Les Néo–

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Andrée MAILLET

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À mon père, pour sa fête

 

 

Étéri Vargas, pendant qu’elle était servante chez les Doddy-Connors, prenait le soir des leçons de danse, de chant et de diction pour se garder en forme et perfectionner sa prononciation française. La diction lui coûtait trois dollars l’heure ; la danse et le chant ne lui coûtaient rien parce que ses professeurs étaient ses amis, réfugiés comme elle mais Polonais, Carol et Tatine Hamski.

Tatine Hamska dansait à en rêver... un papillon sur une pelouse, une luciole dans un bosquet, une plume échappée d’un coussin : une merveille ! Étéri la dépassait d’une demi-tête et pesait bien vingt livres de plus.

– Mais ton corps est souple, disait Tatine, et tes muscles sont longs. Tu ne feras jamais une danseuse de ballet ; sur la scène, dans une opérette, par exemple, oh, excellent  ! La grâce, la voix, tu as tout pour toi.

Carol possédait la méthode de Chaliapine.

– Il n’en avait aucune, voyons  !

– Étéri Vargas, taisez-vous. Qu’en savez-vous ? Tais-toi. Qu’il en ait eu une ou non, moi j’ai douze élèves et un engagement régulier à L’Heure Tzigane. Il a fallu une sacrée méthode pour trouver ça en moins de deux ans. Et maintenant, ouvrez la bouche et chantez.

Lorsqu’Éteri vint les voir ce soir-là :

– Les Doddy-Connors ont enfin trouvé une esclave, une autre, et je les quitte à jamais, sans larmes ni grincements. J’ai un pécule en banque et cinq nouvelles vieilles robes, pas tellement, tellement vieilles...

– Tu vas coucher dans le studio, décide Tatine Hamska.

Étéri depuis une heure avait loué une chambre ; non, non, ce n’était pas loin du tout, deux rues à l’est, dans une maison assez propre.

– Tu vas travailler où ?

– Voilà, voilà, c’est ma surprise pour vous. Venez ici. Venez tout près. Venez que je vous tienne tous les deux par le cou. J’ai, j’ai, oui, un petit rôle dans Nuit d’Azur à l’Opéra-Léger. Et puis, écoutez bien : je fais partie de l’Union.

– NON !

Carol et Tatine Hamski appelèrent tout de suite les amis. Les uns s’amenèrent avec du café turc, des gâteaux viennois, du Chianti, des zakouski, des boublitchki, de la Prunella-Dolfi ; les autres apportèrent cinq flûtes de Traminer, un Véritable-pâté-de-foie-gras-du-Périgord, des œufs de poisson, du curry pour le riz.

Doïna fit une mamaliga aux champignons ; Robert, une fondue sans truffes mais bien bonne tout de même, et Tatine dansa tout autour de la table et même dessus, à la fin du banquet.

La neige tombait en flocons gros comme des pétales de roses blanches. Tatine jeta des morceaux de soie bleue sur les ampoules, et dans une tunique blanche imita le vol plané, la tombée des flocons. Elle s’arrêta quand les morceaux de soie commencèrent de roussir.

– ... et je vais voir demain un directeur à la Télévision Nationale, expliquait Étéri.

– Qui est-ce ? J’en connais plusieurs, dit Putzi.

Celui-ci jouait de la cithare et chantait en anglais, en français, en espagnol, en portugais, avec un délicieux accent autrichien.

– Attends, là, j’ai son nom. Il s’appelle monsieur Émile-Jean Bellisle.

Carol se gratta le menton. Il connaissait de vue ce monsieur...

– Il est extrêmement puissant, dit Putzi. Attention, petite chatte, il mange les souris.

– Du moment qu’il ne mange pas les chattes...

On était si bien. On avait chaud. Il n’existait plus que ces murs, ces barres, cette large glace, ce divan, ce vieux piano, ces coussins brillants, par terre. On parlait allemand ou russe, ou français-de-France, avec des phrases entières en roumain, en serbe, en hongrois, en polonais... On était ici une vingtaine, Canadiens par choix, par chance, par hasard, parce qu’en dehors de sa patrie, un pays en vaut un autre. Pourquoi pas le Canada ? Le Canada parce que, ah, parce qu’on y parle français, parce que c’est grand, parce qu’on dit que c’est très riche, parce que c’est un pays qui n’a jamais fait de mal à un autre, parce que c’est loin, parce qu’il faut recommencer, revivre : renaître à vingt, à trente, à quarante ans.

Après les chansons, la cithare, les danses, on se tait.

La neige couvre les vitres, enveloppe la ville. On regarderait dehors, qu’on ne la reconnaîtrait plus. C’est la neige universelle, la couverture internationale. Quand il neige on peut être n’importe où : Robert, à Annecy ; Doïna dans une rue de Bucarest ; Putzi dans le Tyrol ; et les autres, chacun dans son « ailleurs » passé, un « ailleurs » qui somnole quelque part dans la tête et qui se réveille parfois avec un grand sursaut.

Alors Étéri respire l’air de Debrecen, Carol cherche sa maison, à Varsovie, et n’arrive pas à retrouver sa rue.

– Ma tante Ania demeurait à Zagreb, dit tout haut Pavel Siménovitch. Je n’y suis pas allé depuis 1938.

Il n’aime pas se souvenir de Belgrade où sa fille est morte de faim.

Il est cependant vrai qu’on pourrait très bien n’être pas à Montréal, ce soir. Neige-t-il là-bas ?

– Moi, je suis contente d’être ici, dit tout à coup Tatine.

Le souvenir se brise comme un miroir ; on l’entend, presque.

Tatine a mis un collant noir. Elle allume des bougies, éteint les lumières, place un disque sur le pick-up : c’est Deux morceaux en forme de poire de Satie. – Pour vous préparer, dit-elle. Après, elle fait tourner les Mouvements perpétuels de Poulenc et improvise une danse à la fois triste et drôle.

– Cette musique-là me donne un goût de mort-amère, soupire Étéri.

Il faut que Carol ranime l’ambiance. Malgré elle, Noémi fredonne une chanson qu’elle a apprise au camp.

On se sépare enfin. Il faut se voir, il le faut, bien que les soirées se terminent toujours par un coup de cafard.

 

* * *

 

Étéri s’étend du mieux qu’elle peut ; le lit est creux au mauvais endroit. Le couvre-pied, les draps sont propres, mais la couverture est tachée, elle ne sent pas bon. Étéri se lève, jette la couverture sur une chaise, enfile un chandail, des chaussettes, couvre sa tête et son cou avec un châle fin ; le manteau sur les pieds, ça ira... pour ce soir, pense-t-elle. Demain je prendrai le temps de chercher une bonne chambre, avec peut-être un lavabo, et la permission de faire mon petit déjeuner, mon souper.

Ce n’est pas si mal. Elle a déjà dormi dans un wagon à bestiaux, sur la terre gelée, dans un fossé nauséabond... il y a longtemps, dormi, oui, partout où c’était possible, il le fallait, ce n’était pas trop dur, mais le froid, le froid... que c’était bon, la terre, s’allonger après des heures passées debout, mais le froid... ah ! Mon Dieu ! plus jamais le froid. Merci, mon Dieu, pour le lit creux, le chandail, le Canada, l’Opéra-Léger, la cuisine chez les Doddy-Connors, le quai, le bateau, le mal de mer, les baraques tièdes, la Croix-Rouge, les Quakers, la première vraie robe, le thé chaud, les Anglais, la fin de l’épouvantable désespoir...

 

 

André MAILLET, Les Montréalais.

 

Paru dans Amérique française en 1953.

 

 

 

 

 

 

 

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