Le conte de la grand-mère
par
Élise MOREAU
Soeur Saint-Ange, contez-nous,
contez-nous encore une histoire.
Charles d’Ovalle.
On était au mois de janvier, et sept heures sonnaient â l’élégante pendule d’un joli salon de la rue du Helder. Au coin de la cheminée, et assise dans une énorme bergère de levantine ponceau, sommeillait à demi la comtesse douairière de Janvres, digne et respectable femme qui voyait commencer son soixante-quinzième hiver. Peu de cheveux blonds bouclés et soyeux avaient orné une tête plus séduisante que celle de la comtesse à vingt ans ; peu de doux et mélancoliques yeux bleus avaient eu l’expression que les siens conservaient encore, et peu de femmes avaient été meilleures filles et meilleures mères !.... La nature prodigue de ses dons envers madame de Janvres, ne lui épargna pas les qualités de l’âme, et bien jeune, on la remarquait plus encore par ses vertus que par son éclatante beauté !
Parvenue à cet âge où chaque pas qu’on fait dans la vie nous rapproche du tombeau, la comtesse ne trouvait pas au monde de plus vive jouissance que de consacrer ses derniers jours à former l’esprit et le cœur de sa petite-fille, la timide et blanche Héléna. C’était, cette enfant, la dernière-née de cette nombreuse famille, que madame de Janvres aimait par-dessus tout. Peut-être il faut lui pardonner cette faiblesse, parce qu’elle lui ressemblait comme un lis ressemble au lis éclos avec lui sur la même tige, et qu’elle éprouvait l’orgueil du bonheur à voir ses traits ridés se refléter suaves et brillants sur le jeune visage d’Héléna !
Donc, chaque soir, dès que la fille aînée de la comtesse s’était mise à sa toilette avec les sœurs d’Héléna, la vénérable aïeule appelait l’enfant de son amour, et lui contait de longues et touchantes histoires, jusqu’à l’heure où sa bonne venait la chercher, pour l’endormir dans son petit lit, aux rideaux moins blancs que son âme.
Depuis vingt minutes, madame de Janvres était seule lorsque la porte du salon s’ouvrit, et qu’une jolie et délicieuse enfant s’approcha doucement. Elle pouvait avoir dix ans, et jamais peintre n’a rêvé une plus céleste figure de péri !
– Grand-maman ! – murmura sa voix argentine – est-ce que tu dors ?
– Non, mon ange, – répondît l’aïeule, en l’attirant sur ses genoux – je t’attendais.
– Ma mère et mes sœurs font leur toilette pour aller au bal, – dit la petite voix douce – je ne me coucherai pas avant neuf heures ; tu vas me conter une histoire, n’est-ce pas ?
Et voyant que Madame de Janvres la regardait en souriant, elle continua :
– Eh ! tu ne peux pas me refuser ! J’ai si bien travaillé, aujourd’hui ! Sais-tu que j’ai déchiffré à la première vue la sonate que mon maître de musique m’a apportée ce matin, et que je n’ai pas une faute d’orthographe dans mes devoirs de grammaire ?
– Je sais tout cela, mon amour, – interrompit la comtesse –, et de plus, je sais que tu es descendue furtivement hier au soir porter l’argent que je t’avais donné pour tes étrennes à ce pauvre maçon, notre voisin, qui s’est cassé la jambe.... Ainsi, il n’y a vraiment pas moyen de te refuser une histoire.
Héléna cacha la rougeur de son joli front dans le sein de son aïeule, qui l’embrassa plus fortement encore, essuya ses yeux que quelques larmes avaient mouillés, et faisant asseoir la charmante enfant sur un tabouret à ses pieds, elle savoura lentement une prise de tabac et commença ainsi :
Louise avait quinze ans ; elle était belle ; ce qui vaut mieux encore, elle était bonne, et il y avait dans son langage quelque chose de mélancolique ; on reconnaissait en elle une de ces âmes douces et pieuses qui s’enveloppent dans les voiles de la solitude, pour rêver le ciel sur la terre ! Mais hélas ! sur ce front de jeune fille, si candide et si pur, le malheur avait gravé son ineffaçable empreinte ! Jamais on ne voyait le frais sourire qui entr’ouvre si souvent une bouche de quinze ans se jouer sur celle de Louise ! À sa première halte dans la vie, elle s’arrêtait lasse et déjà brisée par une profonde douleur !... Pauvre petite ! Jamais ses yeux n’avaient rencontré le sourire d’une mère ! Quand l’eau sainte du baptême la mit au nombre des enfants du Christ, son père n’avait pas pleuré de bonheur en la pressant toute frêle et toute blanche dans ses bras !... Louise était orpheline ! son père était mort sur le champ de bataille, sa mère en lui donnant le jour, tous deux ne lui laissant pour unique héritage qu’une croix placée par Napoléon sur la poitrine du brave, et une bible dont les larmes de la veuve avaient presque effacé les caractères....
Louise fut recueillie par un vieux prêtre, homme aux nobles pensées, qui l’éleva comme une vierge qu’on veut consacrer au Seigneur ; et la pauvre orpheline vit encore briller de gais rayons de soleil sous le toit hospitalier du vieillard. Mais Dieu rappela vers lui cette âme marquée depuis longtemps du sceau des élus, et l’infortunée Louise se trouva de nouveau seule au monde, et ballottée par le vent de l’adversité... sans pain, sans asile, n’ayant d’autre appui que celui qui donne la pâture aux petits oiseaux.
Le vieux prêtre habitait, non loin de Clermont, un village dont je ne me rappelle pas le nom. Béni, adoré de tout ce qui l’entourait, on aurait cru voir Massillon, ce modèle des vertus évangéliques....
Quand il reposa dans sa tombe couverte de dahlias et de roses des Alpes, le village demeura plongé dans la plus vive douleur ; pourtant, aucun de ces hommes qui le pleuraient ne vint jurer à son ombre inquiète de protéger l’orpheline idole de son cœur et de lui donner un peu de cet amour paternel dont elle avait tant besoin !
Un assez riche fermier finit, hélas ! par se charger de la triste Louise ; (charger est le mot qu’il employa !) et bientôt l’on vit la frêle enfant que le bon pasteur avait si délicatement élevée s’éveiller avec l’aube, guider les troupeaux du fermier sur les flancs escarpés de la montagne tant que durait le jour, et ne revenir que le soir bien tard s’abriter sous son toit de feuillage.
Souvent, quand le silence du soir commençait à descendre, et que le chant du pâtre attardé réveillait par sa rustique mélodie les échos endormis de la montagne, on voyait l’orpheline s’asseoir sur les bords d’un sentier jeté entre deux précipices, renverser sa tête sur sa main, et regarder passer au loin des troupes de joyeux moissonneurs, de brunes et sveltes faneuses ; l’une appuyée sur le bras de son père, l’autre souriant à celui que plus tard elle devait nommer son époux.
– Ah ! se disait la pauvre Louise, qu’ils sont heureux ! Quand ils reviennent dans leur humble chaumière, ils sont toujours accueillis par un regard d’affection ! Ils ne connaissent pas cet isolement affreux qui rend tous mes jours sombres ! Ils ont une famille, eux ! des amis, des êtres qui prennent intérêt à leur existence !... et moi, je n’ai rien ! rien qui m’attache et me retienne ici-bas !...
Et si je meurs, nul ne viendra pleurer sur ma tombe ! Mais, malgré tous les chagrins qui la consumaient, l’orpheline ne désespérait jamais des bontés de la Providence ; et l’autel qu’elle avait élevé dans son cœur à la religion et à la vertu brillait d’un éclat aussi pur qu’au jour de sa première communion.
Depuis deux ans, Louise gardait les troupeaux du fermier : c’était par une soirée de Juillet ; l’air était chaud ; de grands nuages rougeâtres groupés à l’horizon semblaient renfermer la foudre dans leurs flancs. Tranquille comme l’innocence, l’orpheline dormait au bord du précipice, bercée par un rêve plus doux que les réalités de sa vie ! Elle l’avait retrouvée, enfin, cette famille qu’elle appelait avec tant d’ardeur ! Son cœur palpitait, pressé par celui de sa mère, et son père passait des doigts caressants dans les anneaux de sa chevelure !
Tout-à-coup, des cris de détresse vinrent troubler le songe doré de Louise ! Plus prompte que le chamois léger, elle vola vers ceux qui gémissaient et dont les cris lui parurent venir d’un immense ravin.
Une voiture à demi brisée gisait dans le lit du torrent ; auprès d’un arbre courbé par l’âge, un vieillard paraissait dormir du sommeil éternel, il reposait sa tête décolorée sur le sein d’une jeune fille qui répétait d’une voix déchirante : « Mon père ! mon père bien-aimé, réponds à la voix de Maria. »
Puis, pour compléter cette scène de désolation, à quelques pas de là, couché sous un massif de bruyère, un pauvre vieux laquais dans le même état que son maître était privé de sentiment.
Le cœur de Louise se serra : elle souffrait en voyant souffrir. Tout près du ravin, caché par un rideau de trembles, coulait un ruisseau. Elle y courut et rapporta bientôt dans un vase de terre de l’eau fraîche, dont elle arrosa le front des deux vieillards. Elle eut le bonheur de les voir promptement revenir à la vie et, se tournant vers la jeune fille, elle lui dit de ne plus pleurer. Sa voix était si harmonieuse en prononçant ces paroles de consolation, que Maria la regarda avec la plus grande surprise, ayant l’air de ne pas comprendre comment une pauvre bergère pouvait s’exprimer ainsi. Louise devina sa pensée et sourit tristement. Alors, la scène changea, la jeune fille se jeta au cou de l’orpheline, le vieillard prit sa main, le domestique se mit à ses genoux ; il y avait longtemps que l’infortunée ne s’était vue entourée d’une si tendre affection !... Mon Dieu ! pensa-t-elle, si mon rêve allait se réaliser !...
– Conduisez-nous auprès de vos parents, – s’écria le père de Maria ; – ils doivent être glorieux d’avoir un enfant tel que vous !
Louise cacha sa tête dans ses mains ; le rayon d’espoir qui avait un moment embelli son visage se voila ; elle ne put que répondre :
– Ceux que vous demandez sont au ciel !
Puis elle leur raconta sa vie, ses douleurs, son isolement, l’avenir sombre qui se déployait devant elle, tout cela dans un langage si pur qu’ils en étaient étonnés, stupéfaits, et Louise finit en les priant de lui permettre de les quitter pour ramener les troupeaux à l’étable, car le soleil était couché depuis une heure, et la lune éclairait déjà le sommet du Puy-du-Dôme. Maria voulait la retenir, un regard de son père l’en empêcha.
– Pauvre victime, – dit le vieillard avec attendrissement, – Dieu te garde ! tes malheurs vont avoir un terme ! Je serai ton père, Maria, ta sœur ; dans un mois, quand le soleil sera couché et que la lune blanchira le firmament, nous reviendrons t’attendre à cette même place ; sois exacte au rendez-vous.
Ils partirent,... mais non sans que la petite main de Marie n’eût attaché au cou de Louise la chaîne d’or qui brillait au sien.
Le lendemain tout le monde disait que le vieillard était le baron de Saint-Maurice, dont l’élégant château se montrait à quelque distance du village. L’homme qui venait d’y reconduire la voiture passablement raccommodée répétait à qui voulait l’entendre que rien n’était plus magnifique que l’intérieur du château, mais que rien aussi ne pouvait égaler l’affabilité du baron et de sa fille Maria. Il ajoutait que tous les deux lui avaient fait mille questions affectueuses au sujet de la gentille Louise, d’où il concluait qu’avant peu l’orpheline serait admise à l’honneur de présider la bergerie du château. Il se trompait. L’œil observateur de M. de Saint-Maurice avait découvert plus qu’une bergère dans l’enfant adoptif du bon pasteur. Sur ce pâle visage où il avait vu se peindre tour à tour les émotions de la douleur et celles de l’espérance, il avait au premier abord apprécié l’âme de la jeune fille ! Ce n’était même pas une femme de chambre ni une demoiselle de compagnie qu’il voulait faire de Louise ; Maria était son unique enfant, il voulait lui donner une sœur !
Un mois après, le ciel était encore chargé de nuages, la brise chaude, le silence profond ; mais l’orpheline, assise sur la mousse du ravin, ne dormait pas.... Le bruit d’une voiture se fit entendre ; elle s’arrêta au bas de la montagne. Maria en descendit ; elle ouvrit ses bras à Louise ; quelques mots entrecoupés de douces larmes furent prononcés et la voiture repartit. Les troupeaux du fermier rentrèrent seuls à l’étable, et le lendemain, tous les habitants du village savaient l’heureuse destinée de Louise. Tous s’en réjouirent, car tous l’aimaient.
Le baron, voulant lui faire oublier plus vite les chagrins qui l’avaient accablée, venait de partir avec elle et Maria, pour un long voyage en Italie ; l’orpheline n’était plus seule au monde. Ainsi que le lui avait promis M. de Saint-Maurice, elle avait un père et une sœur, son rêve était presque réalisé.
Mme de Janvres se tut un moment ; la petite Hélèna restait le cou tendu et la bouche béante ; il lui tardait d’arriver à la fin du récit. Mme de Janvres reprit :
– Quatre ou cinq ans plus tard, on racontait qu’un jour, dans le village qui avait vu naître Louise, s’arrêta une brillante chaise de poste que précédaient des laquais en livrée. On venait d’entrer dans le mois de mai, et l’aurore argentait à peine les cieux. Une jeune femme, blonde et gracieuse, s’élança de la voiture, un jeune homme la suivait ; elle l’appelait Charles, et lui disait toi ! On comprit que c’était son mari. Ils gravirent tous deux la montagne où l’orpheline menait autrefois paître ses troupeaux ; ils s’assirent sur les bords du ravin, s’amusèrent comme des enfants à cueillir les roses sauvages qui inclinent sur le précipice leurs têtes embaumées, et quand le soleil eut disparu derrière le Puy-du-Dôme, ils revinrent au village. Là, ils répandirent, comme l’eau des fontaines, l’or et les bienfaits, et dirent en partant aux bons paysans qui pleuraient de joie en leur baisant les mains :
– Mes amis, si jamais le malheur vous atteignait, venez au château de... vous y trouverez Louise ! On parle encore aujourd’hui dans le pays de la bienfaisance de Mme la comtesse de l’Estrade, qui ne voulut jamais porter d’autre nom que celui de la comtesse Louise.
Oh ! bonne maman, que j’aime ce conte, s’écria Hélèna ; comme je respire mieux à l’aise de savoir cette pauvre Louise heureuse ! J’avais tant de peur qu’elle souffrît toujours !
Écoute, mon Hélèna, reprit Mme de Janvres : sois bien persuadée d’une chose, fais-en la règle de toutes les actions de ta vie ; c’est que Dieu ne saurait abandonner l’âme qui se confie à sa miséricorde, et que celui qui prend pour guides la religion et la vertu rencontre toujours la félicité, ou du moins le repos de l’âme, le plus précieux des biens.
Élise MOREAU.
Recueilli dans Recueil de contes et de nouvelles pour la jeunesse,
extraits des ouvrages des auteurs contemporains les plus distingués,
par J. J. Steck, Lissa et Leipsic, 1840.