Laurette

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Paul de MUSSET

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

J’ALLAIS à Maintenon la semaine passée, avec trois artistes de mes amis. Vers huit heures du soir, la diligence de Chartres, où nous étions, s’arrêta devant une auberge à Rambouillet. Des moissonneurs, réunis au fond d’une cour, écoutaient un beau récit du garde-champêtre avec tant de sérieux et d’attention, que notre curiosité en fut excitée. Le narrateur parlait lentement, à cause de sa pipe en corne de cerf pour laquelle il avait des égards et qu’il ne voulait pas laisser éteindre : ce qui l’obligeait à placer au milieu de ses phrases des césures fort pittoresques. La rudesse naïve de son langage serait inimitable. Je raconterai donc comme je pourrai l’histoire intéressante de la belle Laurette.

Parmi les soldats de la Vieille-Garde à qui Napoléon fit ses adieux dans le château de Fontainebleau, était un grenadier nommé Jean-Pierre, dit Bravard, et qui pleurait en perdant son empereur. Jean-Pierre était natif de Rambouillet. Il reparut dans cette ville après huit ans de campagnes, et devint l’admiration des voyageurs et des habitants par ses discours merveilleux. Comme il était encore vert et robuste, il plut à une jeune fille du pays, qui cachait dans son alcôve une mauvaise image de l’exilé. Le jour qu’il se fit poudrer et qu’il mit la culotte blanche pour se marier, bien des fillettes, charmées par sa bonne mine et sa croix d’honneur, jurèrent de n’épouser que des militaires. Maître Bravard était un homme ponctuel ; en trois ans il devint père de trois enfants, et comme il avait épousé une femme sans dot, il chercha de l’emploi pour soutenir cette lourde charge. Un député lui fit obtenir une place de garde-forestier dans le domaine d’un prince. Jean-Pierre dut à son zèle et à son activité un avancement rapide. Des envieux l’accusèrent d’avoir souvent épargné de pauvres maraudeurs poussés par la misère ; mais ces calomnies ne l’empêchèrent point d’être créé garde-général.

Bientôt le grenadier sentit l’ambition chatouiller son cœur. À force de se remuer, il s’introduisit dans la bonne société de la ville ; ses trois filles entrèrent parmi les demoiselles de la Légion-d’Honneur avec des demi-bourses, et M. Bravard devint inspecteur des forêts et propriétaire d’une maisonnette agréablement située. Au bout de quinze ans environ, il conduisait au bal de la sous-préfecture trois charmantes danseuses, que leur beauté, leurs grâces et leur excellente éducation rendirent célèbres dans tout l’arrondissement. Un Américain extrêmement riche épousa l’aînée de ces jeunes filles, et partit avec elle pour la Nouvelle-Orléans. La seconde eut le bonheur de faire perdre la tête au colonel du régiment en garnison ; de sorte qu’elle se vit aussi menée à l’église au milieu d’un brillant appareil, et au son des trompettes ; ce qui inspira au père Bravard une confiance parfaite dans les bonnes intentions du hasard. Le régiment ayant changé de résidence, Jean-Pierre, dont la femme était morte depuis longtemps, se trouva seul avec sa dernière fille, la plus jeune des trois.

Laurette avait les plus beaux cheveux blonds et les plus blanches mains du département ; trop simple et trop sensée pour se laisser étourdir par l’exemple de ses sœurs, elle disait avec raison que la fortune étant venue frapper à deux reprises à la porte de son père, il ne fallait pas compter sur une troisième visite. Elle ajoutait que de grandes richesses ne suffisent pas au bonheur ; que l’Américain millionnaire avait quelque dix ans de trop, et bien des cheveux de moins ; que le colonel était fort brave, mais criblé de blessures et d’une humeur tyrannique. Un garçon plus jeune, plus aimable, et moins glorieux, lui semblait préférable, et moins difficile à trouver. Cependant l’ambitieux Jean-Pierre, aussi fou que Laurette était sage, avait résolu de ne donner sa dernière fille qu’à un grand seigneur.

Souvent, après avoir longuement causé avec sa bouteille, le vieux soldat déraisonnait vers le soir ; il parlait alors avec mépris des jeunes gens qui voulaient plaire à Laurette ; il discutait gravement sur le mérite et la fortune des plus hauts personnages ; et le fils d’un pair de France n’était plus à ses yeux qu’un parti médiocre. Maître Bravard se promenait incessamment par la ville avec sa belle fille au bras ; toutes les fenêtres de sa maison restaient ouvertes pendant que Laurette chantait les romances nouvelles, ou qu’elle jouait sur le piano les airs variés à la mode. Les années s’écoulaient ainsi dans l’attente, sans que le moindre prince ou le plus humble pair de France s’occupât de Laurette, dont la beauté s’épanouissait pourtant chaque jour avec un nouvel éclat.

La jeune fille ne s’ennuyait point de la solitude ; jamais, à l’église, ses yeux bleus ne quittaient le livre d’heures pour se tourner vers la foule curieuse des garçons du pays, et pourtant on venait de loin admirer son charmant visage et sa taille svelte. Laurette souriait des folles manies de son père, elle le plaisantait sur son ambition, elle lui récitait la fable du Héron de La Fontaine ; mais M. l’inspecteur entrait en fureur, et disait que les poètes étaient des sots ; puis il allait à la cave chercher une bouteille, et, son imagination s’échauffant par degrés comme celle de Pychrocole, il briguait le portefeuille de la guerre, il parlait d’équipages, d’hôtels à Paris et de présentation aux Tuileries.

Le premier prétendant qui demanda la main de Laurette fut le major des dragons, l’un des cavaliers du régiment portant le mieux la moustache et la veste de petite tenue ; Jean-Pierre répondit à la demande par un éclat de rire.

– Vous êtes jeune, monsieur le major, dit-il avec ironie, et vous ferez votre chemin, j’en suis sûr ; revenez me voir quand vous serez lieutenant-général, et si ma fille n’est pas encore mariée, je vous permettrai de lui faire votre cour ; mais jusque-là vous n’avez pas besoin de vous mettre en frais d’esprit, car ma porte vous sera fermée.

Le major, piqué au vif, répliqua du même ton, que, sans être général, il trouverait mieux que la fille d’un garde-chasse, et il sortit au bruit des jurements du vieux Jean-Pierre.

Un second parti ne tarda pas à se présenter : c’était le vérificateur des poids et mesures ; il offrait à la belle Laurette son cœur, ses quarante ans et ses quinze cents francs d’appointements. Les bras lui tombèrent d’étonnement lorsqu’il essuya le refus le plus formel.

– Pensez-y bien, monsieur Bravard, disait-il d’un air capable ; je suis employé du gouvernement ; j’ai vingt ans de service et des droits à une retraite ; ma famille me laissera, un jour, huit cents livres de rente. Je doute que vous trouviez jamais un gendre plus favorisé de la fortune.

Mais Jean-Pierre ayant sèchement répété son refus, le vérificateur s’en alla, persuadé que le bon homme perdait la raison.

Trois autres soupirants arrivèrent encore ; et, comme ils eurent le même sort que les deux premiers, les prétentions de maître Bravard firent jaser tout le pays. La malice du public se tourna aussi contre la sage Laurette ; on l’accusa d’avoir inspiré ces orgueilleuses pensées à son père ; les jeunes filles ne voulaient plus parler à une personne assez fière pour mépriser les hommes les plus recherchés de la ville. Les prétendants repoussés trouvèrent des femmes ; personne ne vint plus jouer aux cartes avec le présomptueux Jean-Pierre, et la voix fraîche de Laurette n’attirait plus de temps à autre, sous les fenêtres, que les passants indifférents. Plusieurs années d’isolement avaient un peu calmé la tête de Bravard, lorsqu’un évènement inattendu vint réveiller ses espérances.

Une chaise de poste versa un soir sur la route de Chartres. Dans cette voiture, se trouvait un jeune Anglais, qui accepta l’hospitalité gracieusement offerte par l’inspecteur. L’œil de Jean-Pierre reconnut tout d’abord sur ce voyageur les indices qui révèlent une haute position dans le monde. Bravard fut ébloui par les manières distinguées, le costume élégant et le langage correct de son hôte, dont l’accent étranger ne manquait pas d’agrément. Pour le commun des gens du confinent, l’Angleterre n’est peuplée que de millionnaires. En regardant le voyageur contusionné baiser la main de Laurette, qui lui offrait un verre d’eau sucrée, maître Bravard murmurait entre ses dents :

– Pour le coup, je crois que j’ai trouvé le gendre qu’il me faut.

La chaise de poste était fort endommagée, et les charrons demandèrent deux jours pour la remettre sur pied. Jean-Pierre insista pour garder le jeune Anglais chez lui pendant ce temps. La plus belle chambre de la maison fut préparée, le meilleur vin tiré de  la cave, et les fruits les plus mûrs arrachés de la treille. En diplomate habile, maître Bravard s’informa, le verre en main, du nom et de la fortune de son hôte. L’étranger, qui s’appelait Goldsmith, parla négligemment de sa famille, qu’il assura être l’une des plus riches de Londres. M. Goldsmith le père était, disait-il, un banquier fameux qui laissait à ses enfants le loisir de voyager et de jouir des biens amassés pour eux. On vivait pour rien en France ; mais en Angleterre seulement, on connaissait le véritable luxe. Souvent on mangeait à Londres des cerises de France à une guinée la pièce. – Jean-Pierre ouvrit de grands yeux, en apprenant que la guinée valait vingt-cinq francs.

– Décidément, pensa Bravard, c’est le gendre qu’il me faut ! Voici le moment de faire briller ma fille.

Pendant que Laurette chantait, maître Jean-Pierre s’endormait dans son fauteuil, l’estomac plein de liqueurs avalées pour la gloire de l’Angleterre. Quand il s’éveillait, les deux jeunes gens causaient à voix basse, en respirant l’air du soir à la fenêtre.

Ils parlaient du bonheur de voyager en compagnie d’une personne aimée, des plaisirs qu’on trouve l’hiver dans la capitale, des fêtes de Paris, de la musique et des danses de l’Opéra ; des montagnes de la Suisse, du beau climat de l’Italie, et de cent autres choses inconnues à la pauvre Laurette dont le cœur tressaillait doucement, tandis que ses yeux regardaient obstinément la lune avec une distraction affectée.

Jean-Pierre sut retenir adroitement son hôte en lui proposant une chasse dans les bois réservés de Rambouillet. La chasse terminée, il fallait bien rester un jour encore pour se remettre de la fatigue. L’Anglais ne parlait plus de son voyage : ce qui remplissait de joie l’honnête Bravard. Quinze jours s’écoulèrent ainsi. Les commères de la ville ne se gênaient point pour gloser sur cette affaire ; on disait hautement partout que l’inspecteur avait vendu l’honneur de sa fille à un lord. Le curé de la paroisse accourut chez Jean Pierre pour l’avertir de ces propos outrageants, et le prier de veiller sur la réputation de Laurette.

– Vous pensez donc, demanda le père, qu’il est temps de songer au mariage ?

– Sans doute ; mais quelle probabilité qu’un jeune homme si riche veuille épouser votre fille ?

– Ventre bleu ! c’est parce qu’il est riche que je consens à la lui donner. Suivez-moi, nous allons tirer cela au clair.

Bravard entraina le curé dans son jardin, où se promenait le jeune homme donnant le bras à Laurette.

– Tenez, monsieur Goldsmith, voilà le curé qui me reproche mon imprudence ; il dit que ma fille sera déshonorée si vous ne devenez pas mon gendre : à quand donc la noce ?

– À demain, s’il est possible, répondit l’Anglais avec un flegme britannique.

Le curé fit trois pas en arrière.

– Ne vous étonnez point, poursuivit Goldsmith : mon intention était de demander aujourd’hui la main de mademoiselle. J’ai envoyé ce matin mon domestique à Paris, pour acheter la corbeille et une parure de mariage ; voici les papiers nécessaires, vous pouvez publier les bans dès demain.

Jean-Pierre sauta au cou de son gendre.

– Vous me conduirez à Londres avec ma fille, mon cher Goldsmith ?

– Si vous le désirez.

– Dans votre château ?

– Dans mon château.

– Nous recevrons la meilleure société ?

– La meilleure.

– Vous me mènerez en carrosse ?

– En carrosse.

– Touchez là ; je suis le plus heureux des hommes. Dans son aveugle confiance, Bravard ne voulait prendre aucune information sur le prétendu. Le curé se chargea de ce soin. Il écrivit à la hâte en Angleterre. Il apprit qu’il y avait en effet à Londres un riche négociant du nom de Goldsmith, que l’un des fils de ce négociant était en France, et, selon toute probabilité, à Paris ou dans les environs. Le curé ne voyant plus d’objection au mariage, les bans furent publiés, et le jour de la cérémonie arrêté.

Cependant, la veille de ce beau jour, la corbeille n’était pas arrivée. Victorine et Herbault avaient manqué de parole. Il fallait trouver une robe de noce dans la ville. Des ouvrières passèrent la nuit à l’ouvrage. Une dame prêta son voile de dentelles, et l’unique orfèvre de Rambouillet essaya de vieux anneaux, un peu trop larges pour les doigts mignons de Laurette. Le mariage fut enfin célébré. On accourut de Versailles et d’Épernon pour voir la belle fille de Rambouillet, dont les charmes étaient célèbres. Jamais Laurette n’avait paru si jolie. Un murmure d’admiration l’accompagna de l’église à son logis.

« L’heureuse famille que ces Bravard ! » répétait la foule.

« L’heureuse créature que cette Laurette ! » pensaient les jeunes filles.

Jean-Pierre, ivre de joie, tenait les discours les plus extravagants, et frappait sur l’épaule des autorités municipales avec un air de protection. Il était impatient de quitter sa petite ville pour la capitale d’Angleterre. Il suppliait son gendre de partir immédiatement ; mais le jeune homme désira rester pendant la première semaine de la lune de miel, et Laurette ne pouvait quitter, sans quelques regrets, sa maisonnette tranquille et son jardin.

Le sixième jour, vers dix heures, M. Goldsmith, laissant son beau-père et sa femme au logis, s’en alla dans la ville. Il était sorti depuis dix minutes à peine, lorsqu’une chaise de poste passa rapidement devant la maison de Jean-Pierre. Des éclats de rire, mêlés au bruit des roues sur le pavé, arrivèrent jusqu’aux oreilles de Laurette. À minuit le mari n’était pas revenu. Bravard parcourut toute la ville sans pouvoir le rencontrer. Il avait disparu ! Les belles espérances de Jean-Pierre Bravard s’étaient envolées comme ceci...

Le narrateur lança une dernière bouffée de fumée que le vent emporta dans les airs en tourbillons légers, puis il vida sa pipe sur le banc de bois.

– On ne l’a donc jamais revu ? demandai-je.

– Jamais. Le vieux père l’a cherché partout. Ce Goldsmith est un gaillard qui s’amuse depuis longtemps à courir le pays ; il épouse à droite et à gauche une légion de jolies filles qu’il abandonne au bout de huit jours. Il a pour le moins quatre femmes en Angleterre, et le banquier Goldsmith n’est point son parent. En apprenant cela, Bravard a jeté son bonnet en l’air et il a dit tant de folies qu’on l’a placé par faveur dans un hôpital où il déraisonne encore.

– Et Laurette ?

– Laurette est restée toute seule dans sa maisonnette ici près. La pauvre fille a un enfant beau comme le jour, et qui ressemble à M. Goldsmith. Elle passe sa vie à la fenêtre pour voir arriver les chaises de poste ; mais elle attendra longtemps, la malheureuse ! Et puis, comme la route est très fréquentée, elle a fort à faire. Si vous voulez l’entendre chanter, je gage qu’elle est à cette heure devant son piano ; suivez le chemin jusqu’à la dernière maison à votre droite.

– Allons-y, dis-je à mes compagnons de voyage,

– Messieurs, en voiture ! cria le conducteur, ou je vous laisse à Rambouillet.

– Eh bien ! nous restons.

Nous marchâmes en silence jusqu’à la maison de Jean-Pierre. Le garde ne nous avait pas trompés. Laurette faisait de la musique. Sa voix me parut vibrante et agréable. Afin de l’attirer à la fenêtre, nous chantâmes en chœur le duo du comte Ory.

 

          Dans ce séjour calme et tranquille

          S’écoulent nos jours innocents,

          Et nous bravons dans cet asile

          Les entreprises des méchants.

 

Elle parut. Je vis une taille très belle, deux nattes de cheveux soigneusement arrangées, une attitude gracieuse ; elle ferma la fenêtre dès que le chant fut achevé.

– Voilà une jolie veuve à consoler, disions-nous en rentrant à l’auberge.

– Si vous êtes restés pour cela, répondit le vieux garde qui jouait au piquet avec un gendarme, vous auriez mieux fait de monter en diligence, car Laurette est sauvage en diable ; tous les messieurs du pays se sont cassé le nez à sa porte. Elle ne sort jamais et ne reçoit personne ; aussi on la laisse en repos à présent.

– Bah ! repris-je ; avant trois mois un officier galant aura escaladé ses fenêtres.

– Un officier ! elle ne peut pas les souffrir.

– Eh bien ! ce sera le fils du maire ou un rusé commis voyageur.

Le garde-champêtre secoua les oreilles pour faire entendre que nos propos ne méritaient pas une réponse.

– Il faudra pourtant que son malheur finisse, ajoutai-je.

– Il finira aussi, mais non pas comme vous le croyez.

– Et comment, s’il vous plaît ?

– Par sa mort.

Le lendemain nous admirions le château de Maintenon ; les souvenirs qu’il rappelle nous avaient fait oublier Laurette.

 

 

 

Paul de MUSSET.

 

Paru dans les Annales romantiques en 1836.

 

 

 

 

 

 

 

 

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