Le maître de musique

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Eugène de MARGERIE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Aulnay, 15 novembre 185...

 

 

Je suis allé ce matin me promener dans les bois.

J’étais sombre comme novembre, et je subissais, malgré moi, l’influence de cette température froide et pénétrante, de ce paysage voilé par la brume et tristement embelli par le givre, des feuilles tombées qu’entraînait la bise d’automne, du soleil absent, des oiseaux muets et des fleurs disparues.

J’allais m’abandonner à cette vague mélancolie qui, pour les âmes que la foi n’a point fortement trempées, est le pire écueil de la solitude. Dieu, voulant me retenir sur cette pente fâcheuse, permit que ma tristesse prît un cours précis et régulier ; je me mis à repasser dans mon souvenir toutes les âmes que depuis quelques années mon âme avait perdues.

« Où est ce compagnon de mon enfance destiné à fournir, côte à côte avec moi, une longue et brillante carrière, et que le vent d’automne emportait avant qu’il eût quinze ans ?

« Où est cette bonne et aimable aïeule qui m’a si longtemps bercé sur ses genoux, dont je me promettais d’entourer de tendresse et de soins les vieux jours, et qu’un accident imprévu a enlevé en quelques heures ?

« Où est ma sœur, le soleil de notre maison, disparu au moment où ses rayons allaient donner tout leur éclat et toute leur chaleur ?

« Où est ma mère, qui devait présider à toute ma vie et ne me quitter qu’en bénissant les enfants de mes enfants ; ma mère, que le ciel a réclamée toute jeune, et dont je ne puis partager même le souvenir avec ma femme et mes filles ?

« Où est cet ami, entrevu et goûté seulement pendant quelques années, mais auquel des liens si forts me tenaient attaché que, lorsque la mort est venue les rompre, il s’est fait dans mon cœur un déchirement inouï ?... »

 

Le souvenir de cet ami donna soudain, et pour la seconde fois, une nouvelle direction à mes pensées. De sombres qu’elles étaient, elles devinrent riantes. – Et cela devait être. Jamais la mémoire de Paul Lecostois n’avait manqué d’exercer sur mon âme une influence souverainement rassérénante, car la sérénité avait été l’état constant et comme naturel de mon ami. C’est grâce à cette disposition, puisée au cœur même du Christianisme, que cet excellent homme avait non-seulement atteint une si haute vertu, mais encore avait su être toujours heureux, dans tant de circonstances où il aurait pu, où, humainement parlant, il aurait dû être si malheureux !...

 

Me voici donc refaisant la vie de mon cher Paul, le dernier peut-être de mes amis par ordre de date, mais le premier certainement par le charme chrétien qu’il répandit sur les deux années que nous avons passées ensemble, et par l’effet salutaire que sa seule pensée ne manque jamais de produire sur mon esprit.

Vous aurez, ami lecteur, le résultat de ces méditations ; car, à peine rentré, j’ai pris la plume, pensant que ce qui venait de me faire tant de bien pourrait être utile à d’autres.

Permettez-moi seulement une réflexion avant d’entrer en matière.

 

Je me suis toujours dit que, si j’écrivais un roman, je voudrais me tenir à une égale distance de deux excès que je considère comme la Charybde et la Scylla des conteurs et des moralistes. – Présenter, avec la plupart des écrivains religieux du dernier siècle, la vertu comme toujours persécutée, le vice comme toujours triomphant, n’est-ce pas détourner de l’un et porter à l’autre les natures faibles, auxquelles ne suffit point la perspective des rémunérations de l’autre vie ? – S’étendre au contraire, comme le font plus volontiers les plumes pieuses de nos jours, sur les récompenses même temporelles qui ne manquent jamais à la pratique des vertus chrétiennes, n’est-ce pas s’exposer à faire des promesses que les évènements ne tiendront pas ?

La vérité, c’est que les évènements matériels sont à peu près les mêmes pour tout le monde, et que, s’il y a des malheurs dont la vertu préserve, il en est auxquels la conscience expose.

Mais, à côté des évènements matériels envisagés d’une manière abstraite, il y a l’effet de ces évènements sur chacun de nous ; – et cet effet, combien ne varie-t-il pas selon nos dispositions intérieures !

Or il appartient à la religion chrétienne, cette grande éducatrice des âmes, de modifier profondément ces dispositions. Et c’est en ce sens que l’on peut dire que la vertu donne la véritable recette du bonheur, en plaçant l’âme dans cette ferme assiette d’où ni l’effervescence des passions ni les coups de la fortune ne la sauraient déloger.

C’est en ce sens aussi que la vie de mon ami Paul Lecostois me paraît digne d’être racontée, et surtout d’être imitée.

 

 

 

I

 

 

L’enfance et la jeunesse de Paul furent heureuses, d’un bonheur complet et souverainement enviable, parce que c’était le vrai bonheur des chrétiens.

Dieu rarement accorde, même à ceux qu’il aime le plus, de longues années d’une semblable félicité. Mais il semble que, si le bonheur fait quelque part un séjour plus prolongé, ce soit dans ces intérieurs bien modestes où la simplicité, en même temps qu’elle rehausse les autres jouissances, leur sert, pour ainsi dire, de sauvegarde. – Et, lorsque cette période bénie est écoulée, lorsque les peines diverses de la vie sont venues apprendre au chrétien que les joies, même les plus pures, ne sauraient être durables ici-bas, il reste comme un parfum de ces joies évanouies. C’est un des fruits précieux de la religion que, tandis que l’incroyant voit avec désespoir disparaître des douceurs qu’il avait accueillies sans reconnaissance, le chrétien jouit encore par le souvenir des jours sereins qui ne sont plus, en même temps que sa foi robuste lui enseigne à savourer les joies plus mâles de l’épreuve.

 

La famille de Paul habitait une petite ville que nous appellerons Beaulieu ; c’est une pauvre sous-préfecture qui partage, avec une quinzaine d’autres en France, le privilège d’être ville épiscopale.

M. Lecostois père, homme d’un esprit distingué, avait été réduit, par des revers de fortune, à accepter les fonctions d’organiste de la cathédrale. Un autre, au souvenir du rang élevé qu’avaient tenu les siens dans la province, eût cru faire beaucoup en se résignant à cette déchéance. Le père de Paul fit mieux : il accepta cet humble emploi avec joie et reconnaissance. Il s’estimait surtout heureux de sa position, lorsqu’il la comparait à ce qu’il avait failli lui préférer : une place dans quelque bureau à Paris.

Beaulieu, au moins, ne présentait pas cette triste anomalie d’un organiste croyant à peine à Dieu et point du tout à l’Église. Les âmes des fidèles y gagnaient doublement ; car le moyen que celui qui sait qu’il remplit le ministère des anges, que Dieu l’écoute lorsque de son instrument s’échappent des sons qui parlent pour l’Église, le moyen qu’il ne fasse point passer dans ses doigts son âme tout entière ? À égalité de mérite, son jeu sera certainement, pour la piété des fidèles, un accompagnement et une incitation bien plus efficaces que les effets les plus magiques, – mais d’une magie purement humaine, – produits par un artiste indifférent. J’ajoute que ces mêmes fidèles savaient tous quel saint homme tenait l’orgue aux offices, et qu’ils éprouvaient, en l’écoutant, quelque chose de ce qu’ils eussent ressenti si David ou sainte Cécile eût accompagné ou dirigé leurs chants.

Outre qu’il était artiste, M. Lecostois était un homme lettré, ou plutôt ce n’est qu’une même chose ; et celui qui, sans avoir, sinon une connaissance approfondie, du moins le goût et l’intelligence des lettres, croit être digne du nom d’artiste, se trompe grossièrement. S’il arrive à quelque habileté d’exécution, il n’atteindra jamais ni cette hauteur ni cette profondeur où se cachent, confiés pour ainsi dire à la garde des grands génies de l’humanité, ces trésors de poésie, dont les arts ne sont que l’une des manifestations.

 

 

 

II

 

 

M. Lecostois fit lui-même l’éducation de son fils.

Entreprise par un tel père, aidé par une mère pieuse et intelligente, l’éducation domestique est sans contredit la première de toutes, et Paul, toute sa vie, en a gardé l’empreinte. La famille, les arts, les lettres, les pauvres, auxquels l’organiste accordait une large part dans son superflu, – un superflu qu’il savait découvrir là où d’autres eussent à peine trouvé le nécessaire, – voilà ce que Paul apprit à aimer de bonne heure, en voyant son père et sa mère professer et pratiquer cet amour avec un dévouement et une ardeur sans pareils.

Surtout il aima Dieu, Dieu, la source et la fin de tous les amours permis, Dieu, qui en est aussi la garantie et comme le gardien. – En effet, tandis que pour tant d’âmes bien nées d’ailleurs, mais qui manquent de principes, la famille devient trop souvent une affection bien fade, et les pauvres une affection bien gênante ; tandis que les lettres et les arts perdent de leurs charmes ou ne les conservent qu’en prenant un éclat factice et une saveur exagérée, – Dieu est l’arôme qui conserve à toutes ces choses leur agrément, en conservant à l’âme qui les goûte sa candeur et sa simplicité.

 

 

 

III

 

 

Beaulieu est une ville où toute une famille vit à l’aise avec trois mille livres de rente. Telle était précisément la fortune des Lecostois. Mille francs d’appointements comme organiste de la cathédrale, mille francs de rentes sur l’État, seul débris sauvé d’une fortune jadis immense, mille francs que se faisait M. Lecostois en donnant dans la ville des leçons de piano et de violon, voilà quelle était, en y ajoutant la petite maison de la place Notre-Dame, la fortune de la famille ; – fortune plus que suffisante, puisqu’elle fournissait encore à un budget des pauvres qui eût fait rougir plus d’un richard de l’endroit, si l’humilité de l’organiste n’eût jeté sur ses charités le voile le plus épais.

Pour peu que vous ayez traversé Beaulieu, vous devez avoir remarqué la petite maison où s’écoulèrent les premières années de Paul. Presque adossée aux murailles de Notre-Dame, conservant dans sa tourelle, dans ses fenêtres en croix, dans la couleur de ses pierres noircies par le temps, dans quelques sculptures grossières et une inscription où l’on déchiffre la date de 1450, conservant un lien étroit de parenté avec la vieille cathédrale, c’était bien la maison d’un artiste. Une certaine élégance simple tempérait au dedans ce que la façade pouvait avoir de trop sévère. Des fleurs sur la cheminée, des livres ouverts sur les tables, des instruments de musique groupés sans prétention et avec une grâce toute naturelle, quelques dessins où paraissaient bien plutôt l’esprit et le cœur d’un amateur de talent que le faire brillant et les beautés de convention des artistes en vogue ; par-dessus tout, un intérieur d’où la paix n’avait jamais fui, où habitaient les plus pures affections, inspirées et dominées toujours par la grande affection qui fait la vie des chrétiens ; – tel était le logis des Lecostois, méprisé des gros bourgeois, qui n’y trouvaient ni sièges confortables, ni lustres éblouissants, ni pendules où l’or a remplacé le bon goût, ni surtout ces merveilles du tapissier, qui font l’orgueil et devraient faire la honte de tant de maîtresses de maison ; – tel était cet humble toit, sous lequel on ne pouvait pénétrer sans l’aimer, sans aimer ceux qui l’habitaient, sans bénir Celui qui, avec si peu d’éléments apparents de bonheur, savait répandre sur ces trois êtres ignorés une félicité si parfaite.

À la maison était joint un petit jardin terminé par une sorte d’esplanade d’où l’œil suivait avec amour une belle rivière serpentant à travers de riches prairies...

Quand il parlait de sa jeunesse, quand il revoyait par la pensée les répétitions à la cathédrale, le salon de famille où, chaque soir, après quelque lecture ou quelque trio d’Haydn, on faisait la prière en commun, et les études sous la tonnelle, et les promenades sur le Cours Royal, prolongées quelquefois jusqu’aux remparts, pour mieux jouir de la vue du soleil couchant ; – quand ces souvenirs envahissaient son âme, des larmes montaient à ses yeux, et, si nous étions ensemble, il me prenait les mains et m’engageait à bénir avec lui le bon Dieu des joies de ses premières années.

 

 

 

IV

 

 

Sous un maître comme son père, Paul dut faire de rapides progrès dans la musique, pour laquelle il avait d’ailleurs d’admirables dispositions. C’était encore presque un enfant qu’il suppléait déjà M. Lecostois aux offices de la cathédrale. Ses petits doigts se promenaient avec délices sur les claviers sonores, et c’était pour sa jeune piété un bonheur sérieux, un acte de dévotion bien plus encore qu’une étude ou une distraction, d’accompagner le Tantum ergo, ou, pendant l’Élévation, de chercher dans sa mémoire, et surtout dans son cœur, les accents les mieux appropriés aux mystères sublimes qui s’accomplissaient sur l’autel.

Paul aussi hérita du talent de son père sur le violon, ou plutôt il le dépassa. Nourri dans le commerce des maîtres, doué d’ailleurs, outre les qualités qui font l’habile exécutant, d’une riche imagination, d’une âme forte et tendre, où les sentiments élevés et délicats trouvaient un sûr écho, sentant bouillonner au dedans de lui, non pas ces aspirations vagues et indéfinies ou ces effervescences sensuelles qui aboutissent à des productions oiseuses ou énervantes ; – mais bien comme un sentiment de l’infini, un désir et un besoin de s’élever sans cesse par les beautés de l’art vers Celui qui est la source de toute beauté ; – Paul, avec ces dispositions, vivant d’ailleurs dans ce calme de la vie de famille et presque de la vie champêtre si favorable aux âmes pures et aux esprits profonds, Paul était en germe, à cinq ans, un artiste distingué ; à douze ans, il commençait à produire de charmantes fleurs ; à vingt ans, il fut en pleine maturité. – Et l’ambition qu’eut alors son père de l’envoyer à Paris, pour s’y faire une position digne de son talent, n’avait vraiment rien de bien excessif.

 

 

 

V

 

 

Paul, pourtant, ne réussit point à Paris.

Fut-ce à cause de ses principes ? Je n’oserais le dire, de peur de trop effaroucher les artistes chrétiens, qui ont si grand besoin d’être encouragés.

Pourtant il est bien clair, – et de quoi servirait-il de le dissimuler ? – qu’à un certain point de vue (je ne dis pas au point de vue du talent, mais au point de vue du succès) les chrétiens, les vrais chrétiens, ceux qui le sont foncièrement et avant tout, ont une sorte d’infériorité vis-à-vis de ceux qui ne le sont pas. – Les chrétiens ne font jamais les choses malhonnêtes. Parmi les choses mêmes que le monde trouve toutes simples et toutes naturelles, combien devant lesquelles les chrétiens reculent sans hésiter ; car elles blessent des vertus que le monde ne connaît pas, qu’il traite de faiblesses, l’humilité, par exemple. Or n’est-il pas certain que trop souvent c’est par des moyens malhonnêtes, par des moyens interdits au chrétien fidèle, que le succès s’enlève ? À mérite égal, celui qui ne voit que le but arrivera donc plus vite que cet autre qui se préoccupe des moyens et de leur plus ou moins de légitimité.

Et puis, n’est-il pas évident que, tout en s’aidant pour que le ciel l’aide, le chrétien, qui vise à quelque chose de mieux et de plus durable que cette vie, ne saurait mettre à poursuivre le succès la même âpreté que cet homme du monde qui ne convoite que l’argent ou que la gloire ?

Il faut que les chrétiens en prennent leur parti. Sans doute le soleil luit pour tout le monde, et le nécessaire de la vie ne manquera pas davantage aux amis de Dieu qu’à ceux qui sont ses ennemis ou ceux de l’Église. – Mais, quant à l’éclat, quant aux couronnes humaines, quant aux trompettes de la renommée, à tout ce qui n’est que la vanité de la vie, Dieu en sèvre le plus souvent ceux qu’il aime. Si pourtant il accorde tout cela, de temps à autre, à ceux dont il sait que ces fumées ne tourneront pas la tête, ce n’est pas pour eux que leur est départi ce périlleux privilège. C’est ad majorem Dei gloriam, et pour que l’on ne s’imagine pas que le Christianisme, cette source de toute grandeur, soit jamais pour ceux qui le professent.

Paul, avec ce grand sens chrétien qu’il tenait de son père, comprit bien vite cette vérité. Il se dit qu’après tout la seule gloire véritable, c’était la gloire de Dieu ; que, quant à sa gloire à lui, Paul, c’était une grâce sans doute qu’elle lui fût refusée en cette vie, et que, puisqu’il avait à Beaulieu une position médiocre mais assurée, et qui suffisait largement à ses goûts modestes, le mieux était de retourner à Beaulieu.

Son père se faisait vieux, et conservait tout juste assez de force pour remplir ses fonctions d’organiste. Paul arriverait à temps pour se charger des leçons de piano, de violon ou d’accompagnement, et empêcher quelque nouveau venu de recueillir cette portion considérable de son patrimoine. Sa rentrée à Beaulieu aurait d’abord cet avantage que le budget de la famille cesserait d’être grevé des dépenses que Paul faisait à Paris, et qui avaient toujours dépassé de beaucoup le peu d’argent qu’il y gagnait.

Il dit donc courageusement adieu à ses rêves de fortune et de gloire, et revint dans sa ville natale pour y vivre et y mourir professore di musica.

 

 

 

VI

 

 

Si passionné que l’on soit pour son art, tout n’est pas roses dans le professorat musical, ou, du moins, chaque rose y a ses épines. Peut-être même les épines sont-elles d’autant plus douloureuses que l’on regarde davantage le côté artistique de la profession, et que l’on ne peut point s’amener à la considérer et à l’exploiter prosaïquement comme un simple métier.

Entendre, tant que dure le jour, estropier par de petites filles maussades ou de grandes filles prétentieuses les chefs-d’œuvre des maîtres que l’on chérit ; – devoir se plier aux caprices des parents qui veulent faire jouer à leurs demoiselles des quadrilles et des polkas ; – lorsque, par hasard, on découvre chez quelque enfant une étincelle de feu sacré, voir cette flamme s’éteindre peu à peu dans l’épaisse atmosphère qui l’environne ; – avoir les oreilles blessées sans cesse, non-seulement par les fausses notes et les contre-sens des jeunes virtuoses, mais par la stupide admiration des auditeurs, qui, à propos des plus grands génies comme à propos des moindres croque-notes adoptés par la fashion, répètent sur tous les tons l’arrêt du campagnard de Boileau :

 

À mon gré, le Corneille est joli quelquefois.

 

– perdre chaque année ses meilleures élèves par le mariage, soit qu’elles épousent un mari qui poursuit d’une haine égale la musique et la poésie, soit que le peu de goût qu’elles avaient à la chose cède sans résistance aux séductions de la vanité, à l’amour du monde et de la toilette : – voilà quelques-uns des nombreux déboires du métier. – Je ne dis rien des blessures de l’amour-propre, de ces belles dames qui vous reçoivent un peu moins gracieusement qu’elles n’accueilleraient un commis de magasin, et font signe à leurs visiteurs de ne pas se lever quand vous entrez, en ajoutant, assez haut pour que vous l’entendiez : Ne vous dérangez point ; ce n’est qu’un maître !

Croyez-vous qu’à cause de ces petites misères et de bien d’autres, Paul se posât en victime, au moins en face de lui-même, et passât l’intervalle de ses leçons à maudire la fortune, – la fortune qui, au lieu de lui décerner ces palmes académiques qu’il méritait si bien, l’envoyait végéter obscurément dans une ville de province ?

Bien loin de là, il avait pour principe qu’il faut prendre le temps comme il vient, et les élèves telles que la nature et l’éducation les ont faites ; qu’il n’est point d’ailleurs de terrain si ingrat sur lequel une culture consciencieuse ne réussisse à faire germer quelques plantes utiles. – Il étudiait donc les aptitudes de chacune des jeunes intelligences qui lui étaient confiées, et s’attachait à développer : ici, une exécution brillante et qui pût réjouir, fût-ce par de prosaïques contredanses, des oreilles honnêtes, mais peu musicales ; – là, le vrai sentiment du beau et un amour de l’art si bien entré dans le vif de l’âme qu’il devait résister à toutes les influences extérieures, et, pour le reste de la vie, fournir un antidote infaillible, sinon contre les chagrins, du moins contre l’ennui ; – ailleurs, rien peut-être au point de vue de la musique, mais quelque chose de mieux encore...

Voyez-vous cette petite pensionnaire, qui grandit dans un milieu tout imprégné d’impiété, d’indifférence, de vanité, d’oubli des choses éternelles ? Elle a peu de goût pour les arts, et son maître de piano ne fera jamais d’elle une musicienne. Qui sait s’il ne va pas être choisi de Dieu pour faire d’elle une chrétienne, en déposant dans ce jeune cœur un germe qui, fécondé par la grâce, produira la curiosité, puis le goût, puis l’amour, puis enfin, peut-être, l’héroïsme de la religion ? Et tout cela sera le fruit d’une parole qui semble dite au hasard, d’une simple observation pleine de l’esprit chrétien, et d’autant plus efficace, que l’enfant (qui se serait tenue en garde contre un prêtre) n’attendait rien de semblable de cette espèce de don Alonzo.

En se plaçant à ce point de vue supérieur, en adoptant cette idée si raisonnable et si chrétienne, qu’il se rencontre, en chaque chose, un bien à faire ; que l’on a vraiment la charge de toute âme avec laquelle on se trouve en contact, pour quelque cause que ce soit ; que des obscurs efforts du dernier de ses serviteurs Dieu peut tirer un jour des merveilles de conversion ou d’édification, – il n’y a point d’état prosaïque. Et tout épris qu’il fût de son art, tout sensible, comme artiste, aux petites déceptions que nous avons indiquées, comme chrétien il les oubliait ; il se sentait emporté à mille lieues au-dessus de semblables misères ; il savourait presque les fausses notes des élèves et les pauvretés des parents, quand il voyait au bout de tout cela, outre la volonté de Dieu accomplie, outre un supplice salutaire infligé à sa sensualité de musicien, le moyen de faire un peu de bien à quelques âmes.

 

 

 

VII

 

 

D’ailleurs, les leçons achevées, Paul rentrait sous le toit paternel ; et, après un repas où le plaisir de se retrouver semblait de jour en jour plus vif, commençaient les trios de famille.

J’ai entendu souvent Paul raconter avec enthousiasme ces fêtes de chaque soir ; j’y ai pris part moi-même quelquefois comme auditeur ; et je crains vraiment d’affaiblir, par de froides et ternes paroles, le lumineux souvenir que j’en ai conservé. La musique était comme un lien de plus entre ces trois êtres, déjà si étroitement unis, comme une langue nouvelle plus riche et plus harmonieuse que les langues qui se parlent, plus capable surtout de traduire ce sentiment de l’infini qui travaille, si simples et si naïves qu’elles soient, les âmes vraiment chrétiennes.

Un soir j’entrai dans le salon, pendant qu’on jouait un andante d’Haydn. Ils l’avaient dit tant de fois qu’ils le redisaient sans musique, et même sans autre lumière que les pâles clartés du crépuscule et de la lune qui se levait. Plongés tout entiers et comme absorbés dans l’œuvre qu’ils exécutaient, dans ce génie si profond, si simple, si serein, si religieux, si bien approprié au caractère de cette famille d’or, ils ne me virent ni ne m’entendirent. Je m’assis dans un fauteuil, et demeurai caché sous l’ombre du grand bahut. – Je ne distinguais aucun de leurs visages. Et pourtant, dans les notes fermes et sonores, mais douces et tendres du piano ; dans les sons de la basse, plus hardis sans être moins pleins d’exquise sensibilité ; dans ce chant du violon, si suave et si jeune, en si parfait accord avec les deux autres instruments, qu’il dominait cependant, comme s’il était destiné à leur survivre ; – dans ces voix si harmonieusement mêlées, si intimement liées les unes aux autres, sans rien perdre de leur individualité, – je voyais, j’entendais et la mère et le père et le fils.

Somme toute, la vie de Paul lui plaisait. Il aimait mieux passer la journée à entendre estropier ses maîtres favoris (il la passait du moins avec eux), que de languir dans un bureau à aligner des chiffres, à copier des lettres, ou même à composer des rapports.

D’ailleurs, quel est l’état, si attrayant que vous le choisissiez, où l’on vive de l’idéal ? L’avocat, pour une ou deux affaires où s’agitent des questions d’un ordre élevé, des intérêts d’une grande importance, prête cent fois son talent à de misérables contestations entre un locataire et un propriétaire, entre des voisins qui se disputent à propos d’un arbre ou d’un mur. Le professeur enseigne Virgile ou Homère à des écoliers qui soupirent après les beautés littéraires de l’Odéon, ou les émotions chorégraphiques de la Closerie des lilas. Le mathématicien construit des trottoirs et pave des rues. L’officier passe de garnison en garnison, retrouvant partout l’ennui de l’exercice et les charmantes distractions du cigare, du billard et de l’absinthe.

Malgré les déboires que nous avons dits, Paul était donc dans la voie commune. Il trouvait d’ailleurs dans cette culture journalière et désintéressée des arts, que nous avons aussi cherché à esquisser, une compensation qui manque à beaucoup d’autres. Surtout la pensée supérieure qui le dominait lui était un préservatif assuré contre le dégoût ou le découragement.

 

 

 

VIII

 

 

Les hommes qui ne puisent la force d’âme qu’aux sources humaines n’ont d’ordinaire en partage que l’une ou l’autre de ces deux sortes de courage : celui qui accepte avec résignation les menues épreuves dont se compose la vie ; celui qui accomplit avec un grand cœur et par un hardi déchirement les plus héroïques sacrifices. – Le vrai chrétien réunit ces deux sortes de courage ; – et Paul, après avoir porté bravement, et presque sans se douter de sa vertu, le poids d’une position médiocre et laborieuse, eut un jour à lutter contre l’assaut violent et inattendu de la passion, d’une passion d’autant plus vive qu’elle s’attaquait à une âme plus neuve, et qu’aucun des excès si fréquents à la jeunesse ne l’avait blasé sur les premiers mouvements du cœur.

Avant d’aller à Paris, et alors qu’il suppléait seulement son père, Paul avait eu parmi ses élèves une enfant de dix ans, Alice Desrosiers, la fille du notaire. Il lui avait le premier placé les doigts sur le piano. En deux ans, elle fit des progrès remarquables. Puis elle perdit sa mère, et son père la mit au couvent.

L’histoire de cette mise au couvent avait fait grand bruit dans tout Beaulieu. M. Desrosiers était à la tête du parti libéral ; il lisait le Constitutionnel, et le commentait avec éloquence à la Chambre littéraire, et dans les réunions électorales qui se tenaient chez M. Gally, le juge. Il associait dans son enthousiasme et ses regrets les conquêtes de 89 et le régime impérial ; grand ennemi, cela va sans dire, de la congrégation, et grand admirateur de cette héroïque jeunesse des écoles, qui ne craignait pas de protester par ses pétards libres-penseurs contre les prédications des missionnaires ou les processions du saint Sacrement. Membre du conseil général en attendant qu’il fût député, M. Desrosiers était un des hommes puissants du département. Il fournissait un argument de plus à l’appui de cette vérité, vieille comme le monde, que ce n’est pas toujours aux caractères les plus élevés qu’appartiennent le crédit et l’influence, mais souvent à des natures extrêmement vulgaires, assez privées d’esprit et de finesse pour épouser les grossiers préjugés de la multitude, ou, ce qui est pis, assez dépourvues de sens moral pour feindre de croire ce qu’elles savent être faux, et d’estimer ce qu’elles méprisent.

Nous ne parlerons de madame Desrosiers que pour mémoire. Sauf qu’elle allait à la messe et qu’elle faisait ses pâques, sa religion ressemblait, à s’y méprendre, à l’irréligion de son mari. Elle avait la même ignorance des principes et surtout de l’esprit du christianisme, la même haine du parti prêtre, la même terreur des jésuites, la même adoration pour les fétiches du parti libéral, – le tout à l’état d’écho, bien entendu ; car madame Desrosiers était une femme d’une rare médiocrité, une femme que la religion seule, mais une religion sérieuse et bien sentie, eût un peu relevée, en la plaçant dans un ordre d’idées supérieur à celui auquel, malgré toute son intelligence, se bornaient les vues et les affections du notaire libéral.

Cependant Alice accomplissait sa douzième année, et l’on conçoit quel déplorable milieu la maison paternelle allait offrir à l’éducation religieuse de la pauvre fille, lorsque madame Desrosiers mourut.

Dieu, qui tire le bien du mal, permit que la perte de sa mère et l’amour-propre de son père fussent pour Alice le double point de départ d’une éducation aussi complètement chrétienne qu’eût été radicalement hostile à la religion celle que ses parents auraient pu lui donner.

Privée de sa mère, Alice dut être mise en pension. Et les esprits forts de Beaulieu se réjouirent en pensant que la plus riche héritière du département allait donner un nouveau lustre à l’établissement des demoiselles Aubry, fondé depuis quelques années pour faire concurrence au couvent de la Visitation.

Il n’en fut rien cependant. M. Desrosiers méprisait cordialement un grand nombre de ceux qui marchaient sous son drapeau politique, et, tout en disant pis que pendre de la noblesse, il la considérait au fond et l’enviait de toute son âme. Au lieu donc de placer Alice avec les petites bourgeoises chez mesdemoiselles Aubry, il eut la vanité de la faire entrer chez les Visitandines, avec les filles de l’aristocratie locale.

Toutes stupéfaites de voir celui dont elles savaient l’aversion déterminée pour toutes les choses de Dieu, leur confier son enfant, les bonnes religieuses virent en cela une disposition secrète de la Providence, qui fait servir même les passions des méchants au bien de ses élus ; omnia propter electos.

 

 

 

IX

 

 

Alice ne put vivre avec les aimables filles de Saint- François de Sales sans devenir chrétienne d’abord, puis pieuse. Quand, à dix-huit ans, elle rentra sous le toit paternel, c’était un ange.

 

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Alice avait une âme aimante et dont l’ardeur touchait à l’exaltation. – Sans l’intervention bienfaisante de la religion, elle se fût consumée dans un lent désespoir, mourant de ce chagrin un peu vague, qui, au dire d’un romancier, obsède et finit par tuer toutes les grandes âmes condamnées à vivre dans une petite ville. – Le malheureux ! comme si les charmes austères du devoir, les ressources inépuisables de la religion, les joies de l’amitié, le sanctuaire de la famille, où tant de bonheur se peut abriter, comme si tout cela n’existait que dans le tumulte des grandes villes ou dans la poétique solitude des champs, et que les petites sous-préfectures en fussent forcément déshéritées ! – Ou bien, se livrant, pour accidenter sa vie, à la lecture des romans contemporains, Alice fût devenue, en réalité peut-être, à coup sûr en imagination et en désir, une héroïne à la George Sand.

Fort heureusement la religion vint donner à cette exaltation sa véritable voie ; la religion vint lui montrer combien le bonheur est indépendant du milieu dans lequel on se trouve, et que dans les plus obscures bourgades, aussi bien que sur les théâtres les plus brillants, abondent les occasions d’une vie utile selon Dieu, désirable par conséquent et douce à l’âme du vrai chrétien.

Alice avait appris au couvent à agir en toutes choses pour Dieu ; à voir, à chercher Dieu partout. C’est Lui qu’elle admirait dans les beautés de la nature ou dans les merveilleuses productions de l’art ; Lui qu’elle servait en obéissant avec un tendre empressement aux moindres désirs de son père ; Lui qu’elle priait partout et toujours, au milieu des plus brillantes distractions comme dans le silence de sa petite chambre ; Lui qu’elle implorait, souvent avec des larmes et des sanglots, toujours avec un recueillement et une ferveur admirables, pour toutes les âmes qu’elle voyait éloignées de la vérité, pour l’âme de son père d’abord. – Idolâtrée par ce père, elle profitait de son influence sur lui pour le pousser à d’abondantes et intelligentes aumônes, espérant bien que tôt ou tard la charité le ramènerait à la foi.

Une douceur incomparable, une simplicité d’enfant, la grâce qui gagne les cœurs et la cordialité qui les retient, toutes ces petites vertus que le bon évêque de Genève affectionnait tant, formaient l’aimable et assidu cortège d’Alice. Belle, spirituelle, riche, remplie de talents de toute sorte, elle était seule à ignorer ces avantages, ou à en faire peu de cas, prenant soin toujours de renvoyer à Dieu les éloges dont chacun l’accablait. – Tout Beaulieu, sans que personne s’en rendit compte, regardait avec une véritable stupéfaction cette jeune fille, à qui sa beauté n’avait jamais donné de coquetterie, ni la fortune de son père le moindre orgueil, ni son esprit le désir de briller aux dépens du prochain, en maniant avec grâce (et elle y eût excellé) l’arme perfide de la moquerie, ni son instruction variée l’envie, sinon d’en faire parade, du moins de s’en faire honneur.

 

 

 

X

 

 

J’ai dit que Paul avait donné quelques leçons à Alice, avant qu’elle entrât au couvent. Ces leçons furent continuées avec intelligence par une religieuse qui avait été dans le monde, et dont Alice fut bien vite la meilleure élève.

Quand Alice revint chez son père, elle avait un talent remarquable. On décida qu’il fallait lui donner un maître d’accompagnement.

Il n’y en avait pas deux à Beaulieu. À moins de prendre le ménétrier du faubourg, Paul Lecostois était le seul violon de la ville. Il fut donc appelé.

Il s’en réjouit d’abord comme artiste et en toute simplicité. Il se rappelait les rares dispositions d’Alice ; il connaissait de réputation la bonne sœur qui enseignait le piano à la Visitation, et qui disait bien haut, avec un mélange charmant d’amour-propre et d’humilité, qu’elle avait formé en Alice une élève dont elle n’était pas digne de tourner les pages.

Lorsque Paul entendit Alice pour la première fois, il fut ravi. C’était bien là l’élève telle qu’il l’avait rêvée, unissant à une grande habileté d’exécution beaucoup d’esprit et un grand cœur, deux choses sans lesquelles ne se rencontre jamais cette troisième, qui fait surtout l’artiste : le vrai sentiment de l’art.

Aussi les duos furent-ils parfaits. Il était difficile de savoir lequel des deux enseignait l’autre ; – et, lorsque Paul hasardait quelque explication sur le caractère du morceau qu’ils venaient d’exécuter, il s’apercevait bien vite qu’elle l’avait saisi mieux que lui ; que là où il avait seulement soulevé un coin du rideau derrière lequel se cachait la pensée de l’auteur, le voile tout entier était levé pour elle. Après que ses doigts avaient traduit à leur manière les sentiments auxquels ce voile transparent ajoute un charme de plus, sa voix, à son tour, redisant avec des paroles enflammées ce qu’elle avait deviné de la pensée du maître, faisait jaillir, aux yeux éblouis de Paul, comme une gerbe de lumière et de poésie. Il se demandait où cette enfant avait puisé un sens si profond et si délicat de ces mystères, à côté desquels tant de profanes, – que le monde prend pour des initiés parce qu’ils sont du métier, – passent tous les jours, sans se douter seulement qu’il y a là quelque chose qu’ils ne comprennent pas.

 

 

 

XI

 

 

Paul admira cette rare et riche nature. – Mais l’admiration purement spéculative n’est guère possible de la part d’un jeune homme de vingt-cinq ans pour une jeune fille de dix-huit. Paul vit donc tout de suite (et, pour voir cela dans son cœur, il n’était pas besoin d’une grande perspicacité) qu’il y avait là un grand danger pour lui, un de ces dangers que l’on ne peut vaincre que par la fuite.

Les leçons étaient à peine commencées depuis un mois, lorsque arriva une fête à laquelle Paul avait l’habitude de communier. Il alla donc trouver son confesseur, s’expliqua franchement avec lui des sentiments qu’il voyait poindre au fond de son âme pour mademoiselle Desrosiers. Le confesseur lui répéta tout haut ce que sa conscience lui disait tout bas : qu’il fallait se retirer au plus tôt, et sans rien dire.

Je demande la permission d’ouvrir ici une parenthèse, et de faire remarquer, contrairement à M. Michelet, les bons effets de la confession pour le repos des familles.

À la place de Paul, un homme sans principes eût cherché à séduire, sinon à enlever Alice.

Un homme honorable et généreux eût peut-être sacrifié son amour à l’honneur de celle qu’il aimait ; – non pas, cependant, sans avoir demandé ou sans avoir saisi un moment d’entretien, dans lequel il eût avoué ses sentiments, se fût passé maintes tirades contre l’injustice de la société qui empêche l’union de deux âmes si bien faites l’une pour l’autre ; puis il eût sollicité quelque rose pour la mettre sur son cœur ; il eût dit qu’il partait, mais que sa vie était brisée, que jamais il n’en aimerait une autre, etc., etc.

À supposer même que cet homme généreux eût affaire à une jeune fille candide chez laquelle ces accents passionnés n’éveillassent aucun funeste écho, il eût troublé cette candeur, il eût rendu Alice malheureuse d’un malheur dont elle se trouvait être la cause innocente ; il l’eût peut-être dégoûtée d’avance, par ce début romanesque, de l’avenir honorable, mais calme et monotone, qui s’ouvrait devant elle.

Paul ne fit ni ne dit rien de semblable. Il alla trouver M. Desrosiers, lui exposa (ce qui était la vérité) qu’il n’avait plus rien à apprendre à sa fille. M. Desrosiers admira le désintéressement de Paul, qui sacrifiait ainsi ses cachets. On ne sut jamais qu’il avait sacrifié bien autre chose. – Et Paul, jusqu’à son mariage, ne vit plus Alice que par hasard et de loin...

Dirai-je que ce jour-là, en rentrant chez lui après avait donné une leçon de piano à une petite bourgeoise bien ridicule, et joué du violon avec le chef des bureaux de la sous-préfecture, un vrai béotien ; dirai-je que Paul, en rentrant chez lui, n’eut pas le cœur gros ?

Non, certes, je ne le dirai pas ; car je craindrais de mentir. – Mais, s’il avait le cœur gros, il avait la conscience en paix. Pouvait-il agir autrement qu’il n’avait agi ? S’il eût persisté à donner des leçons à mademoiselle Desrosiers, tout en goûtant des douceurs chaque jour plus dangereuses, il eût eu l’âme bourrelée de remords. Et pour le chrétien, le repos de la conscience est une chose si capitale, et la conscience elle-même est devenue d’une si exquise sensibilité, que tout vaut mieux que de s’exposer aux reproches, aux morsures peut-être, de cette Némésis intérieure.

« Mais n’aurais-je pas pu essayer de faire partager mon amour à Alice, puis d’arracher à la tendresse de son père le consentement à notre mariage ? » se disait, à la surface de sa conscience, le pauvre Paul. « Mon éducation vaut la sienne. Sans doute mon père n’est qu’un organiste, mais mon grand-père était conseiller au parlement ; – et si M. Desrosiers est notaire, chacun sait que son père était fripier. Quant aux principes, où en trouver qui soient en plus parfaite harmonie que ceux d’Alice et les miens ? »

Puis, du fond ou du très-fond de sa conscience, Paul se répondait à lui-même : « Mais tu sais bien que le fripier a disparu derrière le notaire, aussi bien que le haut magistrat derrière le maître de musique, – et que jamais le riche Desrosiers ne consentirait à donner sa fille, sa fille dont la dot dépassera deux cent mille francs, à un petit professeur qui court le cachet, quels que fussent d’ailleurs les vertus, les talents ou les ancêtres dudit professeur. Continuer à la voir, certain que j’étais de ne la pouvoir épouser, c’était nous exposer, moi certainement, elle peut-être, à des regrets, sinon à des remords. »

Au bout de peu de temps, Paul eut repris sa sérénité.

« Tu ne l’aimais donc pas ? » lui disait Pierre Chalumet, le clerc de notaire, son unique confident, en le voyant se consoler si vite.

« Oh ! que je l’aurais bien aimée ! » répondit Paul avec un soupir où l’on sentait la douleur d’un bien entrevu et que l’on ne doit jamais posséder. – Puis, il reprit : « Mais, puisque je ne pouvais pas l’aimer sans offenser Dieu, j’aimais bien mieux n’y plus penser. Celui que j’aime par-dessus tout, c’est Dieu. Et je lui demande de faire que je n’aime jamais personne à son détriment ! »

Puis il parla d’autre chose.

 

Une âme à demi courageuse se fût complue dans son malheur, eût aimé à s’en repaître, à vivre de souvenirs, eût tout fait, en un mot, pour perdre le fruit de sa difficile victoire. – Paul, au contraire, cherchait à se persuader qu’il n’était pas si malheureux ; qu’au point de vue de la réalisation possible d’un mariage, il eût autant valu pour lui être amoureux d’une archiduchesse ; que fuir les tourments d’une conscience coupable (ne fût-ce que coupable d’imprudence), ce n’est jamais un malheur, mais un devoir et un bonheur.

La victoire de sa foi le consola de la déconvenue de sa tendre passion. – Et encore, chez Paul chrétien, cette passion n’avait pas pris le développement soudain qu’elle eût pris chez un autre. Le chrétien est habitué à veiller sur ses impressions. Dès qu’il s’aperçoit qu’il peut y avoir un danger au fond de quelque sentiment, il se tient sur ses gardes. Lorsqu’il faut rompre, le déchirement est moindre.

 

 

 

XII

 

 

Paul reprit sa vie habituelle. – Cet incident, le premier qui eût troublé la marche paisible de ses années, n’était rien à côté de celui qui allait suivre. Dieu lui réservait cette épreuve, qu’un amour heureux lui dût apporter de bien plus cuisants et de bien plus durables chagrins qu’un amour malheureux.

Paul avait une cousine qui était tout le contre-pied d’Alice. Tandis que celle-ci n’avait que du mépris ou de l’indifférence pour les richesses, les douceurs et les vanités du monde, – Olympe, à qui manquaient toutes ces choses, les désirait avec une indicible ardeur. Enfant gâtée, ambitieuse, d’un mauvais caractère, elle était un exemple frappant de l’immense importance des petites vertus qu’elle n’avait pas, et de l’insuffisance des grandes qui dormaient oisives en un coin de son âme, attendant l’occasion de se montrer. À l’heure du danger, ni la générosité ni le dévouement ne lui eussent fait défaut ; mais elle n’apportait dans le commerce habituel de la vie ni douceur, ni indulgence, ni humeur serviable, ni sérénité. Au milieu de tous les raffinements du luxe, Alice, dont le cœur demeurait détaché de ces misères, était vraiment pauvre d’esprit. Olympe, au contraire, dans une position modeste, également éloignée des extrêmes privations de la misère et des embarras et des séductions de la richesse, ayant sous la main tous les charmes et tous les avantages de la médiocrité, Olympe était riche d’esprit, riche dans le sens cruel qui mérita les malédictions du Sauveur ; car on s’attache plus encore aux biens de ce monde par le désir que par la possession.

Au lieu de faire de son humour un agrément pour ceux dont elle était entourée, Olympe la tournait en instrument de médisance ou de raillerie. Bref, quoiqu’elle fût intelligente, d’une charmante figure, chrétienne au fond, bonne même par-dessous cette âpre surface, bien que mille raisons de convenance en fissent la femme indiquée de Paul, Paul s’était bien promis de mourir garçon plutôt que de jamais épouser sa belle cousine.

Cependant le père d’Olympe tomba gravement malade. Trois mois durant, on la vit le soigner avec un admirable dévouement. Il sembla, pendant tout ce temps, que cette âme fût transformée. Plus une seule de ces paroles aigres où s’exhalaient jadis son ambition et ses rêves envieux ; pas un seul coup d’œil à la glace ; une indifférence absolue pour deux choses auxquelles jadis elle tenait si fort : ses aises et son propre sens ; une égalité d’humeur incroyable, et qui, certes, eût guéri son pauvre père, si son pauvre père eût pu être guéri.

Paul fut d’autant plus ravi de l’explosion de ces vertus, qu’elles avaient été plus cachées jusqu’alors. Peut-être aussi ne fut-il point insensible à cette beauté, qui devenait mille fois plus touchante au milieu des pleurs, et alors qu’Olympe, au lieu de chercher à la faire valoir, l’oubliait complètement.

Olympe aussi fut reconnaissante des visites de Paul, – de l’assidue compagnie qu’il tenait à son père, écoutant avec un intérêt qui ne se démentit jamais l’éternel récit des mêmes campagnes, – de l’attention délicate qu’il mettait à rechercher dans toute sa musique les morceaux les plus propres à endormir les douleurs du pauvre malade.

Ils s’aimèrent ; – et, lorsque le père d’Olympe eut succombé à son mal, lorsque Paul vit sa cousine condamnée à l’isolement, reléguée forcément, si elle ne se mariait, auprès d’une vieille parente, voltairienne et méchante, Paul oublia l’Olympe d’autrefois, pour ne voir que la généreuse garde-malade d’hier, l’intéressante orpheline d’aujourd’hui. – Il se dit qu’il l’épouserait.

La tante de Paul, une sainte fille de cinquante ans, et qui avait consacré sa vie à Dieu, aux pauvres et à son frère, M. Lecostois, alla demeurer chez Olympe, pour que celle-ci ne fût point obligée de quitter Beaulieu. Six mois après, Olympe était la femme de Paul.

Le chagrin et le bonheur firent taire encore pendant quelque temps ces mauvaises qualités qui avaient jadis rendu proverbiale dans tout le pays la fâcheuse humeur d’Olympe. – Paul se félicitait, et triomphait de ses amis, qui avaient tout fait pour le détourner d’épouser sa cousine.

Tout à coup, et je ne sais à quelle occasion, sans occasion peut-être, cette humeur fâcheuse se réveilla plus aigre et plus cassante, plus anguleuse et plus hérissée que jamais. Il semblait même que, sans s’en rendre compte, Olympe tînt à honneur de s’acquitter envers ceux qui l’entouraient et qui avaient droit à ses colères et à ses bouderies ; elle avait à leur solder un inconcevable arriéré de six mois !

Olympe aimait beaucoup son mari ; mais elle était comme tant d’autres qui veulent bien mourir pour les gens qu’ils aiment, et qui ne savent pas vivre pour eux. – Poitrinaire condamné, ou partant pour l’exil, Paul eût trouvé dans sa femme un dévouement incomparable. Mais, si par malheur il eût guéri ou qu’il fût rentré dans sa patrie, Olympe, elle, fût rentrée dans son caractère, et n’eût pas su sacrifier un moment d’impatience, une velléité de mauvaise humeur, le plaisir d’une parole hautaine et blessante, à ce mari qu’elle aimait tendrement, pour lequel elle eût été heureuse de sacrifier sa vie ou sa santé.

Paul vit avec douleur, avec effroi, ce retour à un passé qu’il avait cru oublié. Fidèle à ses habitudes de raison et de calme, il se mit à faire le bilan de sa situation. « Je n’aurai jamais, se dit-il, le bonheur intérieur complet, tel que je l’avais rêvé. Cet accord parfait entre deux âmes, qui fait que toute cause de dispute ou seulement de dissentiment disparaît entre elles, puisque ce qui plaît à l’une plaît forcément, et par cela même, à l’autre ; – cette paix à laquelle j’aspirais, ce calme d’un cœur qui sait que le cœur qu’il aime sera demain pour lui ce qu’il est aujourd’hui, ce qu’il était hier, non-seulement fidèle et dévoué aux grands devoirs que l’on ne saurait méconnaître sans crime, mais encore ingénieux pour chercher dans les plus petites choses la parole aimable, le geste affectueux, la démarche cordiale, pour retirer du sentier de son ami la moindre pierre ou le plus petit obstacle ; – ce bonheur de tous les instants, la joie de retrouver dans celle qui m’est chère par-dessus toutes les créatures cet inaltérable sourire de l’âme que je veux toujours lui offrir : tout cela, c’est un rêve auquel il faut dire adieu.

« Le caractère de ma femme sera l’épreuve constante de ma vie. Mais il dépend de moi de rendre ce purgatoire plus supportable chaque jour, ou de le changer, au contraire, en un insupportable enfer. Si je m’impatiente, si je résiste, si quelquefois je jette sur ces emportements, qui éclatent soudain comme un incendie, l’huile d’un calme affecté ou d’une douceur exaspérante, si seulement je me conduis au hasard en tout ceci, je risque fort de transformer mon bonheur négatif en un malheur très-positif, et, en même temps que j’altérerai, à mon grand préjudice, le calme de mon âme, de compromettre pour jamais le repos de ma maison. »

Ces réflexions, il les mit en pratique avec un sang-froid et une suite que j’admire encore quand j’y songe. Il étudia sa femme ; il sut quand il était bon de céder à ses humeurs, quand une petite résistance l’irritait moins qu’une retraite sans coup férir ; il prit sur lui de ne tenir à son opinion que pour les choses qui intéressaient la conscience ; pour le reste, son sacrifice fut complet ; et, du jour où il fut fait, il cessa d’être pénible. – Quand le cœur souffre véritablement, qu’importent les blessures de l’amour-propre ? Ou plutôt, la plupart de ces blessures ne sont-elles pas purement imaginaires ? Et comment eussent-elles été ressenties par une âme aussi humble et aussi raisonnable que celle de Paul ?

Olympe avait, nous l’avons dit, du cœur et de l’esprit. Quelquefois, elle se sentait pénétrée d’admiration pour la bonté de son mari, pour son inaltérable douceur, pour le soin délicat qu’il prenait de paraître ne point s’apercevoir de ses violences ou de ses caprices. Il y avait alors des moments où la bonté native d’Olympe l’emportait sur tout le reste ; elle éclatait en sanglots, et, se jetant au cou de Paul, elle lui demandait pardon de l’amertume qu’elle apportait dans sa vie. – Paul savait bien que ces moments seraient courts et bientôt suivis d’une reprise d’hostilités. Ils suffisaient cependant à le rendre parfaitement heureux, à remplir son cœur de plus d’indulgence encore pour la pauvre Olympe. – En toutes choses, Paul savait se contenter de peu, précieuse ressource pour être heureux.

 

 

 

XIII

 

 

C’est vers cette époque qu’étant envoyé en garnison à Beaulieu, je fis la connaissance de Paul.

Un vendredi, à l’hôtel des Trois Pots d’or, je demandai à l’hôtesse de me servir un dîner maigre.

– C’est facile, me dit-elle, il y a là M. Lecostois, le musicien, qui fait toujours maigre. – (La femme et les enfants de Paul étant, par grand extraordinaire, à la campagne chez des amis, Paul avait trouvé plus simple et plus économique de renverser la marmite, et de manger au cabaret, comme on dit en Bretagne.)

On nous donna donc une petite table pour nous deux. – Ainsi rapprochés sans aucune préméditation de notre part, nous engageâmes la conversation avec une sympathie qui, avant la fin du dîner, était devenue de l’amitié.

Dieu et l’Église n’étaient pas nos seules affections communes. J’aimais beaucoup la musique ; je pris des leçons de violon pour avoir occasion d’être plus souvent avec Paul, de l’entendre causer de son art, ce qu’il faisait avec une grâce exquise et un charme que j’ai rarement rencontré aussi puissant, aussi exempt de tout alliage de prétention et de personnalité.

Dieu permit, et je l’en remercie, que je devinsse pour Paul une joie que ses tribulations domestiques lui rendaient plus sensible, et qui fut dans sa vie, entre les épreuves qu’il avait éprouvées et celles qui l’attendaient encore, comme une oasis au milieu du désert.

Quant à moi, je m’édifiais sans cesse auprès de lui, et j’ai retiré, des deux années que j’ai passées dans son intimité, une foule de leçons que je cherche tous les jours à mettre en pratique.

J’aimais surtout à lui entendre développer sa théorie du bonheur.

« Je ressemble, me disait-il, à ces hommes qu’une faible complexion oblige à vivre de régime, mais qui d’ailleurs ne souffrent point ou souffrent très-peu. Ce sont, en somme, je ne dis pas les plus heureux des hommes, mais les plus heureux des malades. Mon bonheur a la santé délicate, et je ne la maintiens qu’à force de soins. Sans doute j’aimerais mieux qu’il eût un de ces tempéraments robustes qui permettent, je ne dis pas les excès, mais un usage libre et confiant de toutes les choses honnêtes et agréables. J’aimerais mieux respirer mon bonheur à pleine poitrine, en vivre et m’y plonger, que d’être obligé de l’entretenir comme une chaleur artificielle, d’y veiller comme à une flamme qui menace sans cesse de s’éteindre. Je préférerais le beau fixe à un temps incertain qui fait craindre toujours pluie ou vent, ou même tempête. – Mais, après tout, je n’ai pas le choix, et si je me compare à tant d’autres qui sont vraiment ou se rendent malheureux, combien, en raisonnant la chose, je me trouve heureux !

« Mon seul vrai chagrin vient de ma pauvre femme, ou plutôt de son humeur inégale. Mais, au fond, ma femme est bonne ; elle m’aime. Je l’aime beaucoup. Que de ménages, en apparence plus unis que le nôtre, et qui n’en pourraient dire autant !

« D’ailleurs, le chrétien a-t-il besoin d’être parfaitement heureux ? Un petit aiguillon qui, dans les choses les plus douces, nous rappelle sans cesse que la suprême douceur est ailleurs qu’ici-bas, n’est-ce pas une grâce, au point de vue de la foi ! – Et à quoi nous servirait la foi, si nous nous placions toujours en dehors d’elle pour juger de nos intérêts ?

« Être assez bien en route pour ne pas désirer arriver, cela peut convenir à celui qui voyage pour voyager. – Quant à ceux qui voyagent pour arriver, il n’est pas mauvais, ce me semble, que la route leur fasse un peu désirer le terme. »

La vie de Paul s’écoulait ainsi doucement, mais d’une douceur chèrement achetée, et dans une sorte de paix armée. – Paul avait perdu son père et sa mère, et était devenu organiste en titre de la cathédrale. Il élevait ses enfants avec peine, mais il y arrivait. – Sa maison ne connaissait pas le luxe, à peine le confort, un mot qu’il détestait d’ailleurs presque autant que la chose, qui lui semblait réveiller une idée aussi antichrétienne que possible. Dieu lui avait donné le strict nécessaire ; ce strict nécessaire lui suffisait, lui plaisait même, et avait, pour cette âme vigoureuse, une sorte de saveur sévère qu’il n’eût point trouvée dans les molles satisfactions du luxe et de la vanité. Si quelquefois il eût voulu être plus riche, c’était uniquement pour sa femme, à qui le brillant plaisait tant.

Sans doute, dans ses rêves, il se représentait à vingt-cinq ans, ayant épousé une femme douce, Alice, par exemple, vivant dans l’abondance, y cultivant à loisir les arts et les lettres, menant la vie de propriétaire, et voyant s’ouvrir devant ses enfants de joyeuses perspectives de fortune et de gloire. Peut-être même quelquefois rêva-t-il de paletots plus chauds, et d’un vin plus généreux que les petits vins du cru dont il faisait son ordinaire. Mais, – sauf l’article de la femme douce, – Paul souffrait de l’absence de tout ce que je viens d’énumérer, comme je souffre, moi, de ne pas avoir une voiture ou un château sur les bords du Rhin. Ce que Dieu lui refusait, Paul l’avait toujours considéré comme du superflu. Et si l’on rêve quelquefois au superflu, jamais l’absence du superflu n’a fait souffrir un homme raisonnable.

 

 

 

XIV

 

 

Cependant les épreuves croissaient en intensité avec le courage et la résignation de Paul ; et ce courage et cette résignation se développaient à leur tour dans de telles proportions que les plus cruelles douleurs semblaient toujours apporter avec elles leur baume secret.

Il perdit un de ses enfants. Paul trouva dans la mort édifiante de ce petit ange de quoi se consoler et bénir encore la Providence. Un autre de ses fils, à peine sorti de l’adolescence, tourna mal. L’enfant d’un tel père donna dans de déplorables désordres. La sérénité de Paul eut plus de peine à résister à ce coup ; elle y résista cependant. Paul voulut conserver à son âme toutes ses forces, afin de prier pour ce fils égaré. Lorsque le malheureux enfant mourut dans un hôpital en Algérie, les prières de son père avaient touché le ciel, et, à sa dernière heure, un prêtre vint le réconcilier avec Dieu.

Paul fut à la veille de tomber dans la misère. Un mal dont les musiciens ne sont pas plus à l’abri que d’autres, mais dont ils souffrent davantage, l’atteignit, un mal d’aventure. Trois doigts de sa main gauche y restèrent. Comment jouer de l’orgue après cela ? C’étaient donc 1,000 francs de perdus sur un revenu de 3,000.

Paul s’occupa tranquillement à réduire le train déjà si modeste de sa maison. La bougie fut remplacée par de la chandelle, la piquette locale par de l’eau claire. – Aux bruyantes désolations de sa femme en présence de cette décadence, il n’avait qu’une réponse : « Que veux-tu, ma bonne amie, quand les revenus diminuent, il faut bien rogner les dépenses. Mais, en nous retirant un peu d’argent, Dieu nous envoie quelque chose de bien plus précieux, une occasion de le glorifier par notre résignation. Perdrons-nous ce mérite, qu’il nous est si facile d’acquérir ? D’ailleurs, nous ne sommes plus que quatre personnes à la maison. Il nous reste 2,000 francs de rente. Avec cela, on ne meurt pas de faim à Beaulieu. »

Quant à lui, le calme de son âme ne fut pas un seul instant troublé. Tous ceux qui le rencontraient avec ce front serein, et qui savaient ses épreuves, s’écriaient : « En voilà un qui a de la philosophie ! » C’est de la religion qu’il eût fallu dire.

Pourtant il avait un chagrin : dans ses réductions, il avait été obligé d’atteindre le budget des pauvres.

Il s’en consolait à grand’peine, lorsqu’on vint lui annoncer qu’on était parvenu à le faire nommer sous-bibliothécaire de la ville.

Ce fut avec une véritable joie d’enfant qu’il apprit cette nouvelle. Il aimait les livres presque autant que la musique. – Il aurait d’ailleurs presque pu combiner ces deux affections et jouer du violon dans les salles de la bibliothèque, tant elles étaient solitaires.

 

 

 

XV

 

 

Comme toutes les âmes sereines, Paul aimait la solitude. Et cependant son zèle pour le bien le poussait souvent dans la société, dont ses talents et son inaltérable bonne humeur faisaient les délices. Mais la solitude avait évidemment ses préférences, la solitude où l’on trouve Dieu, la suprême société, où l’on se retrouve soi-même et ses propres pensées. Pourquoi les fuit-on d’ordinaire, sinon parce qu’on les sent oiseuses ou coupables ?

Cette joie de la solitude, Paul la goûta sans mélange dans sa bibliothèque. Le bibliothécaire en titre, d’ailleurs presque toujours retenu chez lui par la goutte, était muet comme une tanche. À peine arrivé, il s’installait dans son fauteuil, sans répondre que par signes aux politesses de Paul. – Celui-ci n’avait garde de s’en plaindre. Le silence, cette autre vertu monastique, Paul était heureux de la pratiquer sous ces voûtes, ancien réfectoire des Dominicains, à côté de cette armée de volumes formée des débris de toutes les bibliothèques des couvents de la ville.

Vraiment un peintre ou un moraliste eussent trouvé un charmant sujet d’étude dans ce personnage intéressant à tant de titres, – par la mâle et douce beauté de ses traits, – par l’inaltérable paix qui de son cœur rayonnait sur son visage, – par toutes les épreuves qu’il continuait de traverser avec une si imperturbable sérénité, – par cette expression de sa physionomie, dans laquelle se fondaient harmonieusement la simplicité d’un enfant qui ignore la vie et la sage expérience du vieillard qui en a pesé toutes les vanités dans une juste balance.

Sans doute il avait avec cela un grain d’originalité, mais d’une originalité qui ne faisait que lui donner un charme de plus ; originalité d’ailleurs qui ne nuisait à personne, qui résidait plutôt encore peut-être dans les dispositions de ceux qui l’observaient et ne pouvaient admirer, sans un peu d’ébahissement, cette égalité d’humeur et cette indifférence des saints, à laquelle nous sommes si peu habitués. L’originalité de Paul, c’était celle du Socrate chrétien, de cet homme qui sait demander à la religion non-seulement ses dogmes, sans lesquels l’esprit languit faute de nourriture, non-seulement ses préceptes pour marcher droit sur la terre et vers le ciel, non-seulement ses consolations puissantes dans les grandes épreuves de la vie, – mais qui sait creuser jusqu’à ces profondeurs où sont déposés, pour ceux-là seuls qui ont le courage de les y aller chercher, des trésors de force, de résignation, de joie, de sagesse, – tout un régime de vie par lequel nous faisons de notre existence entière une amoureuse application de nos croyances et un hymne d’amour pour Celui de qui nous tenons tant de biens.

Paul se promenait pendant des heures dans sa bibliothèque, tenant quelque livre à la main, plus souvent aimant à relire le livre de ses pensées, un livre qui n’avait rien de triste, malgré la monotonie de son passé, malgré les sombres perspectives de l’avenir. Pour Paul, n’y avait-il pas en toute chose des motifs de glorifier et de remercier Dieu ?

Il se chantait quelquefois à lui-même les symphonies de ses maîtres chéris, avec un ravissement qui éclatait sur son visage. – D’autres fois, l’élan de sa reconnaissance pour Dieu, le feu de ses prières, la joie que lui causait une conversion à laquelle il avait coopéré, tout simplement la méditation de quelques-uns des grands mystères du christianisme, cette source inépuisable d’émotion pour les âmes vraiment chrétiennes, et qui ne tarit sitôt pour nous que parce que nous ne sommes le plus souvent chrétiens que de nom ; – tout cela suffisait à lui faire une musique intérieure, un concert joyeux qui ne s’interrompait guère tant que duraient les journées.

Sans doute, encore une fois, dans ces longues méditations, le rêve se glissait de temps à autre et faisait apparaître à l’esprit de Paul ces jouissances dont il devait être à jamais sevré : la campagne dorée par les derniers feux du soleil, les bords majestueux de l’Océan, les voyages dans de lointains et curieux pays, Rome surtout, qu’il eût si bien goûtée, lui littérateur, artiste et chrétien. Mais ce rêve était bien vite repoussé comme une pensée mauvaise. Paul voyait la vie si pleine que la Providence lui avait faite, surtout ces loisirs lettrés dont il jouissait tant ; il était heureux ; ses actions de grâce montaient vers le ciel. Et il ne comprenait pas que ses amis lui parlassent de sa résignation.

 

 

 

XVI

 

 

Paul avait dit souvent en toute simplicité qu’il ne répugnerait pas à mourir à l’hôpital, qu’on y était vraiment très-bien. Je crois que c’était, au fond du cœur, son vœu le plus cher. C’a été celui de tant de saints !

Dieu l’exauça. – L’année dernière, le choléra sévissait dans Beaulieu. Paul, dès qu’il avait un moment de loisir, était au chevet des malades pour les soigner et tourner vers Dieu leurs dernières pensées. Il demanda même un congé d’un mois, et en profita pour faire élection de domicile à l’hôpital.

Le nombre des conversions dont il fut ainsi l’instrument est prodigieux. Il tomba malade à son tour, et si soudainement, qu’il ne put être transporté chez lui. Il fallut l’installer dans un lit que venait de quitter, pour la couche suprême, un ouvrier de la ville, fameux par son impiété, mais qui n’avait pu tenir devant la charité enflammée de Paul, et qui, grâce à lui, était mort comme un saint.

Paul était prêt depuis longtemps ; et une mort subite n’eût laissé sur son salut aucune inquiétude à ses amis. – Il eut cependant le temps de se préparer encore.

Sa courte maladie ne fut qu’un cantique de joie ; il expira en prononçant ces paroles, qu’il avait toujours tant aimées : Gaudeamus in Domino semper.

 

 

 

Eugène de MARGERIE,

Scènes de la vie chrétienne,

1re série, 1860.

 

 

 

 

 

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