L’aventure de lady Primrose

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

George MALET

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

J’ai cité de mémoire et un peu de travers, à propos des miroirs magiques, l’histoire de lady Primrose, que raconte Burke dans ses Anecdotes sur l’aristocratie, et que Bulau reproduit en l’abrégeant.

Plusieurs lectrices (jusqu’à deux), ayant écrit pour demander d’autres détails sur cette tragique aventure, j’en complète et rectifie à la fois le récit.

Lady Éléonore Campbell, fille du second comte Loudon, épousa vers le commencement du XVIIIe siècle, à Édimbourg, James, vicomte Primrose, homme aimable, mais dissolu. La jeune vicomtesse, au contraire, était un peu puritaine. Elle effaroucha son mari par la gravité de ses mœurs. Lord Primrose se rejeta dans les plaisirs ; sa femme l’en reprit avec aigreur, et le nouveau ménage devint un enfer. Si bien que milord prit la funeste résolution de se débarrasser de sa femme à tout prix, même par un meurtre.

Une nuit, chaud de vin, surexcité par les propos malicieux de ses compagnons d’orgie, le vicomte sortit comme un furieux, son épée à la main. Lady Éléonore, à cette heure, achevait sa toilette, assise devant son miroir, près d’une fenêtre ouverte à l’air frais du matin.

Soudain, elle aperçoit dans le miroir une image affreuse : lord James, les traits convulsés, l’épée à la main, approchant derrière elle à pas furtifs.

La vicomtesse était une femme énergique, de décision prompte : elle bondit vers la fenêtre, sauta, eut la bonne chance de tomber sur ses pieds sans se blesser, et courut se réfugier chez sa belle-mère, la propre mère de lord James. Ce malheureux n’osa l’y poursuivre. On apprit qu’il avait quitté la ville, et pendant longtemps personne n’entendit plus parler de lui.

Quatre ou cinq ans après cette scène tragique, un mystérieux personnage, sorcier, nécromancien, disait-on, vint s’établir dans la Canougate. On racontait qu’il possédait surtout l’art magique de montrer aux gens, dans un miroir, les faits et gestes de leurs amis éloignés.

Malgré sa fermeté d’esprit, lady Primrose était superstitieuse. Fort curieuse de savoir ce qu’était devenu le misérable lord James, elle se rendit un soir, accompagnée d’une amie, chez le sorcier. Toutes deux s’étaient déguisées avec les tartans et les plaids de leurs femmes de chambre. Elles étaient arrivées sans accidents jusqu’à une impasse au fond de laquelle se trouvait, croyaient-elles, le logis de l’Adepte. Une voix derrière elles dit tout à coup :

– Vous vous trompez, myladies.

Elles se retournèrent en tressaillant. L’individu qui leur parlait était un homme de haute stature, aux vêtements noirs de coupe étrangère, majestueux de visage, avec des yeux pleins de feu sous d’épais sourcils. Il répéta :

– Vous vous trompez, myladies.

– Vous vous trompez vous-même en nous nommant ainsi, riposta lady Primrose. Mais que voulez-vous dire ?

– Vous vous êtes trompée en vous travestissant, dit le sombre inconnu. Pensez-vous qu’un plaid puisse arrêter l’œil qui perce les voiles de l’avenir ? Et vous vous trompez maintenant de route. La maison que vous cherchez est plus loin.

– Dieu nous protège ! s’écria lady Jane (l’amie de lady Primrose), c’est le mage !

– Je le suis, en vérité, répondit-il avec orgueil ; et voici mon logis.

Il leur désignait une maison assez éloignée dont les fenêtres brillaient d’une lumière étrange, très blanche, très vive.

– Mais, dit lady Éléonore, qui nous assure que vous soyez l’homme que nous cherchons ?

– Écoutez, lady Éléonore, recevez un signe...

Il lui parla tout bas ; la vicomtesse tressaillit et poussa un léger cri. Entraînant sa tremblante compagne, elle suivit le sorcier dans sa maison.

Il les introduisit dans une sorte de salon d’attente, les fit asseoir avec la courtoisie et l’aisance de manières d’un homme du monde, et les pria d’attendre quelques instants pendant qu’il allait tout préparer.

– Au nom du ciel, s’écria lady Jane dès que le sorcier fut sorti, qu’a pu vous dire à l’oreille cet homme infernal ?

– Quelque chose de si secret que je ne puis vous le répéter, répondit la vicomtesse. J’aurais juré que moi et une seule autre personne au monde savions ce qu’il m’a dit.

Sous la portière soulevée, l’Adepte reparaissait, vêtu d’une longue tunique noire, les bras, le cou et les pieds nus, avec des sandales de velours noir fixées à la cheville par un bouton d’or. Il tenait à la main une corbeille d’argent remplie d’une matière grise et brillante qui semblait de l’argent effilé. S’adressant à la vicomtesse :

– Remettez votre bourse à votre amie, dit-il, car il ne doit entrer aucun métal monnayé dans le lieu où nous allons.

Quoi ! vais-je donc rester seule ? s’écria la tremblante lady Jane.

– Il le faut, répondit l’Adepte avec un méchant sourire. Et, précédant lady Primrose, qui venait de remettre sa bourse à sa compagne, il l’introduisit dans la pièce voisine.

C’était une vaste chambre, tendue d’étoffes sombres. Aucun meuble, sauf une sorte d’autel en marbre noir sur lequel brûlait un brasero rempli d’une substance singulière, qui dégageait une flamme bleuâtre. En face de l’autel, un grand miroir.

– Si vous tenez à la vie, madame, dit l’inconnu, que pas un mot, pas un cri ne vous soit arraché par la curiosité ou par la crainte.

Il prit au fond de sa corbeille une petite bougie de cire jaune, se dirigea vers l’extrémité orientale de la chambre, fixa la bougie, allumée à la flamme du brasero, sur une tige de fer, et, s’étant incliné trois fois, prononça quelques paroles dans une langue étrangère. La même cérémonie fut répétée aux trois autres coins de la chambre. Quelques sons doux et plaintifs semblèrent répondre chaque fois à l’évocation de l’Adepte.

Revenu devant l’autel noir, il s’agenouilla, inclina profondément la tête et prit dans sa corbeille une poignée de la substance grise, qu’il jeta dans le brasier. La flamme bleuâtre devint aussitôt d’un rouge sanglant. Elle se réfléchissait dans le miroir, où bientôt à la flamme rouge succédèrent des nuages de fumée qui roulaient sur la surface du miroir et desquels s’échappaient des éclairs lorsqu’ils touchaient la bordure, qu’ils ne dépassaient jamais. On entendit soudain un craquement aigu, et lady Éléonore crut le miroir brisé en mille pièces. Mais, la fumée s’étant dissipée, elle reconnut qu’il était intact. Un changement bien plus surprenant s’y opérait.

Un tableau s’y dessina vivement, représentant l’intérieur d’une église. Un prêtre était à l’autel : c’était un mariage qu’il célébrait. Le tableau s’éclaira davantage : les visages des assistants apparurent avec netteté, et dans l’ombre du fiancé lady Éléonore reconnut lord James.

Elle n’était pas revenue de son saisissement lorsqu’elle vit un homme entrer précipitamment dans l’église, de l’air de quelqu’un qui craint d’être en retard. Il se mêla aux assistants, cherchant des yeux le fiancé. Mais à peine l’eut-il aperçu qu’il fit un geste de surprise, s’élança, repoussa le prêtre qui allait joindre les mains des époux : Lady Éléonore reconnut son frère dans cet étranger. Lui et lord James dégainèrent en même temps et leurs épées se heurtèrent.

– Ah ! le misérable va tuer mon frère ! s’écria lady Primrose.

À peine eut-elle parlé que le tableau disparut. Les quatre cierges s’éteignirent avec un son plaintif. Elle se sentit saisie rudement et entraînée par l’Adepte.

– Fuyons ! tout est fini ! murmura-t-il.

La vicomtesse se retrouva dans la pièce où l’attendait lady Jane à demi morte d’anxiété et d’effroi. Une émotion profonde avait bouleversé les traits majestueux du Mage. Il repoussa la bourse que lady Primrose lui présentait.

– Je n’ai pas agi en vue du gain, dit-il ; mais si j’avais su le danger où vous nous jetteriez tous deux, je ne m’y serais pas aventuré. Louez Dieu d’être saine ainsi que moi.

– Ai-je donc commis une faute si grave ? demanda la jeune femme.

– Une faute très grave, répondit l’Adepte en réprimant un léger frisson. Mais les esprits du feu ont été bienveillants.

Il les congédia, refusant une fois de plus les offres libérales de la vicomtesse, qui, rentrée chez elle, écrivit exactement tous les détails de son aventure. Elle cacheta ce document en présence de lady Jane et l’enferma dans un tiroir secret.

Peu de jours après, son frère revint à Édimbourg. Elle lui demanda si dans ses voyages il n’avait rien appris sur le compte de lord James. Le jeune homme chercha d’abord à éluder ces questions. Il finit par lui raconter qu’il avait fait la connaissance à Amsterdam d’un négociant qui l’invita aux noces de sa fille. Retenu par des affaires, lord Campbell était arrivé en retard à l’église. Quelle ne fut pas son horreur, quand il reconnut son beau-frère dans le fiancé ! Il s’élança. Lord James furieux tira son épée ; mais on les sépara et le misérable Primrose s’enfuit. Lady Primrose, ne put complimenter son sorcier, qui avait déjà quitté Édimbourg. Nous le retrouverons dans une petite tour d’Allemagne, où il fut le héros d’une mystérieuse aventure.

Quant à lady Primrose, si quelqu’un s’intéresse à ses malheurs, elle eut la satisfaction de perdre son époux en 1706. Comme elle était jeune encore et jolie, et, suprême attrait, fort riche, les prétendants ne lui manquèrent pas.

Dans le nombre, elle distinguait particulièrement le célèbre lord Stair, plus tard ambassadeur à Paris, grand amiral d’Écosse, feld-maréchal. Mais la triste expérience que la vicomtesse avait faite du mariage la faisait beaucoup hésiter à tenter une nouvelle union, et lord Stair dut avoir recours, pour obtenir sa main, à un procédé peu délicat : ayant corrompu un domestique, il se fit introduire de grand matin dans l’hôtel de lady Primrose et se mit à la fenêtre en robe de chambre, sans perruque. Quelques heures plus, tard, il n’était bruit dans Édimbourg que de ce scandale. La pauvre lady Éléonore eut beau faire : il lui fallut, pour réparer sa prétendue faute, épouser son peu scrupuleux adorateur.

 Leur union fut très heureuse, hors la malheureuse habitude qu’avait lord Stair, comme alors toute la noblesse des Trois-Royaumes, de s’enivrer chaque soir et, dans cet état, de battre comme plâtre sa femme qu’il adorait. Elle parvint à le guérir de ce vice. Un soir, plus ivre que de coutume, il l’avait frappée violemment au visage, puis s’était mis au lit, l’homme le plus tranquille du monde. Lady Éléonore passa la nuit sur un sopha, sans arrêter ni essuyer le sang qui coulait de sa plaie. Quand lord Stair ouvrit les yeux le lendemain, il vit sa femme étendue, comme morte, inondée de sang. Son saisissement, son horreur furent tels, et si grande sa joie quand elle lui parla et lui pardonna, qu’il jura solennellement de ne jamais boire une goutte de vin au delà de la quantité permise par sa femme.

Il tint son serment. Jamais il n’acceptait une invitation quand sa femme ne pouvait l’accompagner. Et quand, suivant l’usage anglais, les femmes quittaient la table, lady Stair fixant à milord la quantité de vin qu’il devait boire, ni prières, ni railleries ne lui faisaient dépasser la mesure.

Lady Éléonore survécut à cet époux devenu exemplaire. Elle vivait encore à Édimbourg vers 1760, la reine de la ville, et volontiers causeuse sur l’article de ses aventures conjugales. Ce fut elle la première dans la capitale de l’Écosse, qui eut un nègre à son service. Les Édimbourgeois le prirent d’abord pour le diable avec qui la vicomtesse était soupçonnée d’accointances, depuis l’histoire du miroir.

 

 

 

George MALET.

 

Paru dans L’Écho du merveilleux en février 1899.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net