Jeanne d’Arc

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Hégésippe MOREAU

 

 

 

 

 

 

LES progrès de l’invasion anglaise au XVe siècle furent rapides et terribles. L’invasion, ma sœur, si vous ne comprenez pas ce mot, interrogez vos sœurs aînées, elles vous diront les figures étranges qu’elles virent passer deux fois devant leur berceau, l’incendie à l’horizon, le bruit du canon dans l’air, les hommes qui partaient beaux et fiers, puis revenaient sanglants et pâles, et les pauvres mères qui pleuraient : tout cela, c’est l’invasion !

En 1420, Isabeau de Bavière, femme alors et bientôt veuve de Charles VI, appuyant je ne sais quels droits qu’Henri V, roi d’Angleterre, réclamait sur le royaume de France, attira les Anglais à Paris. Le souverain légitime, appelé par dérision le roi de Bourges, parce que le Berry seul lui restait fidèle, fuyait, déshérité, volé, poursuivi par sa mère..., par sa mère ! car tous les historiens sont là qui déposent de ce fait inouï, et il faut bien se résigner à le croire...

« Que faire et espérer maintenant ? » se disait, à part lui, Robert de Baudricourt, gouverneur de Vaucouleurs en Champagne, qui, par une blessure exilé des camps dans son château, gémissait de ne pouvoir plus combattre pour son pays et pour son roi... Assis en ce moment dans un grand fauteuil seigneurial, il venait de lire et il froissait en sa main un passage qui confirmait la nouvelle de nos derniers désastres :

« C’en est fait du beau royaume de France ! soupirait-il, à moins qu’un ange du ciel n’en tombe exprès pour nous sauver, mais quand viendra-t-il ? où est-il ?

– Tout près de vous, Monseigneur », dit un jeune page qui se tenait appuyé derrière le fauteuil du sire de Baudricourt.

Il se retourna, et vit une belle jeune fille qui venait d’entrer accompagnée d’un pauvre vieillard.

« Messieurs, je suis Jeanne, bergère à Domremy. Or, sachez que Dieu m’a fait savoir et commander que j’allasse devant le gentil Dauphin qui doit être et est vrai roi de France, et qu’il me baillast des gens d’armes, et que je lèverais le siège d’Orléans, et que je le mènerais sacrer à Reims. Peut-être n’aurez-vous cure de moi ni de mes paroles, et pourtant il faut que je sois devant le roi avant la mi-carême, dussé-je user mes jambes jusqu’aux genoux pour m’y rendre ; car personne, ni roi, ni duc, ni fille de roi, ne peut relever le royaume de France. Il n’y a de secours qu’en moi, – si pourtant aimerais mieux rester à filer près de ma pauvre mère, car ce n’est pas là mon ouvrage ; mais il faut que j’aille et que je le fasse, car mon Seigneur le veut.

– Et quel est votre seigneur ? dit le gentilhomme.

– C’est Dieu », répliqua-t-elle.

Robert de Baudricourt examina la jeune fille avec attention, interrogea, et parut émerveillé de la justesse et de la candeur de ses réponses.

Quelques jours après, Jeanne, sous un habit et un chaperon d’homme, accompagnée de Louis Imerguet, jeune gentilhomme qu’on lui avait donné pour la servir, faisait piaffer avec tant d’adresse et de grâce son cheval dans la cour du château, qu’on ne pouvait distinguer qu’avec peine lequel des deux cavaliers étaient le page ou la bergère.

Pour aller de Vaucouleurs à Chinon, où se trouvait alors le roi Charles VII, il fallait traverser une longue étendue de pays occupée par les Anglais ; mais Dieu bénit ce voyage aventureux, et bientôt la bergère fut en présence du roi. Pour mettre à l’épreuve le don de prophétie qu’elle prétendait avoir reçu, Charles VII s’était confondu au milieu de ses gentilshommes ; mais, écartant la foule, Jeanne alla droit à lui sans hésiter, lui répéta ce qu’elle avait annoncé au sire de Baudricourt, et, pour persuader le roi de sa mission, elle envoya chercher une épée qui était dans le tombeau d’un chevalier, derrière le grand autel de l’église Sainte-Catherine de Frébois. « Sur la lame de cette épée, dit-elle, il doit y avoir des croix et des fleurs de lis gravées. » Et le roi publia qu’elle avait deviné ce grand secret, qui n’était connu que de lui seul.

Les théologiens, les légistes lui firent subir, à Chinon d’abord, puis à Poitiers et à Blois, où elle fut conduite quelque temps après, de longs interrogatoires sur l’authenticité de sa mission divine. Tous l’abordaient pleins de doute et de défiance, et la quittaient touchés et convaincus. Un carme lui demandait un signe de sa mission : « Vous l’aurez bientôt, dit-elle, par la levée du siège d’Orléans ».

Ce qui contribuait beaucoup à inspirer de la confiance dans les paroles de Jeanne, c’est que, suivant une prophétie de l’enchanteur Merlin, le royaume de France devait être sauvé par une bergère sortie, dit le texte magique, du Bois Chevelu ; or, il existe une forêt de ce nom auprès de Domremy.

Le siège d’Orléans par les Anglais attirait alors tous les regards. Cet épisode de la guerre avait soulevé dans les cœurs français quelque chose de plus amer que l’indignation naturelle aux victimes d’une invasion. Le duc de la ville assiégée avait été fait prisonnier par les Turcs à la bataille de Nicopolis. Livré par les vainqueurs aux Anglais, et prisonnier à Londres depuis cette époque, il avait fait observer au duc de Gloucester, régent d’Angleterre, qu’il y aurait lâcheté et félonie à attaquer des domaines dont le seigneur n’était pas là pour les défendre. À cette réclamation naturelle, suivant les idées chevaleresques de l’époque, le régent répondit par la promesse solennelle de faire respecter les États du captif ; et cependant les Anglais pressaient le siège d’Orléans, d’après les ordres de Bedford, régent de France pour l’Angleterre, et sous le commandement immédiat de Talbot, l’un des plus braves et des plus habiles capitaines de l’armée anglaise. Ce manque de foi avait fait bondir d’indignation le duc de Bourgogne lui-même, et se jeter dans les rangs français, où le repentir le ramena plus tard.

Orléans se défendait bien. Les habitants, pour concentrer leurs forces et leur désespoir dans les murs, et pour ne pas laisser à l’ennemi des bivouacs à leurs portes, avaient abattu les faubourgs, si grands alors, que, liés en un faisceau au lieu de s’éparpiller dans la campagne, ils eussent présenté une masse aussi imposante que la ville même.

Vingt-six églises avaient disparu, enveloppées dans cette large destruction, et entre autres celle de Saint-Aignan, monument remarquable de l’art gothique récemment transplanté dans le Nord par les croisés ; mais les assiégeants avaient dans les murs un terrible auxiliaire : la famine !

Ce fut alors, et pendant les préparatifs d’un convoi de vivres qu’on voulait, par ruse ou par force, jeter dans la place aux abois, que Jeanne écrivit et envoya, par un héraut, aux chefs anglais, une lettre que nous reproduisons fidèlement :

 

« Jésus ! Maria !

« Roi d’Angleterre, rendez à Jeanne clefs de toutes les bonnes villes que vous avez enfoncées ; car elle est venue de la part de Dieu ! Archers, compagnons d’armes gentils et vaillants qui êtes devant Orléans, allez-vous-en en votre pays, de par Dieu ! Et si ne faites, donnez-vous garde de la bergère. Ne prenez mie votre opinion que vous tiendrez France du roi du ciel, fils de sainte Marie ; mais la tiendra le roi Charles, vrai héritier, qui entrera à Paris en belle compagnie. Si vous ne croyez les nouvelles de Dieu, en quelque lieu que vous trouverons, nous férirons dedans à horions, et si verrez lesquels auront meilleurs droits de Dieu ou de vous. Jeanne vous requiert que vous ne fassiez mie détruire. Si vous ne lui faites raison, elle fera tant que les Français feront le plus beau fait qui oncques fut fait en la chrétienneté.

« Écrit le mardi de la grande semaine. »

 

Le message portait cette suscription : « Entendez les nouvelles de Dieu ! – Au duc de Bedford, qui se dit régent de France pour le roi d’Angleterre. »

Quelques jours après, Jeanne d’Arc parut donner un gage de sa mission et de sa puissance en faisant pénétrer à travers les lignes anglaises le convoi dans la ville affamée, et, chose merveilleuse ! elle y fit son entrée solennelle, sans que les ennemis qui, retranchés dans leurs bastilles, cernaient la ville sur presque tous les points, eussent le pouvoir ou l’envie de s’opposer à son passage. Dans toutes les églises debout encore, les cloches sonnèrent à grande volée ; las d’avoir pleuré si longtemps à la lueur de l’incendie, le pauvre peuple dansa devant des feux de joie.

Les premiers exploits de Jeanne inspiraient tant de confiance dans l’avenir, que la ville, disent les chroniques du temps, se regardait déjà comme désassiégée.

C’était surtout dans la rue où la bergère devait passer qu’il y avait grand bruit et grande foule. Attention ! voici une lourde avant-garde à cheval qui fend à grand-peine, et à la nage, les vagues noires du populaire ; puis deux hérauts d’armes proclamant d’une voix sonore les nouvelles de Dieu ; puis enfin, Jeanne !... On peut la contempler à loisir, car elle n’a ni casque ni visière, mais seulement un chapeau sur lequel se balance une petite plume. Elle porte une cotte de mailles et s’avance lentement, ses yeux levés au ciel, comme pour y renvoyer les bruyantes acclamations qui la saluent. À sa droite est Jean d’Orléans, comte de Dunois et de Longueville, grand chambellan de France, surnommé depuis le Victorieux et le Triomphateur, qui, aidé de Jeanne, remit en sa splendeur le royaume de France, et dont Valentine de Milan, sa belle-mère, avait coutume de dire que, de tous ses enfants, il n’y avait que Dunois qui fût capable de venger la mort du duc d’Orléans.

En ce moment, la joie du brave Dunois était grande, car cette ville qui le recevait avec des acclamations, il avait médité de la réduire en cendre plutôt que de l’abandonner aux Anglais. À sa gauche est Lahire ; et c’est ainsi que Jeanne marcha depuis dans les combats qu’elle eut à traverser.

Alors, dès qu’un danger se présentait, deux larges boucliers se déployaient sur sa tête, comme, quand vient l’orage, se déploient les ailes de l’oiseau sur sa couvée ; et en même temps deux longues épées s’allongeaient pour repousser l’épée anglaise, et lorsque Jeanne se retournait pour reconnaître et bénir ses sauveurs, elle était sûre de rencontrer la belle et pâle figure de Dunois et la grosse face insouciante et rieuse de Lahire.

Et pourtant, dit-on, elle se prit plus d’une fois de querelle avec eux ; quand le courage de Dunois l’égarait dans les périls plus en avant qu’il ne convient à un prince et à un chef d’armée :

« Monseigneur, Monseigneur, lui disait-elle en souriant, prenez-y garde, si cela vous arrive, je vous ferai couper la tête ».

Les différends avec Lahire étaient plus graves ; cet homme de guerre, rude et inculte, mâchait toujours, par habitude et presque malgré lui, quelque juron entre ses dents. Je renie Dieu, surtout, revenait dans chacune de ses phrases, ce dont Jeanne s’indignait et s’attristait jusqu’aux larmes. Pour se venger des remontrances de la pieuse jeune fille, le brave Lahire, dont l’esprit n’était pas à beaucoup près aussi fin que l’acier de son épée, répétait souvent, tandis qu’il chevauchait à côté d’elle, son bâton de commandement à la main : « Jeanne..., je renie mon bâton ! » Ce qui ne l’empêchait pas d’être au fond un excellent chrétien, témoin sa prière au moment de charger l’ennemi à la bataille de Verneuil : « Mon Dieu, fais aujourd’hui pour Lahire ce que tu voudrais qu’il fît pour toi si tu étais Lahire et qu’il fût Dieu ! » Et il cuidait fort bien prier et dire, ajoute le naïf chroniqueur.

Ce troisième personnage en froc et capuchon qui vient derrière eux sur un mulet à l’amble, et abandonnant les pans de sa robe au peuple qui la baise avec respect, c’est l’aumônier de Jeanne d’Arc, frère Pâquerel ; à ses côtés est un carme de la province de Bretagne appelé Thomas Commecte, célèbre par sa vie austère et ses prédications contre les hennins, « bonnets de la longueur d’une aune, aigus comme clochers, desquels dépendent par derrière de longs crêpes à riches franges comme étendards », coiffures monstrueuses, d’invention nouvelle, que les nobles dames portaient pour se distinguer des femmes du petit état, signe d’orgueil et de coquetterie que le saint homme condamnait au feu sans pitié et dont il faisait un auto-da-fé dans toutes les villes où il prêchait.

« Mais après son partement, dit le chroniqueur, les dames relèvent leurs pointes et font comme les limaçons, lesquels, quand ils entendent quelque bruit, retirent tout bonnement leurs cornes, ensuite le bruit passé, soudain ils les relèvent plus grandes que devant. »

Derrière Jeanne, flotte son étendard dont les plis retombent sur son chaperon et jouent avec son panache.

Cette bannière, portée par Imerguet, est blanche, semée de fleurs de lis ; on y voit figurer le Christ assis en son tribunal dans les nuées du ciel, et tenant un globe à la main. Deux anges, dont l’un porte une branche de lis, sont à ses pieds en adoration, et de l’autre côté brillent, brodés en or, les noms de Jhésus, Maria.

Le cortège se dirige ainsi lentement, à travers la foule et les acclamations, vers l’église, où retentit bientôt un Te Deum.

Dès le lendemain, Jeanne voulut répéter de vive voix aux ennemis les avertissements qu’elle leur avait donnés dans sa lettre. Montant sur un des boulevards des assiégés, en face de la bastille anglaise des Tournelles, elle leur commanda de s’en aller, « sinon, ajouta-t-elle, il vous adviendra honte et malheur ». Guillaume Gladesdale, qui commandait en ce lieu, ne répondit à Jeanne que par de vilaines injures ; et quelques jours après, suivant la menace prophétique, il advint malheur à l’Anglais. D’abord, un nouveau convoi sous la conduite de Jeanne, passa devant Gladesdale, sans qu’il pût s’y opposer ; plus tard le pied lui glissa sur un pont qu’il défendait, et, comme poussé par une main invisible, le blasphémateur se noyait dans la Loire.

Quelque temps après, un soir, encouragés par leur premier succès, des hommes d’armes, sans avoir consulté leurs chefs, firent une sortie contre une bastille ; Jeanne, qui dormait alors, accablée de fatigue, s’éveilla en sursaut sans qu’on l’eût avertie.

« Ah ! méchant garçon, dit-elle à son page qu’elle trouva jouant sur la porte, vous ne me disiez pas que le sang français est répandu ! Allons, vite, mon cheval ! »

Aussitôt qu’elle parut, la victoire se décida pour les Français ; une foule d’Anglais périrent, et ceux qui échappèrent à la mort ne le durent qu’à la protection de Jeanne. Chaque boulevard fut pris tour à tour, et partout elle eut une large part dans le succès ; partout elle s’exposa comme un homme dans le combat, ne redevenant femme qu’après la victoire, pour prier, sauver les prisonniers et panser leurs blessures.

À la deuxième affaire, qui fut la plus chaude et la plus sanglante, elle eut le cou percé d’une flèche, et pleurait, la pauvre fille :

« Monseigneur, dit-elle à Dunois, sauriez-vous pas des paroles pour adoucir les blessures ?

– Oui, répondit-il, j’en sais qui en ont guéri de plus profondes. »

En parlant ainsi, le guerrier indiquait de la main sa poitrine, puis, se penchant sur son cheval, il souffla ces trois mots à l’oreille de Jeanne : Dieu, honneur et patrie.

« Oh ! vous êtes un grand clerc, dit-elle ; il me semble que je n’ai plus de mal ! »

Et bientôt elle put entendre le cri des chariots de l’armée anglaise qui s’en allait : le siège d’Orléans était levé !

Nous ne dirons rien de la bataille de Patay, de la prise de Jargeau et de Troyes, grands événements militaires qui précédèrent le sacre de Reims, et où Jeanne, comme partout, veilla et conduisit les Français sous son étendard. La répétition de tous les coups d’épées qu’on échange, de tous les flots de sang qui coulent n’aurait pas été pour vous, ma sœur, un spectacle attrayant, et Jeanne d’Arc elle-même avait hâte d’en détourner les yeux.

Plus tard, comme elle insistait auprès du roi Charles VII pour qu’il allât se faire sacrer à Reims, s’apercevant qu’il hésitait à suivre ses conseils :

« Je ne durerai qu’un an ou guère plus, dit-elle, il me faut donc bien l’employer. »

Pendant la cérémonie, elle se tint près de l’autel, sa bannière à la main ; après le sacre, elle se jeta à genoux devant le roi et lui baisa les pieds en pleurant :

« Gentil roi, dit-elle, il est exécuté, le plaisir de Dieu qui voulait que vous vinssiez à Reims recevoir votre digne sacre pour montrer que vous êtes vrai roi de France. »

Par reconnaissance, le roi anoblit Jeanne d’Arc, son père, ses trois frères et tous leurs descendants, même par filles, changea le nom de leur race qui était d’Arc en celui de Lis, et leur donna pour armes un écu d’azur à l’épée mise en pal, ayant la croisée et le pommeau d’or, accostée de deux fleurs de lis soutenant une couronne de même sur sa pointe.

« J’ai accompli, disait-elle à Dunois, ce que Dieu m’a ordonné ; je voudrais bien maintenant retourner auprès de mes père et mère qui auraient tant de joie à me revoir. Je garderais leurs brebis et leur bétail, et ferais ce que j’avais coutume de faire. »

Et, dans le dessein de retourner bientôt à Vaucouleurs, elle suspendit son armure blanche au tombeau de saint Denis.

Cependant, les seigneurs dont elle marchait environnée firent auprès d’elle tant d’instances, qu’elle consentit enfin à ne pas quitter l’armée ; mais, depuis ce moment, de tristes pressentiments la poursuivirent.

Un jour même, dit-on, après avoir communié à l’église Saint-Jacques de Compiègne, elle s’appuya tristement contre un des piliers et dit à plusieurs habitants et à un grand nombre d’enfants qui se trouvaient là :

« Ah ! mes bons amis et chers enfants, je vous le dis avec assurance, je serai bientôt livrée à la mort... Priez Dieu pour moi, je vous en supplie, car je ne pourrai plus servir mon roi, ni le noble royaume de France. »

Ces tristes prévisions ne furent que trop justifiées. En effet, Jeanne d’Arc ayant rempli la mission que Dieu lui avait confiée, Dieu ne pouvait plus rien pour elle, et quelques jours après, au siège de Compiègne par les Bourguignons, Jeanne fut prise dans une sortie, puis vendue aux Anglais qui la conduisirent à Rouen, où leur jeune roi Henri VI tenait sa cour. Là, on fit forger une cage de fer dans la grande tour du château, et on y mit la sainte fille avec des chaînes aux pieds.

Pour se venger de celle qui avait annoncé et consommé leur ruine, et pour décrier la cause du roi, en montrant au peuple que la victoire de Charles VII était l’œuvre de la sorcellerie, les Anglais pressèrent l’Inquisition de mettre Jeanne en jugement. Or, promesses, menaces, ils n’épargnèrent rien pour atteindre leur but et réussirent.

Nous n’entrerons pas dans les détails de ce hideux procès, où furent violées toutes les formes, où le bon sens eut à gémir autant que la justice. Ceux qui trempèrent le plus avant dans cette iniquité furent Estévet, chanoine de Rouen, Cauchon, évêque de Beauvais, deux noms voués pour toujours à l’exécration des siècles.

On ne rougit pas de donner à l’accusée pour confesseur dans sa prison un mauvais prêtre, qui, pendant les interrogatoires qu’elle eut à subir, souffla constamment à cette pauvre fille ignorante et simple des réponses qui devaient la perdre. Plusieurs fois, cependant, sa parole naïve et touchante failli renverser des accusations laborieusement combinées.

« Vous croyez en la grâce de Dieu ? lui demandait-on.

– C’est une grande chose que de répondre à cette question ; si je n’y suis, Dieu veuille m’y recevoir ! et, si j’y suis, Dieu veuille m’y garder.

– Pourquoi portiez-vous un étendard aux combats ?

– Je le portais en guise de lance pour éviter de tuer quelqu’un : je n’ai jamais tué personne.

– Quelle vertu supposiez-vous en cette bannière pour expliquer vos succès ?

– Je disais aux soldats : « Entrez hardiment parmi les Anglais », et j’y entrais moi-même.

– Pourquoi la portiez-vous au sacre de Reims ?

– Elle avait été à l’épreuve, c’était raison qu’elle fût à l’honneur. »

Comme un prédicateur, qui la sommait d’avouer ses crimes, se répandait en invectives contre le roi Charles VII :

« Parlez-moi non pas du roi, dit-elle en l’interrompant, car j’ose bien dire et jurer sous peine de la vie que c’est le plus noble d’entre les chrétiens. »

Enfin on la força, par menace et par violence, à signer une abjuration dont elle ignorait le contenu, et alors les inquisiteurs prononcèrent une sentence par laquelle ils la condamnaient à passer le reste de ses jours au pain de douleurs et à l’eau d’angoisse. Et comme les Anglais, indignés de cette sentence qui leur semblait trop douce, tiraient leurs épées et menaçaient les juges :

« N’ayez pas de souci, dit l’un d’eux, nous la retrouverons bien. »

Et, en effet, une nouvelle condamnation ne tarda pas à remplacer la première. Voici sous quel prétexte : Jeanne avait repris l’habit de femme, car on lui imputait à crime l’habitude, contractée dans les camps, de se vêtir en chevalier. Pour lui faire violer sa promesse, on lui enleva pendant son sommeil les vêtements de son sexe, et on y substitua des habits d’homme. Quand elle voulut se lever, il lui fallut bien se vêtir de ces habits. Elle fut surprise par des espions apostés, jugée de nouveau sur leur témoignage, et condamnée au feu comme sorcière, séductrice, hérétique et ayant forfait à son honneur.

Le 30 mai 1431, Jeanne monta dans la charrette du bourreau : huit cents Anglais armés de toutes pièces lui servaient d’escorte. Tout à coup, un homme s’élança vers elle à travers la foule et lui baisa les pieds en pleurant : c’était son faux confesseur, qui, repentant de sa perfidie, venait lui en demander pardon.

Arrivée au pied du bûcher, elle recommanda son âme à Dieu et à la sainte Vierge, et demanda une croix. Un spectateur en fit une de deux bâtons et la lui donna. Mais bientôt un cri d’impatience se fit entendre parmi les Anglais. Alors, interrompant les prières de la victime, le bourreau la saisit et l’entraîna sur le bûcher.

Quand elle vit le feu s’allumer : « Tenez-vous en bas, dit-elle à son confesseur, levez la croix devant moi, que je la voie en mourant, et dites-moi de pieuses paroles jusqu’à la fin. »

On l’entendit prier longtemps encore à travers les flammes, et le dernier mot qu’on put distinguer fut : « Jésus ! »

« Nous sommes perdus, s’écriaient les Anglais : on vient de brûler une sainte ! »

On trouva son cœur tout entier dans les cendres. Et quelqu’un prétendit même avoir vu l’âme de Jeanne d’Arc s’envoler vers le ciel sous la forme d’une colombe.

 

 

Hégésippe MOREAU, Contes à ma sœur, 1851.

 

 

 

 

 

 

 

 

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