Le mort confesseur

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

François LUZEL

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À l’époque du grand jubilé, – je ne sais pas bien l’année, mais il doit y avoir de cela au moins quarante ans, – il y avait une telle affluence de monde dans les églises, que, depuis le point du jour jusqu’à la nuit close, tous les confessionnaux étaient assiégés. On avait toutes les peines du monde à y arriver. On avait cependant installé contre tous les piliers de l’église de Plouaret des confessionnaux supplémentaires, faits avec des draps blancs soutenus par des anneaux mouvants sur des tringles de fer en demi-cercle, derrière lesquels on se retirait avec les confesseurs. – J’étais alors domestique à Kériavily. Ewenn Pasquiou, que vous connaissez tous, y était aussi en même temps que moi. Depuis deux jours, nous passions tout notre temps à l’église de Plouaret, attendant notre tour, et nous n’avions encore pu arriver jusqu’au confessionnal. Nous en étions très contrariés. Pasquiou s’avisa, le deuxième jour, de passer la nuit dans l’église, dans le confessionnal même, disant, avec raison, que nul autre n’arriverait le lendemain matin avant lui, et qu’ainsi il passerait le premier. Moi, je m’en retournai coucher à Kériavily, pour revenir le lendemain.

Quand la nuit fut venue et que le prêtre eut quitté son confessionnal, Pasquiou s’y glissa, sans être vu, et se cacha de son mieux. Tout le monde se retira. Le sacristain fit le tour de l’église, selon son habitude, ne le vit point, et ferma les portes. – C’est bien ! se dit Pasquiou, maintenant je suis sûr de mon affaire ; demain matin, je serai le premier confessé et ce sera fini, car c’est bien ennuyeux de venir ici, tous les jours, de Kériavily, qui est loin, et de venir inutilement surtout.

Il s’endormit... puis, vers minuit, il se réveilla en sursaut, en entendant ouvrir bruyamment le vasistas par où le prêtre communique avec le pénitent.

– Monsieur le curé, pensa-t-il, commence sa journée de bien bonne heure ! Tant mieux ; je pourrai entendre une messe avant de m’en retourner, et arriver à la maison assez tôt pour commencer ma journée avec les autres.

Il récita son Confiteor, se confessa, ne remarqua rien d’extraordinaire et reçut l’absolution. Il se disposait à sortir, lorsque le prêtre lui demanda s’il savait servir la messe.

– Pas très bien, je le crains, – répondit-il ; – cependant, avec l’aide d’un livre, je pense que je pourrai m’en tirer assez convenablement ; j’ai été enfant de chœur, dans ma jeunesse.

– C’est bien, dit le prêtre. Je vais dire ma messe, vous la servirez, et quand le moment sera arrivé de communier, vous vous présenterez à la sainte table.

Ils sortirent du confessionnal. Le prêtre entra à la sacristie, pour s’habiller, et Pasquiou alla l’attendre à genoux sur les marches de l’autel. Les cierges s’allumèrent, l’église se remplit de monde, mais le silence le plus absolu y régnait.

– Le prêtre revint, portant le calice et revêtu de la chasuble et de l’étole. Il monta à l’autel et la messe commença. Pasquiou prit un livre et répondit sans encombre. Tout allait bien. Le prêtre consacra l’hostie et donna à communier au pénitent. Alors seulement, celui-ci s’aperçut que l’officiant n’avait ni chair ni peau sur ses mains, que ses orbites étaient vides, ses dents déchaussées dans leurs alvéoles, – en un mot, qu’il avait affaire à un mort ! Il n’eut pas trop de frayeur cependant et continua de servir la messe. Quand tout fut terminé, et que l’Ite missa est eut été prononcé, le prêtre vint à Pasquiou et lui dit : – « Vous m’avez rendu le plus grand service qu’il fût au pouvoir d’un homme de me rendre. Depuis cent ans, je viens ici toutes les nuits pour célébrer la sainte messe, sans jamais trouver personne pour me la servir, et j’aurais continué ainsi éternellement, jusqu’à ce que j’eusse trouvé un chrétien, un vivant, pour me servir la messe et communier de ma main ! Dès ce moment, je rentre en grâce près de Dieu, moi et tous ceux qui ont assisté à cette messe, et ils sont nombreux. Soyez béni, et puissions-nous nous revoir un jour, au paradis ! – »

Ayant ainsi parlé, il rentra à la sacristie. Les assistants qui remplissaient l’église disparurent aussi, les cierges s’éteignirent, et Pasquiou resta seul au pied de l’autel, confondu, étourdi et ne pouvant penser à rien. Il regagna machinalement le confessionnal, s’assit sur les marches, et, peu à peu, il sortit de cet engourdissement moral et physique et se mit à songer combien ce qui venait de lui arriver était étrange et surnaturel. – Il n’en fut cependant pas trop effrayé, pour le moment, et la pensée qu’il avait délivré tant de pauvres âmes en peine le consola, le rassura, et lui donna assez de force et de courage pour attendre le jour.

Quand le sacristain vint sonner l’Angelus et ouvrir les portes de l’église, le lendemain matin, il fut bien surpris d’y trouver un homme. Il crut d’abord que c’était un voleur ; mais Pasquiou se fit reconnaître et lui expliqua dans quelle intention il avait voulu passer la nuit dans l’église.

Quand j’arrivai au bourg, vers huit heures du matin, il vint à moi, pâle, triste, l’air un peu égaré, et me raconta ce qui lui était arrivé. Je lui conseillai d’aller immédiatement trouver le curé, de l’informer de tout et de lui demander conseil ; ce qu’il fit, sur-le-champ. – Le curé le rassura, lui dit qu’il s’était conduit comme il devait le faire, et que tout cela était arrivé par la volonté de Dieu et ne lui présageait ni des malheurs, ni sa mort prochaine, comme il le craignait.

Pasquiou recouvra bientôt le calme et sa tranquillité d’esprit ordinaire ; cependant, il en devint plus triste et plus sérieux, et, aujourd’hui encore, il n’aime pas à raconter cette aventure, dont il évite de parler. Il craint toujours que quelque incrédule ou étourdi se moque de ces choses, dont on ne doit parler que gravement et avec respect.

 

 

François LUZEL, Veillées bretonnes, 1879.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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