L’aveugle d’Innsbruck

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Xavier MARMIER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

DANS mon voyage à travers le Tyrol, après avoir admiré le musée de peinture et de sculpture d’Innsbruck, je suis allé visiter une maison où m’appelait encore une pensée d’art. Dans cette maison, je n’ai vu qu’une pauvre chambre où il n’y a pour tous meubles qu’un misérable lit, un clavecin à demi brisé, un banc sur lequel sont posés quelques tronçons de bois et quelques outils de ciseleur. C’est la demeure d’un vieillard nommé Kleinhans, que la nature a condamné à la plus cruelle des infirmités, et qui, par sa patience, est devenu un vrai phénomène. À l’âge de cinq ans, Kleinhans fut atteint d’une petite vérole qui lui rongea les yeux, et le rendit complètement aveugle. Avant d’être frappé de cécité, il avait souvent joué avec ces figurines en bois que l’on fabrique de tous côtés dans les industrieuses vallées du Tyrol ; il s’était essayé lui-même, d’une main débile, à tenir un couteau, à ébaucher une statuette. Quand la lumière lui fut ravie, il songeait sans cesse à ces images de vierges et de saints qu’il avait contemplées avec tant de joie, et qu’il aurait voulu imiter. Il les reprenait entre ses mains, les palpait, et se consolait encore de ne plus les voir, en les mesurant du doigt. À force de les reprendre, de les retourner en tous sens, il en vint peu à peu à pouvoir discerner par le toucher les justes proportions d’une figure, à disséquer, pour ainsi dire, sur le bois, sur le marbre, sur le bronze, les traits du visage, les différentes parties du corps humain, et à juger de la délicatesse d’une œuvre d’art.

Lorsqu’il eut acquis cette étonnante rectitude de tact, un jour il se demanda s’il ne pourrait pas lui-même parvenir à remplacer par la fine impression de ses doigts l’organe dont il était privé. Son père et sa mère étaient morts. Il se trouvait seul, dénué de toute fortune, de tout secours, et, plutôt que de mendier, il résolut de se créer par sa propre force un moyen d’existence. Il prit une planchette, un ciseau et se mit à l’œuvre. Ses premiers essais furent bien pénibles et bien tristes. Que de dessins imparfaits ! que de coups de ciseau manqués ! Que de fois le malheureux aveugle détruisit par une entaille trop profonde une œuvre à laquelle il avait déjà consacré de longs jours de travail ! Tout autre que lui aurait été découragé de tant de difficultés ; mais il avait l’amour de l’art et la puissance de la volonté.

Après tant et tant d’efforts, il arriva enfin à tenir son ciseau d’une main si ferme, à le faire entrer avec tant de précision dans le bois, à sentir si nettement l’un après l’autre tous les plis d’un vêtement, chaque contour d’un membre, qu’il voyait, pour ainsi dire, par les doigts, la figure qu’il dessinait se former et s’animer. Bien plus, il en est venu, chose incroyable ! à se graver par le toucher dans la mémoire les traits d’un visage et à le reproduire avec une ressemblance parfaite. J’ai vu au musée d’Innsbruck un buste en bois de l’empereur Ferdinand qu’il a fait d’après le buste d’un artiste viennois, et qui est tout aussi ressemblant que l’original. J’ai vu chez lui le portrait d’une de ses parentes qu’il a ciselé en lui passant à diverses reprises la main sur le visage, et qui est, dit-on, d’une exactitude parfaite.

Kleinhans a soixante et dix ans, est droit et robuste ; sa figure a une grande expression de douceur et de bonté, et il travaille chaque jour comme dans sa première jeunesse. Dans le cours de sa grande carrière, il a fait trois cent cinquante christs de différentes grandeurs, une statue de saint Jean Népomucène, et une centaine de têtes de madones ou de saints. Il m’a montré dans son atelier un crucifix de crois pieds de haut, auquel il a lui-même adapté un mécanisme de son invention qui relève graduellement la tête du Christ, ouvre ses yeux et ses lèvres, puis les referme peu à peu, et fait retomber le front pâle du Dieu mourant dans l’agonie de sa passion.

Tant d’œuvres surprenantes n’ont point enrichi l’infatigable Kleinhans. Ses compatriotes n’ont pas su apprécier le génie laborieux d’un tel homme, et l’on n’a rien fait pour lui donner une situation meilleure. Plus tard peut-être, on lui élèvera un splendide tombeau. En attendant, seul dans sa pauvre chambre obscure, il vit au jour le jour du produit de ses sculptures.

Mais il a le cœur gai. Nul vain désir ne l’agite. Nulle ambition d’honneur ou d’argent ne le trouble dans ses rêves d’artiste. Sa pensée est toute remplie des images célestes qu’il a reproduites et qu’il veut encore reproduire. Il se met à l’œuvre dès le matin, et à mesure qu’il avance dans son travail, son visage s’anime, son âme se dilate.

« Je sens, me disait-il, chaque ouvrage de sculpture qu’on me présente et chaque ouvrage que je fais. Je le sens dans ses plus minutieux détails, et j’en jouis comme si je le voyais de mes propres yeux. »

 

 

 

Xavier MARMIER, Impressions et souvenirs

d’un voyageur chrétien.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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