La princesse sous verre

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Jean LORRAIN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

 

C’ÉTAIT une délicate et belle petite princesse aux membres menus et jolis comme ceux d’une figurine de cire ; sa peau transparente était si tendre qu’on l’eût dit animée par une flamme de cierge, une flamme vacillante, éteinte au moindre vent et, sous ses épais bandeaux du marron luisant des châtaignes, elle dégageait, la petite princesse, une si prenante et si froide impression de blancheur qu’à son nom de Bertrade on avait ajouté le surnom de la pâle (on, c’était le bas peuple), tandis que son père, un vieux roi belliqueux toujours occupé à guerroyer contre les païens dans les Marches du Nord, l’avait baptisée sa petite rose de Noël ; et des neigeuses fleurs en effet Bertrade avait bien la fragilité morbide, le charme frêle et l’éclat apaisé, comme amorti par l’hiver.

Elle avait eu une enfance un peu assombrie dans ce château de pays de bois et de marais, où son père l’avait fait élever par des gouvernantes à faces de béguines, loin du tumulte de la cour.

Sa mère, une princesse d’Occitanie qui n’avait jamais pu se consoler d’avoir quitté le royaume aux grèves d’or, était morte quelques mois après sa naissance ; et ce deuil précoce avait à jamais enténébré de mélancolie cette royale petite enfance désormais confiée à des mains mercenaires.

Elle était née si chétive et si pâle qu’on avait longtemps craint qu’elle ne survécût pas à sa mère. Épousée presque sans apport pour la grande beauté de sa chair de lait et de ses longs yeux un peu égarés, du bleu verdissant des turquoises, cette fille d’empereur, à peine arrivée en Courlande, y était tombée dans une étrange langueur ; un incurable regret la minait, disait-on, des horizons de mâts, de vergues et de voilures qu’elle avait là-bas sous les yeux, au pied même des terrasses du palais impérial, dans la ville éternellement pavoisée de banderoles et d’étendards de l’Exarque son père. On n’a pas été impunément élevée au bord de la mer, et les rumeurs de l’Océan, les cris des matelots en partance, les mille et une clameurs d’un port manquaient à cette belle fleur marine qui, transplantée dans cette morne et plate Courlande, toute de tourbières et de forêts, s’y était rapidement fanée de nostalgie, étiolée de regret.

Son horreur pour les horizons de sapins et d’étangs de son nouveau royaume était devenue telle, que dans les derniers mois de sa vie, elle avait fait murer jusqu’à mi-hauteur les fenêtres à meneaux de sa chambre, cette chambre de brocart et de vieilles tapisseries, dont elle ne devait plus sortir que les bras croisés sur un crucifix et les pieds raidis dans un cercueil ; et les dolentes journées des derniers temps de sa grossesse et les heures saignantes de ses relevailles, elle les avait passées dans le clair-obscur de la chambre assombrie, les yeux fixés sur un grand miroir placé très haut, vis-à-vis des fenêtres à moitié condamnées, et qui ne reflétait que les nuées errantes et les aspects changeants du ciel.

Sa rêverie ainsi volontairement abusée pouvait se croire encore en Occitanie, sous les firmaments balayés de nuages à cassures de nacre des bords de la mer.

Cette obsession d’exilée avait abrégé ses jours, c’était du moins le bruit accrédité dans le peuple ; mais chez les grands on parlait d’un breuvage néfaste et de la haine d’une princesse du sang, jadis honorée des faveurs du roi et qui avait rêvé de s’asseoir sur la pourpre ; la jeune reine aurait payé de sa vie la rancune d’une rivale. Le poison, qu’on lui aurait versé, devait supprimer avec elle l’enfant dont elle était grosse ; mais soit que les doses eussent été mal calculées, soit que le ciel ait eu la pitié de ces deux cadavres pour un même cercueil, la reine seule était morte et Bertrade avait survécu.

C’était d’ailleurs une cour assez sinistre et pleine d’histoires étranges que cette cour de Courlande : en même temps que Bertrade y grandissait délicate et frêle aux mains des gouvernantes, dans le calme du château des Bois, le roi y faisait élever à la cour un sien neveu, fils d’un frère aîné, le frère même dont il occupait le trône, mort assez singulièrement dans une embuscade de chasse.

Le prince Noir (c’était ainsi qu’on appelait le prince Otto dans le peuple) était un assez taciturne jeune homme, de cinq années plus âgé que Bertrade, et dont l’incohérente et bizarre conduite autorisait plus d’un mauvais propos.

Aussi pâle que sa royale cousine, mais d’une maigreur souple et robuste, il promenait dans les palais de la haute ville, comme dans les bouges du vieux port, un svelte corps d’écuyer toujours sanglé de droguet noir. Il passait des pires débauches, de celles dont on peut à peine parler, aux pratiques de la piété la plus ardente ; on citait de lui des actes de charité presque divine à côté de faits d’une cruauté sauvage, et c’était à la fois le plus effréné libertin du royaume et le plus doux des jeunes moines enlumineurs de manuscrits de toutes les provinces ; car, dans son inexplicable sauvagerie, il lui arrivait parfois de se retirer tout un long mois dans un cloître et d’y mener la vie des postulants.

Ses regards fixes et durs, d’une froideur d’onyx, disaient assez son âme violente. On ne lui avait pas versé de breuvage à lui, mais une rumeur populaire voulait qu’il expiât à sa façon une vengeance de Bohémiens. Un zingaro dont, par caprice, il avait pour une nuit confisqué la maîtresse et qu’il avait fait (ce sont là jeux de princes) ensuite rouer de coups, lui avait donné à quelque temps de là une singulière aubade. Insinué on ne sait comment jusqu’aux appartements du prince (il y a toujours de la diablerie dans ces histoires de Bohême), ce misérable, au lieu de planter sa dague au cœur de son ennemi, lui avait toute la nuit chanté des airs de son pays en s’accompagnant d’un violon maléficié, un violon ou une guzla dont les cordes étaient faites de cheveux de pendu. L’âme du supplicié, quelque bandit de sa tribu branché aux bois de justice, avait toute la nuit torturé le sommeil du prince et, depuis ce cauchemar, la raison d’Otto avait sombré dans l’inconnu.

Le vieux roi, accablé par tant de désastres, haussait les épaules et laissait dire, mais avait dû renoncer à tout projet d’union entre le prince et sa cousine. Il avait pourtant longtemps caressé ce dessein d’unir au bel Otto sa petite rose de Noël, mais il eût été cruel de livrer cette délicate et délicieuse Bertrade à ce fou maniaque et imprévu.

La princesse avait alors seize ans. Elle n’avait pas seulement de sa mère l’ovale un peu souffrant de la face, les épaules tombantes, où le bleu des veines transparaît sous la peau, et le regard poignant des prunelles lointaines, d’un vert d’eau de fleuve chez la morte, d’un violet d’améthyste chez Bertrade. De la reine elle avait aussi hérité une sorte de mélancolie inquiète qui lui faisait rechercher, de préférence aux entretiens à la fenêtre et aux promenades en plein air, le clair-obscur des chambres et les vagues soliloques devant les miroirs ; ses plaisirs favoris étaient de s’enfermer durant de longues heures dans quelque haute salle tendue de tapisseries, dont les personnages de laine et de soie finissaient par s’animer insensiblement sous ses yeux. Si elle regardait le soleil, c’était à travers le chaton des bagues, dont on chargeait ses doigts effilés, et on l’avait souvent surprise, au clair de lune, s’amusant à faire ruisseler dans la lumière astrale l’eau chatoyante de ses colliers.

Dans toute la nature elle ne paraissait aimer que les reflets. L’eau aussi l’attirait et les seules fleurs dont elle souffrît la présence étaient l’iris et le nénuphar ; elle aimait au crépuscule à s’attarder aux bords glacés des sources et dans le brouillard fiévreux des étangs, mais à tout au monde elle préférait les interminables et silencieuses haltes devant l’étain figé des glaces ; l’âme de sa mère semblait l’y retenir, remontée des ténèbres à la surface équivoque des miroirs.

C’est alors que doucement et, sans que rien eût pu faire prévoir cette fin précoce, s’éteignit ou plutôt s’endormit entre les mains de ses suivantes la princesse Bertrade ; elle était dans le sixième mois de sa seizième année et, la veille encore, avait passé la journée dans un couvent de Clarisses, où les nonnes lui avaient fait grande fête. Au retour, dans l’or brûlant du crépuscule, elle avait fait arrêter sa litière au milieu des blés mûrs pour écouter la voix d’un moissonneur qui chantait ; le lendemain, elle était morte.

En l’absence du roi prévenu par courrier, les gouvernantes en pleurs baignèrent et parfumèrent d’essences ce pur et blanc cadavre, le vêtirent de moire et de brocart d’argent, puis, ayant peigné et natté la soie luisante de ses cheveux, la couronnèrent de roses de perle et de moelle de roseaux, comme on en voit aux statues des Madones. Elles joignirent sur un grand lis de filigrane d’or ses petites mains étincelantes de bagues, chaussèrent ses pieds de pantoufles de vair et, prosternées au pied d’un double rang de cierges, attendirent en grande douleur.

Mais, quand le roi accablé de chagrins et d’années pénétra dans la chambre ardente, accompagné de l’évêque Afranus crossé, mitré d’or et la dalmatique violette aux épaules, avec, sur leurs pas, un cortège en deuil d’archidiacres et de médecins, on découvrit que celle qu’on croyait morte n’était qu’endormie, mais de quel étrange et lugubre sommeil ! Rien ne put la rappeler à la vie, ni les prières des prêtres, ni toutes les tentatives des maîtres mires et physiciens. Trois jours durant, elle demeura exposée sur un grand échafaud drapé de velours blanc, au beau milieu de la cathédrale ; durant trois jours, des messes furent célébrées sans interruption par l’évêque et son clergé ; trois jours durant, les chants de Pâques entonnés par tout le peuple tassé dans les bas côtés de la basilique retentirent avec le tonnerre des orgues, et la princesse ne se réveilla pas.

Des pétales de roses s’amoncelaient, telle une neige montante, au pied de la haute estrade, l’orient des perles de ses colliers miroitait sur le blanc de son cou ; autour d’elle c’était la clarté de mille et mille cierges, autour d’elle des vapeurs d’encens déroulaient leurs spirales bleuâtres, et, lointaine, comme inaccessible et apparue en rêve derrière leurs brumes mouvantes, la princesse gisait immobile : elle dormait toujours au milieu des brocarts, des cires allumées, des psaumes et des fleurs.

Elle ne vivait ni ne mourait.

C’est alors que l’évêque Afranus eut une inspiration du ciel. Qui sait si le soleil, le grand air, la bise et la pluie, la force même des éléments ne feraient pas ce que l’Église et ses chants liturgiques n’avaient pu obtenir ? Il fit donc construire pour ce doux corps tombé en léthargie un étroit et long cercueil de verre aux huit angles ornés de lys d’argent ciselé ; on y coucha la princesse endormie sur un lit de soie capitonnée, et le vieux prélat décida que, tous les jours que Dieu ferait, on promènerait Bertrade à dos de brancardiers à travers les bourgs et les campagnes avec haltes dans toutes les chapelles et tous les couvents du royaume ; un long cortège de pénitents et de fidèles en prière suivrait toujours le corps royal, Dieu prendrait peut-être enfin en pitié leur douleur ; la nuit, la châsse voyageuse reposerait dans le chœur des églises ou dans la crypte des cloîtres.

 

 

 

II

 

 

Alors ce fut par le royaume attristé un défilé d’interminables processions. On ne rencontra plus désormais par les routes que diacres en surplis et moines en cagoules psalmodiant des proses de lamentations ; ce n’étaient partout à l’orée des champs, comme à l’entrée des bourgs, que prunelles ardentes et faces extatiques, que mains jointes et pieds nus : femmes du peuple, artisans, rustres et laboureurs accourus en grande ferveur sur le passage de la princesse.

Par les plaines jaunes de moissons, comme par les haies fleuries d’avril, de longues silhouettes encapuchonnées apparaissaient tout à coup aux carrefours ; de grandes bannières de soie molle sombraient, telles de hautes voilures, au-dessus des récoltes ; des odeurs de myrrhe et d’encens se mêlaient aux senteurs de la terre. C’était, au milieu des encensoirs et des cires flambants, la châsse royale qui passait.

Toute blême dans la pâleur de ses brocarts et de ses moires, les paupières closes sous sa couronne de roses de perles, on eût dit une immobile Notre-Dame des Larmes, toute de soie et de filigranes ; et les parois limpides de la bière hexagone luisaient au soleil d’août comme de l’eau gelée. En novembre, il arrivait que les cierges s’éteignaient brusquement sous la pluie, les hautes croix d’argent chancelaient aux mains engourdies des porteurs, la bise s’engouffrait aux bannières, et devant le blanc cercueil crépitant sous la grêle, femmes nobles et manants s’agenouillaient pêle-mêle dans la boue des ornières et, en toute saison, le glas pleurait sans trêve sur les campagnes hallucinées.

C’était, d’un bout de l’année à l’autre, une suite ininterrompue de lents et somptueux pèlerinages ; toutes les églises, tous les couvents du pays étaient visités. La châsse royale ne réintégrait la capitale du royaume que deux fois par an, la semaine avant Noël et celle d’avant Pâques, grandes fêtes de l’Église où une opinion accréditée dans le peuple voulait que l’évêque Afranus donnât la communion à la princesse enchantée. Il soutenait ainsi, disait-on, par la miraculeuse substance de l’hostie ce léthargique et doux cadavre, cet exsangue et royal corps de vierge qui ne pouvait ni revivre ni mourir ; mais c’étaient là rumeurs populaires. La Princesse sous Verre, c’est ainsi qu’on appelait maintenant Bertrade, demeurait bien exposée à la vénération des fidèles, en plein chœur de la cathédrale, du dimanche des Rameaux jusqu’au mardi de Pâques et toute la semaine qui précédait Noël, mais on n’avait jamais vu l’évêque s’approcher de l’auguste châsse. Une fois par an seulement, le dimanche des Rameaux, six Ursulines, choisies parmi les plus jeunes de tous les couvents du royaume, étaient admises à toucher le cercueil royal et à changer sur le front de la morte sa couronne de perles et de moelle de roseaux.

Les fêtes terminées, la princesse et son cortège reprenaient le cours de leurs pérégrinations sous le soleil et sous la pluie, et c’était déjà la cinquième année de ces pèlerinages inutiles. En dépit des prévisions de l’évêque, la Princesse sous Verre n’avait pas plus remué la soie raidie de ses paupières que le froid ivoire de ses belles mains ; le vieux roi son père, tombé dans une espèce de torpeur stupide, devenu presque indifférent de douleur, avait abandonné son camp des frontières pour se cloîtrer dans le château des Bois, le château bâti au milieu des marais, où s’était éteinte, il y avait plus de vingt ans, la princesse d’Occitanie, mère de Bertrade, et où Bertrade, sa petite rose de Noël, devait si singulièrement s’endormir seize années et six mois plus tard. Le vieux monarque vivait désormais là, dans la nuit des hautes pièces aux fenêtres murées, seul en face du passé surgissant quelquefois de l’eau morte des miroirs, sortant à peine de sa retraite pour assister, deux fois par an, dans la ville, à l’exposition de la Princesse sous Verre au beau milieu de la cathédrale.

De là, il rentrait dans son château, dans son oubli ; des ministres régnaient pour lui.

Quant au prince Otto, il avait, lui aussi, presque entièrement disparu. À la suite d’un bizarre accident, de l’incendie d’un de ses châteaux d’été, où les plus belles courtisanes du royaume avaient toutes péri d’une mort horrible, son humeur était encore devenue plus farouche ; et moitié par remords, moitié par terreur de la haine populaire qui l’accusait d’avoir mis le feu lui-même, il s’était retiré dans les forêts de l’Ouest, parmi les solitudes boisées de la frontière, celles-là même qu’avoisinent le nord de la Souabe et les marches de Bohême. L’incendie, qu’une odieuse rumeur l’accusait d’avoir allumé au cours d’une fête offerte au duc héritier de Livonie, et au milieu de laquelle les plus belles femmes de ce temps avaient trouvé la mort, avait achevé d’égarer sa raison. Réfugié au fond de bois impénétrables avec une poignée de mauvais garçons, il y menait, disait-on, la vie de chef de bande, celle en somme des hauts barons du siècle, détroussant le passant, tuant l’oiseau dans l’air, pillant le juif et le marchand, forçant la bête dans sa tanière et le manant en son taudis ; et tous les pauvres gens tremblaient devant le prince Noir devenu le prince Rouge.

Un dernier exploit d’Otto comblait la mesure.

Au cours d’une de ses expéditions à main armée, embuscade ou partie de chasse, on ne savait trop, puisqu’il était suivi de ses chiens, le prince s’était rencontré à la lisière d’un bois avec le lent cortège de cierges et de croix qui accompagnait la princesse. La vue des cires flambantes réveilla-t-elle en lui le souvenir de son crime ou le maléfice du Bohémien ne fut-il pas plutôt exaspéré par les chants liturgiques ? Mais un subit accès de fureur le saisit et, l’écume aux lèvres, vociférant des anathèmes, il fonça tout à coup, lui, sa meute et ses gens, sur la pieuse escorte, culbutant moines et moinillons, piétinant pêle-mêle sous les chevaux cabrés femmes et porteurs de cires, de christs et de bannières. Ce fut une panique atroce, une débandade épouvantable à travers la consternation des campagnes ; les brancardiers terrifiés abandonnèrent précipitamment la châsse de verre qui se brisa, et le corps délicat de Bertrade, à demi sorti de son cercueil, glissa hors de son lit de soie pâle dans la boue grasse du chemin. Il y demeura toute la nuit, exposé à la pluie de novembre ; on le retrouva le lendemain, au petit jour, au milieu des chandeliers d’argent et des longues bannières jetés par les fuyards au travers de la route, immobile et pâle sous ses brocarts flétris et les éclats poudreux de sa couronne de perles. Le prince Otto éperdu d’horreur avait fui devant son sacrilège ; le fragile et doux corps de la Princesse sous Verre était donc demeuré douze heures à l’abandon. Quand les gens du roi, prévenus en toute hâte, accoururent sur les lieux pour relever la châsse et ramener la princesse au palais, ils reculèrent tous épouvantés : deux rigoles de sang trempaient et raidissaient la moire de sa robe, ses bras fuselés, qui se croisaient, la veille encore, sur un lys de filigrane d’or, laissaient pendre maintenant deux informes moignons où du sang se caillait. En animaux féroces qu’étaient les chiens danois et les dogues à nez court du cruel prince Otto, cette meute digne de son maître s’était, dans cette chasse donnée à des prêtres, à des femmes et à des enfants, offert une curée que n’eût point désavouée le chasseur Noir, elle avait dévoré les mains de la princesse.

L’hallali valait la curée.

Et le sang coulait, tiède et rouge, en dépit des yeux clos et de la face blêmie : la princesse vivait toujours.

À cette nouvelle, une indignation souleva tout le royaume, le vieux roi sortit enfin de sa torpeur et décréta dans un édit la mise à prix de la tête du prince, l’évêque Afranus obtint du Pape un bref interdisant l’eau, le pain et le sel au sacrilège Otto et à ses compagnons. Des gibets se dressèrent à tous les carrefours : les complices du prince Noir, poursuivis et traqués, y balancèrent leurs cadavres ; seul, le prince Noir échappa, passé à temps à l’étranger, réfugié on ne sait dans quelle retraite, évanoui, à jamais disparu.

La Princesse sous Verre réintégra, pour n’en jamais sortir, l’étroit vaisseau de la cathédrale. Hissée très haut au-dessus du maître-autel, au pied même du grand Christ ouvrant ses deux paumes percées sur les stalles du chœur, elle demeura désormais offerte à la vénération des foules dans une châsse scellée à même la muraille, une châsse, cette fois, toute en cristal de roche aux angles enrichis d’anémones d’opales, et qui luisait, incendiée de reflets, avec des prismes d’arc-en-ciel au milieu des pierreries brasillantes de vitrail de deux grandes rosaces.

Les cierges brûlaient leur flamme au-dessous d’elle, au-dessous d’elle se balançait, tel un oiseau énorme, la grande lampe du chœur et, vertigineuse, lointaine, elle apparaissait comme un point de lumière aux yeux éblouis des fidèles, morte vivante retranchée de la vie et déjà de plain-pied avec l’éternité, déjà si près des nervures des voûtes, déjà si loin dans les hauteurs. On avait recouvert d’un drap d’or ses pauvres mains mutilées et, désormais cachée jusqu’au menton sous le somptueux linceul, on eût dit une vraie morte bien plus qu’une princesse endormie ; et les gens avaient peur quand durant les offices, leurs yeux venaient à rencontrer sa petite tête de cire posée sur les coussins, hors du splendide amas d’étoffes.

Les pieds troués du Christ semblaient pleurer sur elle le sang de leurs blessures ; depuis longtemps déjà le vieux roi était mort.

 

 

 

 

III

 

 

Et des années s’écoulèrent et d’autres rois moururent. Une autre dynastie régnait sur la Courlande, des collatéraux éloignés du feu roi, qui n’avaient jamais connu la princesse Bertrade et le farouche Otto, vagues étrangers pour lesquels la martyre royale, enfermée dans sa châsse aérienne, n’était qu’une étrangère, une vague héroïne de conte. Des gens très âgés se souvenaient bien d’avoir assisté dans leur enfance à des cérémonies étranges, mais les forfaits du prince Otto s’associaient malencontreusement à ces souvenirs, ils obsédaient la mémoire du peuple ; et la famille régnante, alors dans toute la gloire et l’insolent orgueil de la Courlande unie et pacifiée, découvrit un beau jour que cette morte, juchée au milieu des bannières du chœur, avait trop longtemps attristé de son spectre les hosannas de triomphes. Cette Princesse sous Verre enténébrait la cathédrale : on croyait toujours, sous cette châsse funèbre, assister à l’office des morts, et cette face de cadavre apparue dans le clair-obscur des voûtes changeait en De Profundis les plus beaux Te Deum ; et puis, du vivant du vieux roi, n’avait-elle pas assez longtemps épouvanté les villes et les campagnes par le sombre apparat de ses dolents cortèges, l’errante Princesse sous Verre toujours par voies et par chemins ! La Courlande hallucinée n’était pas, après soixante ans de repos, encore remise de ce cauchemar ; pourquoi éterniser à jamais dans l’esprit des foules l’abominable souvenir d’une cour de fous et de maniaques, de reines ensorcelées et de princes criminels ? La mémoire d’un règne aussi tragique ne pouvait que nuire à la prospérité des autres règnes, ce serait une délivrance pour tous le jour où ce cercueil enchanté ne serait plus là.

Ce que veut l’empereur, le Pape le bénit, ce que veut le roi, les prêtres l’encensent.

Une nuit, la châsse de cristal où reposait Bertrade fut descendue des voûtes. Pauvre Bertrade la pâle, l’évêque Afranus n’était plus là pour la défendre.

Il y a longtemps qu’il dormait, lui aussi, sous les dalles du chœur, en compagnie des autres prélats rangés, la crosse en main, sur de hauts sarcophages dans la crypte de la cathédrale. À la place même où la Princesse sous Verre étincelait, planante, au-dessus des fidèles, les armes de la famille régnante s’étalèrent entre les étendards et les trophées de guerre, et le peuple applaudit ce blason héraldique écrasant de l’or de son cimier le divin tabernacle et la prière des cierges.

Une chapelle latérale avait reçu la châsse de Bertrade. Elle y vieillit dans l’ombre, objet des dévotions de quelques pauvres vieilles femmes, des survivantes de l’ancien règne qui peu à peu ne vinrent plus. Sainte sans miracles qui ne guérissait ni les lépreux ni les paralytiques, elle tomba bientôt dans l’abandon ; les petits clercs chargés d’entretenir la lampe devant sa splendeur spectrale se firent, eux aussi, négligents : les parois de cristal devinrent poussiéreuses, les opales des angles se ternirent, des araignées y tendirent leurs toiles, et ce fut comme un second suaire filé autour de la Princesse sous Verre par le silence et par l’oubli.

Les moires et les soies qui la touchaient jaunirent, les fleurs de perles s’égrenèrent, et dans la moisissure et le délabrement de la pauvre chapelle une angoisse grandit autour de cette morte fantôme apparue, telle une poupée de cire, sous un linceul d’orfroi et des gazes raidies. Une longue ogive aux vitres dépolies versait en toute saison un morne jour d’hiver sur la nappe de l’autel et, posé à même le retable, le cercueil de verre y luisait tristement, tel un bloc de glace où se serait figé un cadavre.

On n’allumait jamais les cierges, jamais diacre n’y célébrait de messe et les dévotes attardées à quelque autel voisin redoutaient, une fois la nuit tombée, de passer devant la chapelle et à cause de cette morte et à cause de cette plaie sous ce suaire, qui peut-être saignait toujours.

Et comme de mauvais prêtres, pour complaire aux princes régnants, parlaient de sorcellerie et citaient des histoires de vampires retrouvés frais et gras dans leur fosse, les yeux clos comme ceux de la princesse et, comme elle, paraissant dormir, le haut clergé s’émut et résolut de dérober cette fille de roi aux soupçons populaires : il fallait rendre aussi et le plus tôt au culte la chapelle suspecte ; un scrupule pourtant arrêtait le chapitre : on ne pouvait sans sacrilège enterrer ce corps léthargique qui peut-être n’avait point cessé de vivre ; on s’arrêta à ce projet : déposer la châsse royale sur une barque et confier l’une et l’autre au courant du fleuve, à la merci de Dieu.

La châsse fut transportée par une nuit sans lune sur la berge, au milieu des oseraies qui s’étendent derrière la cathédrale ; la princesse y fut furtivement embarquée à bord d’un bateau plat sous les yeux de l’évêque, assisté de trois diacres. Des feuillages de houx et des branches de pins formaient un lit de verdure autour d’elle, car Noël était proche et le houx et le pin chassent le Mauvais Esprit ; puis l’évêque donna une dernière absoute, on poussa la barque dans le courant du fleuve et la morte exilée se mit doucement à descendre.

Ils la suivirent longtemps des yeux et, quand ils la crurent enfin hors de la ville, ils rentrèrent précipitamment dans l’église et y célébrèrent une messe basse qui mit en repos leur conscience.

Au loin, très loin, vers le château des Bois, sous le vent froid de la nuit, la Princesse sous Verre descendait les eaux lentes qui serpentent et se traînent au milieu des marais.

Elle vogua ainsi durant des lieues et des lieues entre les berges désolées par l’hiver : les roseaux séchés tintaient mélancoliquement sous la bise aigre, de gros nuages gris fuyaient éperdus dans le ciel, et, les nuits d’étoiles, de grandes ombres noires s’enlevaient lourdement au-dessus des étangs ; elles tournoyaient un instant avec des cris plaintifs à l’entour de la barque et puis fuyaient au loin comme en grande détresse, et rien n’était plus triste au-dessus des eaux pâles que ces appels d’oiseaux sauvages ; et la Princesse sous Verre continuait de glisser sur le fleuve, indolente, entre les rives engourdies par le gel ; et personne n’accourait pour saluer son passage, elle, dont les pèlerinages pieux avaient jadis soulevé tout le pays. L’épais brouillard des soirs et le givre des aubes la baignaient tour à tour, et sous la pluie, le vent, le verglas et la neige, la châsse de cristal, reluisante et lavée, avait l’éclat des anciens jours.

L’antique château des Bois de sa première enfance la vit rôder ainsi, toute une longue journée, au milieu des marais qui l’entourent, mais le vieux gardien, qui seul eût pu la reconnaître, était devenu aveugle ; on n’ouvrait plus à cause de ses yeux perdus les épais volets des croisées et la Princesse sous Verre passa sans un salut à l’ombre de ses tours.

Et les rives recommencèrent plus mornes, plus plates et plus glacées à mesure qu’elles s’enfonçaient vers le Nord ; c’étaient des étendues de boue durcie où d’innombrables tiges de roseaux ondulaient à perte de vue, et pas un filet de fumée ne montait vers le ciel. Elle parvint ainsi l’avant-veille de Noël dans une solitude éclatante et figée, toute de tourbières et d’étangs et là, parmi les oseraies brunes et de vastes champs de flèches d’eau jaunies, les eaux du fleuve commencèrent à se prendre, et la barque s’arrêta à cause des glaçons.

Une infinie détresse pesait sur ce paysage dont l’air semblait gelé et muet ; on était à la veille de Noël et pas un son de cloche vibrait sur les plaines et pourtant les toits et le clocher, qui pointaient à quelques pas de là au-dessus d’un rideau de roseaux secs et blêmes, étaient bien les toits et le clocher d’un couvent.

Étrange moustier, en vérité, ce couvent d’hommes engourdi par l’hiver dans ce morne et dolent paysage, et dont pas une sonnerie, pas un chant liturgique ne réveillait la torpeur à la veille de la plus grande fête de l’Église, à la veille de Noël.

Étrange couvent ! Depuis plus de quarante années déjà on n’y sonnait plus les cloches, on n’y chantait plus de psaumes et, comme tombé en léthargie, il se taisait au milieu du silence assoupi des marais. Telle était la formelle volonté de son prieur, un plus étrange vieillard à la barbe toute blanche et qui bientôt allait mourir.

Une sombre légende voulait qu’en d’autres temps, du vivant du précédent abbé, un proscrit, un inconnu à face de bandit fût venu demander asile dans ce monastère alors tout sonore et d’oraisons et d’angélus ; l’homme accueilli y avait fait grande pénitence, y édifiant frères et novices par l’austérité de ses jeûnes et l’ardeur de ses flagellations. À son lit de mort, le précédent abbé l’avait désigné pour son successeur : le vote des moines avait ratifié ce choix. Mais depuis lors, au chœur comme dans le clocher, toute voix s’était tue, la prose des cantiques se lisait à voix basse, et, depuis quarante ans, toute cloche était muette. Le nouvel abbé avait imposé le silence à la communauté, la règle déjà étroite avait sous lui redoublé de rigueur ; et dans l’observance exacte de la règle, dans le jeûne, dans la veille, la prière et la pauvreté, le prieur actuel, un grand pécheur, disaient les uns, un grand seigneur, disaient les autres, attendait pour mourir que la voix des cloches immobiles éclatât dans l’espace, car, le jour où sonneraient les cloches, luirait pour lui l’heure de miséricorde et son passé lui serait pardonné.

Cette nuit-là, sous la neige qui commençait à voleter par les préaux, les moines quittèrent un à un leurs cellules et se rendirent au chœur pour la messe de minuit ; c’était désormais une messe basse sans hymnes d’allégresse, sans chants de bienvenue. Le prieur y descendit le dernier, si cassé, si vieux, si chargé de chagrins, de remords et d’années qu’il fallait deux moines pour le soutenir ; il y entra, les yeux éteints, la face si hâve et si tirée sous les flots de sa longue barbe qu’on eût dit un cadavre aux mains de deux frères ; mais à peine eurent-ils paru tous les trois sous le porche qu’une claire et joyeuse sonnerie les salua dans les airs : toutes les cloches en branle carillonnaient dans le clocher, et tous les moines sentirent une surprise exquise se fondre dans leur cœur.

Ils sortirent tous en grande hâte hors de l’enceinte du cloître et se répandirent en joie sur la berge pour voir quel ange du Seigneur était descendu dans la tour ; le prieur ébloui les suivait, appuyé sur ses aides, les deux mains en avant, tâtonnantes. Les cloches sonnaient seules à toute volée, mais au milieu du fleuve, arrêtée par les glaces, la Princesse sous Verre rayonnait étincelante d’une surnaturelle clarté ; autour d’elle la neige floconnait douce et lente, et, sous le translucide reliquaire de cristal, son front transparaissait couronné de roses de Noël, non plus factices, mais fraîches écloses.

Son corps bienheureux avait rejeté son linceul, et, le sourire aux lèvres, ses longues paupières closes, elle dormait, tenant entre ses mains redevenues pures et belles, ses pauvres mains jadis dévorées par les chiens, une énorme gerbe de roses rouges, du rouge même du sang de ses plaies.

Et le prieur, étant tombé à genoux, comprit que Bertrade était morte, qu’elle avait pardonné, et que lui aussi allait mourir.

À lui, son cruel bourreau, à lui, le farouche Otto, le sinistre prince Noir devenu le prince Rouge, aujourd’hui moine et repentant, elle venait en signe d’absolution apporter la gerbe éclatante et vermeille, les roses symboliques écloses de ses plaies, les fleurs de son sang.

Il essaya de faire amener la barque au rivage, mais la glace se rompait sous les pas des frères lais, les harpons tombaient à l’eau, et il fut impossible de l’atteindre. Toute la nuit, le prince Otto la passa en prière, à genoux sur la berge, sous la neige tombante ; on avait allumé de grands feux ; les moines rangés autour chantaient tour à tour l’Hosanna et le Miserere ; sur le couvent en fête les cloches sonnaient toujours.

Aux premières lueurs de l’aube, les glaces se fondirent, la barque merveilleuse descendit les eaux lentes, puis disparut à un tournant du fleuve.

 

 

Jean LORRAIN, La princesse sous verre.

 

Paru dans la Revue illustrée en 1895.

 

Repris dans : Jean LORRAIN, Princesses d’ivoire et d’ivresse,

coll. « Les maîtres de l’étrange et de la peur »,

Union Générale d’Éditions, 1980.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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