Les niais de Malhantôt

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Jean LORRAIN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À ma mère.

 

UNE BRANCHE DE POMMIER toute fleurie, une délicate attention et un précieux envoi d’une amie américaine à moi, Normand, fils de Normands, émigré depuis déjà des années à Paris, une branche de pommier, dont chaque floraison pointant de l’écorce grise semble un flocon de neige à peine teinté de rose, met comme une clarté dans le cadre de vieilles tapisseries de mon cabinet de travail ; et c’est parmi les relents de camphre et de vétiver des tentures, enfin dépliées après trois mois d’absence, une odeur de printemps à la fois fraîche et fine, une odeur de prairie et de verger ; et voilà qu’à la respirer et à l’aspirer le souvenir du pays m’envahit, des paysages familiers de cette Normandie, où je ne vais même plus, s’évoquent frais et trempés de la perpétuelle humidité de la mer et, avec eux, une légende me revient à la mémoire, une pauvre petite légende de mon enfance, un conte naïf à genoux pliés et à mains jointes, comme les érudits et les archéologues en découvraient encore, il y a vingt ans, dans les vantaux de porte des églises de village et les vitraux démaillés des rosaces de chœur.

 

 

Elle s’appelait Audeberthe et lui Aldric Levillain : ils avaient grandi ensemble au revers d’une côte d’ajoncs et de genêts, dont les ors mouvants s’enneigeaient en avril de la floraison blanche de pommiers sauvages ; car les gens de leur pauvre hameau étaient si rudes et si vides de cervelle, toujours penchés qu’ils étaient depuis des siècles sur leurs filets de pêche ou leurs socs de charrue, qu’ils n’avaient même pas songé à améliorer par des greffes les troncs noueux de leurs enclos, et le cidre qu’ils buvaient, âcre et mousseux comme l’écume de la mer, raclait la gorge et piquait la langue.

À vingt lieues à la ronde, les gens des autres villages tournaient en dérision ceux du hameau d’Audeberthe et d’Aldric, les niais de Malhantôt, comme on les appelait dans le pays, Malhantôt où les filles sont si bêtes qu’au mois de juin, les nuits de clair de lune, elles vont se baigner en troupe dans les champs de lin en fleur, Malhantôt où les chrétiens sont de cerveau si obtus et si dur à la compréhension des textes que, lasses de convoquer des sourds, les cloches de leur église les ont abandonnés et que leur curé les a suivies de désespoir de prêcher des ânes.

C’était sur Malhantôt et ses paysans les dictons en cours dans toute la contrée, et le fait est qu’ils étaient, les pauvres, les plus gueux de toute la côte : pour eux la mer avait moins de poissons et la terre moins d’épis, leurs labours faisaient mal à voir en octobre, tant il y fourmillait de gernottes, et leurs récoltes faisaient pitié, en août, tant il y avait de mauves et de coquelicots à la place de blés et de seigles mûrs. Quant aux champs de lin en fleur, c’étaient surtout des thyms et des chardons qui poussaient sur leurs terres et le premier dicton mentait comme un serment de prévôt ; mais il y avait du vrai dans le second. Les cloches n’avaient pas précisément abandonné Malhantôt et sa population de niais, mais, par sottise et par frayeur, les Malhantôtais, lors de l’apparition des pirates Northmans sur la côte, les avaient noyées, submergées, enfouies dans le glauque mystère des eaux avec les ornements consacrés, les ciboires, les calices et le petit trésor de l’église, pour les soustraire à la rapacité des pirates ; et leur clocher depuis déjà des siècles se dressait muet et morne au-dessus d’un autel sans prêtre et d’un chœur sans messe ; il tombait même en ruine, le clocher de Malhantôt : les hirondelles, qui sont les oiseaux aimés de Dieu et se plaisent aux sonneries saintes, l’avaient déserté, les chauves-souris y nichaient et c’était le soir, au crépuscule, entre l’or brun des ravenelles, des vols lourds et zigzagants d’ailes velues et diaboliques, dont les croyants étaient marris.

Pauvres croyants de Malhantôt, il leur fallait, les dimanches et les jours fériés, pour entendre la messe, cheminer des lieues à travers les bois et les récoltes, l’été en plein soleil, l’hiver sous la neige, à travers les bourrasques, gagner quelque lointaine église de village hostile, et là assister à l’office dehors, à genoux sous le porche, au milieu des quolibets des filles folles et des mauvais garçons ; car partout on se faisait un jeu de ne pas laisser pénétrer dans la nef ces niais du pays sans cloches, et les plus dévots d’entre eux, à force d’être rebutés et par Pierre et par Jacques et de n’attraper que des bribes de messe, avaient fini par oublier le chemin des chapelles et, à mesure qu’on oubliait à Malhantôt les versets des psaumes et la bonne parole, on y était tombé dans le désordre et l’esprit de querelle et de fornication.

Et c’était là la grande affliction d’Audeberthe, laquelle avait été élevée par une aïeule pieuse, de voir l’église de son pays sans culte, son clocher sans cloches, et les gens, avec qui elle vivait, pareils à des parias, à des chiens maudits, méprisés de tous et devenus pour la plupart des mécréants.

C’était une âme simple et pourtant pleine de mystère ; elle avait perdu sa mère très jeune et, élevée par une dolente et vieille aïeule, bouche édentée marmottant sans cesse de balbutiantes prières, elle avait grandi dans la solitude en tête à tête avec l’idée de Dieu. L’humble métairie où elle était née se trouvait à l’écart du village, à la lisière de l’antique forêt de Rouvray qui venait mourir après avoir couru durant des lieues, juste à l’orée du pays ; et les tristes années de sa première enfance, Audeberthe les avait passées à garder les oies de son père, debout sur un grand plateau isolé dominant d’un côté de longues ondulations bleues sous un ciel éternellement gris, l’Océan, et de l’autre des moutonnantes vagues vertes au printemps, jaunes en automne et grises en hiver, la vieille forêt de Rouvray.

Autour d’elle ses oies tendaient leurs longs cous de bêtes sacrées, et la fille, une baguette de coudrier à la main, dans la pose attentive et songeuse d’une figure sculptée, écoutait bruire et chuchoter le vent, l’oreille penchée tantôt dans la direction des falaises, tantôt vers les frondaisons bruyantes de la forêt, cherchant à distinguer le son lointain des cloches, des cloches englouties, submergées depuis déjà trois siècles sous les vagues de la mer ou sous les eaux dormantes de l’étang ; car la tradition ici s’obscurcissait, devenait trouble, et l’on ne savait au juste où les niais de Malhantôt avaient noyé leurs cloches, dans l’étang ou dans la mer, et depuis trois cents ans l’incertitude où l’on était de retrouver les belles dames de bronze avait empêché toutes fouilles, et depuis trois cents ans les rayons de la lune, la pluie et la neige habitaient seuls leur cage à l’abandon.

Claire, la Tonnante et l’Argentine, la légende avait conservé de leurs noms, et c’étaient ces trois noms que balbutiaient et qu’imploraient perpétuellement les lèvres d’Audeberthe, durant ses longues heures de garde au milieu des ajoncs sur les côtes arides, ses yeux ardents de paysanne pieuse fixés sur la fuite éternelle des nuées.

Ces belles dames de bronze disparues, Audeberthe, à force d’y songer, les jours sur le plateau et les nuits dans sa cabane, s’était mise en tête de les retrouver ; une conviction s’était installée dans son cœur, qu’elle était l’élue de Jésus et de Madame Marie qui découvrirait la cache où se taisaient les trois bavardes endormies, et c’était elle, Audeberthe, la fille à Nicolas Sourdois et à Mengeotte Lehideux, qui ramènerait dans le clocher restauré et en fête les trois carillonnantes dames, et avec elles l’honnêteté, le bien-être et la pratique des vertus oubliées dans ce hameau de chiens maudits.

Et dans son inébranlable foi, elle errait le long des jours, une éternelle oraison aux lèvres, ses deux mains jointes appuyées sur son cœur, écoutant bourdonner et sonner au fond d’elle-même la voix rédemptrice des cloches et s’indignant parfois de les entendre carillonner si clairement dans son rêve, sans pouvoir deviner où leurs battants sonores sommeillaient ensablés, dans les roseaux ou dans les algues ? dans l’étang de Rouvray ou dans la mer ? Et quand le vent de l’Ouest faisait rage et qu’avec un bruit d’enclume l’Océan démonté battait la base des falaises, Audeberthe alors croyait entendre les cloches disparues haleter dans les vagues ; c’étaient leurs bourdons secoués par la tempête qui chantaient la messe au fond du gouffre et retentissaient en échos sur les plages, et, défaillante de joie, Audeberthe s’agenouillait au milieu de ses oies tassées de frayeur autour d’elle, et des flocons d’écume voletaient par la campagne et ses cheveux dénoués ruisselaient d’eau salée, semés çà et là de blanches fleurs. D’autres fois, à la fin mars surtout, le vent d’Est avec des sautes brusques courait à travers les vallées, et toute la forêt voisine piquée du vert des premiers bourgeons bruissait comme une soie déchirée. De son plateau solitaire, Audeberthe regardait ondoyer à perte de vue les cimes violacées de jeunes pousses et, comme des appels, montaient, de ces verdures tendres à travers lesquelles son oreille extatique percevait de vagues angélus, de douces sonneries de fêtes, et un attendrissement l’inondait tout entière à entendre ainsi Claire et l’Argentine tinter gaiement auprès de Tonnante encore ensommeillée dans le fond de l’étang ; mais les vents faisaient trêve, les voix se taisaient dans l’air calme, de vilains bruits de querelles entre gars et de scandales de filles mises à mal montaient du village jusqu’à la cabane d’Audeberthe ; le clocher de l’église demeurait toujours vide et une grande pitié pleurait en elle à cause de la mauvaise vie des gens de son village et de l’impiété de ce pays. Une grande détresse la prenait aussi depuis si longtemps qu’elle avait espérance et foi dans le Seigneur Jésus et Madame Marie et que les printemps succédaient aux hivers et les automnes aux étés sans apporter de changement à ce triste état des âmes ; et des larmes coulaient le long de ses joues brunes, hors de ses yeux d’attente et de prière, que le ciel et la mer si longtemps contemplés avaient fini par rendre bleus, du bleu profond, changeant, tour à tour clair et sombre des vagues bleues et des bleus horizons.

 

 

L’impiété de ce village sans cloches et sans Dieu, c’était là le grand chagrin d’Audeberthe et c’était aussi la grosse peine de cœur d’Aldric Levillain. Depuis quinze ans qu’il grandissait près d’elle dans le même coin de terre oublié, il avait fini par aimer d’un amour instinctif et profond cette frêle figure de petite fille immuablement debout sur ses horizons. Elle avait été la première vision de son enfance alors que, chétif orphelin élevé par charité dans la maison de son oncle, il avait pour emploi d’effrayer les oiseaux voletant au-dessus des champs ensemencés et passait ses journées à les chasser à coups de pierres, les chevilles enfoncées dans la boue des sillons. Même un jour, un des cailloux lancé par le jeune garçon avait atteint la fillette à la tempe, une maladresse du petit gardeux de semailles dont Audeberthe portait la cicatrice sous ses bandeaux couleur de chanvre. Ce mal involontaire fait à la petite meneuse d’oies l’avait rempli pour elle d’une étrange amitié, d’une sorte de vénération tendre qui n’avait fait que croître avec les années à mesure qu’ils grandissaient, elle de plus en plus pâle et de plus en plus frêle dans ses jupes de bure effrangée, lui, plus agile et plus musclé dans ses sayons de lin grisâtre.

Depuis quinze ans qu’il la voyait errer dans la tristesse des petits jours, comme dans la splendeur des crépuscules, ou rêver, adossée, sa quenouille au corsage, son fuseau à la main, contre quelque vieux tronc à silhouette de spectre, elle avait fini par enter dans ses yeux et de là si profondément dans son être qu’il ne pouvait la détacher du décor familier des falaises et des fermes ; elle faisait pour lui partie du paysage, elle en était l’âme errante et la vie incarnée dans cette forme un peu gauche de fillette sans hanches ; et maintenant qu’adulte et valet de charrue, il passait les jours derrière les grands bœufs de son oncle à pousser dans la terre résistante l’effort du soc pesant, une angoisse l’oppressait quand ses yeux ne rencontraient pas à la lisière des champs la silhouette attentive de la jeune fileuse. La fille menait maintenant des moutons au lieu d’oies, étant elle aussi devenue grande, et les siens l’envoyaient souvent paître son troupeau aux abords de la forêt, où l’herbe était plus drue ; et Aldric, ces jours-là, pesait moins lourdement sur le fer de sa charrue, et les sillons se creusaient moins profonds, la pensée du laboureur courant après la pastoure absente.

Et c’était là la grosse peine d’Aldric, ce regard toujours ailleurs, en prière à Madame Marie ou en souci des cloches, des yeux bleus d’Audeberthe, des yeux lointains toujours partis dans les nuages, quand ils ne fixaient pas impatiemment la forêt ou la mer : les siens à lui avaient beau la requérir d’amour, toute l’ardeur de son être remontée dans leurs prunelles brillantes, Audeberthe ne le voyait pas, elle ne l’entendait pas davantage, l’âme toujours aux écoutes de ses cloches. Elle abandonnait bien, souriante et passive, ses petites mains rugueuses à celles du jeune garçon, mais ses doigts inertes ne répondaient à aucune étreinte et, les soirs de mai, le long des haies d’aubépines en fleurs, quand, enhardi par le printemps et la solitude, le jeune laboureur allait hasarder quelque aveu, sa voix tout à coup s’étranglait dans sa gorge et il ne trouvait plus un mot auprès de cette fille immobile au regard visionnaire, qui l’écoutait comme au fond d’un rêve, il ne savait quelle éternelle prière aux lèvres.

Il y avait des minutes où il aurait préféré la savoir morte, des jours où il avait souhaité voir à jamais clos ces grands yeux de mystère, d’une fraîcheur pourtant de bleuets dans les blés, fleurs de mensonge aussi puisqu’ils ne voulaient point révéler leur secret. Ils étaient doux, ces yeux, comme le ciel d’avril en même temps qu’inquiétants comme les vagues, et dans son pauvre petit visage émacié de voyante, tout brûlé par le hâle, ils luisaient étrangement, transparents comme de l’eau et purs comme les étoiles.

Il y avait des jours où il aurait voulu pouvoir oser crever ces yeux.

Dans le village on bafouait ce garçon toujours pendu après les jupes de cette simple, l’idiote à Sourdois, comme l’appelaient du nom de son père les niais eux-mêmes de Malhantôt. Les soirs, par les venelles fleuries, les filles lui éclataient de rire au nez et, les dimanches, il n’osait passer devant les cabarets par honte des vilains propos des garçons, et il était la fable de tout le village à cause de son visible amour pour la petite bergère, qu’il aurait dû culbuter depuis longtemps derrière une haie, comme ils en usaient tous, eux, les promis du pays, avec leurs promises ; et c’était, parmi cette population grossière et dissolue, comme un complot monté contre la virginité d’Audeberthe. Sa sainteté d’âme pieuse mettait tous ces loups et toutes ces chiennes aux abois, et c’était autour de leur naïve idylle un déchaînement de si basses convoitises, que des garçons avaient pris à part Aldric pour le prévenir qu’ils se chargeraient, eux, de la besogne, si lui ne la faisait pas ; et depuis cette ignoble menace, le valet de charrue avait en effet surpris plus d’un équivoque rôdeur autour d’Audeberthe, et, à la tombée du jour, quand la bergère ramenait ses moutons vers l’étable, des formes la suivaient en se baissant le long des haies, que la voyante, elle, ne voyait pas, mais dont les ombres poignaient le pauvre Aldric de colère et d’angoisse.

 

 

Alors commença pour le jeune garçon une si dure épreuve de jalousie, de transes et de terreurs, qu’après six mois de surveillance, affolé du danger, exaspéré de perpétuels soupçons et peut-être enfin brûlé par la luxure de ce pays de gouges et de brasseurs d’enfants, le valet de charrue se décida enfin à la vilaine action, et cela moins, qui sait, ô sainte dame Marie, pour contenter son désir que pour recouvrer le repos de son âme, moins pour retrouver le calme de son cœur que pour sauver la frêle et douce Audeberthe de quelque affreuse violence, éviter à la vierge l’infamie d’un viol ou d’une plus atroce trahison.

Le Malin, qu’offusquait depuis seize ans l’innocence de leur amour et qui souhaitait ardemment leur perte, souffla toute sa malice dans l’esprit du garçon. Comme il craignait pour l’accomplissement du mauvais dessein le mystérieux pouvoir des yeux bleus d’Audeberthe, il persuada à Aldric d’emmener la fillette au cœur de la forêt, au plus épais des fourrés et des chênes, où les feuilles font de la nuit verte ; là, le regard de la voyante perdrait toute puissance, puisqu’il ne la verrait pas et, pour amener la fillette à suivre le gars dans les bois, il eut l’infernale idée d’abuser de l’état d’esprit de la visionnaire en flattant sa manie de retrouver les cloches. C’est ainsi qu’un clair matin d’avril, le matin même du saint jour de Pâques (car le Malin a toutes les audaces et se plaît à faire tomber la créature de Dieu aux heures de triomphe de l’Église), c’est ainsi donc qu’un clair matin d’avril Aldric abordait la pieuse Audeberthe auprès du puits où, chaque jour, elle allait puiser l’eau du ménage, et s’accoudant à la margelle :

« M’est avis que j’ai fait un bien beau songe cette nuit et plût à Dieu qu’il fût vrai, car tes tourments seraient finis, Aude-berthe. »

Et comme la fille levait sur lui ses grands yeux couleur d’eau :

« Je les ai vues, tes cloches, Claire, Tonnante et l’Argentine, celles que tu guettes tous les jours et la nuit aussi, aux écoutes, je les ai vues qui traversaient l’air calme, toutes les trois, par rang de taille ; elles revenaient de Rome avec les autres cloches, celles de Norties-les-Audraies, celles de Manneville, de Naucotte et de Viport ; il y avait là toutes les cloches des églises de vingt lieues à la ronde ; elles revenaient de Rome et regagnaient leurs clochers, une vraie procession dans l’air, et sais-tu où les trois nôtres sont descendues ?... »

La bergère avait joint les mains et, ses grands yeux fixés pour la première fois sur ceux de son compagnon, dépêchait tout bas une ardente prière :

« Sais-tu où je les ai vues descendre, comme je te vois, poursuivait le garçon, pas dans la mer, comme on le croit, mais là-bas sur la forêt.

« Je voyais leurs dos de bronze luire sous le clair de lune, on aurait dit trois grosses mouettes s’abattant sous le vent, je les ai vues s’enfoncer là, du côté de l’étang. Si mon rêve était vrai, je saurais bien où les retrouver, les cloches ! Si elles dorment quelque part par ici, ce n’est pas aux poissons de mer qu’elles chantent la messe, mais aux grenouilles et aux goujons. »

Et la fileuse de lin, le regard perdu dans le bleu léger de ce beau matin de Pâques tout frissonnant de soleil et de lointaines, oh ! si lointaines sonneries, avait placé sa main dans celle du valet de charrue et avait dit :

« Allons ! »

Et ils étaient entrés tous les deux dans les bois : les bois ensoleillés, odorants et complices, les bois tout fleuris de primevères et d’anémones grêles, dans les bois embrumés, comme d’une buée verte, par le vert attendri des jeunes feuilles naissantes ; et, dans le clair-obscur des chênes encore tardifs et des châtaigniers, tout criblés de pousses, elle s’émerveillait du givre des cerisiers sauvages neigeant à côté du floconnement rose des églantines en fleurs ; elle s’émerveillait, l’oreille tendue vers la voix des cloches, comparant dans sa foi naïve la forêt verte en fête à quelque cathédrale de parfums et de songes, toute flambante de cierges, toute fumante d’encens, et ses pieds nus se hâtaient, heureux, sur le velours des mousses, comme pour une entrée dans le Paradis ; et lui, tout vibrant de désir de la sentir seule, si près de lui, dans la fraîcheur des feuilles, haletait silencieux, le cœur dans un étau et la gorge sèche, et des bouffées de chaleur lui montaient aux tempes à voir, sous la chemise de grosse toile entrouverte, après le cou tout mordu par le hâle, s’affirmer les rondeurs d’un corps souple et blanc, et, comme une bête fauve, il jetait déjà des regards torves à droite et à gauche, enhardi par la solitude, guettant l’occasion, la place, un lit de mousse ou l’ombre d’un taillis, pour y coucher la fille et y étouffer ses cris, et déjà le Malin ricanait dans les feuilles, quand tout à coup on entendit des cloches.

Audeberthe et Aldric s’étaient arrêtés brusquement. Une immense ondulation de bronze emplissait la forêt, inclinant tout sur son passage, les cimes d’arbres et les brins d’herbe ; trois voix sonores alternaient l’une après l’autre, deux voix claires et joyeuses auprès d’une autre retentissante, et toutes les trois chantaient, lancées à toutes volées avec des vibrations d’enclume, des éclats de fanfare à travers les champs ; une carillonnante allégresse courait, planant sur toute la contrée et c’était dans le ciel implacablement pur un hymne de délivrance, un hosannah d’amour au soleil, à la nature, à Dieu. Audeberthe et Aldric étaient tombés sur les genoux et le Malin ne ricanait plus dans les feuilles ; les deux enfants avaient reconnu les cloches.

Ils les trouvèrent surnageant, comme trois énormes fleurs de bronze, sur les eaux tiédies de l’étang : engluées de vase et verdies, leur métal luisait par place sous le soleil ; leurs battants noirs flottaient, tels les gros pistils d’une flore inconnue, entre les lentilles d’eau et les feuilles de nénuphars ; un orage d’harmonie grondait sur leur passage et c’était dans toute la forêt comme une musique orchestrée de cuivres et d’instruments à cordes, dont la sonnerie des trois cloches nageantes était le cantique et le chant. Audeberthe et Aldric s’étaient arrêtés sur le bord, la main dans la main, tous les deux redevenus plus purs qu’aux premiers jours de leur enfance et le cœur noyé d’une extase heureuse.

Les gens du pays, accourus dans la forêt à l’appel retentissant des trois dames de bronze, les trouvèrent tous deux, priant agenouillés parmi les oseraies de la rive ; ils reconnurent alors que rien ne peut prévaloir contre la volonté du Seigneur, que Jésus habite au fond des cœurs purs et que les simples ici-bas détiennent dans leurs mains le pouvoir mystérieux qui commande au monde ; ils placèrent sur de grands chariots les trois cloches retrouvées et les ramenèrent au village avec des chants et des prières, dont le souvenir leur était soudain revenu.

Le clocher muet depuis trois siècles retentit à son tour de joyeuses sonneries de messes et de baptêmes, de carillons de fêtes, de glas mélancoliques et de doux Angélus ; les chauves-souris l’abandonnèrent et son vieux toit abrita de nouveau des nichées d’hirondelles. Claire, la Tonnante et l’Argentine chantèrent à toutes volées sur les noces d’Audeberthe et d’Aldric, elles sonnèrent plus joyeuses encore à la naissance de leurs enfants et pleurèrent doucement à l’heure chrétienne de leur mort ; le Malin ne ricana plus désormais dans les feuilles, à l’orée des chemins et derrière les haies, dans Malhantôt racheté, et les dimanches de Pâques, les trois cloches fidèles, quand on les écoute bien, égrènent dans le vent les trois courtes syllabes du doux nom d’Audeberthe.

 

 

 

Jean LORRAIN,

Sensations et souvenirs,

1895.

 

Recueilli dans : Histoires et légendes

de la Normandie mystérieuse, textes recueillis

et présentés par Patrice Boussel,

Tchou, 1970.

 

 

 

 

 

 

 

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