Le voyage de Mozart à Prague

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Eduard MÖRIKE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À l’automne de 1787, Mozart fit, en compagnie de sa femme, le voyage de Prague, pour y diriger la première représentation de Don Juan.

Au troisième jour de route, le 14 septembre, vers onze heures du matin, le couple, de fort bonne humeur, ayant franchi le Mannhardsberg et la Thaya, était parvenu auprès de Schrems, à une trentaine d’heures de Vienne, et allaient atteindre le sommet des Monts de Moravie.

« La voiture attelée de trois chevaux de poste, écrit la Baronne de T. à une amie, était un somptueux carrosse de couleur orange ; elle appartenait à une vieille dame la générale Volkstett, qui se montrait fière de l’amitié qu’elle entretenait avec la famille Mozart et des services que depuis longtemps elle lui rendait. » Quiconque connaît les goûts des années quatre-vingt peut compléter sans peine cette brève description. Des bouquets de fleurs en couleurs naturelles étaient peints sur les portières, et de minces filets d’or encadraient les panneaux ; on n’y voyait point cette laque miroitante des ateliers viennois de nos jours ; le corps du carrosse était légèrement évasé, et on lui avait donné par en bas une fort coquette courbure ; il était couvert d’une capote élevée et muni d’épais rideaux de cuir.

Nous donnerons quelques détails sur le costume des voyageurs. De crainte de fatiguer l’habit de cérémonie serré dans les bagages, Constance avait fait prendre à son mari un vêtement plus modeste : un gilet brodé, d’un bleu passé, sa veste brune habituelle avec une rangée de gros boutons dont la dorure rougeoyante paraissait sous l’étoffe vivement colorée, culotte et bas de soie noire ; boucles dorées sur les souliers. Depuis une demi-heure, il avait retiré sa veste, car il faisait très chaud pour la saison ; en bras de chemise et nu-tête, il bavardait allègrement. Madame Mozart portait une robe de voyage à rayures blanches et vertes ; son abondante chevelure, à demi dénouée, tombait en boucles d’un beau brun clair sur ses épaules et sa nuque ; jamais la poudre n’en altérait la couleur ; quant à son mari, il en avait mis ce jour-là une couche plus légère qu’à l’ordinaire sur ses cheveux drus et tressés.

Par une côte en pente douce, à travers des champs fertiles qui formaient des clairières dans l’immense forêt, on était parvenu à la lisière des bois.

« Combien de forêts avons-nous traversées depuis trois jours ! dit Mozart. Je n’y ai guère pris garde, et n’ai pas songé à y mettre pied à terre. Descendons ici, mon amie, et cueillons quelques-unes de ces clochettes bleues qui fleurissent sous l’ombrage. Cocher, laisse souffler tes chevaux. »

Au moment où ils se levèrent, ils s’aperçurent d’un petit accident qui valut une querelle au musicien. Par sa négligence, un flacon renfermant un précieux parfum s’était ouvert, répandant son contenu sur les vêtements et les coussins.

« J’aurais dû m’en douter, s’écria Madame Mozart ; depuis longtemps j’en sentais les effluves. Hélas ! toute une fiole de Rosée d’Aurore 1 s’est vidée. Et moi qui l’épargnais comme de l’or !

– Mais, petite folle, répondit son mari en guise de consolation, réfléchis donc : ta liqueur divine ne pouvait mieux nous servir. Il faisait dans cette voiture une chaleur de four à quoi toute l’agitation de ton éventail ne remédiait guère. Mais depuis quelque temps, une agréable fraîcheur montait : tu prétendais que c’étaient les deux ou trois gouttes dont j’avais parfumé mon jabot. Nous renaissions à la vie, la conversation était vive, au lieu que sans cela nous serions allés tête basse comme des moutons sur la charrette du boucher. Notre voiture est fraîche pour tout le voyage. En attendant, régalons nos nez viennois de l’odeur de ces bois ! »

Ils sautèrent le fossé, et, bras dessus bras dessous, s’enfoncèrent sous les sapins. Perçant l’obscurité profonde, de rares rayons de soleil tombaient jusqu’à la mousse veloutée qui recouvrait le sol. Après l’étouffante chaleur de la route, la fraîcheur soudaine de ce bois eût pu être dangereuse à l’insouciant Mozart sans la prévoyance de sa femme ; elle le contraignit, malgré sa résistance, à jeter sur ses épaules le vêtement qu’elle avait emporté.

« Dieu ! quelle splendeur ! s’écria-t-il en levant les yeux vers les plus hautes branches. On se croirait dans une église. J’ai l’impression de n’avoir jamais pénétré sous l’ombrage et de comprendre aujourd’hui le sens du mot “forêt” : c’est tout un peuple d’arbres assemblés. Nulle main humaine ne les a plantés, ils sont venus d’eux-mêmes, et sont là simplement parce que la vie en commun est chose aimable. J’ai parcouru dans ma jeunesse la moitié de l’Europe, j’ai vu les Alpes et la mer, ce qu’il y a de plus grand et de plus beau dans la création, – et me voici tout sot parce que le hasard m’a conduit dans une simple forêt de sapins à la frontière de Bohême. Je suis saisi, étonné, ravi que pareille chose existe, ne soit pas seulement una finzione di poeti comme les nymphes, les faunes et le reste, ni une forêt de théâtre, mais une vraie forêt, poussée du sol, nourrie d’humidité et de la chaude lumière du soleil. Le cerf y vit à l’aise, avec les extraordinaires ramures de son front, et le facétieux écureuil, et le geai et le coq de bruyère. »

Il se baissa, cueillit un champignon, célébra la beauté du chapeau rouge et des tendres lamelles blanches, bourra ses poches de pommes de pin.

« On croirait à t’entendre, dit sa femme, que tu n’as jamais fait vingt pas au Prater, où l’on voit aussi bien qu’ici ces rares merveilles.

– Le Prater ! comment peux-tu prononcer ce nom ici ? Y vit-on jamais autre chose que carrosses, épées, robes et éventails, musique et comédie mondaine ? Les arbres eux-mêmes, si beaux soient-ils, je ne sais ce qu’ils ont..., tiens, la faîne et les glands égaillés sur le sol se confondent avec les vieux bouchons et leur ressemblent comme des frères... À deux lieues dans l’intérieur, l’odeur des restaurants et de leurs sauces vous poursuit encore.

– Admirable ! s’écria-t-elle, est-ce bien là le langage d’un homme qui ne connaît pas de plus grand plaisir que d’aller manger une fricassée de poulet au Prater ? »

Ils remontèrent dans leur carrosse ; après avoir traversé un étroit plateau, la route peu à peu se mit à descendre dans un pays riant qui s’étendait à perte de vue jusqu’aux monts lointains. Le maestro, qui s’était tu quelque temps, reprit :

« La terre est réellement belle, et je comprends ceux qui souhaitent d’y séjourner le plus longtemps possible. Grâce à Dieu, je me sens plus jeune et plus dispos que jamais, et curieux de mille objets dont je m’occuperai dès que mon opéra sera terminé et joué. Que de choses dans le vaste monde, que de choses dans mon pays même, qui sont belles et admirables et que j’ignore, merveilles de la nature, sciences, arts, industries ! Ce petit charbonnier près de sa meule en sait aussi long que moi sur bien des sujets ; et pourtant je ne manque pas de curiosité et j’aime à m’informer de ce qui est étranger à mon métier.

– L’autre jour, répliqua-t-elle, ton agenda de l’année 85 me tomba entre les mains ; à la dernière page, tu avais écrit quelques mots. D’abord : “À la mi-octobre, on coule les grands lions à la Fonderie Impériale.” Ensuite ceci, souligné deux fois : “Rendre visite au Professeur Gattner.” Qui est-ce ?

– Je me souviens, c’est l’aimable vieillard de l’Observatoire qui m’invite parfois à l’aller voir. Depuis longtemps, je médite de m’y rendre avec toi pour contempler la lune et le petit bonhomme qui l’habite. Il y a maintenant à l’Observatoire un puissant télescope ; il paraît qu’on voit clairement, sur le disque immense, des vallées, des gorges, et, du côté opposé au soleil, les ombres des montagnes. Depuis deux ans, je fais le projet d’y monter, et je diffère toujours, j’en suis tout honteux.

– Oh ! répondit-elle, la lune n’est pas près de disparaître, le mal est réparable.

– N’en va-t-il pas ainsi de tout ? Je n’ose penser à tout ce que l’on manque, à tout ce qu’on laisse passer, à tout ce qui reste en suspens, – et je ne parle pas des devoirs envers Dieu et les hommes, non, simplement des jouissances, des plaisirs innocents que chaque jour met à portée de nos mains. »

Madame Mozart ne put ou ne voulut pas détourner l’esprit mobile de son mari de la pente où il s’engageait : elle dut, hélas, sur un ton plus ému encore lui donner raison lorsqu’il poursuivit :

« Ai-je jamais consacré une heure entière à m’amuser avec mes enfants ? Je le fais toujours à moitié, et en passant 2 : trois temps de galop sur mes genoux, deux minutes de poursuite à travers la chambre ; et basta ! au revoir ! Il ne me souvient pas que nous ayons jamais passé un beau jour ensemble à la campagne, un jour de Pâques ou de Pentecôte, dans un jardin ou une forêt, sur la prairie, entre nous, à jouer avec les enfants, à tresser des couronnes de fleurs, pour nous-mêmes redevenir enfants quelques instants. Cependant la vie s’écoule et fuit... Seigneur Dieu ! rien que d’y penser on se sent couvert d’une sueur froide. »

Ce réquisitoire contre soi-même fut le début d’une grave conversation, confiante et amicale, dont nous ne donnerons pas le détail ; nous reporterons nos regards sur les circonstances dont ils parlèrent alors ou auxquelles ils firent allusion.

Il faut bien avouer que cet homme ardent, si bien fait pour ressentir tout le charme du monde et ce qui est proposé de plus noble à la sensibilité humaine, ne parvint jamais, pendant le court temps où il lui fut donné de vivre et de créer, à un sentiment paisible et durable de soi-même. Si nous ne voulons point nous égarer en de trop subtiles analyses, ni mettre une excessive profondeur là où elle n’a que faire, nous ne pourrons nous expliquer cet être exceptionnel que par les indéracinables faiblesses de son caractère ; aussi bien inclinons-nous, – non sans beaucoup de raisons, – à croire que ces faiblesses tiennent par un lien nécessaire à toutes les qualités qui nous font admirer Mozart.

Les exigences de sa nature étaient multiples ; il avait en particulier un goût très vif des plaisirs mondains. Estimé pour son talent, et recherché par la meilleure société de la ville, il refusait rarement de se rendre à une soirée, à une fête ou à une partie de plaisir. De son côté, il satisfaisait, dans le cercle de ses amis, à tous les devoirs de l’hospitalité. Depuis longtemps, il y avait, le dimanche, soirée de musique chez lui ; deux ou trois fois dans la semaine, des amis et des connaissances déjeunaient sans cérémonie à sa table, qui était excellente. Il eût renoncé malaisément à ces habitudes. Parfois, au grand effroi de sa femme, il amenait sans prévenir des hôtes, gens de toutes sortes, amateurs, confrères, chanteurs ou poètes. Le pique-assiette, qui n’avait d’autre mérite que sa bonne humeur, ses plaisanteries, ses calembours (et pas toujours du meilleur goût !) était accueilli à l’égal du connaisseur intelligent et de l’artiste de valeur. Cependant Mozart aimait surtout à se distraire hors de chez lui. On le voyait tous les soirs faire son billard au café, et souvent il dînait au restaurant. Il se promenait volontiers en société, à cheval ou en voiture, et, excellent danseur, courait bals et redoutes. Il avait une préférence pour les fêtes populaires, et particulièrement pour celle qui se donne en plein air à la Sainte-Brigitte ; on l’y vit paraître en Pierrot.

Ces plaisirs, tantôt libres et turbulents et tantôt d’un genre plus tranquille, donnaient le repos nécessaire à son esprit longtemps bandé dans un prodigieux effort. En ces heures faciles, il s’engageait inconsciemment sur les voies mystérieuses où le génie aime à s’aventurer, où, sans peine, il fait son butin de mille impressions menues et fugaces. Mais alors, tout occupé à épuiser le bonheur de l’instant, Mozart ne songeait plus ni au devoir, ni à la sagesse, ni au pain qu’il faut gagner pour soi et les siens. Qu’il s’amusât ou qu’il travaillât, il ne connaissait aucune mesure, aucune limite. Il passait une partie de ses nuits à composer ; le matin de bonne heure, avant même de sortir du lit, il se remettait au travail. Dès dix heures, il allait à pied (à moins qu’on ne le fît prendre en voiture) donner des leçons qui occupaient encore une partie de ses après-midi. « Nous nous donnons toute la peine qu’il faut, écrivit-il un jour à l’un de ses protecteurs, et il est souvent difficile de ne pas perdre patience. Parce que vous avez le malheur d’être un joueur de cymbalum et un musicien en renom, on vous met sur les bras des douzaines et des douzaines d’élèves ; on se soucie peu, du reste, de leurs dispositions ; l’important est qu’ils paient leur écu per marca. N’importe quel Hongrois moustachu des troupes du génie est le bienvenu, si Satan lui persuade d’étudier, pour un prix dérisoire, la basse continue et le contrepoint, – ou cette arrogante petite comtesse qui, rouge de colère, me reçoit comme Maître Coquerel le coiffeur quand, par malheur, je ne frappe pas à sa porte au coup de l’horloge... » Et lorsque, fatigué par ce métier, il aspirait au repos, ses nerfs épuisés ne trouvaient que dans une nouvelle excitation un semblant de réconfort. Sa santé était minée, et si là n’était pas la cause de la mélancolie où il tombait souvent, du moins elle s’en aggravait ; le pressentiment d’une mort précoce qui, dans les dernières années, ne le quittait plus, ne devait se montrer que trop justifié. Des angoisses de toute espèce, et sans doute le remords aussi, mêlaient leur âcre piment à tous ses plaisirs. Mais nous savons que ces douleurs, purifiées, rejoignaient la source profonde d’où jaillissait, par les cent fontaines d’or de ses mélodies, le torrent inépuisable des souffrances et des joies humaines.

La conduite de sa maison se ressentait de ce néfaste train de vie ; on l’eût accusé avec quelque raison de légèreté et de folle prodigalité ; et l’un des plus beaux traits de son caractère méritait ce reproche. Lorsque quelqu’un venait, dans le besoin, lui demander un prêt ou une caution, on pouvait être sûr qu’il ne s’informerait longuement ni de gages ni de garanties ; il n’en eût pas fait meilleur usage qu’un enfant. Avec une générosité pleine de bonne grâce, il préférait faire cadeau de la somme qu’on lui demandait, surtout lorsque, par grand hasard, il croyait avoir un peu d’argent en réserve.

Une telle magnificence, en plus du train ordinaire de sa maison, n’était nullement en proportion de ses revenus. Ce que lui rapportaient les théâtres et les concerts, les éditeurs et les élèves, joint à la pension impériale, suffisait d’autant moins que le goût du public ne se prononçait pas encore en faveur de son œuvre. Sa pure beauté, sa plénitude, sa profondeur heurtaient communément des auditeurs qui aimaient des qualités plus faciles. Les Viennois avaient applaudi les airs de Belmonte et de Constanze, grâce aux éléments populaires de ces morceaux ; mais, quelques années plus tard, Figaro connut, contre toute attente, un pitoyable échec, et on lui préféra l’aimable mais bien inférieure Cosa rara. Ce même Figaro fut accueilli par les Pragois, gens cultivés et sans préventions, avec un tel enthousiasme que le maestro, dans son émotion et sa gratitude, résolut d’écrire pour eux sa prochaine œuvre. Malgré l’inclémence des temps et l’influence de ses ennemis, Mozart eût pu, avec un peu plus de sagesse et de prévoyance, tirer de son art un revenu suffisant mais, fait comme il était, il n’eut pas le nécessaire lors même que la foule le salua d’enthousiastes applaudissements. Bref, tout se liguait contre cet homme, le sort, sa propre nature et ses fautes, pour que sa fortune ne pût être prospère.

On se représente sans peine les embarras d’une maîtresse de maison accomplissant sa tâche dans ces circonstances. Bien qu’elle fût jeune et gaie, que, fille d’un musicien, elle sentît couler dans ses veines un sang d’artiste et eût été habituée aux privations dans la maison paternelle, Constance mit tous ses efforts à combattre ces malheurs dans leur source, à parer aux absurdités, et à combler les grandes pertes par les petites économies. Peut-être manquait-elle d’habileté et d’expérience ; elle avait la caisse et tenait les comptes ; les réclamations et tous les embarras lui incombaient. Souvent sa gorge se serrait quand, à ces difficultés d’argent, à la crainte de ne pouvoir faire honneur à ses engagements, elle voyait s’ajouter encore les crises de mélancolie où son mari s’enlisait des jours durant ; oisif, sourd à toutes les consolations, il soupirait et se plaignait aux côtés de sa femme, ou restait muet, à l’écart, perdu dans l’unique pensée de la mort qui tournait en lui comme une vis sans fin. Mais Constance perdait rarement courage, et, clairvoyante, savait trouver des paroles qui le réconfortaient, ne fût-ce que pour quelque temps. Cependant, quand elle avait obtenu, à force d’arguments et de plaisanteries, de prières et de caresses, qu’il prît son thé avec elle, qu’il goûtât au dîner familial et ne sortît pas ensuite, qu’y avait-il de changé ? Il pouvait, ému par les yeux humides de sa femme, maudire sincèrement ses funestes habitudes, promettre davantage qu’elle ne demandait, – c’était en vain, il retombait sans s’en apercevoir dans son ornière. On était tenté de penser qu’il lui était impossible d’agir autrement et qu’il lui fallait une règle de vie complètement différente de celle qui réussit au commun des mortels ; peut-être était-ce cette singularité même qui avait élevé si haut son génie ?

Constance espérait pourtant que, la renommée de Mozart croissant sans cesse, leur situation matérielle finirait par s’améliorer. Si l’obsession, tantôt pressante et tantôt plus légère, qui lui rappelait ces difficultés, pouvait être écartée ; si, au lieu de consacrer la moitié de son temps et de ses forces à gagner sa vie, il pouvait se vouer entièrement à sa véritable vocation ; si, au lieu de dérober ses plaisirs, il pouvait s’y adonner sans remords et y trouver un double réconfort physique et moral ; alors, il serait un autre homme, plus tranquille, plus allègre, plus léger. Elle songeait à quitter Vienne, persuadée que Mozart n’y connaîtrait jamais le bonheur, et qu’il fallait vaincre sa prédilection pour cette ville.

Elle se disait que la réalisation de ses espoirs allait être fort avancée par le succès du nouvel opéra qui était la cause de ce voyage.

Il était plus qu’à moitié écrit. Des amis fidèles, au jugement sûr, qui avaient suivi l’élaboration de ce chef-d’œuvre, et qui devaient se rendre compte de l’impression qu’il pouvait produire, allaient partout en parlant sur un tel ton que les ennemis même du maître s’attendaient à ce que, avant six mois, ce Don Juan eût bouleversé toute l’Allemagne musicale. D’autres pourtant, également bienveillants, se montraient plus prudents et plus réservés ; considérant l’état de la musique contemporaine, ils osaient à peine espérer un succès immédiat et étendu. Le maître lui-même partageait en silence leurs trop justes doutes.

Constance pour sa part, – car les femmes, une fois que leur sentiment s’est prononcé et si leur vœu le plus cher les incline encore dans leur propre sens, se laissent beaucoup moins que les hommes détourner de leur idée, – Constance se tenait fermement à son espoir ; et justement, dans le carrosse, elle saisit l’occasion de plaider pour lui. Elle le fit avec sa gaieté et sa vivacité coutumières, y mettant d’autant plus d’ardeur que durant leur conversation, stérile et décevante, l’humeur de Mozart s’était assombrie. Elle exposa à son mari l’emploi qu’elle comptait faire des cent ducats promis par le commanditaire de Prague ! pour la partition de Don Juan, lui dit comment son budget lui permettrait de couvrir les dettes les plus criantes et de vivre sans soucis jusqu’au printemps.

« M’est avis que cet opéra sera une bonne affaire pour ton Monsieur Bondini ; s’il n’est que la moitié de l’homme d’honneur que tu te plais à dire, il te donnera, outre ce qu’il t’a promis, une jolie part des sommes que tous les théâtres du monde lui paieront pour le droit de copier ta partition. Sinon, Dieu soit loué, nous avons d’autres chances, et mille fois plus sûres, tout me le dit.

– Quelles chances ? je ne vois pas...

– J’ai entendu, il n’y a pas longtemps, un oiseau siffler que le roi de Prusse cherchait un chef d’orchestre.

– Oho !

– Un directeur général de la musique, voulais-je dire ; laisse parler mon imagination ; c’est un faible que je tiens de ma mère.

– Va ! Plus ce sera fou et mieux cela vaudra.

– Non, rien que de tout naturel. – Allons, cours plus vite que le temps ; l’an prochain à pareille époque...

– Quand le Pape demandera la main de Gretchen...

– Tais-toi, polichinelle..., je te dis que l’an prochain à la Saint-Gilles, il n’y aura plus depuis longtemps à Vienne de compositeur impérial du nom de Wolf Mozart ; on pourra l’y chercher !

– Berce-toi de cet espoir !

– J’entends d’ici les bavardages de nos bons amis, et tous les détails qu’ils se donnent.

– Par exemple ?...

– Par exemple, un matin, peu après neuf heures, notre vieille admiratrice, la générale Volkstett, traverse en tourbillon le Marché-aux-Choux. Elle a fait une absence de trois mois ; enfin s’est réalisé ce grand voyage chez son beau-frère, en Saxe, dont elle parle tous les jours depuis que nous la connaissons ; elle est rentrée dans la nuit ; son cœur palpite encore, déborde du bonheur de voyager, de l’impatience de retrouver des amis, et des plus merveilleuses nouvelles. De ce pas, elle court chez la colonelle, monte l’escalier, frappe à la porte, n’attend pas la réponse ; figure-toi leurs cris de joie et leurs embrassades : “Ah ! très chère Madame, dit-elle, reprenant son souffle après ces préliminaires, je vous apporte un plein sac de salutations ; devinez de qui ? je ne viens pas directement de Stendal, j’ai fait un petit détour vers la gauche, en Brandebourg...” – “Comment ? serait-ce possible ? vous venez de Berlin ? vous êtes allée chez les Mozart ?” – “Dix célestes journées !” – “Ô chère générale, douce et bonne amie, racontez, décrivez. Comment vont nos bons petits amis ? Se plaisent-ils toujours autant ? Mozart berlinois ! quelle chose fabuleuse, invraisemblable plus que jamais aujourd’hui que j’en vois un témoin. Comment s’en arrange-t-il ? quelle figure fait-il ?” – “Ah ! vous devriez le voir ! Cet été, le roi l’a envoyé à Karlsbad. Son très cher empereur Joseph eût-il jamais eu si gracieuse pensée, dites ? Ils étaient rentrés de la veille quand j’arrivai. Mozart resplendit de vie et de santé, il est gros et gras, remuant comme vif-argent, les yeux tout brillants de bonheur. »

Et restant dans le rôle de la narratrice, elle fit un tableau charmant de la vie de Mozart à Berlin. Sa demeure Sous les Tilleuls, son jardin, sa maison de campagne, puis le brillant théâtre de sa vie publique et le cercle plus fermé de la Cour où il accompagnait la reine au piano, tout défila dans ce très vraisemblable récit. Elle improvisait des conversations entières et les plus belles anecdotes. Il semblait qu’elle fût plus familière avec Berlin, Potsdam et Sans-Souci qu’avec le château de Schönbrunn et le palais impérial. Elle eut la malice de raconter que Mozart avait acquis, au contact de la gravité prussienne, d’excellentes vertus de père de famille : madame Volkstett ajoutait que, phénomène inattendu et preuve que souvent les extrêmes se touchent, elle avait observé chez Mozart la naissance d’une bonne petite avarice qui lui allait adorablement. « Et figurez-vous : il a trois mille écus pour diriger un concert de musique de chambre et deux soirées d’opéra par semaine. Ah ! colonelle, je l’ai vu, notre cher, notre précieux ami, au milieu de son orchestre qui l’adore, qui lui est tout dévoué ; je l’ai vu dans sa loge avec sa femme, tout auprès des plus hauts personnages. Quant au programme, je vous donne en mille ce qu’il annonçait..., je vous l’ai apporté, il enveloppe un petit cadeau que Mozart et moi vous faisons..., tenez, regardez, lisez, c’est imprimé en lettres d’une aune. » – « Dieu, que vois‑je ? Tarare ! » – « Oui, ma chère, tout arrive. Il y a deux ans, Mozart venait d’écrire son Don Juan, tandis que le maudit Salieri, cet homme blafard et venimeux, se promettait de renouveler à Vienne le succès parisien de son œuvre, et de faire voir ce faucon à notre bon public amateur de bécasses et admirateur de Una cosa rara. Il complotait avec ses acolytes, et faisait le finaud, et allait disant qu’ils sauraient bien faire à Don Juan le sort qu’ils avaient fait à Figaro, et qu’il paraîtrait sur la scène plus mort que vif. Alors, je fis vœu de n’entendre pour rien au monde l’infâme œuvre de ce Salieri, et je tins parole. Tout le monde s’y précipita, – vous comme les autres, colonelle, – mais moi, je restai assise au coin de mon feu, berçant ma chatte sur mes genoux et buvant un bouillon d’oie ; ainsi fis-je toutes les fois qu’on joua Tarare. Maintenant, imaginez cela : Tarare à l’Opéra de Berlin, l’œuvre de son ennemi mortel dirigée par Mozart ! » – « Ah ! me dit-il dès qu’il me vit, cette fois vous devrez l’entendre, ne serait-ce que pour pouvoir dire aux Viennois si j’ai touché un cheveu de l’enfant Absalon. J’aimerais qu’il fût ici, le vieil envieux, il verrait que je n’ai pas besoin d’écorcher l’œuvre d’autrui pour être ce que je suis. »

« Brava ! bravissima ! » s’écria Mozart qui prit sa femme aux oreilles, l’embrassa et la caressa ; ce jeu de bulles de savon où ils se plaisaient à rêver un avenir dont, hélas ! rien ne devait jamais se réaliser, s’acheva en bonne humeur et en rires joyeux.

Cependant ils étaient arrivés dans la vallée et approchaient d’un village qu’ils avaient remarqué du haut de la colline, et en arrière duquel on voyait, dans la plaine, le petit château moderne d’un certain comte de Schinzberg. On devait faire halte à ce village pour reposer les bêtes et déjeuner. L’auberge était isolée à la sortie du bourg, au bord de la route ; une allée de peupliers de six cents pas à peine menait de là au parc du château.

Lorsqu’on eut mis pied à terre, Mozart, à son ordinaire, laissa à sa femme le soin de commander le repas ; il se fit servir un verre de vin dans la salle du bas, tandis qu’elle demandait un peu d’eau fraîche et un coin tranquille où elle pût dormir un instant. On la fit monter à l’étage, son mari la suivit, chantant et sifflant. On lui donna une jolie chambre claire et bien aérée où se trouvait, entre autres vieux meubles de bonne provenance, – épaves sans doute d’un mobilier seigneurial, – un lit élégant dont le ciel peint reposait sur de fines colonnettes laquées de vert ; les rideaux de soie avaient été remplacés depuis longtemps par une étoffe plus grossière. Constance s’y étendit, son mari promit de la réveiller à temps, elle tira le verrou ; lui chercha à qui parler dans la grand-salle, mais il n’y avait là personne que l’aubergiste, et Mozart, ne se sentant pas plus de goût pour sa conversation que pour son vin, manifesta le désir d’aller, avant le déjeuner, jusqu’au parc. On lui dit que l’entrée n’en était pas refusée aux étrangers de bonne mise, et que d’ailleurs la famille était absente ce jour-là.

Il fut bientôt à la grille ouverte, puis s’avança lentement dans une allée de vieux tilleuls au bout de laquelle la façade du château lui apparut soudain à sa gauche ; il était de style italien, crépi de blanc, avec un double perron très large ; quelques statues de divinités, assez banales, et une balustrade ornaient le bord du toit d’ardoise.

Quittant les grands parterres de fleurs, notre héros s’en alla vers les parties boisées du jardin, passa sous d’ombreux bosquets de pins, et suivit les détours d’un sentier qui, peu à peu, le ramena vers les pelouses ; le murmure d’un jet d’eau l’attirait, auprès duquel il parvint bientôt.

Le large bassin ovale était entouré d’une bordure soignée d’orangers en caisses alternant avec des lauriers-roses et des oléandres ; tout autour courait un chemin sablé où s’ouvrait une tonnelle à claire-voie ; c’était le plus aimable lieu de repos, avec une table et un banc. Mozart s’assit près de l’entrée.

Écoutant le clapotis de l’eau, laissant se poser son regard sur un oranger de moyenne taille qui était en dehors de la bordure et tout couvert de beaux fruits, notre ami fut bientôt ramené par cette vision du Midi à un délicieux souvenir de son enfance. Avec un sourire pensif, il étendit la main vers une orange pour en sentir l’exquise rondeur et la fraîcheur juteuse.

Mais, éveillée par cette scène de jadis qui vient de remonter à sa mémoire, une réminiscence musicale, depuis longtemps effacée, réapparaît en lui ; il en suit rêveusement la trace incertaine. Ses yeux brillent, courent de-ci de-là, il est occupé d’une pensée qu’il poursuit avec ardeur. Distrait, il saisit de nouveau l’orange ; elle se détache de la branche et lui reste dans la main. Il la voit sans la voir, et son esprit est si absorbé que, tenant le fruit sous son nez, et murmurant des lèvres les premières notes puis d’autres parties d’une mélodie, il finit par tirer instinctivement de sa poche un étui émaillé, y prend un couteau à manche d’argent et coupe lentement la boule dorée de part en part. Sans doute obéit-il à un obscur sentiment de soif ; mais ses sens se contentent du parfum exquis qui les rafraîchit. Il contemple longuement les deux moitiés, les réajuste avec précaution, beaucoup de précaution, les sépare encore puis les rapproche.

Mais il entend un pas tout proche, s’effraye et prend subitement conscience du lieu et de son forfait. Son premier mouvement est de cacher l’orange, il y renonce aussitôt, par fierté peut-être ou parce qu’il est trop tard. Le jardiner, un grand gaillard en livrée, large d’épaules, était devant lui ; il avait aperçu le geste suspect que Mozart venait de réprimer et resta quelques secondes silencieux. Mozart, non moins muet, semblait cloué à son banc et le regardait avec un sourire gêné, tout rougissant ; ses yeux bleus, pourtant, n’étaient pas sans effronterie ; après un instant (et la scène eût été extrêmement comique aux yeux d’un tiers) il posa l’orange apparemment intacte au milieu de la table, avec une espèce d’assurance insolente.

« Permettez ! fit le jardinier avec une indignation contenue, après avoir mesuré du regard la mise médiocre de l’inconnu ; je ne sais à qui j’ai...

– Kapellmeister Mozart, de Vienne.

– Sans doute êtes-vous connu au château ?

– Je suis étranger, et de passage en ce pays. Le comte est-il chez lui ?

– Non.

– Madame la comtesse ?

– Ils sont occupés, et on ne peut guère leur parler. »

Mozart se leva et fit mine de s’en aller.

« Permettez, Monsieur, expliquez-moi ce que vous faisiez là, à dérober...

– Dérober ? s’écria Mozart. Que diable ! croyez-vous donc que je voulais voler ce fruit et le manger ?

– Monsieur, je crois ce que je vois. Ces fruits sont comptés et j’en suis responsable. Cet oranger est destiné par Monsieur le comte à une fête, et on doit l’emporter tout à l’heure. Vous ne partirez pas avant que j’aie fait part de la chose à Monsieur le comte, et que vous-même soyez venu témoigner de la véracité de mon récit.

– Si ce n’est que cela, je vais attendre ici. Vous pouvez compter sur moi. »

Le jardiner regarda autour de lui d’un air hésitant, et Mozart, pensant qu’il en allait peut-être d’un pourboire, mit la main à sa poche. Mais il n’avait pas le moindre argent sur lui.

Deux aides-jardiniers s’approchèrent, chargèrent l’oranger sur un brancard et l’emportèrent. Mozart cependant avait tiré de son portefeuille une feuille de papier, et, tandis que le jardinier restait planté là, il écrivit :

 

            Madame

Je suis assis, infortuné, dans votre Paradis, tel feu Adam après qu’il eut goûté à la pomme. Le crime est consommé, et je ne puis pas même en rejeter la faute sur la bonne Ève qui, pour l’instant, à l’auberge, jouit du sommeil de l’innocence tandis que folâtrent autour d’elle les Grâces et les Amours du ciel-de-lit. Veuillez me l’ordonner, et j’accourrai en personne rendre raison à Votre Grâce de mon forfait auquel moi-même je ne comprends rien.

Sincèrement confus, je suis, Madame, de Votre Grâce, le très humble et très obéissant serviteur.

W.-A. Mozart,

se rendant à Prague.

 

Il remit le billet, gauchement plié, au jardinier qui attendait impatiemment.

Le cerbère s’était à peine éloigné qu’on entendit une voiture rouler dans la cour derrière le château. C’était le comte qui était allé chercher, dans une terre voisine, sa nièce et le fiancé de celle-ci, un jeune et riche baron. Comme la mère de ce dernier ne quittait plus sa demeure depuis des années, les fiançailles venaient d’avoir lieu chez elle ; la cérémonie devait être suivie d’une fête de famille chez le comte, où Eugénie avait été élevée dès son enfance comme la fille de la maison. La comtesse était rentrée un peu plus tôt avec le lieutenant Max, son fils, pour veiller aux derniers préparatifs. Tout le monde était affairé, courait dans les corridors et les escaliers du château ; le jardinier ne parvint pas sans peine à joindre la comtesse dans l’antichambre et à lui remettre le billet qu’elle n’ouvrit pas aussitôt ; pressée par mille occupations, elle écouta distraitement les paroles du messager, et disparut. Il attendit longtemps, elle ne revenait pas. Toute la domesticité, maître d’hôtel, femmes de chambre et valets, passaient en courant. Il demanda le maître : le maître s’habillait. Il se mit en quête de quelqu’un et trouva enfin le comte Max dans sa chambre, mais il s’entretenait avec le baron, et, dès que le jardinier voulut parler, il lui coupa la parole comme s’il eût craint la révélation prématurée de quelque secret : « Je vais venir : allez ! » Il se passa encore un assez long temps jusqu’à ce qu’enfin le père et le fils descendissent ensemble et apprissent la fatale nouvelle.

« C’est diabolique ! s’écria le comte qui était un gros homme, fort débonnaire, mais assez prompt. C’est inconcevable ! Un musicien viennois, dites-vous ! Sans doute est-ce un de ces vagabonds qui cherchent partout leur subsistance et la prennent où ils la trouvent.

– Votre Grâce veuille me pardonner, ce n’est point de quoi il a l’air. Il ne me semble pas très sain d’esprit, et ne manque point de hauteur. Il s’appelle Moser. Il attend votre décision ; j’ai dit à Franz de rester là et d’avoir l’œil sur lui.

– À quoi bon maintenant, mordieu ! Si je fais enfermer cet imbécile, le mal ne sera pas réparé. Je vous ai dit mille fois que le portail devait toujours être fermé. Et rien ne serait arrivé si vous aviez pris vos précautions en temps utile. »

À cet instant, la comtesse sortit du cabinet voisin, toute courante et joyeuse, le billet ouvert à la main :

« Savez-vous, leur cria-t-elle, qui est ici ? Lisez cette lettre... Mozart, de Vienne, le compositeur. Qu’on aille le prier d’entrer ; je n’ai qu’une crainte, c’est qu’il soit déjà parti. Que va-t-il penser de moi ? Valentin, l’avez-vous abordé poliment au moins ? Que s’est-il passé au juste ?

– Ce qui s’est passé ? répondit le comte dont la colère ne pouvait tout soudain se calmer, lors même qu’on lui annonçait la visite d’un homme illustre. Cet écervelé a cueilli une des neuf oranges à l’arbre que je destinais à Eugénie. Le monstre ! Notre facétie perd ainsi tout son sel, et Max n’a plus qu’à déchirer ses vers.

– Mais non ! On peut y remédier, laissez-moi faire. Vous allez délivrer cet excellent homme, l’accueillir et lui témoigner toute l’amabilité et toute l’admiration que vous pourrez. Si nous le tenons, il ne poursuivra pas aujourd’hui son voyage ; s’il n’est plus au jardin, allez le prendre à l’auberge et ramenez-le avec sa femme. Le hasard ne pouvait nous faire aujourd’hui une meilleure surprise, un plus beau cadeau à Eugénie.

– Évidemment, répondit Max ; ce fut aussi ma première pensée. Vite, venez, mon père. Et, ajouta-t-il tandis qu’en toute hâte ils descendaient les degrés du perron, quant à mes vers, soyez tranquilles. La neuvième Muse ne se taira pas ; au contraire, je saurai tourner ce malheur à mon avantage.

– Impossible !

– Je m’y engage !

– Alors, – mais je te prends au mot, – nous ferons à cette tête brûlée tout l’honneur imaginable. »

Tandis que tout ceci se passait au château, notre prisonnier, peu soucieux de l’issue qu’aurait l’affaire, avait employé son temps à écrire. Mais, comme personne ne venait, il se mit à marcher de long en large avec impatience ; là-dessus, on vint de l’auberge lui mander que la table était dressée depuis longtemps, qu’il lui fallait s’en retourner et que le postillon était pressé. Il rassembla donc ses papiers, et se disposait à s’en aller sans plus attendre l’évènement, lorsque le comte et son fils parurent sous la tonnelle.

Le comte, de sa voix sonore, le salua aimablement, comme s’il l’eût connu déjà, ne lui laissa pas le temps de s’excuser et fit connaître aussitôt son désir de garder Mozart et sa femme à sa table pour le déjeuner et le dîner :

« Vous êtes, cher Maestro, si peu étranger parmi nous qu’il est certainement peu d’endroits où votre nom soit prononcé plus souvent qu’ici et avec plus d’admiration. Ma nièce, qui passe ses journées à chanter et à jouer du piano, connaît mes œuvres par cœur et désire vivement vous voir de plus près qu’elle ne vous vit, l’an dernier, à un de vos concerts. Nous devons nous rendre à Vienne dans quelques semaines, et des parents lui avaient promis de lui obtenir une invitation chez la princesse Gallizin où l’on vous rencontre fréquemment. Mais vous partez pour Prague d’où vous ne reviendrez pas de sitôt, et Dieu sait si votre voyage de retour vous ramènera chez nous. Reposez-vous aujourd’hui et demain. Renvoyons votre voiture, et permettez-moi de me charger ensuite de votre voyage. »

Le compositeur qui, en pareille occasion, sacrifiait volontiers à l’amitié et au plaisir dix fois plus qu’on ne lui demandait ici, ne fut pas long à réfléchir ; il accepta pour la soirée, ajoutant cependant qu’il lui faudrait repartir le lendemain à la première heure. Le comte Max demanda la permission d’aller quérir Madame Mozart et de faire le nécessaire à l’auberge. Il partit et une voiture fut envoyée à sa suite.

Nous noterons en passant que ce jeune homme joignait à la bonne humeur paternelle l’amour des belles-lettres et quelque talent ; sans inclination naturelle pour le métier des armes, il se distinguait parmi les officiers pour sa culture et son éducation. Il connaissait les auteurs français, et, en un temps où les vers allemands étaient peu appréciés de la bonne société, il s’acquit louanges et succès par sa rare facilité poétique ; il écrivait sa langue maternelle dans la jolie manière de Hagedorn et de Götz. Il avait ce jour-là, comme nous venons de le voir, une aimable occasion d’utiliser ses dons.

Il trouva Madame Mozart bavardant avec la fille de l’aubergiste devant la table servie où elle venait de prendre une assiette de soupe. Elle était trop habituée aux coups de théâtre et aux brusques fantaisies de son mari pour s’étonner beaucoup de la venue et de la mission du jeune officier. Avec sa gaieté coutumière, rapidement, en femme qui s’y entend, elle donna les ordres nécessaires. Tout fut empaqueté, payé, le postillon congédié ; elle s’apprêta sans perdre trop de temps à sa toilette, et s’en alla avec son compagnon vers le château, sans se douter, certes, de la singulière manière dont son époux s’y était introduit.

Lui, cependant, était arrivé au château et y avait été reçu de la meilleure façon. Au bout d’un instant, il vit Eugénie et son fiancé ; c’était une ravissante jeune fille, à l’air grave, blonde, d’une taille élégante, vêtue d’une robe de soie rouge parée de précieuses dentelles ; sur son front, un diadème blanc orné de perles fines. Le baron, à peine plus âgé, de manières douces et franches, semblait tout à fait digne d’elle.

Le maître de maison fit les premiers frais de la conversation avec bonne humeur, parlant haut et mêlant à son discours plaisanteries et anecdotes. On servit des rafraîchissements auxquels notre voyageur fit honneur.

On avait ouvert le piano à queue, la partition des Noces de Figaro était sur le pupitre ; la fiancée, accompagnée par le baron, chanta l’air de Suzanne dans la scène du jardin, où l’on respire la douceur de la passion comme les parfums d’un soir d’été. Les joues colorées d’Eugénie furent un instant d’une extrême pâleur ; mais aux premières notes, qu’elle donna d’une voix claire, son trouble disparut ; elle souriait, portée par la musique et fort émue à la pensée qu’un pareil moment serait unique dans sa vie.

Mozart était visiblement ravi. Lorsqu’elle eut fini, il s’approcha d’elle et lui dit dans sa manière naturelle et spontanée :

« Quel compliment vous faire, aimable enfant ? Vous êtes comme le soleil qui se donne à soi-même la plus belle louange en répandant sur tous le bien-être. À vous écouter, on est comme l’enfant dans son bain, qui rit et admire et ne sait rien de plus beau au monde. D’ailleurs, vous pouvez m’en croire : il ne nous arrive pas souvent, à Vienne, d’entendre nos propres œuvres chantées avec cette pureté, cette sincérité, cet amour, chantées enfin comme nous les avons conçues ».

Là-dessus, il lui prit et lui baisa la main. Tant de bonne grâce, un tel hommage rendu à son talent donnèrent à Eugénie cette irrésistible émotion qui ressemble à un léger vertige et ses yeux s’emplirent de larmes.

À cet instant, Madame Mozart arriva, suivie bientôt par les hôtes que l’on attendait, une famille de seigneurs du voisinage, apparentée au comte, et dont la fille, Franziska, était liée avec la fiancée par une tendre amitié d’enfance ; elle était ici comme chez elle.

On se salua, on s’embrassa, on se félicita, on présenta les deux hôtes viennois, puis Mozart se mit au piano. Il joua une partie d’un de ses concertos que, précisément, Eugénie étudiait en ce temps-là.

Une audition dans un petit cercle de cette espèce est tout autre chose qu’un concert public ; le plaisir est infini d’approcher de si près la personne de l’artiste, et d’admirer son génie dans le décor connu de la maison familiale.

Ce concerto était une de ces œuvres brillantes où il semble que la beauté se mette au service de l’élégance, mais enveloppée dans le jeu des formes arbitraires, cachée sous l’éclat des motifs faciles, elle trahit à tout instant sa noble présence et enrichit l’œuvre de tout son pathétique.

La comtesse remarqua à part soi que tous les auditeurs et Eugénie elle-même étaient occupés autant à regarder qu’à écouter, malgré le silence solennel qu’ils observaient et l’attention extrême qu’ils donnaient à ce jeu ensorceleur. Examinant involontairement le compositeur, sa tenue très simple, presque immobile, son doux visage, le mouvement souple de ses mains fines, ils ne pouvaient se défendre de mille pensées diverses sur cet homme merveilleux.

Lorsqu’il se fut levé, le comte dit, tourné vers Madame Mozart :

« Les rois et les empereurs ont beau jeu lorsqu’il s’agit de tourner un compliment à un artiste illustre et de faire les connaisseurs ; tout le monde n’a pas leur chance. Ce qui sort d’une bouche royale passe toujours pour bon et rare, les souverains peuvent tout se permettre. Qu’il est aisé, par exemple, de s’approcher de la chaise de votre époux, après l’accord final d’une brillante fantaisie, de frapper sur l’épaule de ce grand homme, et de lui dire : « Vous êtes un diable d’homme, mon cher Mozart ! » À peine le mot est-il prononcé qu’il court dans la salle comme un feu follet. « Qu’a-t-il dit ? – Il lui a dit qu’il était un diable d’homme. » Et tout ce qu’il y a dans l’assemblée de chanteurs, de violonistes et de compositeurs est bouleversé par cette parole ; enfin c’est le grand style, le style impérial familier, l’inimitable style que j’ai toujours envié aux Joseph et aux Frédéric et que je leur envie plus que jamais en cet instant où je désespère de trouver dans toutes mes poches un liard d’une meilleure monnaie. »

Le ton badin du comte, qui ne manquait jamais son effet, fit rire toute la société.

Puis, à la prière de la maîtresse de maison, on passa dans une salle à manger ronde et parée ; dès le seuil, le parfum des fleurs et la fraîcheur sollicitaient l’appétit.

Les places étaient savamment distribuées, et l’hôte de marque se trouva en face des fiancés. Il avait pour voisines, d’un côté une petite demoiselle âgée, tante de Franziska, de l’autre cette jeune nièce qui lui plut dès l’abord par son esprit et sa vivacité. Madame Constance prit place entre le maître de maison et le lieutenant. Les autres s’assirent de part et d’autre ; il y avait onze convives, et le bas bout de la table resta inoccupé. Deux grandes garnitures de porcelaine à figures peintes portaient de larges coupes chargées de fruits et de fleurs. Les parois étaient ornées de belles guirlandes. Tout cela, et ce qui n’apparut qu’ensuite, annonçait un somptueux festin ; sur la table même, entre les plats, et en retrait sur les dessertes, on voyait des vins divers dont les belles couleurs allaient du rouge le plus sombre jusqu’au blanc doré dont la mousse joyeuse couronne la fin d’une fête.

La conversation, nourrie par la vivacité unanime, toucha d’abord à mille sujets. Mais, comme le comte renouvelait des allusions de plus en plus claires à l’aventure de Mozart au jardin, faisant ainsi sourire les uns tandis que les autres se cassaient la tête à deviner le sens de ses paroles, notre ami parla enfin :

« Je vais confesser ici, devant Dieu, comment j’ai eu l’honneur de faire la connaissance de cette noble famille. Je ne joue pas le plus beau rôle en cette aventure, et il s’en est fallu de peu que je ne fusse maintenant, au lieu d’avoir le plaisir de partager ce repas, au fond du plus sombre cachot du château, l’estomac vide, en train de contempler sur le mur le travail de l’araignée.

– Que vais-je entendre ? » s’écria Madame Mozart.

Il raconta d’abord comment il avait laissé sa femme au « Cheval Blanc » ; puis narra sa promenade dans le parc, son malheur sous la tonnelle, ses démêlés avec le gardien ; bref, il donna de ce que nous savons un récit très fidèle qui fit le bonheur des convives. Ils n’en finissaient pas de rire, et Eugénie, si modérée fût-elle, ne pouvait se contenir.

« Le proverbe dit, continua-t-il : qui a le profit doit braver les ris. J’ai trouvé mon petit bénéfice à cette aventure, ainsi que vous le verrez. Mais je veux vous dire d’abord comment il advint qu’un vieil enfant comme moi fût aussi distrait. Un souvenir de jeunesse y fut pour beaucoup.

« Au printemps de 1770, alors que j’avais treize ans, je fis avec mon père un voyage en Italie. Nous allâmes à Rome puis à Naples. J’avais déjà joué deux fois au Conservatoire et plusieurs fois ailleurs. La noblesse et le clergé nous firent mille politesses, et un abate s’attacha à nos pas ; il se flattait d’être un connaisseur, et était écouté à la Cour. La veille de notre départ, il nous conduisit avec une petite compagnie dans l’un des jardins royaux, la Villa Reale, situé au bord de la mer auprès d’une somptueuse avenue ; une troupe de commedianti siciliens y donnait un spectacle ; ils se nommaient, entre autres titres éclatants, figli di Nettuno. Les spectateurs prenaient place sur un long banc à l’ombre d’une galerie couverte d’une tente ; au pied du mur, les vagues clapotaient ; parmi les nombreuses personnes de qualité qui se trouvaient là, nous vîmes l’aimable et jeune reine Caroline avec deux des princesses. La mer aux riches couleurs reflétait le ciel bleu et ensoleillé. En face de nous, nous avions le Vésuve et, sur la gauche, la courbe très douce d’un rivage enchanteur.

« La première partie du spectacle fut jouée sur un plancher flottant et n’eut rien de très remarquable ; mais la seconde partie, bien supérieure, se composait de jeux nautiques, exploits de bateliers, de nageurs et de plongeurs ; j’en ai tous les détails présents à la mémoire.

« Deux embarcations de plaisance, légères et gracieuses, s’avançaient l’une vers l’autre. La plus grande, couverte sur la moitié de sa longueur, avait des bancs de rameurs, un mât et une voile ; la peinture en était magnifique, la proue dorée. Cinq jeunes gens d’une rare beauté, les bras, le torse et les jambes nus, tenaient les rames et s’entretenaient avec cinq jeunes filles, leurs bien-aimées. L’une d’elles, assise sur le pont, tressait des couronnes de fleurs ; elle surpassait ses compagnes par sa beauté, sa taille et la splendeur de sa toilette. Les autres la servaient avec zèle, tendaient une voile sur sa tête pour l’abriter du soleil et lui présentaient les fleurs qu’elles prenaient dans une corbeille. Assise à leurs pieds, une joueuse de flûte accompagnait leurs chants de sa claire mélodie. La plus belle avait son protecteur comme les autres ; mais ils semblaient indifférents l’un à l’autre, et il me parut que les façons de ce soupirant étaient peu galantes.

« L’autre barque était moins luxueuse ; on n’y voyait que des jouvenceaux. Comme les autres de rouge, ceux-ci étaient vêtus de vert-marin. À la vue des jolies enfants, ils quittèrent les rames, firent un salut et exprimèrent le désir de faire plus ample connaissance. La plus vive prit une rose sur son corsage et la présenta d’un air fripon, comme pour demander si de tels cadeaux seraient bien accueillis ; sur l’autre bateau, des gestes signifièrent qu’on acceptait le présent. Les Rouges voyaient d’un mauvais œil ce manège ; mais ils ne purent empêcher leurs compagnes de lancer aux pauvres jeunes gens de quoi éteindre faim et soif. Il y avait dans la grande barque une corbeille pleine d’oranges ; sans doute étaient-ce en réalité des balles imitant ces fruits. Ce fut le commencement d’un jeu gracieux que la musique accompagnait du rivage.

« D’une main légère, l’une des jeunes filles jeta à l’autre bateau des oranges qui furent reçues et renvoyées avec la même adresse ; au bout de peu de temps, ses compagnes l’imitant, des douzaines d’oranges allèrent et revinrent, sur un rythme toujours plus rapide. La belle jouvencelle ne prenait point part au jeu, mais le suivait avec une vive attention. Nous admirâmes fort l’habileté de tous les joueurs. Les esquifs viraient sur une trentaine de pas, tantôt se présentant le flanc et tantôt la proue. Il devait y avoir environ vingt-quatre balles dans l’air à chaque instant, mais il semblait, dans un mouvement si rapide, qu’il y en eût bien davantage. Par moments, c’était un véritable feu croisé, souvent les balles montaient et dessinaient une courbe élevée, et c’est à peine si une ou deux manquèrent leur but ; on eût pu croire qu’une force d’attraction les portait dans les mains des joueurs.

« La musique n’était pas inférieure au spectacle ; c’étaient des mélodies siciliennes, des danses, des saltarelli, des canzoni a ballo, tout un centon léger comme une guirlande. La plus jeune des princesses, une jolie et candide enfant de mon âge, battait gentiment la mesure de la tête ; je vois encore son sourire et ses longs cils...

« Je vous raconterai brièvement la fin de ce spectacle ; elle n’a rien à voir avec mon aventure, mais on ne peut imaginer rien de plus exquis. Le jeu des balles se ralentissait ; ils n’en jetaient qu’une ou deux encore, et les jeunes filles les replaçaient dans la corbeille. Cependant, un des occupants de l’autre bateau avait pris un grand filet vert et l’avait plongé un instant sous l’eau ; lorsqu’il l’en retira, il s’y trouvait, à l’émerveillement de tous, un grand poisson luisant, d’azur, d’émeraude et d’or. Ses compagnons s’élancèrent pour le saisir, mais il glissa entre leurs doigts comme s’il eût été vivant et retomba à la mer. C’était une ruse de guerre qui devait séduire les Rouges et les attirer hors de leur bateau. Fascinés par la merveille, dès qu’ils virent que le poisson ne plongeait pas et nageait à la surface, ils sautèrent à l’eau sans plus réfléchir ; les Verts firent de même, et l’on vit douze beaux nageurs agiles poursuivre le poisson fuyant qui jouait sur les vagues, disparaissant pour quelques minutes, surgissant ici ou là, dans les jambes de l’un, sous le menton de l’autre. Soudain, saisissant l’instant où les Rouges s’acharnaient à leur capture, les Verts escaladèrent prestement l’embarcation de leurs ennemis aux cris aigus des jouvencelles qui y étaient restées seules. Le plus beau des garçons, fait comme un Mercure, s’élança, rayonnant, vers la plus belle, l’embrassa, la couvrit de baisers ; bien loin de crier comme ses compagnes, elle serra tendrement dans ses bras le jeune homme qu’elle aimait. Les Rouges dupés accoururent à la nage, mais furent repoussés à coups de rames. Leur vaine colère, les cris apeurés des jeunes filles, la vive résistance de quelques-unes, leurs pleurs, leurs supplications couvertes par le bruit des vagues et la musique qui, soudain, s’était faite toute différente, – cela défie la description ; l’enthousiasme des spectateurs éclata.

« À ce moment, la voile, jusque-là reployée, s’ouvrit ; un enfant aux fraîches couleurs apparut, avec des ailes d’argent, un arc, des flèches et un carquois, qui se tenait gracieusement au haut du mât. Toutes les rames battirent l’eau, la voile se gonfla ; mais c’était la présence du dieu surtout, et son action qui semblaient donner de la vitesse au bateau, si bien que les poursuivants essoufflés, dont l’un élevait à bout de bras le poisson doré, renoncèrent bientôt à tout espoir et furent contraints de se réfugier sur la barque délaissée. Les Verts avaient atteint une petite presqu’île boisée devant laquelle on aperçut alors un grand navire avec tout un équipage de leurs amis en armes. Devant cette menace, la petite troupe de Rouges arbora un pavillon blanc, signifiant qu’elle demandait à entrer en pourparlers ; un signal semblable leur répondant, ils joignirent la rive, et bientôt on vit les jouvencelles, – sauf celle qui resta de plein gré parmi les Verts, – remonter avec leurs amants dans leur bateau recouvré. Ainsi ce termina la comédie. »

Le narrateur se tut et tous les convives exprimèrent leur admiration ; Eugénie murmura à l’oreille du baron :

« Il me semble que nous venons de voir toute une symphonie peinte, et une image parfaite, dans toute sa pureté, de l’esprit de Mozart. N’ai-je pas raison ? N’y a-t-il pas là toute la grâce de Figaro ? »

Le fiancé allait répéter cette remarque au compositeur lorsque celui-ci reprit :

« Dix-sept ans ont passé depuis que je visitai l’Italie. Qui donc, l’ayant vue, et surtout Naples, ne s’en souvient sa vie durant si même, comme moi, il était alors à peine sorti de l’enfance ? Mais jamais ce dernier soir sur le rivage napolitain ne m’était réapparu aussi nettement que tout à l’heure dans le parc. Lorsque je fermai les yeux, cette divine contrée s’étendit devant moi, distincte, précise, dépouillant les voiles vaporeux qui recouvrent le passé. Je voyais la mer et le rivage, la montagne et la ville, la foule claire et l’habile jeu des balles. Je croyais entendre cette musique, toute une guirlande de joyeuses mélodies se déroulait à mes oreilles, toute une cohue de motifs se succédant et s’engendrant. Soudain, un air de danse jaillit, une mesure à six-huit toute nouvelle pour moi-même. “Holà, me dis-je, qu’est ceci ? Cette danse me paraît diablement jolie.” Je me fais plus attentif... “Corbleu ! mais c’est Masetto, c’est Zerlina.” »

Il se tourna en riant vers Madame Mozart qui le comprit aussitôt.

« Voici, poursuivit-il, ce qui se passait ; il subsistait une petite lacune dans mon premier acte, un duo et un chœur dans une noce villageoise. Lorsqu’il y a deux mois, je voulus composer ce morceau à son tour, je ne parvins pas à trouver ce que je voulais ; il fallait une chanson simple, enfantine, toute pétillante de joie, un bouquet enrubanné pour la mariée. Mais, comme il ne faut jamais forcer la nature, et comme ces jolis détails naissent souvent d’eux-mêmes au hasard des rencontres, je passai outre, et, poursuivant mon travail, je ne pensai plus guère à revenir en arrière. Aujourd’hui, dans la voiture, le texte de ces noces me revint un instant à la mémoire sans que rien pourtant en naquît, consciemment du moins. Et voilà qu’une heure plus tard, sous la tonnelle, près du jet d’eau, je saisis au vol un thème qui convenait si bien à ce passage que je ne pouvais espérer en trouver jamais un meilleur. On fait parfois en art de singulières expériences ; pareille chose de m’était jamais arrivée. Car une mélodie moulée exactement sur le vers..., mais j’anticipe, je n’en fus pas là du premier coup : l’oiselet n’avait que la tête hors de la coquille, et je commençai aussitôt à le faire éclore. Cependant Zerlina dansait sous mes yeux et le souriant paysage du golfe napolitain restait présent à ma vue. J’entendais les voix alternées des fiancés, le chœur des jeunes filles et des jeunes gens. »

Mozart se mit à fredonner alertement le début du chant :

 

Giovinetti, che fate all’amore, che fate all’amore,

Non lasciate che passi l’età, che passi l’età, che passi l’età !

Se nel seno vi bulica il core, vi bulica il core,

Il remedio vedete lo quà !

La ra la ! La ra la !

Che piacer ! Che piacer che sarà ! 3

 

« Cependant mes mains avaient perpétré le crime affreux. Déjà Némésis me guettait derrière les bosquets ; elle m’apparut sous les traits d’un homme redoutable, en redingote bleue galonnée. Si jadis, ce beau soir sur le rivage, une éruption du Vésuve eût subitement englouti et couvert d’une noire pluie de cendres les spectateurs, les acteurs et toute la splendeur de Parthénope, je vous jure mes grands dieux que la catastrophe n’eût pas été pour moi plus soudaine ni plus terrible. C’était Satan ! jamais personne ne m’a donné un tel frisson de peur : un visage de bronze qui ressemblait assez au cruel empereur Tibère ! “Si le serviteur, me dis-je lorsqu’il se fut éloigné, a cette figure, que doit être celle de son maître !” Mais, pour dire vrai, je comptais déjà sur la protection des dames et j’avais mes raisons : car, à l’auberge, ma petite épouse qui est curieuse s’était fait donner par la brave hôtesse des renseignements précieux sur les maîtres de céans ; j’étais là et j’écoutais... »

Madame Mozart ne put se tenir de l’interrompre et d’affirmer vivement que c’était lui, non pas elle, qui avait posé des questions ; il s’ensuivit une amicale dispute entre eux, qui réjouit l’assistance.

« Quoi qu’il en soit, conclut Mozart, je sais que j’entendis parler d’une aimable fille adoptive, d’une fiancée qui était la beauté et la bonté mêmes et qui chantait comme un ange. “Per Dio ! me dis-je dans ma détresse, voilà qui allégera la mercuriale qui t’attend. Installe-toi ici, écris de ta chanson ce que tu pourras jusqu’à ce qu’on vienne, fais l’aveu de ta faute, et nous rirons ! » Aussitôt dit, aussitôt fait. J’avais encore une feuille de papier à musique... Voici le produit de cette aventure. Je dépose entre ces belles mains cet épithalame improvisé, si vous voulez bien le recevoir pour tel. »

Il tendit à Eugénie par-dessus la table son brouillon, qui était très clairement écrit ; mais la main de l’oncle devança celle de la nièce ; il s’empara de la feuille en disant : « Aie un instant de patience mon enfant. »

Il fit signe, la porte du salon s’ouvrit à deux battants et l’on vit s’avancer sans bruit des serviteurs qui portaient le fatal oranger ; ils le déposèrent sur un banc auprès de la table ; deux myrtes élancés furent placés de part et d’autre. Une inscription attachée au tronc de l’oranger le donnait pour propriété de la fiancée ; sur la mousse, on voyait une assiette de porcelaine, couverte d’une serviette, et lorsqu’on la découvrit, on aperçut les deux moitiés d’une orange auprès de laquelle l’oncle déposa l’autographe du maître. Tous les assistants manifestèrent une joie infinie.

« Je crois, dit la comtesse, qu’Eugénie ne sait pas encore ce qu’elle voit. Sous sa prospérité nouvelle et sa parure de fruits, elle ne reconnaît pas son arbre favori. »

La jeune fille, stupéfaite, incrédule, regardait tantôt l’arbre et tantôt son oncle.

« Ce n’est pas possible, dit-elle, je sais trop bien qu’on ne pouvait le sauver.

– Alors tu penses que nous t’offrons ici un remplaçant de fortune ? répondit le comte. Ce serait honnête ! Non, regarde mieux ; je vais procéder comme dans les comédies, où les fils et les frères que l’on croyait morts se font reconnaître à leurs marques de naissance et à leurs cicatrices. Vois cette excroissance, et ici cette crevasse. Est-ce lui ? »

Il n’y avait plus de doute possible ; l’étonnement, la joie, l’émotion d’Eugénie passent toute description. Pour la famille, cet arbre évoquait le souvenir plus que centenaire d’une femme de grand mérite, dont il sera permis de rappeler ici la mémoire.

Le grand-père de l’oncle, diplomate bien connu par son rôle dans le cabinet viennois, avait joui de la faveur des princes pendant deux règnes successifs ; son bonheur domestique ne fut pas moins grand grâce à sa digne épouse, Renate Leonore. Ses fréquents séjours en France la mirent en relations avec la brillante cour de Louis XIV et les gens les plus remarquables de cette belle époque. Elle se mêla sans préjugés à cette société d’épicuriens cultivés ; mais, dans ses paroles pas plus que dans ses actes, elle ne se départit jamais de la sévérité et du respect de l’honneur qui sont propres aux mœurs allemandes ; cette austérité est empreinte dans l’expression volontaire du visage de la comtesse, tel que nous le montre un portrait. Ces principes la conduisirent tout naturellement à exercer une sorte d’opposition au sein de la société française ; sa correspondance contient mille traits de la franchise et de la promptitude d’esprit avec lesquelles cette femme originale défendait ses idées, qu’il s’agît de croyances, de littérature, de politique ou de tout autre sujet. Elle réussit à exprimer son opinion sur les imperfections de ce monde sans jamais se rendre importune. Elle vit avec intérêt tous les personnages que l’on rencontrait habituellement chez Ninon, au foyer même de la culture la plus raffinée, et entretint une amitié intime avec Madame de Sévigné, l’une des femmes les plus distinguées du temps. Après la mort de l’aïeule, on conserva toujours dans un coffret d’ébène des feuillets à encadrements de fleurs argentées où Chapelle avait griffonné de sa propre main les malicieuses épigrammes qu’il lui adressait, ainsi que les lettres affectueuses que la célèbre marquise et sa fille écrivaient à leur bonne amie autrichienne.

Et c’était Madame de Sévigné qui, le jour d’une fête sur la terrasse de Trianon, lui avait donné le rameau d’oranger fleuri que la comtesse planta, à tout hasard, dans un pot pour le ramener en Allemagne.

Pendant vingt-cinq ans, l’arbuste grandit sous ses yeux ; puis ses enfants et ses petits-enfants lui donnèrent tous leurs soins. Non seulement il rappelait le souvenir de ces illustres personnes, mais il symbolisait en quelque sorte le charme subtil d’une époque qu’alors on idolâtrait, – dans laquelle nous retrouvons bien peu de ce qui nous paraît aujourd’hui digne d’estime et d’admiration, – et qui contenait déjà en elle les germes d’un funeste avenir, de ce bouleversement du monde dont les premières secousses allaient suivre de bien près les évènements si peu graves de notre récit.

Eugénie vouait une particulière dévotion à cet héritage de sa digne aïeule, et son oncle formait depuis longtemps le projet de lui remettre le précieux arbuste. Aussi fut-elle en grande affliction lorsque, au printemps de l’année qui précéda ses fiançailles, alors qu’elle était absente, l’oranger se prit à dépérir ; ses feuilles jaunissaient, des branches tombaient. Comme on ne parvenait pas à découvrir la cause du mal et qu’aucun remède ne réussissait à le sauver, le jardinier le déclara perdu, bien qu’il eût dû vivre encore deux ou trois fois son âge. Mais le comte, selon l’avis d’un connaisseur de ses voisins et les prescriptions d’une de ces recettes mystérieuses que conserve le peuple des campagnes, le fit traiter dans un endroit caché. Il vit se réaliser au-delà de son attente l’espoir de faire le bonheur de sa nièce en lui offrant un jour son cher arbuste fortifié et florissant. Dominant son impatience, et quoiqu’il pût se demander si les fruits, dont plusieurs étaient très mûrs, n’allaient pas tomber des branches, il différa sa joie jusqu’à la fête des fiançailles. Il n’est plus besoin maintenant d’expliquer le dépit du brave homme lorsque, au dernier moment, il vit son bonheur troublé par un inconnu.

Le lieutenant avait trouvé le temps, avant qu’on se mît à table, de retoucher les vers qui devaient accompagner le don solennel de l’oranger ; pour se conformer aux circonstances, il en modifia la fin, ce qui ôta peut-être au poème son caractère un peu trop grave. Il déplia sa feuille, et, se levant, en donna lecture, tourné vers sa cousine. Voici le résumé de ces stances :

« L’illustre arbre des Hespérides avait crû jadis sur une île occidentale, dans les jardins de Junon, destiné à être offert en présent de noces à cette déesse par sa mère Cybèle, et confié à la garde des trois Nymphes mélodieuses ; un rejeton de cet arbre fameux rêve depuis toujours d’un sort semblable ; car il y a longtemps que l’usage de faire cadeau de ces arbres aux fiancés a été emprunté aux dieux par les mortels.

Après une longue et vaine attente, il sembla qu’enfin il ait trouvé la jeune fille vers qui peuvent aller ses espoirs. Elle paraît lui témoigner de la faveur et s’assoit souvent auprès de lui. Mais le fier laurier des Muses, son voisin aux bords de la source, excite sa jalousie : il menace de détourner vers les arts, auxquels elle se montre sensible, le cœur aimant de la belle. Le myrte prodigue les consolations à l’oranger, et, prêchant d’exemple, l’exhorte à la patience. Peine perdue, car la longue absence de l’aimée accroît sa douleur, et, après quelque temps, l’atteint mortellement.

L’été ramène l’absente, et la ramène heureuse, le cœur changé. Le village, le château, le jardin l’accueillent avec joie. Les roses et les lys, dans tout leur éclat, la regardent avec ravissement et pudeur, les arbres et les buissons sourient à sa félicité. Pour un seul, hélas, pour le préféré, elle revient trop tard ; elle trouve sa couronne desséchée, elle touche un tronc sans vie, les rameaux s’entrechoquent avec un bruit sec. Il ne reconnaît ni ne voit celle qui l’aima. Quels sont ses pleurs, quelles sont ses tendres plaintes !

Apollon entend de loin la voix de la jeune fille. Il accourt et voit avec pitié sa désolation. Aussitôt il touche l’arbre de ses mains qui guérissent, et voici que l’arbre tressaille, que la sève court à nouveau sous l’écorce ; déjà éclate un jeune feuillage, déjà des fleurs candides s’ouvrent partout avec l’abondance de l’ambroisie. Et même, – que ne peuvent les Immortels ? – de beaux fruits arrondis paraissent, trois fois trois fruits, selon le nombre des neuf Sœurs ; ils croissent, changent en un moment leur tendre couleur verte pour l’or. Phébus, – ainsi se terminait le poème, –

 

        Phébus dénombre ces doux fruits

        Et lui-même, il y prend plaisir ;

        À sa bouche, – tant en jouit –

        Monte à ce coup l’eau du désir.

        

        Le dieu des sons, tout souriant,

        S’empare du fruit le plus beau :

         « Partageons, ô ma belle enfant,

        Donne à l’Amour ce doux morceau. »

 

Le poète fut vivement applaudi ; on lui pardonna d’avoir quelque peu orné la vérité, et l’on reconnut que l’appareil mythologique et le style noble enveloppaient des sentiments profonds et justes.

Franziska, mise en gaieté déjà par les propos de Mozart et du maître de maison, se leva tout à coup, semblant se souvenir de quelque chose, sortit et revint avec une grande estampe anglaise que l’on avait laissée, sans jamais y prêter attention, dans un cabinet reculé.

« On m’a toujours dit, s’écria-t-elle en plaçant la gravure au bas bout de la table, qu’il n’y avait rien de neuf sous le soleil, ce doit être vrai. Voici une scène de l’Âge d’or..., ne venons-nous pas de la revivre ? J’espère qu’Apollon se reconnaîtra là.

– Parfait, s’exclama Max d’un air de triomphe, voici le beau dieu à l’instant où il se penche, pensif, sur la source sacrée. Ce n’est pas tout ; là, voyez, un vieux satyre le guette derrière un bosquet. On jurerait qu’Apollon se remémore une danse arcadienne, depuis longtemps oubliée, qu’aux jours de son enfance, le vieux Chiron lui enseigna en s’accompagnant de la cithare.

– C’est cela, approuva Franziska, qui se tenait derrière Mozart ; et, poursuivit-elle en s’adressant à lui, remarquez-vous la branche lourde de fruits qui s’incline vers le dieu ?

– Oui, c’est l’olivier qui lui est consacré.

– Pas du tout mais de belles oranges ! Tout à l’heure, il va, dans son trouble en cueillir une.

– Bien mieux, s’écria Mozart, il va, de mille baisers, fermer cette bouche espiègle. »

Et il la prit par le bras, jurant de ne la lâcher qu’elle ne lui eût tendu ses lèvres, ce qu’elle fit, du reste sans beaucoup se défendre.

« Expliquez-nous, Max, fit la comtesse, ce qui est écrit sous cette gravure.

– Ce sont des vers d’une célèbre ode d’Horace. Le poète berlinois Ramler a excellemment traduit cette pièce dans notre langue. Elle est d’une belle venue. Voyez ce passage :

 

        ... Et voici celui qui sur son épaule

        Jamais ne repose un arc oisif,

        Qui habite le vert bosquet natal de Délos,

        Et le rivage ombreux de Patara,

        Qui baigne les boucles blondes de son chef

        Dans l’onde castalienne.

 

– C’est beau, réellement beau, dit le comte. Il y faudrait pourtant ici et là quelque éclaircissement. Ainsi : « qui jamais ne repose un arc oisif » signifie tout simplement : « qui fut un des plus fervents violonistes de tous les temps ». Mais j’ai autre chose à dire : mon cher Mozart, vous semez la discorde entre deux tendres cœurs.

– Qu’à Dieu ne plaise ! comment le ferais-je ?

– Eugénie est jalouse de son amie, et non sans raison.

– Ah ! ah ! vous avez déjà saisi mon faible. Mais, qu’en pense le fiancé ?

– Je veux bien regarder entre mes doigts une ou deux fois.

– Parfait ! nous en profiterons. Mais ne craignez rien, baron ! il n’y a point de danger tant que le dieu que voici ne m’aura pas prêté son visage et sa longue chevelure blonde. J’aimerais qu’il le fît ; je lui céderais volontiers en échange la tresse de Mozart, et avec son plus beau ruban.

– Mais alors, dit Franziska, au milieu d’un rire, comment Apollon s’y prendra-t-il désormais pour baigner avec bienséance dans l’onde castalienne sa coiffure à la française ? »

Parmi ces propos et d’autres de même espèce, la gaieté croissait. Les hommes faisaient honneur aux vins, on porta d’innombrables santés, et Mozart se mit, selon son habitude, à parler en vers ; le lieutenant lui donna la réplique, et le brave comte ne voulut pas rester en arrière ; il s’en tira plus d’une fois à ravir. Mais ce sont choses que l’on a peine à retenir dans un récit ; elles ne sont point faites pour être redites, parce que cela même qui en fait le succès, le ton auquel tout le monde s’est haussé, la gaîté du moment, le charme de l’intonation, tout cela ne passe point dans l’écrit.

La vieille demoiselle fit un toast en l’honneur du maestro, lui souhaitant une nombreuse lignée d’œuvres immortelles. « À la bonne heure 4 ! je veux bien », répondit Mozart en heurtant vivement sa coupe. Le comte alors, écoutant son inspiration, se mit à chanter d’une voix forte et assurée :

 

        Que les dieux lui donnent vie

        Pour beaucoup d’œuvres jolies...

 

Max, (continuant) :

 

        L’ami da Ponte pour lors

        Ni le grand Schikaneder,

 

Mozart :

 

        Ni moi, le compositeur

        Ne les connaît pas encor...

 

Le comte :

 

        Tous, oui, tous ces opéras,

        Ce coquin, il les verra,

        Cet italien (je l’espère)

        Notre Signor Bonbonnière 5...

 

Max :

 

        Je lui donne cent années,

 

Mozart :

 

        À moins qu’avec ses denrées...

 

Tous trois (con forza) :

 

        N’aille plus tôt en Enfer

        Ce bon Monsieur Bonbonnière !

 

Sous la conduite entraînante du comte, le trio fut repris et l’on chanta en canon les quatre derniers vers ; la tante, – était-ce ironie, ou illusion ? – y mêla les fioritures de son soprano usé. Mozart promit que, dès qu’il en aurait le loisir, il noterait cette pièce de circonstance selon les règles de l’art, et en effet il tint cette promesses dès son retour à Vienne.

Cependant Eugénie s’était familiarisé en silence avec ce joyau musical sorti pour elle du bosquet de Tibère ; tout le monde demanda à entendre le duo chanté par elle et le compositeur, et l’oncle fut tout heureux de faire sonner sa voix dans le chœur. On se leva de table, et la compagnie se rendit auprès du piano, dans la pièce voisine.

Si pur que fût le plaisir que l’on prit à ce chant exquis toute la société passa bientôt, par le sujet même des couplets, à cette joie mondaine où la musique n’est plus guère considérée en elle-même. Ce fut Mozart qui donna le signal des amusements en quittant brusquement le piano ; il s’approcha de Franziska et la convia à un galop, tandis que Max prenait son violon. Le maître de maison invita Madame Mozart. En un clin d’œil, les serviteurs avaient écarté les meubles pour donner plus d’espace aux danseurs. Chacun prit part à la danse. La tante ne trouva point mauvais que le galant lieutenant l’entraînât dans un menuet qui la reportait au temps de sa jeunesse. Et, tandis que Mozart dansait le branle avec la fiancée, il prit sur ses lèvres le baiser auquel il avait droit.

Le soir venait, le soleil était près de son coucher ; dehors, la fraîcheur devenait agréable et la comtesse proposa aux dames un tour au jardin ; le comte, pour sa part, invita les messieurs à passer au billard, car on connaissait le goût de Mozart pour ce jeu. La société se partagea donc. Nous suivrons les dames.

Elles parcoururent deux ou trois fois, à petits pas, l’allée centrale, puis montèrent sur un mamelon planté de vigne d’où l’on voyait les champs, le village et la grand-route. Les derniers rayons du soleil d’automne rougeoyaient à travers la treille.

« Ce lieu convient à un entretien intime, dit la comtesse. Asseyons-nous et prions Madame Mozart de nous raconter quelque trait de la vie de son mari. »

Elle y consentit, et l’on s’installa sur des chaises rangées en cercle.

« Je vais vous régaler d’un récit qu’il fallait d’ailleurs que je vous fisse, car je vous prépare une petite surprise qui s’y rapporte. J’ai formé le projet d’offrir à la fiancée, en souvenir de ce jour, un étrange présent. C’est si peu un objet de luxe ou de mode, que seule son histoire le rend intéressant.

– Qu’est-ce que ce peut être ? dit Franziska. Pour le moins l’encrier d’un homme célèbre.

– Vous n’êtes pas loin de la vérité. Vous le verrez tout à l’heure ; le trésor est dans nos malles. Je commence, et, avec votre permission, je reprends le récit d’un peu haut.

« L’an dernier, en hiver, la santé de Mozart me donna des inquiétudes ; il se montrait irritable, boudeur, fébrile. Souvent très gai en société, trop gai pour que ce fût naturel, à la maison il était triste, reployé sur lui-même, soupirait et se plaignait. Le médecin prescrivit la diète, de l’eau de Pyrmont, et des promenades hors de ville. Mon malade n’appréciait pas beaucoup ces conseils ; le régime était peu commode, prenait du temps, contrariait l’ordonnance de ses journées. Le médecin chercha à l’effrayer ; le pauvre homme dut écouter toute une conférence sur la constitution du sang, les globules, la respiration et le phlogiston..., des histoires inouïes ; puis on lui exposa les vues de la Nature sur le manger, le boire et la digestion ; c’étaient choses sur lesquelles Mozart avait des idées aussi simples que son fils âgé de cinq ans. Mais cette dissertation fit son effet. Il n’y avait pas une demi-heure que le docteur était parti, que je trouvai mon mari dans sa chambre, pensif mais rasséréné ; il considérait une canne qu’il venait de retrouver dans l’armoire aux vieilleries ; je ne pensais pas qu’il en eût même gardé le souvenir. C’était un beau jonc à pommeau de lapis-lazuli qui me venait de mon père. Jamais on n’avait vu de canne entre les mains de Mozart ; j’éclatai de rire.

« – Tu vois, dit-il, je m’attelle sérieusement à ma cure. Je vais boire de l’eau minérale, prendre du mouvement en plein air tous les jours, et me servir de cette canne. Je viens de réfléchir : ce n’est pas sans raison que tant de gens, et de gens braves, ne peuvent se passer de bâton. Le conseiller commercial, notre voisin, ne traverse jamais la rue pour rendre visite à son collègue sans se munir de sa canne. Gens de métier et fonctionnaires, bureaucrates, marchands et chalands, tous lorsque, le dimanche, ils se promènent en famille aux environs de la ville, emportent leur jonc fidèle et loyal. J’ai souvent observé les honorables bourgeois qui déambulent en groupes sur la place Saint-Étienne, un quart d’heure avant le prêche et l’office ; c’est là qu’on voit s’appuyer et s’assurer sur de solides bâtons toutes leurs paisibles vertus, leur zèle et leur ordre, leur mesure et leur satisfaction. Sûrement il doit résider un bonheur particulier, une confiance en soi, dans cette coutume ancestrale et inélégante. Crois-moi, si tu veux : je ne puis attendre le moment, où, pour la première fois, je passerai avec ce bon ami, du pas des gens en santé, le pont qui mène au Rennweg. Lui et moi, nous avons fait connaissance, et j’espère que notre alliance est conclue pour l’éternité.

« L’alliance fut de courte durée ; la troisième fois qu’ils sortirent ensemble, le compagnon ne revint pas. On en trouva un autre dont la fidélité fut un peu plus longue ; et je pus attribuer à ce caprice des cannes la persévérance avec laquelle, trois semaines durant, Mozart observa d’assez près les ordres de son médecin. Le bon résultat ne s’en fit pas attendre : jamais nous ne lui vîmes aussi bon teint ni une humeur aussi égale. Malheureusement, peu après, il reprit une mauvaise mine, et mes soucis renaquirent. C’est à cette époque que, fatigué déjà par une journée de travail, il alla, pour plaire à quelques étrangers curieux de le voir, à une soirée musicale, – pour une heure seulement, me promit-il solennellement. Mais je sais ce que sont ces soirées ; lorsqu’il est au piano, et entraîné par son propre jeu, les gens abusent de sa bonté ; il vogue comme un mannequin dans une montgolfière à six lieues au-dessus du sol, dans des régions où l’on n’entend plus sonner les heures. Par deux fois, en pleine nuit, j’envoyai notre domestique là-bas : en vain, il ne put parvenir jusqu’à son maître qui revint à trois heures du matin. Je pris la résolution de le bouder sérieusement toute la journée. »

Ici, Madame Mozart passa sous silence quelques détails. Elle avait soupçonné qu’à cette soirée son mari rencontrerait probablement une jeune cantatrice, la signora Malerbi, envers qui Constance avait une méfiance peut-être trop justifiée. Cette artiste romaine avait été engagée à l’Opéra grâce à l’intervention de Mozart, et sans doute sa coquetterie avait-elle été pour quelque chose dans la faveur que lui marquait le maître. Certains affirmaient même qu’elle s’était jouée de lui. Que ces insinuations soient fondées, ou que l’exagération y ait sa part, il est certain qu’elle fut, par la suite, insolente et ingrate envers son protecteur, et qu’elle se permit d’étranges plaisanteries sur son compte. Ainsi, – et c’était tout à fait sa manière, – parlant un jour à l’un des plus heureux de ses adorateurs, elle appela Mozart un piccolo grifo raso (un petit groin rasé). Cette boutade, digne d’une Circé, était d’autant plus blessante qu’elle renfermait, il faut en convenir, une petite part de vérité 6.

Au retour de cette soirée, où d’ailleurs il se trouva que la cantatrice ne parut point, un ami que le vin rendait bavard commit l’indiscrétion de répéter à Mozart cette méchante parole. Il en fut désagréablement impressionné, car c’était pour lui la première preuve certaine de l’ingratitude de sa protégée. Dans son irritation, il ne remarqua pas d’abord l’accueil glacial de sa femme. Tout d’une haleine il lui rapporta l’offense, – et cette franchise semble indiquer qu’il n’avait rien à se reprocher. Peu s’en fallut qu’elle ne le prît en pitié ; mais elle sut observer la consigne qu’elle s’était imposée : il n’allait pas s’en tirer à si bon compte ! Lorsque, passé midi, il sortit d’un lourd sommeil, il ne trouva à la maison ni sa femme ni ses deux garçonnets ; bien pis, le couvert était mis pour lui seul.

En tout temps, rien ne rendait Mozart si malheureux que de sentir que tout n’allait pas à merveille entre sa femme et lui. Qu’eût-ce été, s’il eût connu les soucis qui la tracassaient depuis quelques jours ! Elle était dans la pire anxiété, et, selon son habitude, lui en épargnait l’aveu le plus longtemps possible. Ses ressources touchaient à leur fin, et elle ne prévoyait aucune rentrée prochaine. Sans qu’il se doutât de ces difficultés, son cœur se serra, et son angoisse fut toute semblable à celle que lui cachait sa femme. Il ne se sentait aucune envie de manger, et ne put rester là plus longtemps ; il s’habilla rapidement pour fuir cette maison où il étouffait. Il laissa un billet ouvert portant ces mots en italien : « Tu as eu raison de me traiter ainsi, et c’est bien fait pour moi. Mais, je t’en prie, reviens à de meilleurs sentiments, et sois gaie à mon retour. Je suis triste et geignant comme si j’allais me faire trappiste ou chartreux ! »

Il prit son chapeau, mais laissa là sa canne : elle avait fait son temps.

Puisque nous avons remplacé jusqu’ici Madame Mozart dans son rôle de narratrice, rien ne nous empêche de poursuivre.

De sa demeure située auprès du Marché-aux-Grains, tournant à droite vers l’Arsenal, le cher homme s’en alla d’un petit pas, – c’était par une chaude après-midi d’été légèrement nuageuse, – avec une indolence pensive ; il passa par le Hof, puis auprès de la cure de Notre-Dame, se dirigea vers la porte des Écossais, prit à gauche et monta sur le bastion des Laitiers, pour éviter des gens de connaissance qu’il vit entrer dans la ville. Bien qu’il ne fût pas dérangé par la sentinelle qui, silencieuse, allait et venait devant les canons, il ne resta qu’un instant à contempler la vue admirable qui s’étend au-delà des glacis et des faubourgs jusqu’au Kahlenberg et aux Alpes styriennes. La paix de la nature ne s’accordait pas avec son état d’âme. Soupirant, il reprit sa route sans but à travers l’esplanade, puis dans le faubourg d’Alser.

Au bout de la rue de Währing, il y avait un cabaret avec un jeu de boules, dont le propriétaire, un maître cordier, était connu des gens du voisinage et des campagnards pour la qualité de ses produits et de ses vins. On entendait rouler les boules ; il n’y avait pas plus d’une douzaine de clients. Une envie à peine consciente d’oublier ses soucis parmi des hommes simples poussa le musicien à entrer là. Il s’assit à une table, dans l’ombre maigre d’un arbre, auprès d’un maître fontainier viennois et de deux autres petits bourgeois, se fit servir une chope de bière, et se mêla à la conversation banale de ses voisins ; de temps à autre, il se levait, faisait quelques pas et allait regarder les joueurs.

Non loin d’eux, sur le côté de la maison, était l’échoppe du cordier, un étroit local bourré de marchandises ; outre les produits de son industrie, il vendait tout espèce d’objets en bois, matériel de cuisine, de cave et de campagne, de l’huile et de la graisse pour les chars, des graines de fenouil et de cumin ; tout cela était étalé ou suspendu dans la boutique. Une jeune fille, qui servait les tables de l’auberge et s’occupait du magasin, parlait alors à un paysan qui, son petit garçon à la main, s’était approché pour acheter un boisseau, une brosse et un fouet. Il prenait un objet, l’examinait, le reposait, en prenait un second, un troisième, revenait au premier sans se décider ; il n’en finissait pas. La jeune fille s’éloigna plusieurs fois, appelée par son service, revint, inlassable, cherchant à lui faciliter son choix, et cela sans bavardages superflus.

Mozart, assis sur un banc près du jeu de boules, observait et écoutait complaisamment. Le bon maintien et l’intelligence de cette fille, le calme et le sérieux qui se lisaient sur ses traits lui plaisaient fort ; mais le paysan l’intéressait davantage encore, et occupa son esprit lors même que, satisfait, il se fut éloigné. Mozart s’était mis à la place du bonhomme, avait senti avec quelle gravité il faisait ces petits achats, avec quelles craintes et quels scrupules il considérait les moindres différences de prix.

« Et maintenant, pensait-il, le brave homme rentre chez lui, raconte à sa femme sa bonne acquisition ; ses enfants épient le moment où s’ouvrira le bissac qui, peut-être bien, contiendra quelque chose pour eux ; la mère prépare en hâte un casse-croûte et un verre de cidre doux et frais ; l’homme a gardé tout son appétit pour cet instant.

« Peut-on être plus heureux que ce paysan ? moins esclave des hommes ? Toute sa vie ne dépend que de la nature et de ses présents, qu’importe alors qu’il faille de la peine pour les cueillir !

« Mais moi, j’ai dans mon art ma tâche journalière que, malgré tout, je ne voudrais échanger contre aucune autre ; pourquoi donc dois-je vivre dans des conditions qui sont l’opposé de cette existence simple et naturelle ? Ah ! si tu avais un coin de terre, une maisonnette villageoise dans un beau pays, ah ! vraiment, tu revivrais ! Le matin, tu travaillerais assidûment à tes partitions, et le reste du temps tu vivrais avec ta famille : planter des arbres, visiter tes champs, en automne cueillir les pommes et les poires avec les gamins ; parfois un voyage à la ville pour une représentation ; et de temps à autre, la visite d’un ou deux amis... ah ! quel bonheur ! mais qui sait ce que l’avenir réserve ? peut-être... »

Il s’approcha de la boutique, dit quelques mots aimables à la jeune fille et se mit à examiner la marchandise. Il était séduit par les évocations idylliques qui s’en exhalaient naturellement, par la propreté claire et lustrée, par le parfum du bois travaillé. L’idée lui vint tout à coup de faire choix de quelques objets qui, pensait-il seraient utiles et agréables à sa femme. Son attention fut attirée par des outils de jardinage. Sur son conseil, Constance louait depuis longtemps, près de la porte de Carinthie, un petit jardin où elle plantait quelques légumes : il choisit donc une bêche, un grand et un petit râteau. Ensuite, – et ceci fait honneur à ses sentiments d’économie, – il renonça, bien à contrecœur et après un instant d’hésitation, à une baratte fort appétissante ; mais un récipient d’un usage mal défini, avec un couvercle et des anses sculptées, lui parut un objet de première nécessité. Il était fait de douves étroites, de deux bois alternants, l’un plus clair et l’autre plus foncé ; plus large de la base que du sommet, il était soigneusement verni à l’intérieur. Mozart se laissa séduire encore par un choix remarquable d’ustensiles de cuisine, cuillers, tailloirs, plats de toutes grandeurs, et un pot à sel avec une suspension ingénieuse.

Enfin, il examina un bon gourdin dont la poignée était garnie, comme il convient, de cuir et de gros clous de laiton. Comme l’étrange client semblait tenté par cette canne, la vendeuse lui fit remarquer en souriant que le port n’en convenait guère à un homme de sa qualité.

« Tu as raison, mon enfant, répondit-il. Il me semble que les bouchers en voyage en ont de pareilles ; au diable ! je ne la prends pas. Mais, fais porter chez moi aujourd’hui ou demain tout ce que nous venons de choisir. »

Il donna son nom et son adresse puis retourna à sa table pour finir son verre ; un seul de ses voisins, un maître ferblantier, y était encore.

« La petite a fait une bonne journée, dit-il. Son cousin lui donne un sou par florin sur ses ventes. »

Mozart n’en fut que plus content de son achat ; mais l’intérêt qu’il portait à la jeune fille allait grandir encore car, lorsqu’elle passa auprès d’eux, le bourgeois l’appela :

« Comment va, Kreszenz ? Que fait le serrurier ? Ne va-t-il pas forger sa propre serrure ?

– Oh ! répondit-elle sans s’arrêter, je crois bien que le fer en est encore au fond de la mine.

– Quelle brave petite ! dit le ferblantier ; elle a tenu longtemps la maison de son beau-père, et l’a soigné dans sa maladie ; à sa mort, on s’est aperçu qu’il lui avait mangé tout ce qu’elle avait ; depuis lors, elle est ici au service de son cousin, c’est elle qui s’occupe de l’auberge, de la boutique et des enfants. Elle aime un brave compagnon, et voudrait l’épouser le plus tôt possible, mais il y a un obstacle.

– De quelle sorte ? Sans doute est-il aussi pauvre qu’elle ?

– Tous deux ont épargné quelque argent, mais cela ne suffit pas. On va vendre prochainement aux enchères la moitié d’une maison avec un atelier ; le maître cordier pourrait facilement leur avancer ce qui leur manque, mais, naturellement, il n’a aucune envie de se séparer de la petite. Il a de bons amis dans le conseil et dans la corporation ; le compagnon se heurte là à toute espèce de difficultés.

– Que diable ! s’exclama Mozart, si haut que l’autre prit peur et regarda si on ne les écoutait point. Ne se trouve-t-il personne pour parler selon la justice ? pour montrer les dents à cet homme ? Attendez, gredins ! On vous prendra bien au collet ! »

Le ferblantier était sur des chardons ardents ; il chercha maladroitement à revenir sur ses paroles, pour un peu il allait se rétracter. Mais Mozart ne voulut rien entendre.

« N’avez-vous pas honte ? lui dit-il ; c’est ainsi que vous faites tous, misérables, dès qu’il s’agit de prendre une responsabilité. »

Et, sans un mot d’adieu, il tourna le dos au poltron. En passant, il dit à voix basse à la jeune fille qui était surchargée de besogne :

« Viens demain de bonne heure ; et salue de ma part ton ami ; je forme des vœux pour votre union. »

Elle resta interdite, et n’eut ni le temps ni la présence d’esprit de le remercier.

D’un pas plus rapide qu’à l’ordinaire, car cette scène avait mis son sang en mouvement, Mozart reprit d’abord jusqu’au glacis le chemin par où il était venu, puis il fit un long détour en longeant les remparts. L’esprit tout occupé de la situation des pauvres amoureux, il se remémora tous ceux de ses amis et protecteurs qui pouvaient intervenir dans l’affaire. Mais comme, avant d’entreprendre aucune démarche, il désirait obtenir de la jeune fille quelques éclaircissements, il décida de l’attendre tranquillement ; son cœur et ses pensées coururent plus vite que lui auprès de sa femme.

Il comptait maintenant sur un accueil aimable, et même joyeux, sur des baisers et des embrassements dès le seuil, et l’impatience allongea son pas dès qu’il eut passé la porte de Carinthie. Non loin de là, un facteur l’arrêta pour lui remettre un petit paquet assez pesant ; l’adresse était d’une écriture soignée et distinguée qu’il reconnut aussitôt. Il entra avec le messager, pour le payer, dans le première boutique venue ; puis, dès qu’il fut seul, il ne put se tenir, dans sa hâte, de rompre le cachet ; tantôt s’arrêtant et tantôt reprenant sa marche, il parcourut la lettre.

« J’étais assise devant ma table à ouvrage, racontait Madame Mozart aux dames du château. J’entendis mon mari monter les degrés et demander au domestique où j’étais. Sa voix me sembla plus gaie, sa démarche plus assurée que je ne m’y attendais et que je ne le souhaitais. Il alla d’abord à sa chambre, mais entra bientôt chez moi. “Bonsoir” dit-il ; moi, sans lever les yeux, je lui répondis froidement. Il arpenta la pièce quelque temps sans souffler mot, puis, avec un bâillement forcé, il prit le tue-mouche derrière la porte, ce que je ne lui avais jamais vu faire, et grommela : “Qu’elles viennent maintenant, les mouches !”, commença à donner de grands coups à droite et à gauche, faisant claquer le fouet aussi fort qu’il pouvait. Il avait ce ton insupportable qu’il m’interdisait, à moi, en sa présence. “Hum ! me dis-je, c’est un travers bien masculin que de considérer une chose tout différemment selon qu’on la voit faire ou qu’on la fait soi-même.” D’ailleurs, je n’avais point vu qu’il y eût tant de mouches ; cette conduite singulière m’irritait. “Six d’un coup ! s’écria-t-il, regarde.” Pas de réponse. Alors, il déposa quelque chose sur ma pelote d’épingles, de façon que je fusse obligée de le voir sans même lever les yeux de mon travail. Ce n’était rien qu’un petit tas d’or, juste autant de ducats qu’on en peut tenir entre deux doigts. Derrière mon dos, il continuait ses exploits, frappait ici et là, murmurait entre ses dents : “Maudite engeance ! race inutile et impudente ! pourquoi est-ce au monde ?... évidemment pour qu’on les extermine... Pif !... je ne m’en tire pas mal, il me semble... paf !... L’histoire naturelle nous enseigne que ces créatures se reproduisent avec une stupéfiante rapidité... pif ! paf !... dans ma maison, on y met ordre aussitôt... Ah maledette ! disperate !... En voici vingt encore, les veux-tu ?” Il s’approcha et de nouveau, déposa quelques ducats sur ma pelote. J’avais eu peine à me tenir de rire, j’éclatai, il me sauta au cou ; nous rîmes de grand cœur ensemble.

« Mais d’où as-tu cet or ? lui demandai-je tandis qu’il en vidait un petit rouleau. – Je le tiens du prince Esterházy grâce à Haydn. Lis cette lettre. » Je lus :

 

Eisenstadt, le...

Très cher Ami,

Son Altesse Sérénissime, mon très gracieux maître, m’a chargé, à mon très grand contentement, de vous faire tenir ces soixante ducats. Nous rejouâmes, il y a peu, vos quatuors, et Son Altesse Sérénissime s’en montra aussi satisfaite et ravie qu’Elle l’avait été la première fois, il y a trois mois. Le Prince me dit ces mots que je transcris fidèlement : « Lorsque Mozart vous dédia cette œuvre, il ne pensait honorer que vous-même, mais je puis, sans qu’il y veuille contredire, voir là un compliment à mon adresse. Dites-lui que j’ai de son génie presque aussi bonne opinion que vous-même, et qu’il ne peut vraiment exiger davantage. » Amen ! (c’est moi qui l’ajoute). Êtes-vous content ?

Post-Scriptum (à l’oreille de votre aimable épouse). – Soyez assez bonne pour veiller à ce que les remerciements ne tardent point. Le mieux est qu’il aille lui-même témoigner sa gratitude. Il faut faire durer un vent si favorable.

 

« “Quel ange ! quelle âme divine !” s’écria Mozart par deux et trois fois ; il est difficile de décider ce qui lui fit le plus grand plaisir, de la lettre, des louanges du prince ou de l’argent. Quant à moi, pour l’avouer loyalement, cet or me venait à point. Nous passâmes là-dessus une heureuse soirée.

« Je ne sus rien, ce jour-là, de l’aventure du faubourg, ni les jours suivants ; toute une semaine passa sans que la jeune fille parût, et mon mari, dans le tumulte de ses occupations, eut bientôt oublié cette histoire. Un samedi soir, nous avions du monde ; le capitaine Wesselt, le comte Hardegg et d’autres faisaient de la musique. Entre deux morceaux, on vint me chercher... Qu’est-ce qui nous arrive ? Je rentre et je demande : “As-tu commandé des objets en bois au faubourg d’Alser ? – Mille tonnerres, oui ! c’est une jeune fille sans doute ? Fais-la entrer.” Elle entra gentiment dans la chambre, un panier plein au bras, avec le râteau et la bêche, et s’excusa de son retard : elle avait oublié le nom de la rue et n’avait pu le savoir qu’aujourd’hui. Mozart prit ses marchandises et me les tendit une à une, visiblement satisfait. Je pris plaisir à tout cela, je le remerciai, je louai ses emplettes ; mais je ne comprenais pas pourquoi il avait acheté ces outils de jardinage. “Mais, dit-il, pour ton petit jardin au bord de la Wien. – Mon Dieu ! mais il y a longtemps que je ne l’ai plus ; l’eau y faisait trop de ravages, il ne produisait rien. Je te le dis, et tu ne fis aucune objection à son abandon. – Comment ? alors, les asperges que nous avons mangées au printemps... – venaient toujours du marché ! – Si j’avais su ! dit-il ; je te les attribuais généreusement, et ton travail me faisait pitié, sincèrement ; elles étaient jolies et menues comme des tuyaux de plumes.”

« Nos invités s’amusaient beaucoup ; je dus leur donner en souvenir les outils dont je n’avais que faire. Mais Mozart se mit à questionner la jeune fille sur son mariage et l’encouragea à parler en toute liberté, ajoutant que l’on pourrait faire quelque chose pour elle et pour son ami, que l’on agirait discrètement sans accuser personne. Elle fit son récit avec tant de modestie, de mesure et de réserve qu’elle gagna tous les cœurs et qu’on la renvoya avec toute espèce de promesses.

« “Il faut venir en aide à ces braves gens, dit le capitaine ; les intrigues de la corporation ont peu d’importance ; je sais quelqu’un qui y mettra bon ordre. Mais il s’agit de trouver une petite somme pour la maison et les premiers frais. Nous pourrions, – qu’en pensez-vous ? – organiser un concert pour le public, avec entrée ad libitum.” Cette proposition eut un grand succès. L’un des assistants prit la salière et dit : “Il faudrait que quelqu’un fît, au début du concert, une petite conférence historique, décrivît les emplettes de Monsieur Mozart, expliquât ses vues philanthropiques ; cette salière sur une table figurera le vase sacré, et les deux râteaux croisés feront, à l’arrière-plan, une belle décoration.”

« On n’exécuta pas ce dernier point du programme, mais le concert eut lieu ; la recette fut considérable, des dons s’y ajoutèrent ; si bien qu’à la fin, l’heureux couple eut encore du superflu ; les autres obstacles furent écartés sans peine. Les Duschek, nos bons amis de Prague, chez qui nous descendrons demain, apprirent l’aventure. Madame Duschek, une femme d’une grande bonté, demanda à recevoir un de ces fameux objets ; je lui réservai donc ce qui me semblait lui convenir, et je l’ai emporté à l’occasion de notre visite. Mais, puisque nous avons fait la rencontre inespérée d’une amie des arts qui va fonder un foyer, et qui, certainement, ne dédaignera pas un ustensile de cuisine choisi par Mozart, je partagerai mon cadeau ; vous avez le choix entre un moussoir à chocolat joliment ajouré, et la fameuse salière que l’artiste a ornée d’une ravissante tulipe. Pour moi, je choisirais cette dernière : le noble sel est, si je ne me trompe, le symbole de la concorde familiale et de l’hospitalité ; et nous faisons tous nos vœux pour que vous jouissiez de ce double bonheur. »

Madame Mozart se tut ; on imagine avec quel plaisir et quelle reconnaissance son récit fut accueilli ; ce plaisir se renouvela bientôt après, lorsque en présence des messieurs, on procéda à la remise solennelle du symbole de la simplicité patriarcale ; le comte lui promit, dans le vaisselier de sa nouvelle propriétaire et de plusieurs générations à venir, la place d’honneur qu’occupe, dans la collection ambrosienne, le chef-d’œuvre du maître florentin.

Il était près de huit heures ; on servit du thé. On rappela à Mozart la promesse qu’il avait faite à midi de révéler à la société la scène finale de Don Juan, dont il avait le manuscrit dans sa malle. Il s’exécuta sans barguigner. En quelques mots, il exposa le livret, on ouvrit la partition et les chandelles furent allumées près du piano.

Nous voudrions que le lecteur éprouvât ici cette sensation fugitive qui parfois nous effleure lorsque nous passons sous une fenêtre et que nous parvient un accord détaché qui ne peut venir que de l’au-delà ; c’est comme une secousse électrique, comme un ensorcellement qui nous domine, quelque chose de cette douce terreur qui nous envahit au théâtre tandis que l’orchestre accorde ses instruments et que, devant le rideau baissé, nous attendons. Ne connaissez-vous pas ce frisson ? Le spectateur de l’éternelle beauté tressaille d’angoisse au seuil d’un des grands chefs-d’œuvre tragiques, – que ce soit Macbeth ou Œdipe ou tout autres, – mais plus que jamais lorsque le rideau va se lever pour Don Juan. L’homme souhaite et redoute tout ensemble d’être emporté hors de son moi ordinaire, il sent que l’Infini qui est contenu et enserré dans son cœur va lui être sensible, va dilater sa poitrine et ravir son esprit. Il est plein de craintif respect devant la perfection de l’art ; l’idée de contempler un divin miracle, de l’accueillir en soi comme quelque chose qui est de la même essence que le plus profond de soi, entraîne une émotion, une fierté, les plus pures et les plus belles dont nous soyons capables.

Mais la petite société, qui allait entendre pour la première fois une œuvre que nous connaissons dès notre jeune âge et qui fait comme partie de nous-mêmes, ne la considérait pas comme nous faisons ; sans doute avait-elle l’enviable privilège de l’entendre interpréter par son auteur ; cependant, nous sommes mieux préparés à l’écouter, et aucun des auditeurs de ce soir-là ne pouvait en avoir une compréhension complète et pure, quand bien même on eût joué l’œuvre entière sans en rien retrancher.

Des dix-huit morceaux 7 qui étaient terminés, le compositeur ne joua probablement pas la moitié (dans la relation qui guide notre récit, seul le dernier, le sextuor, est expressément nommé) et il ne dut donner de chaque partie que l’essentiel, jouant au piano, chantant par moments seulement, selon son inspiration. Quant à sa femme, on dit simplement qu’elle chanta deux arie ; ce sont sans doute – car sa voix devait être aussi forte que jolie – le premier air de Donna Anna (Tu sais quel infâme...) et l’un des deux airs de Zerlina.

En réalité, seuls Eugénie et son fiancé semblaient désignés par leur esprit, leur goût et leur culture pour être des auditeurs tels que Mozart pouvait les souhaiter. Ils étaient assis tout au fond du salon ; immobile comme une statue, emportée par la musique bien loin de la réalité, Eugénie répondait à peine aux paroles que son fiancé lui adressait entre les morceaux, au moment où tous les autres exprimaient modestement leur admiration, où ils trahissaient involontairement leur profonde émotion.

Lorsque Mozart eut terminé sur le divin sextuor, et que peu à peu la conversation reprit, il parut écouter avec un intérêt et un plaisir particuliers les remarques du baron. On parla de la fin de l’opéra, et de la représentation annoncée pour le début de novembre ; quelqu’un émit l’opinion que la composition de certaines parties du finale serait un travail de géant ; le maître sourit doucement ; mais sa femme dit à la comtesse assez haut pour qu’il l’entendit :

« Il tient encore quelque chose in petto, dont il me fait mystère à moi-même.

– Tu sors de ton rôle, mon amie, dit-il, en parlant de cela maintenant ; et s’il me prenait fantaisie de recommencer à jouer ? à vrai dire, j’en ai envie.

– Leporello, appela comiquement le comte, s’adressant à un serviteur ; du vin, trois bouteilles de Sillery.

– Mais non, l’heure est passée ; mon mari a encore son verre plein.

– Grand bien lui fasse, et à vous tous !

– Mon Dieu, que faisons-nous ! s’écria Constance en regardant la pendule. Il est près de onze heures et nous devons partir tôt demain matin ; comment y arriverons-nous ?

– Eh bien, vous ne partirez pas, chère amie, tout simplement !

– Il est, dit Mozart, d’étranges rencontres : que diras-tu lorsque tu sauras que le morceau que tu vas entendre est né à cette heure nocturne, et, comme aujourd’hui, à la veille d’un voyage ?

– Cela se peut-il ? quand ? ah ! sans doute, il y a trois semaines, lorsque tu devais aller à Eisenstadt ?

– Précisément ! et voici comment cela se fit : je rentrais après dix heures du dîner chez Richter, tu dormais profondément et je voulais, comme je te l’avais promis, me coucher aussitôt pour me mettre en route de bonne heure. Cependant, Guy avait allumé, comme d’habitude, les flambeaux sur ma table de travail ; je revêtis machinalement ma robe de chambre pour jeter encore un coup d’œil sur mon dernier pensum. Ô infortune ! ô zèle inopportun des femmes ! tu avais mis de l’ordre, empaqueté mes papiers, – que je devais emporter, c’est vrai ; le prince avait demandé à entendre quelque chose de mon œuvre nouvelle ; – je cherchai, grommelant et maugréant..., sans résultat. Tout à coup, mon regard tomba sur une enveloppe cachetée ; une affreuse écriture : c’est l’abbé !... C’était lui, en effet, qui m’envoyait la fin de son texte remanié ; je n’espérais pas l’avoir avant plusieurs mois. Je m’assis, curieux de le voir, je lus et je constatai avec bonheur que l’habile homme avait compris exactement ce que je voulais. Tout était plus simple, plus condensé et en même temps plus riche. La scène du cimetière, ainsi que le finale, jusqu’à la descente du héros aux Enfers, avaient beaucoup gagné, à tous points de vue. (Très excellent poète, pensai-je, il ne sera pas dit que je ne t’aurai pas récompensé d’avoir évoqué deux fois le Ciel et l’Enfer ; tu verras que ma musique sera digne de tes efforts !)

« Je n’ai pas coutume de rien composer avant d’avoir le texte, même lorsqu’un épisode me tente particulièrement ; c’est une faute que l’on peut payer cher. Pourtant, il y a des exceptions ; bref, j’avais presque entièrement dans la tête la scène devant la statue du commandeur, la menace terrifiante qui, sortant du tombeau de sa victime, interrompt soudain les rires du débauché. J’essayai un premier accord, et je sentis que je frappais à la bonne porte, que la légion des terreurs était là, toute prête à se précipiter dans le finale. Ce fut d’abord un adagio en ré mineur, quatre mesures, puis une seconde phrase de cinq mesures ; j’imagine l’effet que feront au théâtre les voix, accompagnées par les plus forts instruments à vent. En attendant, vous l’entendrez, aussi bien rendu qu’on le peut ici. »

Il éteignit les deux grands candélabres à côté de lui et le terrible choral : « Ton rire cessera avant l’aurore » retentit dans le silence de mort de la pièce. Les notes glaciales, pénétrant les moelles et l’âme, semblent sortir de trompettes d’argent et descendre à travers la nuit bleue, des lointaines étoiles.

– « Qui est là ? Répondez ! » demande Don Juan.

Alors la voix s’élève de nouveau, monotone, et ordonne au jeune pécheur de laisser reposer les morts.

Tandis que cette voix grondante s’évanouissait dans l’air, vibrante encore, Mozart reprit :

« Vous comprenez bien que je ne pouvais m’interrompre. Lorsque la glace se brise en un point du rivage, le lac entier craque et retentit jusqu’en ses profondeurs lointaines. Je retrouvai la même veine pour la scène du festin nocturne, lorsque Donna Elvira vient de s’éloigner et que le spectre apparaît, obéissant à l’invitation. Écoutez. »

On entendit alors le terrifiant dialogue, qui enlève l’auditeur le plus raisonnable jusqu’aux bornes de l’imagination humaine et au-delà, ce dialogue qui nous fait voir et entendre l’Inconcevable ; et nous nous sentons, au-dedans de nous-mêmes, ballottés, jetés sans volonté d’un extrême à l’autre.

La voix immortelle du disparu, déjà étrangère aux langages humains, parle encore une fois. Après la terrible salutation, lorsque le spectre refuse la nourriture terrestre, sa voix qui parcourt de façon désordonnée les degrés d’une échelle aérienne, provoque un effroi indicible. Il exige un repentir immédiat ; court est le temps qui lui est mesuré, longue, longue la route ! Et lorsque Don Juan, bravant dans une monstrueuse obstination les ordres célestes, tournoie sous l’emprise croissante des puissances infernales, se roidit, se débat et finalement s’abîme, immense encore et magnifique dans sa chute, comment ne pas trembler, comment n’être pas ému jusqu’aux entrailles, de joie et de crainte tout ensemble ? C’est un sentiment semblable à celui que l’on éprouve à contempler le merveilleux spectacle des forces de la Nature, l’incendie d’un beau navire. Quoi que nous en ayons, nous prenons parti pour cette splendeur aveuglée, et, tandis qu’elle s’anéantit irrésistiblement, nous hurlons de sa douleur.

Le compositeur était parvenu à la fin de l’œuvre. Durant quelques instants, personne n’osa rompre le silence.

« Dites-nous, fit enfin la comtesse d’une voix que l’émotion étranglait encore, dites-nous comment vous vous sentiez, cette nuit-là, lorsque vous eûtes jeté la plume. »

Il la regarda d’un œil clair comme au sortir d’une calme rêverie, réfléchit un instant, et dit, tourné à la fois vers sa femme et vers la comtesse : « Ma tête vacillait. J’avais écrit d’un seul élan tout ce dibattimento tragique, jusqu’au chœur des Esprits infernaux ; je restai là un instant, puis je me levai dans l’intention de passer chez toi, pour causer un peu et rendre à mon sang un cours plus tranquille. Mais une idée me traversa l’esprit et je restai debout au milieu de la chambre. (Il tint quelques secondes ses yeux fixés au sol, et sa voix trahit dans la suite une émotion à peine perceptible). Je me dis à moi-même : “Si tu allais mourir cette nuit, et que tu dusses laisser ta partition telle qu’elle est, dormirais-tu tranquille dans ta tombe ?” Mes yeux fixaient la flamme de la chandelle que je tenais à la main et les montagnes de cire fondue. À cette pensée, je tressaillis de douleur ; puis je songeai : et si alors un autre, peut-être un « Welsche » quelconque, se chargeait de terminer mon opéra ; s’il trouvait depuis l’ouverture jusqu’à l’air dix-septième, tout bien mûr tels des fruits tombés dans l’herbe haute qu’il n’aurait qu’à ramasser ; s’il tremblait un peu cependant en voyant que le manuscrit s’arrête à la moitié du finale, et qu’ensuite, contre tout espoir, il découvrait ce fragment-là, bien terminé, – il aurait beau jeu et il rirait sous cape ! Peut-être bien serait-il tenté de me dérober ma gloire, mais il courrait risque de s’y brûler les doigts ; il y aura encore le petit groupe de mes amis, qui savent reconnaître ma manière, et qui me feraient rendre ce qui m’appartient... Je quittai la pièce, je levai mes regards vers Dieu et le remerciai ; je remerciai aussi, ma chérie, ton bon génie qui avait posé doucement ses mains sur ton front pour que tu dormisses tout le temps comme une marmotte et que tu ne pusses m’appeler une seule fois. Lorsque, enfin, je vins, et que tu me demandas l’heure, je mentis hardiment et te rajeunis de deux ou trois heures ; car il n’était pas loin de quatre heures. Tu comprends maintenant pourquoi tu ne pus me faire sortir des draps à six heures, pourquoi le cocher fut renvoyé et commandé pour un autre jour.

– Je comprends ! répondit Constance ; mais que mon habile homme ne s’imagine pas qu’on ait été assez sotte pour ne se douter de rien. Ce n’était pas la peine de me cacher ton incartade.

– Mais ce n’était pas pour te cacher cela.

– Je le sais bien..., tu voulais garder ton trésor pour toi quelque temps encore.

– Je suis heureux, s’écria le charmant hôte, que nous n’ayons pas à blesser demain le cœur d’un cocher viennois, si Monsieur Mozart ne peut pas se lever. Il est toujours pénible d’ordonner : “Hans, dételle les chevaux !” »

Cette discrète prière de rester plus longtemps, à laquelle toutes les voix se joignirent spontanément, donna l’occasion aux deux voyageurs d’y opposer d’excellentes raisons ; on s’accorda pourtant à ne pas fixer le départ de trop bonne heure, et à prendre encore le petit déjeuner en compagnie.

Tout le monde se leva, et on bavarda en petits groupes. Mozart semblait chercher quelqu’un des yeux, la fiancée sans doute ; mais comme elle ne se trouvait pas là, il adressa à Franziska, d’un ton bonhomme, la question qu’il avait sur les lèvres :

« Que pensez-vous, en somme de notre Don Juan ? quel succès lui prédisez-vous ?

– Je répondrai au nom de ma cousine, dit-elle en riant, aussi bien que je le pourrai. Je pense simplement que, si Don Juan ne tourne pas la tête au monde entier, le Bon Dieu fermera le coffre à musique pour je ne sais combien de temps, et donnera à entendre à l’humanité...

– ... Et donnera à l’humanité, corrigea l’oncle, une cornemuse, et endurcira les cœurs afin qu’ils adorent Baal.

– Dieu nous protège ! s’écria Mozart ; mais dans les soixante ou soixante-dix années qui suivront ma mort, on verra beaucoup de faux prophètes. »

Eugénie s’approcha avec le baron et Max, la conversation reprit de plus belle, on parla de nouveau sérieusement, et le compositeur put entendre encore des paroles qui flattaient ses espérances.

On ne se sépara que longtemps après minuit ; personne n’avait senti, jusque-là, le besoin de se reposer.

Le lendemain, – le temps était aussi beau que la veille, – à dix heures, on voyait dans la cour du château un joli carrosse chargé des bagages des deux Viennois. Le comte s’en approcha avec Mozart, au moment où on allait atteler, et lui demanda si cette voiture lui plaisait.

« Infiniment ; elle paraît fort commode.

– Très bien ; faites-moi donc le plaisir de la garder en souvenir de moi.

– Tout de bon ?

– Je ne plaisante pas.

– Par Saint-Sixte et Saint-Calixte ! Constance ! cria-t-il vers la fenêtre où elle se tenait avec les dames ; ce carrosse est à moi. Désormais, tu voyageras dans ta voiture ! »

Il embrassa le généreux comte, examina de tous côtés son nouveau carrosse, ouvrit la portière, s’assit à l’intérieur et cria :

« Je me sens aussi riche et aussi grand seigneur que le chevalier Glück. Quelle tête ils feront, à Vienne !

– J’espère, dit la comtesse, que je reverrai cette voiture, à votre retour de Prague, toute couverte de couronnes. »

Quelques instants plus tard, la voiture tant admirée se mit en mouvement, emportant les époux à vive allure vers la grand-route. Le comte leur avait donné ses chevaux jusqu’à Wittingau où ils devaient en prendre d’autres à la poste.

Lorsque des hommes supérieurs ont animé quelque temps notre demeure de leur présence, que le souffle rafraîchissant de leur esprit nous a donné une nouvelle impulsion, que nous venons d’éprouver pleinement les joies de l’hospitalité, leur départ produit un pénible arrêt de la vie, pour la fin de la journée au moins ; nous restons réduits à nos propres forces.

Les habitants du château ne connurent pas cette solitude. Les parents de Franziska et la tante partirent ; mais Franziska, elle, resta, ainsi que le baron et Max. Pour Eugénie, qui nous intéresse avant tout puisqu’elle avait senti plus profondément la beauté de ces heures, on serait tenté de supposer que rien ne pouvait lui manquer ni la troubler : le bonheur de voir consacrer son union avec l’homme qu’elle aimait eût dû effacer tout autre sentiment ; bien mieux, les plus belles, les plus nobles choses qui pouvaient toucher son cœur devaient, semble-t-il, se confondre dans sa félicité. Il en eût été ainsi, si elle eût pu jouir la veille du moment présent, et le lendemain, du souvenir de ce moment. Mais déjà le soir, tandis que Madame Mozart parlait, elle avait senti se glisser en elle une crainte secrète pour l’homme que ce récit montrait si aimable ; ce pressentiment dura au fond de son âme tant que Mozart joua, sous le charme même et la terreur mystérieuse de la musique ; enfin, elle fut toute secouée lorsque, par hasard, il se mit à évoquer lui-même des angoisses semblables. Elle fut absolument persuadée que cet homme se consumait à sa propre flamme, rapidement, irrésistiblement, qu’il ne pouvait être qu’une fugitive apparition sur la terre, parce que la terre ne pourrait supporter les dons surabondants de son génie.

Ces pensées qui s’étaient calmées la veille, s’agitaient de nouveau dans son cœur, tandis qu’elle percevait confusément en elle-même l’écho des accents de Don Juan. Elle s’endormit à l’aube, harassée de fatigue.

Les trois dames s’étaient assises au jardin avec leurs ouvrages ; les messieurs leur tenaient compagnie, et naturellement, on reparlait de Mozart ; Eugénie ne put taire ses craintes. Personne ne les partageait, quoique le baron les comprît assez bien. Dans une heure de calme, lorsque l’âme est reconnaissante au Ciel et humainement heureuse, nous refusons de toutes nos forces de songer à un malheur qui ne nous menace pas nous-mêmes. On énuméra tous les signes contraires, tous les indices du bonheur, et Eugénie les écouta avec soulagement. Pour un peu, elle allait penser qu’elle avait vu trop en noir.

Un peu plus tard, en traversant la grande pièce où l’on avait remis de l’ordre et où les rideaux de damas vert laissaient pénétrer une douce lumière crépusculaire, elle s’arrêta mélancoliquement auprès du piano. Il lui semblait rêver quand elle se rappelait qu’il s’était assis là quelques heures plus tôt. Elle regarda longuement, pensive, le clavier qu’il avait touché, rabattit doucement le couvercle et retira la clef, s’assurant jalousement qu’aucune main ne l’ouvrirait bientôt. En passant, elle remit en place quelques cahiers de musique, un vieux feuillet en tomba ; c’était la copie d’une chanson populaire de Bohème que Franziska et elle chantaient souvent jadis. Elle la releva, assez émue. Dans l’état où elle se trouvait, le hasard le plus naturel prend figure d’oracle. Mais quelque signification qu’elle lui donnât, ce texte dont elle relisait les vers si simples lui arracha des larmes :

 

            Un sapin verdit, – où ?

            Qui sait ? – dans la forêt,

            Un rosier, – qui dira –

            Fleurit, – dans quel jardin ?

            Tous deux sont destinés,

            Songes-y, ô mon âme,

            À croître sur ta tombe,

            À y prendre racine.

            Deux noirs chevaux paissaient

            Dans la verte prairie ;

            Reviennent à la ville,

            Trottant allègrement,

            Ils marcheront au pas,

            Traîneront ton cercueil,

            Peut-être, ô peut-être

            Avant que soient tombés

            Les fers que nous voyons

            Briller à leurs sabots.

 

 

 

Eduard MÖRIKE,

Le voyage de Mozart à Prague, 1855.

 

Traduit de l’allemand par Albert Béguin.

 

 

 

 

 



1 En français dans le texte.

2 En français dans le texte.

3 « Jeunes filles faites pour l'amour, ne laissez pas en passer l'âge ! Si dans le sein bouillonne votre cœur, le remède, vous le voyez ici. Ah ! Quel plaisir, quel plaisir ce sera ! » Zerlina, Don Juan. Acte I, scène 7.

4 En français dans le texte.

5 Nom donné dans l’intimité par Mozart à son rival Salieri, qui ne cessait de sucer des bonbons, et dont toutes les manières étaient doucereuses.

6 L’auteur songe ici à un vieux profil du compositeur, bien dessiné et gravé, que l’on voit sur la couverture d’un morceau pour piano de Mozart, et qui est certainement le plus ressemblant de tous les portraits connus à ce jour.

7 Il faut savoir que, primitivement, ni l’air et le récitatif d’Elvire, ni le « J’ai compris » de Leporello ne se trouvaient dans l’opéra.

 

 

 

 

 

 

 

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