tu as reçu des restes, des débris sans valeur dont un mendiant n’aurait pas voulu... »

En même temps il ressentit comme un choc lourd dans la poitrine, il lui parut que l’air n’arrivait plus à ses poumons ou que ses veines s’étaient vidées à ce moment. Puis son cœur se remit à battre et le sang lui afflua à la tête en bouillonnant. Il était presque paralysé d’épouvante. Un autre choc – la même sensation horrible de vide – et, après quelques moments, son cœur se remit à battre à coups précipités. Instinctivement il se prit le poignet et se tâta le pouls. Quelques coups rapides..., puis une pause..., puis plus rien... S’était-il arrêté tout à fait ? Il pâlit et la sueur de l’anxiété humes a son front. Mais cela repart ! Le pouls ne peut battre régulièrement, on entend un tapotement continu.

Il se redresse, comme pour échapper au néant. Il avarice de quelques pas et attend. La crise ne se répète plus et le cœur commence à devenir plus calme, mais une sensation insupportable lui serre la poitrine – il a peur de tomber, il se rassied.

« Était-ce toi, ô Vie, qui me frappais à la poitrine, de ton gros gourdin... ? Voulais-tu aussi me demander des comptes ? L’homme n’est-il donc que le locataire et toi le propriétaire qui rassemble les comptes et les présente à l’encaissement ? Au fond, je te connais bien..., j’ai parfois vu jadis le reflet de ton visage... Tu me parais avoir un bien gros livre ! Ah ! oui, cette histoire d’abord ? Oui, naturellement, je l’ai bien pensé... N’est-ce pas là le compte général de toute notre race ? N’en a-t-il point été ainsi du père ? Mère a parlé d’une chose pareille. Et du grand-père aussi ?... Tu secoues la tête et me prie de regarder derrière moi les sentiers où je vois l’empreinte de mes pas. J’obéis et je t’estime, parce que tu agis ainsi, et que tu ne te mets pas à prêcher sur les péchés et l’enfer et le ciel ; dans ce cas il te faudrait terminer tes comptes sans moi ! Car l’amour est chair et sang et nous attire comme un aimant, et nous, les gens d’aujourd’hui, ne nous en laissons plus imposer par la crainte du péché et de l’enfer – grâce à la prière et la contrition on peut tout se faire pardonner !... Mais si ton livre nous montre d’un côté nos actes et de l’autre leurs conséquences, s’il indique leurs rapports et leur influence sur notre sort, alors nous nous présenterons devant toi la tête basse, et comprendrons que tes comptes sont écrits avec notre sang... »

Il regarde droit devant lui, fixement, comme s’il voyait réellement quelque chose.

« Tu ouvres le livre, et montres comment tu as établi mon compte. Pourquoi tant de colonnes et tant de lignes ? Je ne saisis pas. Voici ma voie, voilà mes actions, je le comprends bien. Et cela, ce sont les gens à qui j’ai eu affaire. Mais cette foule de traits divergents... ? Les suites ! me dis-tu. Est-ce possible ? Celles qui se rencontrent, ici, je les reconnais déjà – elles aboutissent à moi. Mais celles-là, qui vont dans l’autre direction, vers l’infini... ? Les suites, répètes-tu pour les autres ! »

La sueur de l’anxiété couvre de nouveau son front.

« Depuis longtemps j’ai compris qu’elles existaient, ces lignes, mais une telle multitude... Les traces-tu toujours ? Oui... Et pour toute action, pour tout ce qui entraîne des suites et des résultats ! L’homme n’est-il donc pas libre ? – Oui, il l’est, mais de ses actes se dégagent les fils ténus des conséquences qui parfois décident de toute une destinée d’homme. Regarde ! – Non, non, referme ton livre..., j’en ai assez vu ! Qui pense à tes livres et à tes lignes, quand on gravit les pentes ravissantes de la vie ? J’ai ri de ceux qui ont perdu leur jeunesse en jeûnes et en abstinence, et je me suis moqué de tes lois, car je me régalais d’amour, sans crainte de me lier, et j’étais fier de ce que personne ne pouvait me crier : “Père !” Mais aujourd’hui, après de longues années, je rencontre sur ma route des gens qui me parlent de liens. Et tu me montres l’enfant d’une mère avec laquelle je n’eus jamais de liens semblables, et tu dis : “Regarde, j’ai aussi des lois que tu ne connais pas !” Et, maintenant que je te supplie de me donner un enfant à moi-même et à celle qui le désire plus que tout le monde, tu me tournes le dos et me cries d’une voix méprisante par-dessus l’épaule : “Ris donc, et jouis de l’amour, tu as ce que tu as voulu !” »

Il tremblait comme un écheveau de fils au vent, et l’angoisse revint le suffoquer. Il attendait le coup final...

La porte s’ouvrit.

– Salut, Olavi ! J’ai tardé si longtemps parce que... Mais, mon Dieu, que t’arrive-t-il... ? Tu es tout...

Kyllikki s’approcha vivement de lui. Olavi concentra toutes ses forces pour rester calme et lui sourire.

– Ne t’alarme pas ainsi... vraiment tu me fais peur ! Ce n’est rien... rien. Je me suis senti tout à coup indisposé... c’est fréquent dans notre famille, cela m’est déjà arrivé, déjà..., ça va passer.

Kyllikki lui jeta un grave et long regard.

– Olavi... ? dit-elle d’une voix ferme et sévère.

– Je t’assure que c’est comme je te le dis !

– L’état dans lequel te voici me certifie qu’il y a autre chose – et depuis longtemps, quoi que tu ne m’en aies point parlé. Et je ne t’ai pas questionné, attendant le moment propice où tu me raconterais tout... Mais à présent...

– Et si ce n’était qu’une bagatelle ? dit Olavi d’un ton d’impatience. Tu dois comprendre que c’est une chose qui me regarde seul.

– L’un de nous deux peut-il avoir quelque chose qui ne concerne pas l’autre... ?

Olavi se tut un instant.

– Et pourquoi pas, si c’est une chose qui augmenterait inutilement le fardeau de l’autre...

– Non, même pas dans ce cas ! dit Kyllikki avec chaleur.

Elle entra vivement dans la chambre pour y chercher un oreiller.

– Tu es fatigué, Olavi, il faut te coucher un peu et te reposer ! dit-elle en posant le coussin sur le divan et en forçant tendrement Olavi à s’asseoir. Et maintenant raconte-moi tout... tu me connais...

Elle s’assit à côté d’Olavi et caressa d’une main apaisante son front pâli sur lequel perlait encore la sueur de l’angoisse.

Un moment se passe avant qu’Olavi pût se décider à parler.

– Oui, oui, je te connais en effet, dit-il doucement et il enferma solidement la main de Kyllikki dans la sienne.

 

Le crépuscule tombait quand ils se levèrent. Tous deux pâles et émus, mais ils se regardaient comme des humains que la détresse et la douleur avaient fondus en un seul être.

– Repose-toi encore un moment, pendant que j’apprête le souper, dit Kyllikki, en repoussant doucement Olavi sur l’oreiller. Et demain, c’est une nouvelle journée ! dit-elle d’un air rayonnant, en posant tendrement les lèvres sur son front pâle.

 

 

 

 

XXXII

 

 

Dans l’attente

 

 

De la ferme sans maîtresse, 6 IX 1900.

 

À toi, la très bénie. – Je reçois à l’instant ta lettre. Tu ne peux t’imaginer comme je l’ai attendue. J’aurais envoyé la servante à la gare pour chercher le courrier si je n’avais su que tu écrirais précisément pour le jour de la poste.

Et tu es en bonne santé ! C’est le point capital ; d’ailleurs, il n’y a plus que ça qui m’intéresse pour le moment. Et tu es d’une humeur si enjouée que tu pourrais déplacer des montagnes. Je ne puis t’en dire autant de moi. Car je m’ennuie ! J’ai beaucoup regretté de t’avoir laissé partir, – ou plutôt de t’avoir envoyée là-bas. Je pensais être plus tranquille sur ton compte, te sachant là-bas, mais erreur complète. Cela n’aurait-il pu se passer tout aussi bien ici ?... Je n’avais jamais compris jusqu’à ce jour à quel point je suis attaché à toi. Oui, si profondément, que je ne puis exister sans toi. Ah ! si l’instant attendu pouvait venir vite et que tu reviennes à la maison – toi et lui !

Vois-tu, il faut que je te raconte une chose que j’aurais préféré ne pas te dire – mais entre nous il ne peut rien rester de secret, pas même une pensée. Kyllikki ! L’inquiétude est revenue m’assaillir dès que tu m’as quitté – comme si je ne pouvais rester calme qu’en ta présence. Je n’ai pas encore pu me soustraire entièrement à l’impression que tout n’est pas encore venu, et qu’il y a des choses qui attendent leur heure. Essaie de me comprendre. Tu sais de quelle façon effroyable j’ai souffert pendant ces deux années où la vie nous refusait ce qu’elle accorde au moindre mendiant. Et tu sais comment j’étais presque fou de joie lorsque notre prière fut exaucée. Mais maintenant que nous décomptons les jours qui nous séparent de cette joie, me voici de nouveau assailli par l’anxiété. Tout ira bien, j’en suis certain – tu es saine et assez vigoureuse pour supporter l’épreuve. Mais le Dieu vengeur, la main invisible qui, au moment le plus heureux, peut t’écrire son mot fatal ! Pense si l’attendu était... – ce serait terrible –... difforme de corps ou d’âme... ? Que pourrais-je faire ? Baisser la tête en silence et reconnaître que le bras du destin m’a touché. Tu peux comprendre quelle anxiété a été la mienne, hier soir, dans cette solitude. Je criais et je priais pour que la punition ne vous atteignît point, vous, les deux innocents, mais moi seul, si je n’avais pas encore assez expié. Il arriva qu’un pivert se mit à frapper d’une façon si étrange au-dessous de ma fenêtre. Et, après un instant, une pie se mit à rire aux éclats sur le toit, comme un diable moqueur. Des frissons me parcouraient le dos. Tu ris peut-être de me voir un aussi pauvre homme. Mais ce pouvait être un de ces fils étranges de la destinée dont je vis déjà quelques-uns jadis – j’étais si cassé et si épuisé à ce moment. Maintenant que j’ai lu ta lettre, je suis un peu plus calme, mais je ne puis chasser entièrement cette idée, avant d’avoir vu de mes propres yeux... Pardonne-moi de t’écrire pareilles choses, mais il le fallait. Et je sais que cela reste sans influence sur toi.

Mais j’ai aussi du bonheur ! J’ai mis la chambre en ordre – votre chambre. Tu la verras plus tard, mais je ne puis m’empêcher de t’en parler un peu. J’ai posé... un tapis de liège sur le plancher, car dans la chambre où vous séjournerez, il ne doit pas y avoir de courants d’air. Mais après l’avoir posé, j’ai eu presque des remords. Ce n’était pas une chose de luxe, certes, mais tout de même un tapis de liège, et il y a des tas d’enfants qui prennent froid à cause des fissures du plancher. J’ai eu presque envie de l’enlever. Et pourtant qu’est-ce qui est assez bon pour lui ? Je voudrais clouer deux tapis l’un sur l’autre dans sa chambre...

Une bonne nouvelle ! La route de Peräkorpi est déjà amorcée. Et aussi une mauvaise nouvelle à t’apprendre. Mon projet d’assécher le marais menace de n’aboutir à rien – à présent que tout est arrangé et que nous pourrions nous mettre à l’œuvre. Querelles et mesquineries – vrai entêtement de paysans – Antti Tapola, en tête évidemment. Quels ânes bâtés ! J’aurais envie de leur donner des coups de poing sur la tête. Et j’ai frappé aussi. Et j’ai tonné comme Moïse sur le mont Sinaï ; vociféré, écrasé les veaux d’or de la bêtise ! Il faut que l’affaire aboutisse, la terre dût-elle se fendre ! Je me mettrai seul à la besogne, si je ne puis en entraîner d’autres. Ils ne sont plus très nombreux – demain nous aurons une nouvelle réunion.

Et puis je frapperai le grand coup quand vous serez à la maison ! S’il pouvait seulement devenir tel que nous puissions attaquer ensemble le marais... Que ne puis-je voler vers vous ! Je n’aurais pas besoin de suer sur cette misérable feuille de papier...

Reste en bonne santé et robuste, et que tous les esprits miséricordieux puissent vous protéger, toi et lui !

 

« CELUI QUI ATTEND »

 

Écris vite – tout de suite !

 

 

*

 

 

Le 8 septembre 1900.

 

Toi, – Ta lettre m’a été comme un battement de cœur ! Elle était toi dans chaque mot et te montrait sous un jour que je ne puis assez apprécier.

Tu es soucieux, mais bien vainement. Notre enfant pourrait-il être difforme de corps ou d’âme ? Jamais ! Que quelque chose puisse nous atteindre encore, c’est clair. Mais ce qui doit advenir adviendra et nous l’accepterons avec calme, en unissant nos forces. Cela n’a rien à voir avec notre enfant ! Tu étais alors, il est vrai, un peu triste, mais sain de corps et d’esprit. Et je me sens si forte et remplie de joie de vivre, que, dût-il être de pierre, mon sang saurait passer en lui. Et mon âme déborde d’amour pour toi, et de confiance en l’avenir et, comme je l’en nourris, je sais aussi qu’il en portera le sceau. Tu as mal interprété les intentions de la pie et du pivert. La pie t’apportait mon salut et mes pensées qui t’appellent... Est-ce sa faute si elle n’a pas une plus belle voix ? Et puis le pivert ! Ne comprends-tu pas qu’il extirpait les vers de sa maison pour qu’ils ne puissent plus jamais s’y forer un chemin ? Voilà.

Mais je suis si heureuse de ce que tu aies précisément écrit comme tu l’as fait, car cela me donne la certitude qu’il sera tel que nous l’attendons. Maintenant je comprends que tu as dû souffrir immensément ces dernières années. Tu n’es pas bon à faire un malfaiteur, Olavi ! Moi, qui ne suis qu’une femme, je pourrais accomplir tel méfait et garder plus de sang froid. Ah ! comme je t’aime, précisément ainsi ! Et comme je suis heureuse et reconnaissante de ce que le père de mon enfant soit tel ! Une conscience éveillée et tendre, c’est ce que tu as de mieux à lui donner..., en dehors de tout ce que tu peux encore lui offrir.

Je suis convaincue que ce sera un garçon, et mon sang me dit qu’il sera de taille à travailler au marais avec toi. Si tu savais... ! Essaie de deviner !

Et ta chambre ! Tu m’éblouis vraiment, tu la garnis comme pour une reine et un prince héritier. Je voudrais dire aussi : enlève tout ! Mais qui peut détruire ce qui fut édifié par l’amour... ? Car c’était un travail inspiré par l’amour et non un simple embellissement.

Et tu luttes toujours pour ton marais. Il faut qu’il en soit ainsi, sinon, cela n’aurait plus la même valeur. En tout cas la victoire est certaine. Passe à travers tout, lutte pour nous, pour lui et moi, pour nous deux ! Dommage qu’il ne puisse, sitôt arrivé à la maison, s’attaquer à la besogne avec toi !

Oui, nous aspirons aussi au retour et peut-être n’attendrons-nous pas longtemps. Mais si c’est nécessaire j’attendrai avec calme, aussi longtemps qu’il le faudra. Nous sommes maintenant mieux que jamais. Vois-tu, je suis si heureuse, que je me suis mise à chanter comme autrefois, au temps de ma jeunesse. Qu’en dis-tu ? Suppose qu’il devienne chantre à l’église et te laisse seul dans ton marais !

Mon aimé, mon aimé, je t’embrasse à la place du cœur. Nos plus chaleureuses salutations. Je sais que tu nous écriras bien vite.

 

« CELLE QUI ATTEND LE NOM DE MÈRE »

 

 

*

 

 

Maternité, le 10, 11 heures du matin.

 

Père, – Tu l’es ! Que brillent tes yeux. Un fils naturellement ! Le matin à 6 heures. Tout va bien. Nous sommes bien portants tous deux. – Lui, la santé même. Fort et plein de la joie de vivre. Et une voix... ! N’as-tu besoin de personne pour commander dans ton marais ? Je n’ai pu encore l’examiner beaucoup, il est couché à côté de moi. Je vois sa main apparaître entre les langes. Ce n’est pas une main grasse ni molle, mais grande et forte – ta main. Ce sera un défricheur de marais. Et son âme... – ton regard ! Pour l’instant, je ne puis t’écrire davantage. Le courrier prochain t’en dira plus long. Mon regard l’embrasse pour toi, qui es dans mes pensées !

 

« L’HEUREUSE MÈRE »

 

 

 

 

XXXIII

 

 

Le retour au foyer

 

 

Le soleil couchant d’automne rit sur les prairies, cligne de l’œil aux carreaux des fenêtres et sourit au loin à la lisière du bois – pourtant l’air est frais.

Olavi est singulièrement disposé ce jour-là. Il marche comme sur des ressorts, sans pouvoir rester en place un moment, inquiet et pourtant de bonne humeur. Il a envoyé à la gare un homme avec le cheval et expédié la petite bonne à un village éloigné, car il a voulu être seul, absolument seul.

Il se dirige vers la chambre, y jette un regard circulaire auquel rien n’échappe, un rapide coup d’œil au thermomètre accroché au mur et sourit : « Maintenant il commence à faire bon ici ! »

Puis il retourne dans la salle. Au-dessus de l’âtre, la bouilloire à café chante sa chanson joyeuse et monotone. Devant le foyer, une pleine brassée de bûches de sapins. Olavi enlève la bouilloire du feu, verse un peu de liquide dans une tasse, puis le reverse. Alors, les mains dans les poches, sifflotant et souriant, il se met à marcher de long en large dans la pièce.

« Que pensera-t-elle en ne me voyant pas à la gare ? Hum ! elle se doutera bien de quelque chose... »

Et il retourne vivement vers l’âtre, verse un peu de café dans une tasse et goûte. « Il est délicieux, ma foi ! » Il prend un petit torchon, essuie minutieusement la bouilloire, qu’il remet ensuite de côté, et jette un regard impatient sur l’horloge. « Maintenant ils doivent être à Aittamäki, ou au moins à Simola... »

Puis il va rapidement vers le buffet. Il étend une serviette blanche sur le plateau, y dispose les tasses à café, le bol de crème, le petit sucrier et pose le tout, bien en ordre, sur la table. « Ça ne fait pas si mal ! » Il recommence à interroger l’horloge avec impatience. « Maintenant ils sont certainement au tournant du chemin près de Vääräkorva... Je me demande s’ils vont faire cela au grand trot. Pourvu qu’ils ne roulent pas trop vite ! Oui, Kyllikki y songera bien... »

Les impressions qu’il ressent sont de plus en plus étranges : on dirait que tout le poids de son corps s’est volatilisé et qu’il ne reste plus qu’une légère et transparente enveloppe, qu’il ne parvient plus à retenir au sol. Il marche de long en large et jette parfois un regard par les carreaux ne sachant trop que faire.

 

« Ah ! » crie-t-il enfin, après avoir consulté l’horloge. « Dans dix minutes ils seront ici ! »

Il bondit vers le poêle et allume un grand feu de bûches pétillantes.

« Crépite maintenant de tout ton pouvoir ! Souhaite-lui la bienvenue, les yeux brillants, et le cœur ardent ! »

Il entre dans la chambre et y cherche un petit lit. C’est un berceau qui repose sur six pieds sveltes – un berceau en osier souple et blanc, entièrement fabriqué de sa main. La literie aussi est en ordre. Les dentelles blanches du drap pendent comme une guirlande, la petite couverture à fleurs rouges rit affectueusement, et plus haut luit un oreiller douillet d’une blancheur de neige.

« C’est bien ça » dit Olavi à part en plaçant le petit lit à côté du feu et en rapprochant le divan. « Je le porterai là immédiatement et nous viendrons nous asseoir ici tous deux. »

Et maintenant, maintenant que tout est en ordre, il est envahi d’une telle joie, mêlée d’une telle inquiétude, qu’il sait à peine s’il se trouve sur la terre ou dans l’air. Il regarde par la fenêtre et va se planter sur le perron. De là, on voit mieux la route. Il regarde, écoute, va et vient dans la salle et voudrait courir à leur rencontre, mais à cause du feu, il n’ose pas quitter la maison.

Derrière les arbres, dans le coude du chemin surgit une brune tête de cheval. Alors il ressent un choc étrange dans la poitrine, au point qu’il ne peut bouger de tout un moment. Il observe fixement par la fenêtre le cheval et la petite carriole, Kyllikki avec son voile blanc sur la tête – et ce qu’elle tient dans les bras.

À présent, les voilà près de la barrière. Tête nue, Olavi se précipite comme une trombe par le perron.

– Bonjour, bonjour ! crie-t-il en jubilant.

– Bonjour ! sonne la voix délicate et vibrante de Kyllikki dont les yeux rayonnent.

– Donne-le-moi, donne-le-moi ! crie Olavi, et il tend les bras vers Kyllikki.

Et Kyllikki, riante, lui tend le petit fardeau emmitouflé dans de la laine chaude. Les mains d’Olavi tremblent quand il le sent sur son bras.

– Aide-la donc à descendre, Antti ! Et tu reviendras un peu plus tard, je ne t’invite pas à entrer... en ce moment, dit Olavi au domestique.

L’homme sourit, Kyllikki sourit, mais Olavi ne voit rien, il se hâte vers la chambre avec son fardeau. Mais, après quelques pas, il s’arrête et entrebâille d’une main les couvertures. Une petite figure rougeâtre apparaît, les yeux brillants. Un tel courant de joie traverse Olavi qu’il serre son petit fardeau contre sa poitrine pour ne pas le laisser tomber. Il recouvre vite la petite figure et court dans la maison.

Les yeux rayonnants, Kyllikki suit ses gestes. Lorsqu’elle entre dans la salle après lui, elle s’arrête, joyeusement surprise, sur le seuil. Elle embrasse d’un coup d’œil le salut amical du feu, le petit lit auquel elle ne s’attendait pas, le divan à côté et le plateau à café sur la table.

Olavi est penché sur le berceau.

– Je puis bien enlever ceci ? demande-t-il, en détachant vivement les épingles de sûreté.

– Bien sûr ! rit Kyllikki, et elle démaillote le poupon.

Olavi l’a retiré de ses langes. Comme pour la visite médicale, il lève en l’air les bras minuscules et met ensuite le petit tout droit : « Quel grand gaillard ! » Puis il l’étend sur le côté : « Et droit comme un soldat ! » Ensuite il examine longuement les yeux clairs et intelligents, et le visage dans lequel il croit découvrir des traits qui font bien augurer de l’avenir. « Toi, mon agneau ! » s’écrie-t-il extasié, soulevant encore en l’air le petit poucet et posant un tendre baiser sur son front.

Le petit ne profère pas un son, il se borne à suivre avec attention son examinateur. Olavi le remet au lit : « Tu n’as donc pas de voix et tu ne sais pas rire ? » Il cligne des yeux. Il siffle et susurre, comme pour rassurer un petit oiseau effarouché – jamais il ne l’avait fait, mais ça s’apprend tout seul. « Ah ! tu ris, tu ris ! À la bonne heure ! »

Kyllikki, debout, derrière lui, les regarde tous deux, appuyée au sofa.

« Et les mains, donc... des mains de draineur... ? Maman a-t-elle bien dit la vérité ? Oui, certes, oui ! Non, mais quels poings ! Une vraie taupe des marais ! » Débordant d’allégresse il baise les menottes. « Mais cher petit, quels ongles tu as ! Mère a certainement réservé cette joie au papa. »

Il s’empresse vers le panier à ouvrage de Kyllikki et revient avec de petits ciseaux : « Papa va les couper, oui, oui ! » Il se met à genoux à côté du lit. « N’aie pas peur... Doucement, bien gentiment, et comme il faut ! Voilà ! Non, père n’est pas brutal, le grand gaillard. » Il coupe les ongles et continue à baiser les petits doigts.

Le petit sourit. Kyllikki se penchait sur le sofa et son sourire devenait de plus en plus tendre.

« Regarde, voilà qui est fait. Quel garçon, quel garçon ! » s’écrie-t-il en se retournant. « Mais grand dieu, Kyllikki, tu restes là debout ? Suis-je fou de t’oublier ainsi, chère Kyllikki ! Mille fois la bienvenue, ma chérie ! » Il serre Kyllikki dans ses bras : « Comme tu es fraîche et florissante ! Tu as rajeuni ! Merci pour tout... Maman ! »

– Merci à toi aussi ! répond Kyllikki, émue, caressant du regard le lit blanc.

Olavi la mène au sofa et leurs yeux se mettent à parler le langage muet des jours de fête.

– Non ! éclate soudain Olavi, je suis tout à fait fou ! J’ai préparé le café, et voilà que...

Il se lève et dépose la cafetière sur le plateau.

– Est-ce toi qui as préparé le café ? demande Kyllikki, surprise et les yeux rayonnants de joie.

– Et qui donc, sinon moi ! Personne d’autre, un jour pareil. Viens, Kyllikki !

Ils s’installent à la table et boivent sans dire mot en se regardant l’un l’autre.

L’enfant geint un peu ; tous deux se lèvent en sursaut. « Eh bien ! qu’y a-t-il, mon garçon, tu t’ennuies ? » dit Kyllikki tendrement. Elle soulève le petit et commence à lui parler des yeux, avec de gracieux petits mouvements de tête. Le bébé se met à sourire.

Sans mot dire, Kyllikki le dépose dans les bras d’Olavi. Avec un regard reconnaissant à sa femme, Olavi presse le petit sur sa poitrine. C’était comme si tout pâlissait et disparaissait autour de lui. Il sent la chaleur du petit corps se répandre peu à peu à travers les couvertures et les langes jusqu’à son corps pour l’inonder tout entier – comme une caresse pure et silencieuse. Le jeune père éprouve une telle émotion que le bébé tremble dans se bras – et que, sans dire un mot, il doit le rendre à Kyllikki.

Kyllikki le remet au lit, arrange les oreillers, remonte les couvertures, si bien qu’on ne voit plus que la petite figure rouge sur la taie blanche.

– Que ne confie-t-on pas à un être humain lorsqu’une semblable petite vie est laissée à ses soins ! dit Olavi d’une voix vibrante en s’asseyant sur le sofa. C’est une chose si grande qu’elle semble à peine possible !

– Et cependant, c’est ainsi, dit Kyllikki. Sais-tu ce que je crois ? Que le pardon et la réconciliation ont plus de pouvoir dans cette vie que la vengeance et le châtiment.

Olavi lui presse la main en signe d’assentiment. Mais alors son regard contemple à nouveau le petit visage rouge sur l’oreiller blanc. Et sur son visage s’étend peu à peu une expression sombre et grave.

– Olavi ! dit Kyllikki lentement en lui prenant la main. Dis-moi à quoi tu penses en cet instant !

Olavi ne répond pas immédiatement.

– Non, non, ne dis rien – je comprends. Mais pourquoi y penser à présent ? Et... il a au moins des parents qui ont l’expérience de certaines choses – peut-être n’aura-t-il pas besoin de marcher sur nos traces en tout...

– Oui, c’est précisément ce à quoi je pense, répond Olavi.

Aucun des deux ne poursuit, mais des souhaits chaleureux voltigent comme des gardiens autour du petit lit blanc...

– Vois-tu, s’écrie Kyllikki après une pause. Il s’est endormi – regarde comme il est mignon !

C’était comme si un chaud rayon de soleil pénétrait dans les recoins les plus obscurs de la salle.

– Olavi ? dit Kyllikki en se levant et jetant un regard interrogateur sur la porte de la chambre.

Les traits d’Olavi se dérident et sur la pointe des pieds ils glissent vers la porte, qu’il entrouvre. Kyllikki hésite longtemps sur le seuil en examinant la chambre, qui maintenant, avec sa tapisserie blanche toute neuve, paraît beaucoup plus grande et plus claire qu’autrefois.

Elle se retourne et saisit la main d’Olavi, et son regard rayonnant exprime ses pensées et ce qu’elle ressent. Olavi jette son bras autour de sa taille et dans ses yeux reparaît soudain le reflet d’un souvenir.

– Je t’ai raconté une fois, dit-il rêveur, en traversant la chambre avec sa femme, comment un jour, quand je menais encore ma vie errante, sœur Maju vint me ramener à la maison ?

– Oui, en effet, et c’était si beau que je ne l’oublierai jamais !

– Et comme nous sommes rentrés au logis, et comme nous avons commencé...

Ils étaient arrivés près de la fenêtre.

– Regarde donc ! s’interrompit Olavi, en montrant quelque chose dehors.

En bas dans la vallée, s’étendait devant eux, à l’infini, le marais d’Isosuo. Partant des bords du marais s’ouvraient deux grands canaux de drainage, devant lesquels une foule d’ouvriers travaillait à défricher la forêt ; et derrière eux, d’autres hommes prolongeaient les canaux – comme deux larges voies navigables progressant vers le lointain avenir. Le soleil couchant jetait son voile rouge sur les robustes épaules des travailleurs. De-ci, de-là, une cognée, une pelle étincelaient, et, comme de l’argent, l’eau ruisselait dans les canaux de drainage, bordés par la terre marécageuse aux reflets métalliques.

– Oh ! s’écria Kyllikki, émerveillée. Cela aussi a donc commencé !

Olavi la détacha de la fenêtre, la prit dans ses bras et l’inonda d’un regard qui contenait à la fois tout ce qu’il avait vu et vécu, souffert et espéré.

– Oui, enfin, cela va commencer ! dit-il doucement et en pressant Kyllikki plus fortement sur son cœur.

 

 

 

Johannes LINNANKOSKI,

Chant de la fleur rouge, 1905.

 

Traduit du finnois par Raymond Torfs.

 

 

 

 

 

 



1 Divinité des bois.

2 Un amoncellement de troncs s’étant formé contre un rocher au milieu du rapide, les flotteurs barrent l’entrée du fleuve pendant que leurs camarades s’occupent à détruire l’obstacle qui gêne la descente des troncs.

3 Sorte de bégonia.

4 Merci, en suédois.

5 Ce nom désigne aussi une fleur, le liseron.

 

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net