Le lac Switez

 

BALLADE

 

 

 

Si de Nowogródek tu parcours les parages,

Entré dans le bois ténébreux

De Pluzyny, crois-moi, retiens ton équipage

Et sur le lac jette les yeux.

 

C’est là que le Switez étend sa transparence

Dans un cercle presque infini,

Son rivage assombri d’une verdure dense

Et, tel miroir de glace, uni.

 

Si tu parviens ici lorsque le jour se voile,

Te penchant sur les eaux du soir,

Les étoiles sur toi – et sous toi les étoiles

Et deux lunes, tu pourras voir.

 

Une plaine de verre est sous tes pas, sans doute,

Qui jusqu’au ciel a pris son vol,

Ou bien le ciel de verre a-t-il ployé sa voûte,

Jusqu’à tes pieds touchant le sol ?

 

Le rivage opposé hors de ton regard reste,

Du haut, du bas, l’œil n’est plus sûr :

Tu te crois suspendu dans l’espace céleste

En quelque immensité d’azur.

 

Ainsi le soir – par un beau temps qui l’y dispose,

La vue abuse aimablement ;

Mais pour oser gagner le lac à la nuit close,

Il faut un cœur des plus vaillants.

 

Car livre ici bataille un diable, à ce qu’il semble,

Des spectres viennent s’attaquer !

Lorsque en parlent les vieux, de tout mon corps, je tremble,

Au soir, je crains de l’évoquer !

 

Sous l’eau, parfois, les bruits d’une ville en alarme,

Feux, fumées, éclatent dans l’air,

Des femmes hurlent, monte un fracas confus d’armes,

Tocsin fou, grincements de fer !

 

Puis s’abat la fumée et les rumeurs s’éteignent,

Seul un sapin fait son frisson ;

Dans l’eau se dit paisible un rosaire – et se plaignent

Des vierges dans leur oraison.

 

Que veut dire cela ? chacun a son idée

Mais au fond nul n’alla jamais :

Parmi les simples gens, mainte fable est brodée...

Qui donc devinera le vrai ?

 

Or le seigneur de Pluzyny, dont les ancêtres

Eurent pour legs Switez, le bourg,

Un long temps réfléchit, prit conseil : lui, peut-être,

Le secret mettrait-il au jour ?

 

Maints engins il fit faire en la ville prochaine,

Distribua l’argent à flots,

Longue de deux cents pieds fit mailler une seine,

Construire barges et canots.

 

Je prévins : qui se lance en si grande entreprise,

S’il commence avec Dieu, fait bien :

On donna pour la messe – et dans plus d’une église,

Et de Cyryn le prêtre vint :

 

Il vêt ses ornements, d’eau bénite il asperge

Et signe, du bord, le labeur...

Démarrent les chalands et la seine s’immerge

Au commandement du seigneur.

 

Les flotteurs de la seine avec elle descendent

Tant l’abîme est ici profond :

S’enfonce le filet et les câbles se tendent :

Sûr : ils n’auront même un goujon !

 

Les ailes du filet remontées en surface,

La poche à son tour l’on tira :

Vous dirai-je quel spectre était pris dans la nasse ?

Mais personne ne me croira !

 

Un spectre ? Je dirai : pas tout à fait pareille,

Une femme est prise au filet,

Vivante, au clair visage, à la bouche vermeille,

Aux cheveux blancs que l’eau collait.

 

Elle gagne la rive. Alors que, tournant bride,

Tel prend ses jambes à son cou,

Tel autre reste là, sans mouvement, stupide,

La dame parle d’un ton doux :

 

« Apprenez, jeunes gens, que, sans être engloutie,

Nulle barque ici n’a vogué :

Dans ses gouffres sans fond, le lac prend et châtie

Qui ose sur lui naviguer.

 

« Et toi, l’audacieux – et ton équipe entière,

Vous auriez subi cette loi ;

Mais puisque ce pays fut celui de tes pères

Et que notre sang coule en toi,

 

« Quoique un vain curieux le châtiment mérite,

Vous avez d’abord prié Dieu :

Dieu veut que par ma bouche à la fin vous soit dite

L’histoire du lac merveilleux.

 

« Par le sable envahie aujourd’hui, cette rive

Où « tsars » et roseaux sont croissants,

Près de quoi votre rame en ce moment s’active,

Entourait un bourg florissant :

 

« Switez, célèbre alors par ses hautes prouesses

Et riche en visages jolis,

Où régnaient les Tuhan, d’une antique noblesse,

Fut longtemps prospère, jadis.

 

« Ce bois ne cachait rien, qui triste au loin s’étale :

À travers les champs de blés mûrs,

Nowogródek, alors du pays capitale,

On en voyait d’ici les murs.

 

« Mais le tsar de Russie, à la puissante armée,

Attaqua Mendog, qu’il surprit –

Et la Lithuanie en tous lieux alarmée,

Craignait que Mendog se rendît.

 

« De Mendog, dont l’armée aux marches tenait garde,

Mon père eut ce commandement :

« Tuhan, ma capitale à sauver te regarde,

Convoque au plus vite le ban ! »

 

« Dès que Tuhan eut lu de son prince la lettre,

De la guerre il donna signal,

Cinq mille hommes bientôt en troupe il a su mettre,

Tous en armes, tous à cheval.

 

« Clairons sonnant, les jeunes partent. À la porte,

Brille de Tuhan l’étendard.

Mais Tuhan reste là, son espérance est morte,

Vers le château vite il repart.

 

« Il me dit : « Je vais donc faire périr les nôtres

Pour qu’un étranger ait renfort !

Tu sais bien qu’à Switez les remparts ne sont autres

Que nos sabres et que nos corps !

 

« Si ma modeste armée en deux tronçons je taille,

L’aide au cousin, qu’en reste-t-il ?

Et si j’engage tous mes gens dans la bataille,

Filles, femmes sont en péril ! »

 

« Je répondis : « De craindre, ô père, il n’est plus l’heure :

Où la gloire t’appelle, va !

Dieu nous défend : son ange, en vol sur nos demeures,

Cette nuit mon âme rêva.

 

« D’un éclair de son glaive il entoura la ville,

De ses plumes d’or la couvrit :

« Femmes, filles m’auront, me dit-il, pour vigile

Quand les preux seront loin partis. »

 

« Mon père obéissant joignit l’armée en hâte,

Mais quand la triste nuit tomba,

Au loin vacarmes, chocs, galopades éclatent

Et l’affreux cri de guerre : « Hourra ! »

 

« Sous les béliers tonnants la porte est mise en pièces,

Les traits grêlent de toutes parts :

Jeunes filles, enfants vers le château se pressent,

Malheureuses mères, vieillards...

 

« Au secours ! hurlent-ils, barrez chaque ouverture :

Le Moskal marche sur nos pas !

Hélas ! plutôt mourir que subir la souillure :

Donnons-nous mutuel trépas ! »

 

« Bientôt la terreur cesse et de rage on écume :

Des trésors on fait un monceau,

On apporte un flambeau, l’incendie on allume,

Un cri terrible monte haut :

 

« Maudit qui se soustrait à la mort convenue ! »

En vain je voudrais l’empêcher :

À genoux sur les seuils, leur tête ils ont tendue

À la hache prête à trancher...

 

« Le crime sera même : ou le Russe on supplie

Et traîne des fers odieux,

Ou bien l’on s’extermine en des meurtres impies !

« Seigneur ! criai-je, roi des Cieux !

 

« Puisque nous ne pouvons échapper à la horde,

Nous Te supplions à genoux :

Que Ta foudre nous frappe, en Ta miséricorde,

Ou que le sol s’ouvre sous nous ! »

 

« Alors d’une blancheur je fus environnée,

Chassant la nuit, le jour parut.

J’abaissai vers la terre une vue étonnée :

La terre sous moi n’était plus !

 

« Où nous aurions ouï carnage, viols infâmes,

Des rameaux verts sont érigés :

Ce sont là de Switez les filles et les femmes

Qu’en plantes Dieu vient de changer.

 

« Tels de blancs papillons leurs fleurs pâles vacillent

Sur l’abîme profond des eaux,

Leurs feuilles vertes sont pareilles aux aiguilles

Des sapins sous leur blanc manteau.

 

« Leur teint blanc, des vertus symbole, dure encore

Pendant leur repos éternel :

Elles cachent leur vie et la souillure abhorrent,

Du doigt ne les touche un mortel.

 

« C’est bien ce qu’ont appris le tsar avec sa bande :

Car ces fleurs à peine voient-ils,

L’un vaut orner son casque en fer de leurs guirlandes,

L’autre s’en tresser un tortil...

 

« Mais dès qu’ils ont plongé leur bras au sein de l’onde,

Tant des fleurs le pouvoir est fort,

Qu’un mal fatal les brise à la même seconde,

Frappés sur place par la mort !

 

« Quoique le temps ait tout brouillé dans les mémoires,

On redit la fin des soudards :

Ainsi le peuple encor l’évoque en ses histoires

Et ces fleurs appelle des « tsars ». »

 

La dame avec lenteur s’en va, sur ces paroles :

Les bateaux, la seine, ont coulé,

Le champ touffu bruit, des eaux la vague folle

Au bord en grondant a roulé.

 

Le lac jusqu’à son fond comme une fosse s’ouvre,

Les yeux suivent la dame en vain :

Elle plonge et le flot de nouveau la recouvre...

Et d’elle on n’entendit plus rien.

 

 

 

Adam MICKIEWICZ, 1820.

 

Recueilli dans :

Adam Mickiewicz, Ballades, romances et autres poèmes,

choisis, présentés et traduits du polonais

par Roger Legras, Éditions L’Âge d’Homme, 1998.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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