Les bonnes actions

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Xavier MARMIER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

IL Y AVAIT autrefois un homme et une femme qui n’avaient qu’un fils nommé Ivan. Ils lui donnèrent une sage et utile instruction. Il était doux, obéissant et pieux. Lorsqu’il eut achevé ses études, son père lui confia un navire chargé de bonnes marchandises pour qu’il s’en allât faire le commerce en pays étrangers et revînt avec une honnête fortune assister ses parents dans leur vieillesse. Il partit et rencontra un navire turc où retentissaient des cris de douleur et des gémissements et il apprit qu’il y avait sur ce bâtiment un grand nombre de pauvres gens que les Turcs emmenaient en esclavage. Avec un généreux sentiment de pitié, il offrit au capitaine de lui donner toute sa cargaison en échange de ces malheureux.

Le marché étant conclu, il appela l’un après l’autre les captifs et leur rendit leur liberté. Parmi eux était une vieille femme avec une belle jeune fille. La vieille femme lui dit en pleurant :

« Cette jeune personne est la fille d’un roi qui demeure bien loin d’ici, et moi je suis sa nourrice. Un jour qu’elle se promenait dans son jardin à quelque distance du palais, les maudits Turcs se sont emparés d’elle. En entendant ses cris j’ai voulu courir à son secours : ils m’ont prise aussi et m’ont embarquée avec elle sur ce navire. Emmenez-nous avec vous, car nous ne savons comment retourner dans notre pays. »

Ainsi fut fait. En arrivant chez ses parents, Ivan leur raconta comment il avait donné son navire avec sa cargaison pour délivrer les esclaves, et ajouta qu’il avait épousé la jeune captive, qui était la fille d’un roi.

« Malheureux ! s’écria le père en colère, comment as-tu perdu ainsi le bien que je t’avais confié ? Va-t’en. Je ne veux plus te voir. »

Le pauvre garçon se retira dans une maison du village avec sa femme et la vieille nourrice. Par l’entremise de sa mère et de quelques amis il sollicita son pardon, promettant d’être une autre fois mieux avisé. À la fin le père eut pitié de lui ; il le rappela avec sa femme et la vieille nourrice, puis équipa pour lui un nouveau navire plus grand que le premier, et rempli de marchandises plus précieuses.

Le jeune homme s’embarqua avec une heureuse confiance, et arriva dans une ville où des soldats conduisaient une quantité de paysans en prison. Il demanda la cause de cette rigueur, et on lui répondit que ces gens n’avaient point payé leurs impôts.

Saisi d’un sentiment de pitié, il vendit son navire et sa cargaison, acquitta la dette de ces pauvres gens et leur rendit la liberté.

Puis il retourna dans son pays, et se jeta aux genoux de son père pour lui raconter ce qu’il avait fait et réclamer son indulgence.

Le père, furieux, le chassa, disant que de sa vie il ne le reverrait et ne lui pardonnerait. Il finit cependant par se laisser encore fléchir, et par équiper encore un navire pour ce fils si charitable.

À l’avant de son navire, Ivan fit peindre le portrait de sa femme et à l’arrière le portrait de la vieille nourrice. Après quelques jours de navigation, il jeta l’ancre dans un port près duquel s’élevait la capitale d’un grand royaume. Les habitants de cette ville regardaient avec surprise ce bâtiment étranger dont on ne savait ni l’origine ni la destination. Le roi, désireux de savoir par lui-même ce qu’il en était, fit annoncer à Ivan par un de ses ministres qu’il irait le visiter le lendemain. Le ministre, en examinant le navire, fut bien étonné de voir le portrait de la vieille nourrice et celui de la jeune princesse qui dès son enfance lui avait été promise en mariage, et dont on n’avait plus de nouvelles, depuis que les Turcs s’étaient emparés d’elle. Mais il ne dit à personne son émotion.

Le lendemain, à l’heure dite, le roi monta à bord du navire et reconnut aussi, dans les images qui en décoraient la proue et la poupe, les traits de sa chère fille et de la nourrice ; son cœur tressaillit à cet aspect. Il lui tardait de savoir comment ces images se trouvaient là, mais il voulait tout savoir dans les plus minutieux détails, et il invita le jeune armateur à se rendre à son palais. Avec une ardente pensée il l’interrogea, et Ivan lui raconta comment il avait affranchi les malheureux emmenés par les Turcs en esclavage, comment parmi ces captifs étaient une vieille femme avec une belle jeune fille qui ne pouvaient retourner dans leur lointain pays et comment enfin il avait épousé la jeune fille.

« C’est mon enfant, s’écria le roi dans un transport de joie. C’est ma fille unique. Puisque vous êtes son mari, vous serez l’héritier de mon trône. Allez la chercher, amenez-la ici pour que j’aie le bonheur de la voir encore avant de mourir. Amenez aussi votre père, votre mère et toute votre famille, vendez ce que vous possédez dans votre pays et venez demeurer ici. Votre père sera mon frère, et votre mère ma sœur. »

Quand on apprit à la cour et à la ville que la jeune princesse vivait encore, il y eut de grandes fêtes et de grandes réjouissances.

Le roi équipa un navire pour aller chercher sa fille chérie, et associa à ce voyage le ministre à qui elle avait été toute jeune destinée.

La traversée se fit rapidement, et le vieil armateur et sa femme, ravis de la bonne fortune de leur fils, vendirent à la hâte toutes leurs propriétés pour s’en aller avec lui et leur belle-fille dans le palais du roi.

Mais le ministre avait résolu de faire périr l’époux de la princesse. Lorsqu’ils furent en pleine mer, un soir, il l’appela, et tout d’un coup le prit à la gorge et le jeta par-dessus le bord. Personne ne l’avait vu commettre ce crime. Il alla tranquillement se coucher.

Le lendemain, quand on s’aperçut de la disparition du pauvre Ivan, on pensa que pendant la nuit il était par accident tombé dans les flots. Ses compagnons le regrettaient sincèrement. Sa mère et son père pleuraient et se lamentaient, et sa femme était plongée dans la désolation, car ce mari, qui lui était enlevé si subitement, elle l’aimait du fond de l’âme.

Par une grâce providentielle, Ivan pourtant n’était pas noyé. Il avait été emporté par une vague sur un roc, où il trouva une espèce de mousse qui apaisait sa faim. Nulle autre nourriture et nul secours. Après une longue et douloureuse attente, un jour, enfin, il aperçut à quelque distance de son roc sauvage un vieux pêcheur. Il l’appela et le pria de lui venir en aide.

« Je le veux bien, répondit le pêcheur, si vous voulez me payer.

– Comment pourrais-je vous payer ? Je n’ai rien et mes vêtements, comme vous le voyez, sont en lambeaux.

– N’importe. J’ai ici de l’encre et du papier. Vous pouvez me faire un écrit par lequel vous vous engagez à me donner la moitié de tout ce que vous possédez. »

Ivan, ayant accepté cette proposition, fut conduit à terre par le vieux pêcheur, et s’en alla de village en village, pieds nus, implorant la charité.

Après trente jours de marche, il arriva à la capitale de son beau-père, et s’assit à la porte du palais. De toute sa fortune, il ne lui restait que l’anneau nuptial, sur lequel était gravé son nom et celui de sa femme. Ses pieds nus, ses haillons indiquaient sa misère ; sa figure, brûlée par le soleil, était méconnaissable. Le soir, des domestiques lui donnèrent un reste de leur souper. Le lendemain, comme il était encore assis à la porte du palais, un valet lui ordonna de se retirer, parce que le roi allait passer par là. Il se leva et s’approcha du jardin. Bientôt il aperçut son père et sa mère, qui se promenaient avec le roi et la reine, et sa jeune femme avec l’abominable ministre. Comme elle passait près de lui, il tourna vers elle sa main de telle sorte qu’elle remarqua l’anneau. Si délabré et si changé était son cher mari, qu’elle ne pouvait le reconnaître. Mais cet anneau la fascinait.

« Laissez-moi voir, dit-elle, ce que vous avez là au doigt.

– Allons, s’écria le ministre inquiet, comment pouvez-vous vous arrêter près de ce mendiant ? »

Elle s’arrêta pourtant et lut son nom et celui de son époux gravés sur l’anneau. Dès qu’elle fut rentrée au palais, elle dit à son père ce qu’elle avait vu, et le pria d’envoyer chercher le mendiant.

Le mendiant fut appelé. Le roi lui demanda d’où il venait et d’où lui venait cette bague nuptiale.

Ivan alors ne put se contenir plus longtemps. Il raconta ce qui lui était arrivé ; comment il avait été jeté à la mer par le féroce ministre et comment il avait été sauvé.

« Dieu, dit-il, a eu pitié de moi, il m’a rendu à ma femme et à mes parents. »

Le roi et sa fille écoutèrent ce récit en pleurant de bonheur. Bientôt le père et la mère d’Ivan apprirent la bonne nouvelle et tout le monde fut dans la joie : seul le ministre tremblait et se désolait. Le roi l’abandonna à Ivan, lui disant d’en faire tout ce qu’il voudrait. Mais Ivan ne voulut point le condamner à mort. Il lui ordonna seulement de quitter le pays.

Quelques jours après ces événements, on vit arriver le vieux pêcheur, apportant l’écrit signé par Ivan.

« C’est bien, dit le jeune héritier du royaume. Il faut que j’accomplisse ma parole. Tu dois avoir la moitié de tout ce que je possède : villes et villages, champs et forêts. Voilà ta part, voici la mienne. »

Le partage ayant été ainsi scrupuleusement fait, le vieillard dit :

« Je te rends ce que tu veux me donner selon l’engagement que tu avais pris. J’ai été envoyé par Dieu pour te sauver et te récompenser de tes bonnes actions. Règne et sois heureux. »

À ces mots, l’ange disparut, et Ivan vécut heureux et longtemps.

 

 

 

Xavier MARMIER,

Contes populaires de différents pays,

1880.

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net