Le mirage

 

 

 

Cercamon le jongleur, désabusé de tout, – Du tracas des châteaux, du monde et de son bruit, – Un jour entre au couvent, l’abbaye de Psalmodi – Où on lui a donné la garde du chartrier.

 

Psalmodi, l’abbaye où les Bénédictins ; – Nuit et jour, chantaient latin, dans les marais, – Et dont la destinée depuis longtemps s’est close, – Était, vers Aigues-Mortes, encore à son matin.

 

Fatigué de racler psaltérion et viole, – Cercamon le jongleur au sacré monastère – Est venu savourer le charme du mystère, – Le nirvâna en Dieu, la paix du cimetière.

 

Mais, la grande solitude, après quelques années, – Ses hymnes répétés et le los des Corps-Saints – Et les psaumes, de nuit, de jour recommençant, – Au volage convers sont devenus pesants.

 

Et, pour évaporer sa nostalgie en germe, – Vers le milieu du jour, par les terrains mouvants, – Il va, un livre en main, se promener aux landes – De l’immense marais qui n’a ni fin ni terme.

 

Et que voit-il ? Au loin, sur les rives d’un lac, – Trois blanches nymphes qui dansent aux rayons – Du soleil, immobile, là-haut, sous la voûte – D’un ciel éblouissant et vaste. Le jongleur,

 

Voyant en plein midi briller telles étoiles, – D’un signe de croix vainement se couvre. – Autant que le soleil maintient l’apparition, – Il reste émerveillé devant la vision blanche.

 

Cercamon, éperdu dans la blanche vision, – Qui le suit dans le cloître et dans ses exercices, – Aux pieds du père abbé s’agenouillant, – Lui a fait humblement, enfin, sa confession.

 

« Voici, dit-il, mon père, le péché qui m’oppresse : – Dans le marais, lorsque se lève le Démon de midi, – J’ai vu (comme on dirait) lutiner des fantômes – Qui m’ont dansé devant en pures formes d’Ève.

 

» Fantômes de l’amour, depuis lors, trop souvent, – Les caresse mon cœur ; et de là me reviennent – Toutes les tentations de ma jeunesse folle ! » – « Mon fils, le bon prieur du couvent répondit,

 

» Dans les spectres que tu vis, tu as l’image de tes fautes. – Mais, calme ton remords, s’il te meurtrit par trop ! – Les ans de ta jeunesse, leurs joies comme leurs frasques, – N’auront plus de retour : ta pénitence est faite. »

 

Déjà vieux, il comprit, le pauvre Cercamon... – Néanmoins, il quitta Psalmodi et son cloître. – Mais le repos de l’âme, en vain le chercha-t-il : – Vagabond dans sa vie, il mourut vagabond.

 

 

 

Frédéric MISTRAL.

 

Paru dans Les Annales politiques et littéraires en 1909.

 

 

 

 

 

 

 

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