La griffe du Diable

 

(En l’an 1460)

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Émile MORICE

 

 

 

 

 

 

VOICI le soir. La trompe d’écorce rappelle au village les troupeaux répandus sur les flancs du Voralberg. Tandis que la chèvre indocile s’écarte et disparaît au revers d’un ravin, pour se montrer bientôt au sommet d’une roche, la phalange des moutons s’écoule vers la bergerie, haletante et serrée à ne former à l’œil qu’une seule toison. Peu à peu les bruits meurent dans la campagne, et le silence du crépuscule n’est plus troublé que par les pas du genet de ce chevalier Teutonique, dont le manteau blanc, chargé d’une croix noire, glisse comme une apparition entre les saules qui bordent l’Isner. Il se hâte pour arriver avant le couvre-feu au château de Sarhneim, dont les girouettes léopardées s’échancrent à l’horizon déjà sombre. Il se hâte, car il y a appel du palatin, et pour sa part de paradis, Gédéon de Taxis n’y manquerait pas dans les circonstances où se trouvent le Saint-Empire et la chrétienté. La « trompette évangélique » vient de retentir encore une fois en effet du Rhin au Danube. On a proclamé le « ban de N.S. Jésus-Christ et de son sergent l’empereur d’Allemagne » ; et déjà se font les apprêts d’une nouvelle croisade.

Or, de tous les princes germains, aucun ne s’est plus ému que le comte palatin de Sarhneim, à l’idée de délivrer le Saint-Sépulcre. Puis, jaloux de conduire en Palestine tous les seigneurs relevant de son fief, il les a tous invités au banquet palatin de la Saint-Marc, mais sans déclarer à la plupart, et pour cause, quel doit être le but de cette réunion. Aussi les nobles conviés arrivent de toutes parts au château de Sarhneim : les dames en litière, les gentilshommes sur de beaux palefrois du Holstein. Tous sont accueillis dans la cour d’honneur par des serviteurs habillés en ours et en lions, qui font donner place aux équipages et conduisent courtoisement les maîtres aux appartements disposés pour les recevoir. Là, sont préparés des dressoirs chargés de vins, d’épices et de mets froids, comme gelée de porc et tarte aux choux, pour la réfection des chevaliers ; là se trouvent également miroirs d’argent poli, poudre de Chypre, et vinaigres distillés dans l’eau de fèves à l’usage des dames, dont le voyage aurait pu déranger les atours.

Le jour de Saint-Marc donc, après qu’à l’heure accoutumée les pages eurent corné le dîner, ce fut un glorieux spectacle que toute la compagnie entrant, à deux battants ouverts, dans la salle du festin, aussi grande vraiment que la nef de la cathédrale de Cologne. Le jour y pénétrait par des vitraux où Lucas de Leyde avait représenté l’histoire de sainte Thésée emmenant le chien d’enfer, et celle de Jason, avec le Mystère de la conquête de la Toison d’or.

Dans cette salle étaient dressées trois tables de différentes grandeurs. Sur l’une s’élevait une église, avec vitraux peints, flèche aiguë et cloche sonnante ; sur les deux autres, s’exécutaient différentes scènes de ces bizarres spectacles à machines nommés entremets. C’était d’abord un pâté monstrueux, dans lequel se tenaient vingt musiciens ; puis une citadelle, à laquelle des chevaliers armés venaient donner l’assaut ; enfin, des scènes mystiques et des intermèdes burlesques.

Puis on apporta le septième service, qui était doré, c’est-à-dire que les oiseaux dont il se composait avaient les pattes et le bec dorés, et c’est alors qu’on vit commencer le principal entremets du banquet.

À la porte de la salle parut un géant sarrasin, coiffé d’un turban à la mauresque ; il menait en laisse un grand éléphant caparaçonné de velours écarlate, et portant une tour sur laquelle se tenait une femme vêtue de longs habits de deuil, qui, dès qu’elle aperçut la compagnie, dit à son guide :

 

            Géant, cy je veux arrêter,

            Car je vois noble compagnie,

            À laquelle me faut parler ;

            Dire lui veux et remontrer

            Chose qui doit bien être ouïe

            Géant, cy je veux arrêter.

 

Alors le géant s’arrêta devant le sire de Sarhneim ; et la dame, levant son voile, récita cette complainte :

 

            Pleurez mes maux, ô vous tous que j’avise,

            Secourez-moi, car je suis sainte Église.

 

            Souvenez-vous de mes tant dures pertes,

            De mes moustiers, de leurs places désertes.

            De mes croisés, de mes pauvres enfants.

            Morts ou noyés, ou pourris par les champs.

            Ou demeurés aux mains des mécréants.

 

            Pleurez mes maux, ô vous tous que j’avise,

            Secourez-moi, car je suis sainte Église.

 

Chacun reconnut alors que cette dame figurait l’Église d’Orient, et qu’elle venait demander secours contre les Sarrasins qui l’avaient outragée, tant en détruisant les saints lieux qu’en mettant à mal ses champions et pèlerins.

Pendant que cette apparition attirait l’attention générale, le page qui se tenait à la porte d’honneur sonna par trois fois du cor ; et Mayence, le poursuivant d’armes de l’Empire, parut aussitôt, portant sur un bassin d’argent un faisan orné d’un collier d’or richement garni de perles, de rubis et de saphirs. Auprès de lui se tenaient deux damoiselles, donnant chacune la main à un chevalier armé de toutes pièces, qui portait son épée nue, la pointe en l’air, comme prêt à défendre la foi. Tous s’avancèrent avec le faisan jusqu’auprès du sire de Sarhneim, auquel ils firent la révérence.

Puis Mayence, le poursuivant de l’Empire, dit : « Très redouté seigneur, voici des dames qui se recommandent humblement à vous. Comme ce fut de tout temps la coutume qu’aux fêtes et nobles assemblées on présentât aux princes et seigneurs un oiseau noble pour faire dessus des vœux utiles, et que nul n’osât enfreindre, ces dames m’envoient ici pour vous présenter ce faisan, afin que vous gardiez d’elles souvenance... »

À ces paroles, le sire de Sarhneim, qui n’avait ordonné le banquet qu’à cette intention, se leva, et tendit la main vers le faisan.

« Écoutez ! écoutez ! écoutez ! » cria le poursuivant d’armes.

Et le sire de Sarhneim dit d’une voix grave et sonore, comme les tonnes d’Heidelberg au moment des vendanges : « Je fais vœu premièrement à Dieu, à la glorieuse Vierge Marie, puis aux dames et au faisan, de prendre la croix d’outre-mer, et d’exposer mon corps pour la défense du Saint-Sépulcre et de la foi. Je servirai de plus au saint voyage de ma personne et de ma puissance le mieux que Dieu m’en fera la grâce ; et si je puis connaître, par quelque manière ou voie que ce soit, que le Soudan ait désir d’avoir affaire à moi corps à corps, je le combattrai à l’aide de Dieu et de sa très douce mère que j’appelle toujours à mon aide. »

Et le sire de Sarhneim se remit à sa place, promenant sur tous les convives un regard qui semblait dire : « Faites de même. »

Or, il régnait alors un tel silence dans la salle du festin, qu’on entendait crier la girouette seigneuriale agitée par le vent d’ouest, aussi clairement que si l’on eût été de garde dans la tour du beffroi. C’est qu’il y avait en effet dans la compagnie plus d’un seigneur qui, ne se souciant guère d’aller à la Terre sainte, eût voulu être bien loin de la fête et du faisan. Tous ceux dont les propriétés, revenus et mouvances étaient en bon ordre, songeaient piteusement qu’il leur faudrait éveiller les florins qui dormaient dans leurs escarcelles, et à grands frais lever bannière ou doter des monastères, afin d’obtenir un heureux voyage. D’ailleurs quitter leurs domaines, c’était les laisser exposés aux chevauchées et aux excursions de leurs voisins ; le tout pour risquer sa tête dans ces plaines de Syrie devenues comme une salle de festin pour les corbeaux. Ils eussent donc préféré de grand cœur le vin d’Hockeim à l’eau du Jourdain, et la choucroute de Beufeld aux tranches de chameau de Damas. Mais, d’un autre côté, ils n’osaient faire à leur chevalerie et à leur seigneur suzerain un tel affront que de refuser en si noble assemblée de vouer aux dames et au faisan. Ils craignaient en outre d’encourir la malveillance de ce suzerain, qui pouvait, sur d’autres motifs, leur faire payer chèrement ce refus.

Pendant qu’ils étaient en ces dures perplexités, un des conviés, le sire de Rubenthal, à qui le vin du Rhin avait donné vocation subite, se leva brusquement, et s’avança tout chancelant vers la dame de Ruthweil, qu’il poursuivait d’amour ; puis s’agenouillant devant elle, il lui prit la main, s’en ferma l’œil droit, et dit aussi couramment que pouvaient le permettre ses libations : « Je... je voue aux dames et au faisan que je n’ouvrirai cet œil à la clarté du jour que pour contempler l’armée des Sarrasins ; de plus, j’irai droit à la bannière du Soudan, et tant par force d’armes qu’à l’aide d’amour et d’amie, je l’abattrai, si elle ne tient à ciment ou à glu. »

Il dit, et se releva au bruit des fanfares des ménétriers et des acclamations des dames, dont plus d’une désirait grandement en son cœur voir son noble époux aller gagner pour elle et pour lui les pardons d’outre-mer.

Cependant Mayence, le poursuivant d’armes, s’apprêtant à faire le tour de la table, pour présenter successivement le faisan à chacun des conviés, l’offrit d’abord au margrave d’Anspach, qui se trouvait le plus près du comte de Sarhneim.

« Allons, dit le margrave à son voisin qui ne se souciait guère plus que lui du voyage, allons, ce fou de Rubenthal a passé le gué ; l’hydromel est brassé, il faut le boire, et ne s’y point épargner. Mais, par la dame blanche de Rosenberg, nous sommes tombés dans une embuscade ; et, sauf le respect du Saint-Sépulcre, c’est une mauvaise jonglerie du sire de Sarhneim, mais nous le retrouverons à la diète de Spire... » Et tendant la main vers le faisan, il dit :

« Je voue aux dames et au faisan que, si le plaisir de mon très honoré seigneur, le sire de Sarhneim, est que j’aille en sa compagnie au voyage d’outre-mer pour la défense de la foi chrétienne, je la servirai de toute ma puissance et volonté. »

Tels et autres vœux furent ainsi faits par les conviés, entre autres par le sire de Glenthall, qui voua qu’à la première bataille contre les Sarrasins, il ne porterait d’autre armure que la chemise de la dame, d’autre casque que sa guimpe, d’autre brassard que son bracelet d’argent.

Or, Mayence, le poursuivant d’armes, continuant sa ronde au bruit des fanfares, arriva devant le chevalier Teutonique, dont le manteau blanc chargé d’une croix noire et le genet glissaient la veille entre les saules qui bordent l’Isner. Il était alors profondément grave, et comme occupé de noires pensées. Mayence, le poursuivant d’armes, ayant dit :

« Messire, les dames m’envoient vous présenter ce noble faisan, afin que vous les ayez en souvenance ! »

Il se leva tout enveloppé dans son manteau, et d’une voix grave, comme celle d’un religieux qui chante le Salve regina sous la potence, il dit :

« À l’aide de Dieu, je ne vouerai rien de tel ! »

À ces mots une vive rumeur s’éleva dans toute l’assemblée, et ceux-là criaient le plus haut et le plus fort qui avaient le moins envie de faire le voyage d’outre-mer.

« C’est manquer aux dames et au faisan, s’écria le sire de Lutwigh, et je ne souffrirai point que moi, vivant et présent, on leur fasse cet affront.

– Par le saint clou de Trèves ! dit le sire d’Ottenheim, on ne vit jamais telle outrecuidance de la part d’homme chaussant les éperons dorés !

– Il faut les lui arracher sur le fumier, cria le sire de Rubenthal.

– Et son écu sera traîné dans la fange, et brisé comme cette coupe, dit le sire de Stolberg, en jetant au mur son hanap de verre à demi plein de kirschenwasser.

– Oui, oui, reprirent une foule de voix, honte au chevalier félon qui manque aux dames et au faisan ! que ses éperons lui soient arrachés, que la nappe soit tranchée devant lui..., qu’on couche son pain à l’envers !... »

Le tumulte et les interpellations allaient toujours croissant, de telle sorte qu’on eût cru plutôt entendre une meute de limiers s’échappant du chenil, que des gentilshommes réunis dans un banquet. Le sire de Sarhneim lui-même, fronçant les sourcils, allait sans doute gourmander le chevalier Teutonique, quand celui-ci, qui ne s’émouvait guère plus à ces clameurs qu’un saint de pierre aux cantiques des pèlerins, croisa les bras sur sa poitrine et dit :

« Sire comte, et vous, nobles seigneurs qui m’entendez, ne croyez pas que si je refuse de faire vœu sur ce noble oiseau ce soit par mépris des dames et de vous... Ne croyez pas que la peur se glisse en mon âme, et que je redoute les périls du saint voyage... Non... Tout armé de la foi au-dedans, du fer au-dehors, je braverais, je le sens, les fausses milices célestes, et les anges mocardins de Mahomet... Les étoiles brilleront au soleil, l’Isner remontera vers sa source, la flamme sortira des glaçons entassés dans l’âtre, avant que je t’oublie, ô Jérusalem !... Et s’il m’arrivait telle misère, que je sois moi-même oublié parmi les hommes !... Mais, par la lance qui perça le flanc du Rédempteur ! tels pensers sont loin de mon esprit ; et si je refuse de vouer à ce noble oiseau, c’est que mon cœur se crève de voir le saint voyage s’ordonner au milieu des fêtes mondaines et des pompes du royaume de Satan ! Ô Pierre l’Ermite, victorieux ami de Dieu, ce n’est pas ainsi que les soldats de la croix entraient avec vous dans la voix divine ! Ce n’était pas au milieu des concerts et des festins qu’ils se préparaient à délivrer ce sépulcre, source de la vie future ! Ce sépulcre souillé par la présence de mécréants qui ne doivent ressusciter que pour servir de paille au feu d’enfer... Pour écouter la parole de Dieu, les fidèles, bravant les intempéries de l’air, se réunissaient dans la plaine comme dans la forêt, à la cime des monts comme dans le lit du torrent... Il faut aujourd’hui des festins et des chants pour les réunir et s’assurer de leur chancelante vocation !... Autrefois les plus riches abandonnaient tout pour suivre la bannière du Christ. Ainsi fit ce comte de Blois, qui comptait autant de châteaux qu’il y a de jours dans l’année... Je ne parlerai point de ce noble roi de France, monseigneur Saint-Louis, qui boit aujourd’hui les eaux de la miséricorde dans le fleuve du paradis... Sous son règne béni, quoique l’amour de la maison d’Israël fût déjà bien attiédi, il échauffait tout de son zèle plus fort que la mort même... L’or était moins précieux que le fer ; les femmes elles-mêmes se dépouillaient de leurs joyaux pour contribuer à la délivrance des saints lieux, et dans le trésor de la croisade, l’argent et l’or étaient entassés comme les fruits dans le pressoir... Aujourd’hui les pleurs de la sainte Église sont stériles comme la semence jetée sur les sables du désert ; l’heure des combats est oubliée, et ce n’est que par de subtiles manœuvres, en allumant de charnels désirs, qu’on trouve des défenseurs à la croix... Ne tirez pas à demi votre épée, sire de Rubenthal... Il sera temps de la sortir du fourreau en présence des Sarrasins... Ne me menacez pas du geste... Il ne craint ni bois ni acier celui qui parle au nom du Seigneur des armées, et c’est lui en ce moment qui m’inspire et parle par ma voix ! Ce Dieu puissant est aussi plein d’indulgence et de bonté ; il compatit aux faiblesses de l’homme et pardonne à l’erreur ! Mais ce qu’il frappe, ce qu’il humilie, c’est le pervers qui l’outrage, et qui détourne les siens de la voie du salut !... Vous m’avez entendu, comte de Sarhneim. Parmi ces seigneurs relevant du fief palatin, mon œil en cherche vainement un qui devrait s’y trouver le premier... le sire de Riffenach !

– Riffenach, dit le sire de Sarhneim à voix basse, et tout aussi troublé que s’il eût vu l’ombre de saint Bernard... Riffenach... ce gentilhomme verrier qui habite les bois du Voralberg ?... À la Pâque dernière, il a refusé de me prêter foi et hommage... Comment l’aurais-je contraint de venir à ce festin, ordonné à bonne et sainte intention ?... Aucun prince de la maison de Souabe, l’empereur lui-même n’oserait se risquer dans ces montagnes, où, sous prétexte de travailler à ses fournaises, il a réuni tous les bandits du palatinat ; tellement, dit-on, qu’il s’y livre à de damnables pratiques pour fabriquer des ouvrages si merveilleux, qu’ils se vendent à haut prix dans toute l’Allemagne ; et même il ose blasphémer la croix et nier la divinité du Christ.

– Je connais ce Riffenach, interrompit le chevalier Teutonique : je sais qu’il est dans la voie de la perdition ; mais la brebis peut rentrer encore au bercail. Le bon pasteur doit pourtant se hâter, car Riffenach dissuade et tourne en dérision les fidèles qui s’apprêtent pour le saint voyage, et un tel exemple est trop dangereux pour la foi. D’ailleurs il pourrait encore donner asile aux vassaux qui rompraient leur ban et s’enfuiraient pour ne point aller à la Terre sainte !... Telle malveillance exige répression. Avant la fin de cette soirée, je serai de mon corps au manoir de Riffenach.

– Au manoir de Riffenach !... s’écrièrent tous les conviés, dont quelques-uns osaient à peine prononcer ce nom.

– Oui, reprit le religieux chevalier, j’irai lui porter la parole de Dieu : je le ramènerai dans la voie du salut, à moins que son âme ne soit vendue à Satan, et qu’il n’ait prêté foi et hommage à l’enfer... Mais non ! la grâce ne restera point inefficace, comte de Sarhneim. Adieu... Nous nous reverrons au rendez-vous des croisés, à Spire... Et je n’y viendrai pas seul ! »

Il dit, quitta la salle du festin, gagna la cour d’honneur ; et les pas du genet retentirent sur le pont-levis.

Il s’écoula du temps avant qu’aucun des conviés rompît le silence, car tous étaient fort émus du sermon qu’ils venaient d’entendre ; quelques-uns même, et des plus malveillants pour la croisade, faisaient acte de contrition, et vouaient une neuvaine à l’orteil de saint Avold. Le sire comte de Sarhneim était lui-même assez honteux d’avoir été gourmandé dans cette apostrophe, quoiqu’il eût bonne et sainte intention. Ainsi, au lieu de rester à écouter les jongleurs conter des légendes ou chanter des ballades amoureuses, comme il est d’usage à la suite des banquets seigneuriaux, toute la compagnie se dispersa à petit bruit, sans qu’il fût question des danses où devaient figurer les vertus théologales et les péchés capitaux. Bientôt le château redevint tranquille et muet comme auparavant.

Cependant le chevalier Teutonique traversait en hâte les campagnes du palatinat ; il avait laissé à gauche l’étang de Gluckstad, et les derniers rayons du soleil coloraient les pins du Voralberg, lorsqu’il arriva au pied de cette montagne si redoutée des habitants du pays.

De fait, le sire de Riffenach menait une vie assez étrange pour que le peuple ne le vît qu’avec effroi. Quoique tous les étrangers fussent bien accueillis dans ses domaines, quoique ses vassaux et ses ouvriers fussent merveilleusement nourris et payés, jamais il ne se montrait à eux que la nuit. Alors, parcourant ses fournaises, il dirigeait les travaux, et faisait donner aux cendres de la fougère des formes si fantastiques, qu’on eût dit qu’elles venaient de quelque esprit infernal. Souvent on le voyait faire courir son souffle à travers les tubes enflammés, comme s’il eût chéri ces travaux homicides ; mais souvent aussi il brisait avec emportement le plus beau vase sorti de ses mains, comme s’il eût rougi de contribuer aux plaisirs des hommes, pour lesquels il ne montrait que haine et mépris. C’était au retour de longs voyages dans les royaumes de France, d’Angleterre, de Castille et d’Italie, que le sire de Riffenach avait pris ce genre de vie ; ne fréquentant nul de ses nobles parents, et refusant tout hommage, service ou redevance aux palatins qui le réclamaient comme suzerains de fief. Pour soutenir ses droits, il avait armé ses compagnons verriers, qui frottaient bel et bien les vassaux du comte de Sarhneim. Le comte eût pourtant à la fin triomphé de ce rebelle, si l’empereur lui eût prêté secours suivant les traités ; mais la maison de Souabe avait alors de tels démêlés avec la cour de Rome, qu’elle ne pouvait guère s’occuper des affaires des princes de l’Empire. Pour s’assurer cependant contre toute attaque imprévue, le sire de Riffenach avait fortifié son manoir, quoiqu’il n’eût pas de pont-levis, mais seulement une forte et bonne herse de fer ; par double précaution, les rapides sentiers qui y conduisaient pouvaient être coupés en un clin d’œil, sur l’alerte des hommes de garde et des compagnons verriers ou bûcherons répandus sur les flancs et dans les ravins du Voralberg.

C’est par de tels sentiers, où des troncs d’arbres énormes et des quartiers de roche se trouvaient amoncelés, que le chevalier Teutonique arriva près du manoir de Riffenach sans être signalé par les sentinelles, car on ne redoutait rien d’un homme seul. Il était nuit close, et pas une étoile ne perçait les nuages grisâtres qui voilaient le firmament ; mais à la lueur des fournaises on pouvait distinguer les murs noircis du manoir ; l’épaisse fumée qui s’en échappait de jour comme de nuit avait tellement flétri les arbres voisins, qu’on eût dit de ces rameaux bénits que les bonnes gens conservent pendus aux parois de leur chaumière, afin de les préserver du tonnerre. Aucun bruit ne s’entendait, au reste, en ces lieux, si ce n’est le pétillement des flammes ; nul être vivant ne s’y montrait, hors un compagnon verrier, dont l’ombre grandissait au long des murs écarlates, quand il venait prendre quelque faisceau d’épines ou de sarments à un tas assez fourni pour brûler tous les sorciers du Palatinat.

Apercevant ce compagnon à travers les barreaux de la herse, le chevalier Teutonique sonna de son cor d’ivoire, et le compagnon s’approcha de la herse, en disant d’une voix sourde et brève :

« Qui corne à telle heure, près du manoir de Riffenach ?... Est-ce quelque varlet requêtant des limiers ou des bestiaux égarés ?...

– Ni l’un ni l’autre, dit le chevalier Teutonique.

– Vous n’êtes pourtant pas pèlerin, car des coquilles ne rendirent jamais un tel son, dit le compagnon en entendant résonner l’armure de l’étranger.

– Pèlerin ! oui, car nous le sommes tous sur cette terre, reprit celui-ci... Mais faites savoir au sire de Riffenach que Gédéon de Taxis, le chevalier Teutonique, est à la herse, et demande à être introduit. »

Sans répondre, le compagnon verrier s’éloigna. Il reparut bientôt suivi de quatre hommes tout enfumés, couverts de sueur comme le spectre du grand veneur, portant pertuisanes dentelées et brandons de pin enflammés. La herse s’étant levée comme par un pouvoir invisible, le chevalier Teutonique entra dans la cour, qu’on lui fit traverser dans toute sa longueur, pour le conduire à une porte qui s’ouvrit d’elle seule à son approche. Après avoir traversé deux pièces éclairées seulement par de faibles lampes, il se trouva dans une salle qui eût merveilleusement frappé un chevalier moins préoccupé des choses du ciel.

Aux murs de cette salle étaient appendus ou placés sur de magnifiques dressoirs mille cristaux aux formes fantastiques, dont les facettes reflétaient la lueur de deux lampes d’argent suspendues au plafond par des chaînettes de même métal. Tout auprès se voyaient des armes, des tapis et des bijoux étrangers que le sire de Riffenach avait rapportés de ses voyages, et dont le nom même était ignoré des habitants de l’Allemagne. Sur une table couverte d’un cuir doré aux armes de Riffenach, on voyait jetés pêle-mêle, un sablier venu de l’Orient, deux dagues espagnoles, des couteaux à manches de bois d’aloès, deux miroirs d’argent ornés de rubis, de l’eau dorée dans un hanap de cristal, quelques manuscrits à dessins coloriés, et force tubes, plateaux, cornues, tamis, siphons, soufflets et creusets, tant pour perfectionner les ouvrages de verre, que pour travailler au grand œuvre, dont le sire de Riffenach était, disait-on, un des plus zélés adeptes. Là, se voyaient encore divers objets de grande nouveauté, tels que deux tableaux d’un peintre florentin, nommé Cimabue, et un drageoir d’argent contenant quelques grains de cette poudre inflammable que venait de découvrir à Cologne le cordelier Berthold Schwartz.

Or, le sire de Riffenach, vêtu d’un tabar de velours noir, frangé d’argent, était pour lors assis près de cette table, plongé comme à son ordinaire dans de si profondes méditations, que ses gens assuraient qu’il lui était arrivé parfois de rester trois jours sans parler, et sans prendre autre chose que quelques gouttes d’eau dorée. Soit abstinence ou toute autre cause, il était d’une pâleur que faisait encore plus ressortir la couleur de son tabar. Se soulevant sur son bras gauche, et tenant attaché sur le nouveau venu un long regard, il dit d’une voix creuse :

« Qu’y a-t-il ici pour Gédéon de Taxis, le chevalier Teutonique ? et quelle cause le conduit au manoir de Riffenach ?...

– La cause de Dieu et la cause des hommes, répondit le chevalier.

– La cause de Dieu... reprit le sire de Riffenach, en riant du rire des anges tombés... Le dieu des armées a donc besoin de champions ?... Soit... mais les hommes... se faire ses champions... autant vaudrait être celui des loups de Voralberg... au moins ne se dévorent-ils entre eux que par famine... Mais enfin, pour quel cas combattrais-je et où serait le champ clos ?

– Le champ clos, il est aux plaines de Damas, aux bords du Jourdain, au pied du tombeau du Christ ; de ce Christ qui n’a besoin de fidèles que pour glorifier son nom ; car d’un souffle il anéantirait ses ennemis.

– Qu’il les anéantisse donc, et avec eux tous les faux traîtres !... le monde restera désert...

– Il leur donne le temps de résipiscence et repentir.

– De mal faire encore.

– N’aurais-tu donc jamais trouvé l’homme selon Dieu ?

– Non !... et nul ne le trouvera... Quand le soleil est couché, il n’y a que des méchants à l’ombre.

– Écoute, sire de Riffenach, je sais que depuis le jour où tous deux nous quittâmes la cour du comte de Wittelsbach, toi pour visiter l’Europe et puiser aux sources des sciences, en t’instruisant des coutumes et des arts étrangers ; moi pour entrer dans la milice du bienheureux saint Georges, malheurs ont pu t’advenir, hommes et choses ont pu te décevoir, l’injustice a pu irriter ton esprit, l’ingratitude a pu froisser ton cœur. Dans ces cours si brillantes, tu n’as vu qu’égoïsme, erreurs, vanité, et dès lors tu as pris le genre humain en horreur !... Mais une source de consolation te reste encore : pour y puiser, jette-toi dans les bras du Christ, proclame-toi son défenseur ! Lui du moins ne fut jamais ingrat... Une grande tiédeur règne à la vérité parmi les hommes ; mais il reste encore en Allemagne des serviteurs de la Croix, et bientôt son armée sera tellement nombreuse, que les fleuves ne pourront suffire à la transporter, ni les campagnes à la contenir. Quelques seigneurs hésitent encore, je le sais, à entrer dans la bonne voie ; mais c’est le moindre nombre. Vois les autres s’empresser au saint voyage...

– Oui ! c’est un excellent et bref moyen de payer leurs dettes, puisque la bulle leur accorde trêve et sursis...

– Eh ! que diras-tu de ceux qui, riches et puissants, n’ont nul besoin du sursis ?

– Qu’ils sont contraints de faire le voyage d’outre-mer pour suivre et gouverner leurs vassaux, qui, sans cela, pourraient, au retour, dénier et méconnaître leur autorité seigneuriale.

– Homme de peu de foi !... les saints prélats ne délaissent-ils pas leurs ouailles et leurs sièges ?

– Pour aller chercher des bénéfices en Orient.

– Mais les simples religieux ne sauraient nourrir un tel espoir.

– Les moines !... Il leur convient assez de quitter l’ennui du cloître et de manger du pain de nouveaux fours.

– Les clercs même s’enrôlent chaque jour sous la sainte bannière.

– Ils échappent à la pénitence publique.

– N’est-ce pas assez dure pénitence de cheminer comme ils le font nu-pieds ?

– Si c’est faute d’argent pour acheter sandales ou souliers...

– Sire de Riffenach, tourneras-tu donc toujours en dérision les serviteurs du Dieu vivant ?... Le spectacle de leur dévouement est-il donc comme une épine dans ton œil ? Seras-tu plus obstiné dans le péché que ces bandits qui quittent leurs cavernes et leurs bois pour combattre et pour périr sous l’étendard du Christ ?

– Je le crois aisément, Gédéon : ils évitent ainsi d’être pendus... Mais penses-tu en vérité que Riffenach soit assez simple pour aller grossir ce troupeau qui se presse vers la Syrie, comme si l’Allemagne manquait de sépulcres !... Penses-tu que je laisse ainsi mon héritage exposé aux ravages de ceux de mes nobles voisins, qui voudraient déjà me voir en Palestine pour tout envahir et piller... Par la dame blanche de Rosenberg, le temps est passé où une robe noire et une tête rasée suffisaient pour arracher les nations à leurs foyers. Alors les peuples de l’Allemagne s’y précipitaient de si grand cœur, que, comme s’ils eussent eu le don des langues, ils se convertissaient aux prônes français de l’abbé de Clairvaux. Nous savons aujourd’hui comment se comportaient ces fervents amis de Dieu : les vices de Babylone régnaient parmi ces défenseurs de Sion ; l’ambition, la discorde et la luxure tenaient perpétuellement leurs chefs désunis, et s’ils s’unissaient comme les doigts de la main, c’était pour exterminer de misérables Juifs... Ce que vous appelez idolâtrie n’était-il pas aussi de leur fait, lorsqu’ils marchaient précédés d’une chèvre et d’une oie ?... Le tout pour aller manger des chardons, périr de misère dans les plaines de la Syrie, et n’avoir qu’une armure rouillée pour linceul... Non, Riffenach ne se laisse point ainsi décevoir : il ne s’expatriera point pour défendre une cause que Pierre l’Ermite abandonna lui-même, quand, sous les murs d’Antioche, il quitta l’armée des chrétiens, comme le corbeau désertant l’Arche. Non, de tels exemples me suffisent, et Riffenach ne sera jamais pris de ce mal qu’on nomme la folie de la Croix.

– Anathème sur l’impie ! s’écria le chevalier Teutonique, en secouant son manteau. Que le Seigneur se lève, et que ses ennemis soient dispersés !... C’est assez écouter de blasphèmes... La folie de la Croix !... Stultitiam crucis... C’est bien le langage des boucs d’Israël... Sire de Riffenach, tes péchés, ton endurcissement, ne te peuvent plus être remis. Je pars ; je quitte ce manoir, comme Loth quitta Sodome et Gomorrhe ; je dévoue ton âme, dîme de Satan, aux puissances de l’enfer. »

Il dit, et quitta la salle.

À la porte, il retrouva les compagnons verriers, qui, sans plus parler que leurs pertuisanes, le reconduisirent à la herse, qui se leva de nouveau pour se rabaisser aussitôt derrière lui.

« Gédéon de Taxis est certainement devenu fou, dit le sire de Riffenach, resté seul dans la salle aux cristaux... Aussi bien le pauvre chevalier a-t-il toujours été d’esprit faible et léger, car une buse ne se méprendrait pas sur les intentions de ces preux du sépulcre... Le sépulcre !... Le Christ y est-il bien descendu ?... Peut-être... oh ! oui... mais s’il est mort le vendredi, c’est qu’il était bien sûr de ressusciter le dimanche !... Ah ! ah ! ah !... Ces preux du sépulcre !... Le fanal qui brille au faîte de leurs donjons s’éteindra avant qu’ils n’aient vu le feu sacré descendre sur Israël... Bonnes gens qui croient que la Méditerranée va se dessécher, afin qu’ils arrivent à pied sec en Syrie ! Ah ! ah ! ah ! Pourtant, ce Gédéon de Taxis me tourmente avec ses présages... S’il disait vrai !... Oh comme ses yeux étaient brillants !... Ils luisaient comme les charbons de ce foyer... »

Et comme le sire de Riffenach attachait machinalement ses regards sur l’âtre, il vit tout à coup la plaque du fond rougir et devenir transparente comme le cristal... Un chevalier couvert d’armes noires, le casque fermé, parut derrière, et de la main lui fit signe de venir à lui.

Poussé par une force irrésistible, le sire de Riffenach obéit. Traversant les charbons, comme s’il eût foulé l’herbe des prairies d’Interbach, il aborda le chevalier noir, qui, le saisissant par la main, s’enfonça avec lui dans une galerie plus sombre qu’un caveau de mort. Riffenach essaya plusieurs fois de parler ; mais sa langue épaisse n’articulait que des sons confus, comme ceux d’un muet égaré dans une foire. Il allait pourtant faire un dernier effort, quand une porte s’ouvrant brusquement, il aperçut un spectacle tel que Dieu garde même nos ennemis d’en voir un pareil.

Au fond d’une salle immense, pavée d’ossements blanchis, et dont les murs étaient tendus de toiles d’araignées et d’ailes de chauves-souris, s’élevait un autel de fer où brûlaient des chandelles de soufre à flamme bleuâtre. Autour de cet autel étaient rangés six cent soixante-six chevaliers couverts d’armes noires et la visière fermée, comme le guide du sire de Riffenach. Un squelette vêtu d’une dalmatique noire, sans croix, officiait, servi par un homme à barbe rousse, portant justaucorps gris, chausses bleues, et toque garnie de rubans de feu. À la consécration, on jeta dans le calice de la raclure de cloche d’église, et le célébrant dit :

« De même que cette raclure ne retournera jamais aux cloches où elle fut prise, de même nos âmes ne retournent jamais au ciel. »

D’une voix aussi forte que le bruit des flots de l’Isner à la fonte des neiges, l’assemblée dit : « Amen. »

Et un cadavre charbonné comme une grillade de porc oublié au four banal, et sortant bien certainement d’enfer, passa la tête au travers les toiles d’araignées, dit :

« Il fait bien chaud ! »

À l’élévation, le célébrant tenant entre ses mains un rond de rave au lieu de la sainte hostie, dit :

« Que le royaume de Satan triomphe !... Que ses ennemis soient dispersés !

– Maître, aide-nous ! » répondit l’assemblée.

Au même instant on entendit le son du cornet à bouquin mêlé aux sifflements du vent, aux éclats de la foudre, et au grognement des pourceaux. La visière du casque de chacun des six cent soixante-six chevaliers s’ouvrit, et laissa voir des figures basanées, armées de défenses de marcassins, et jetant flamme et fumée par la bouche, aussi bien que par des oreilles d’ours. Du revers de l’armure saillit à chacun une queue longue et touffue, et de larges griffes flamboyantes se montrèrent à la place de leurs mains et de leurs pieds.

Cependant le guide du sire de Riffenach subissait la même métamorphose, lorsque, levant la main droite, il dit : « Le royaume de Satan triomphe et ses ennemis sont dispersés !... Il compte un champion de plus et l’église un champion de moins !... Riffenach... nouvel ange des ténèbres que la mort soit avec toi, qu’elle marche à tes côtés contre les ennemis de Satan... Champion de l’enfer, reçois ce signe, et qu’à son aspect tous les guerriers du Christ soient anéantis. »

Et sur la même épaule où les croisés plaçaient le signe de la rédemption, il posa sa griffe flamboyante.

Atteint jusqu’aux os par un feu dévorant, le sire de Riffenach pousse un cri terrible, et s’agite violemment pour fuir... Le chant du coq se fait entendre, tout disparaît... et il se retrouve devant son âtre, dans la salle des cristaux...

Appelés par le bruit, ses serviteurs et ses compagnons verriers se pressent autour de leur maître, le croyant surpris par un mal subit ou par des assassins : ils lui offrent en même temps des armes et des cordiaux : mais plus pâle qu’on ne le vit jamais, le sire de Riffenach ne paraît point les entendre.

« C’est lui, dit-il, de cette voix brève et entrecoupée de ceux que va saisir la mort... C’est lui... Je l’ai bien vu... Satan lui-même... Oh ! comme il pressait ma main dans la sienne !... Ses yeux brillaient comme le charbon dans la fournaise... Il a dit... Oui, il a dit champion de l’enfer !

– Messire, dit respectueusement Kolb, le maître verrier, point de doute que vous n’ayez eu un noir et mauvais songe...

– Un songe ! reprit le sire de Riffenach ; un songe... non ! Il a dit : Reçois ce signe ; et ce signe il est là !... Je le sens qui me brûle, me dévore, me consume... Kolb, Kolb, et vous aussi Tobern, Glaber, ôtez-moi, arrachez-moi ce tabar... Eh bien ! maintenant... sur l’épaule droite... ne voyez-vous rien ?... »

Kolb, Tobern et Glaber restaient sans voix, se regardant entre eux comme glacés de crainte et d’effroi.

Mais le sire de Riffenach saisissant ses deux miroirs d’argent, et les opposant l’un à l’autre, vit ou crut voir empreinte sur son épaule droite la griffe de Satan.

« Dieu se manifeste, dit-il au bout de quelques instants de silence ; et quand la salive fut moins épaisse dans sa bouche... Dieu se manifeste... sa voix se fait entendre... Obéissons s’il en est temps encore... Tobern... qu’on housse mon cheval de bataille... qu’on lève la herse... Personne ne m’accompagnera !... »

Tout fut bientôt ordonné pour le départ du sire de Riffenach, qui s’éloigna dans la direction du château de Sarhneim, où il espérait trouver Gédéon de Taxis, et le réclamer pour parrain au voyage d’outre-mer. Il était tellement occupé de ces pensées et de ce qu’il avait vu dans la cour de Satan, qu’il dévia du chemin conduisant au bac seigneurial, et qu’il arriva au bord de l’Isner, dans un endroit où il ne savait s’il y avait ou non un gué bon et sûr. Comme il était là impatient de tenter le passage, il crut voir parmi les saules qui bordaient la rive opposée le manteau blanc chargé d’une croix noire et le cheval pie du chevalier Teutonique.

« Gédéon de Taxis se serait-il égaré comme moi ? se dit-il en lui-même... Aurait-il trouvé le gué ?... C’est ce que je vais savoir bientôt... »

Et dans le silence de la nuit il cria :

« Peut-on passer ?...

– Passez..., répondit une voix.

– Ici !

– Ici... »

Poussant alors son cheval, qui renâclait et reculait comme s’il eût aperçu les yeux de la panthère ou du basilic, le sire de Riffenach s’élança dans les flots... et ne reparut plus... car l’écho seul avait répondu.

 

 

 

Émile MORICE, La griffe du Diable.

 

Paru dans Le Conteur en 1833.

 

Recueilli dans Les maîtres de l’étrange et de la peur,

de l’abbé Prévost à Guillaume Apollinaire,

Édition établie par Francis Lacassin,

Éditions Robert Laffont, 2000.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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