Le voyage

 

 

                                            I

 

Sous le plafond noirci, près de l’âtre sans flamme

Dans la grand-salle où tout est silence, une femme

S’incline aux pieds d’un Christ orné d’un buis bénit.

Immobile, pareille aux saintes de granit,

Elle prie, à genoux, plus blanche que le plâtre

De la muraille où rampe une lueur grisâtre,

Dernier reflet du soir qui lutte avec la nuit.

Un lambeau de papier glisse et tombe sans bruit

De ses doigts qu’elle tient croisés sur sa poitrine.

Attachant son regard à la face divine,

Elle supplie, en pleurs devant le Crucifix,

Le Christ consolateur de lui rendre son fils !

 

Son fils, son seul enfant, qui la quitta naguère

Pour répondre à l’appel des clairons de la guerre,

Laissant la pauvre veuve en son isolement

Sans nouvelles ! On sait qu’un jour le régiment

A trouvé l’ennemi, mais qu’ayant dû combattre

Trop longtemps sans secours au moins un contre quatre,

Il s’est mis en retraite, avec gloire vaincu.

Dans quel souci dès lors cette mère a vécu !

Dans quelle inquiétude et quelle impatience !...

 

La porte tout à coup s’ouvre avec violence ;

Une jeune fille entre… « Il est venu, dit-on,

Une lettre... j’accours... l’avez-vous ? » Et, d’un ton

Où perce clairement une angoisse suprême :

« Est-ce bien lui, François, qui vous écrit lui-même ?

– « Non, pas lui ! C’est, hélas ! son camarade André. »

Et la mère aussitôt se tut, ayant montré

La lettre sur le sol tombée à côté d’elle.

 

La jeune fille prit et lut :

                                      « Triste nouvelle !

« Moi, je suis prisonnier. Beaucoup sont morts. François

« Dans l’épaule a reçu deux balles à la fois.

« Préviens sa mère. – À Wœrth on m’a laissé malade,

« Dans l’ambulance, avec mon pauvre camarade ;

« On dit que le blessé peut-être en guérira... »

 

La voix de la liseuse à ce mot expira,

Et rien ne s’entendit qu’un bruit de pleurs, dans l’ombre

De la chambre où déjà pénétrait la nuit sombre.

 

Quand le premier instant de chagrin fut passé,

Combattant les sanglots de son sein oppressé :

« Ô mère, s’écria la pâle jeune fille

Votre deuil est mon deuil ! frêle enfant sans famille,

Sans soutien, à quatre ans orpheline, je dois

Tout ici-bas à vous, vous seule avec François

Et puisque votre fils est pour moi plus qu’un frère,

Que vous me permettez de vous nommer ma mère,

Oui, je sacrifierais la moitié de mes jours

Pour le voir, lui parler et lui porter secours !

S’il n’était pas si loin du pays !... Mais qu’importe !

Nous irons ! Vous l’aimez, je l’aime, et je suis forte.

Nous prierons le bon Dieu de nous tendre la main

Et de nous protéger dans ce rude chemin.

Si nous pouvions bientôt le soigner, il me semble

Que nous le sauverions. Mère, partons ensemble

Dès demain ! »

                      – « J’y pensais », dit la mère à genoux.

 

 

                                            II

 

Et le long des taillis déjà tachés de roux

Au lever du soleil marchaient les pauvres femmes.

Toutes à la douleur qui remplissait leurs âmes,

Elles partaient au gré du ciel et n’avaient pas

D’un voyage si long prévu les embarras :

Quand leur en vint l’idée elles s’y résignèrent.

À la première ville elles se renseignèrent ;

Quelqu’un, d’un tel projet demeurant interdit,

Haussa légèrement l’épaule, puis leur dit :

Allez de ce côté, tout droit ! – Elles suivirent

Longtemps, longtemps la route et, lorsqu’elles se virent

Loin du hameau natal, dans des lieux inconnus,

Leur tourment s’augmenta d’une angoisse de plus.

Un morceau de pain sec, un repos bref et rare :

Jamais si maigrement ne vécut un avare.

Elles passaient au sein de pays ravagés.

Devant l’invasion, des troupes d’affligés

S’enfuyaient, emmenant de leurs chaumières vides

Ce que n’avaient point pris les maraudeurs cupides :

Femmes, petits enfants, vieillards désespérés...

Mais elles, rencontrant ces mornes émigrés,

– Égoïsme éternel de la nature humaine ! –

D’un œil indifférent, sans pitié pour leur peine,

Regardaient, escortant leur chars pleins de débris,

Ces malheureux errants qui n’avaient plus d’abris.

Et si la jeune fille, un peu plus expansive,

Disait, en un moment d’expansion naïve :

« Que vont-ils devenir dans le temps des frimas ? »

La mère soupirait et ne répondait pas.

Elle fut la première à rompre le silence,

Un matin qu’elle vit, blêmes de défaillance,

Des femmes consolant sur le bord du chemin

Leurs enfants demi-nus qui demandaient du pain ;

De sa bouche il tomba ces paroles amères :

« Elles gardent du moins leurs fils... heureuses mères ! »

 

Cependant chaque jour les rapprochait des lieux

Qui subissaient le joug des vainqueurs odieux.

L’ennemi se montrait et des bandes armées

Entouraient brusquement les femmes alarmées :

C’étaient de longs arrêts, de vaines questions.

Et même un chef brutal, en quête d’espions,

Sorte de malandrin trouvant tout bon à prendre,

Les mena, sans vouloir un instant les entendre,

Près de là, dans un bourg, malgré leur désespoir,

Et les y fit garder jusqu’au lendemain soir.

Au fond de l’horizon tonnait une bataille :

Les jeunes combattants, frappés par la mitraille,

Arrivaient au village en sinistres convois,

Sanglants, défigurés, ceux-ci déjà sans voix,

Ceux-là remplissant l’air de leurs cris lamentables,

Étendus sur le sol, sur des lits, sur des tables,

Attendant un secours trop longtemps différé

Et trop tard venu, – tant, dans le bourg encombré,

Les files de blessés sans relâche affluèrent.

Les deux femmes, le cœur navré, se dévouèrent,

Donnant leurs soins, aidant à poser l’appareil

Sur la plaie, et songeant qu’en un moment pareil

Leur bien-aimé François, atteint de deux blessures,

Jetait mêmes clameurs, souffrait mêmes tortures !

Enfin prises d’horreur, leurs forces s’épuisant,

L’ennemi les laissa partir en leur disant

Que Wœrth, leur triste but, n’était plus qu’à dix lieues.

 

 

                                            III

 

Là-bas, vers l’horizon voilé de brumes bleues,

Là-bas devait finir leur chemin de douleurs !

– Commue un pâle sourire éclos parmi les pleurs,

Un doux soleil d’automne, échappé de la nue,

Semblait, pour consoler la terre inculte et nue,

Caresser les débris des arbres mutilés

Et les murs des hameaux dans la flamme écroulés.

Mais il ne brillait pas pour les deux voyageuses

Qui marchaient sans le voir, muettes et songeuses,

Et portaient dans le cœur cette profonde nuit

De la douleur, pour qui tout s’éteint, rien ne luit !

Tandis que leur voyage approchait de son terme,

Elles sentaient fléchir leur courage moins ferme.

Une ville, alignée au versant d’un coteau,

Leur apparut un soir : sur le toit d’un château

Une bannière au vent s’agitait, noire et blanche,

Et la cloche sonnait l’Angelus du dimanche.

Comme elles arrivaient aux premières maisons,

Le chapelet aux doigts, disant leurs oraisons,

Un jeune homme, vêtu de restes d’uniforme,

Lambeaux déchiquetés sans couleur et sans forme,

Blême, maigre, fiévreux, traversait le chemin.

Il allait à pas lents et tenait à la main

Une des longues croix qu’on plante au cimetière.

Il crut qu’en son regard flottait une chimère

En passant à côté des femmes, qui malgré

Son triste état l’avaient reconnu : « C’est André !

Et François ?... » Stupéfait d’une telle rencontre,

N’osant dire tout haut ce que son trouble montre,

Il détournait la tête et, confus, anxieux,

Essayait de cacher les larmes de ses yeux.

– « Oui ! je comprends ! trop tard ! trop tard ! cria la mère.

Je n’avais qu’un enfant, il n’est plus... oh ! la guerre !...

André, toi, conduis-nous ! » – « Venez donc ! » Et tous trois

Marchaient rapidement par les sentiers étroits ;

Glissant sur les cailloux, franchissant des clôtures,

Ils entrèrent au champ semé de sépultures.

Les genoux chancelants, le regard obscurci,

Le soldat s’inclina murmurant : « C’est ici ! »

 

Cruels sanglots par qui notre cœur se déchire !

Nous les connaissons tous, nul ne peut les décrire,

Ces heures de malheur où l’esprit éperdu

Réclame l’être aimé soudainement perdu !...

Pauvres femmes pleurez ! votre espoir, votre joie,

Tout est parti ! La mort gardera bien sa proie ;

Vos poignantes clameurs ne ranimeront pas

Celui qui ne doit plus vous entendre ici-bas !...

 

Belle d’égarement, d’amour et de colère,

La jeune fille enfin se releva de terre ;

Un long cri de sa gorge avec peine sortit :

« Ô fiancé, mon sein qui pour toi seul battit

Pour nul autre jamais ne battra ! Veuve et vierge,

Je ne quitterai plus ces noirs habits de serge.

Si j’avais pu du moins recevoir tes adieux,

Et le regard suprême allumé dans tes yeux !...

Mon Dieu, prenez pitié des tourments de mon âme !...

Oh ! que tes meurtriers soient maudits ! Faible femme,

Que ne puis-je leur rendre et le mal qu’ils me font

Et le mal qu’ils t’ont fait ! dans un gouffre sans fond

Précipiter d’un coup leurs troupes entassées,

Voir leurs mères en deuil et mille fiancées

Jusqu’au dernier soupir attendant leurs promis !

Oui, c’est bien maintenant qu’ils sont les ennemis !

Pour leur faire expier ta mort et ma souffrance,

Que s’ouvre sous leurs pieds le sol de notre France !

Je pensais à mourir... Quoi ! mourir ! Nous vivrons

En parlant de lui, mère, et nous le vengerons ! »

 

La mère cependant, la face contre terre,

Abîmée en son deuil, confondue en prière,

Inerte, restait là, sans pleurs, ne parlait pas.

L’autre, qui se penchait pour l’exhorter tout bas,

Voulant la relever d’une main douce et forte,

Vit, tremblante d’effroi, que la mère était morte !

 

 

 

Achille MILLIEN.

 

Paru dans la revue

de l’Académie des belles-lettres, sciences et arts

de La Rochelle en 1874.

 

 

 

 

 

 

 

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