Le pauvre pêcheur

 

 

Le père Morvan ne pêchait plus ! la guerre lui avait enlevé ses deux fils, les deux seuls matelots de son bord.

Cependant, malgré qu’il fût seul, on le voyait sortir dès le petit jour avec les pilotes du port. C’était là sa seule raison de vivre, mais malheureusement l’ankylose de ses vieux membres ne lui permettait plus le large ; il longeait maintenant la côte pour s’abriter et ne pas donner trop de voiles.

Et, tout en tirant d’interminables bordées, il suivait du regard les voiles qui pêchaient au loin ; songeant aux bonnes époques de sa vie.

Avant de virer de bord, il ramenait sa ligne bien rarement avec quelque chose, hélas ! et, ainsi, la journée passait donnant un peu plus de tristesse à son cœur.

Au retour, les voiles multicolores descendaient et la jetée résonnait joyeusement du choc des sabots ; alors Morvan rentrait furtivement amarrer son vieux compagnon. C’était l’heure humiliante, car des embarcations fusaient les plaisanteries qui chaque soir mettaient plus d’amertume à sa déception.

Sur le quai même, les marchandes lui demandaient avec une inlassable ironie « si le père Morvan avait pêché beaucoup de goémon » !

Et le pauvre vieux pêcheur, marmottant, passait, n’ayant que juste pour son repas et l’amorce du lendemain parfois même sans rien.

Heureusement, le chemin de la falaise redonnait à sa tristesse le silence qu’il aimait : dans les dernières lueurs du jour que l’eau conserve longtemps encore, il retrouvait un peu de consolation.

Et ce soir-là, tout lui semblait plus grand, plus calme. Il avait laissé entre les mains de la veuve Floury deux maquereaux, toute sa pêche, à cette pauvre folle qui attendait encore le retour de son homme, perdu en Islande depuis vingt ans.

Notre pauvre pêcheur allait, sans plus penser à son sacrifice ; mais, conscient du jeûne qui l’attendait : une joie inexprimable l’envahissait, comme à l’aube de sa vie d’aventure sur les mers de Chine.

Il retrouvait à tel point ses sensations de jeunesse que, concentré en sa pensée, il n’avait pris garde en croisant un grand inconnu près de la cabane des douaniers. Cependant ses paroles lui revenaient : « Bonsoir, père Morvan, la pêche sera bonne demain ! »

Qu’en savait-il ? Et puis, pas pour lui, qui ne pouvait aller au large, où se trouvaient les bancs de poissons ! Et la nuit était venue, pleine de rêves de pêche et d’aides inattendues la ligne ne pouvait suffire et la cale de la « Marie-Thérèse » se remplissait de la manne frissonnante et argentée !

Aussi, le réveil avait-il été mal accueilli par un : « Quelle chienne de vie ! » et la lassitude de mettre un pied devant l’autre.

Puis, l’habitude l’avait remis à la barre, et, dans le clapotis bleu, l’embarcation filait vent debout, pendant que les autres pêcheurs hissaient leurs voiles dans un bruit aigu de poulies qui grincent.

Quelques petits poissons trouvés par hasard sur un banc avaient permis d’amorcer la ligne ; et chose étonnante, aux premières brasses, la secousse caractéristique s’était fait sentir : près du phare, le père Morvan avait tiré un gros maquereau, puis deux, trois....

Et l’activité de ses belles époques lui était revenue, et les dos rayés de violet, de bleu et de vert, les ventres argentés sautaient de nouveau entre ses pieds. Il avait jeté l’ancre, baissé les voiles et il pêchait joyeusement, retrouvant ses moyens d’autrefois : des roussettes, des lieux, des drainies venaient diversifier le tas de poissons qui montait toujours.

À l’heure du retour, en plus de sa voilure ordinale, il avait hissé la voile de flèche, chose qu’il ne faisait plus depuis longtemps.

Et, ce soir-là, la « Marie-Thérèse » avait fait une entrée de grand style dans le port de Loguivy.

L’étonnement des matelots fut à son comble, quand ses flancs livrèrent l’abondante marée aux marchandes. Morvan avait pêché à lui seul plus qu’un chalutier de Cancale, et Morvan était le seul ce jour-là qui rapportât quelque chose.

La jalousie y voyait l’intercession du diable, ou l’aide d’un sorcier de Paimpol ; mais les mousses n’osèrent rien dire.

Depuis ce jour, la veuve Floury mange et le père Morvan continue de rapporter du poisson.

Cette petite histoire n’a guère besoin de commentaire : la pureté évangélique qui l’éclaire peut être une indication pour chacun.

 

 

MAX.

 

Paru dans Psyché en 1910.

 

 

 

 

 

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