L’orgue de barbarie

 

 

                                                      Oh ! je t’aime, vieil air

                                                qu’on traîne dans les rues !

                                                               Jean RICHEPIN.

 

 

Dans la rue, un joueur d’orgue s’est arrêté ;

C’est un vieux mendiant, et sa main qui tremblote

Tourne la manivelle en triturant les notes

D’un vieil air d’opéra cent mille fois chanté.

 

Il regarde un à un, sombres, mélancoliques,

Les passants qui s’en vont en détournant les yeux.

L’orgue joue en grinçant : « Éléonore, adieu ! »

Puis, le vieillard s’éloigne en traînant la musique.

 

Le voilà qui s’installe à quelques pas plus loin.

L’orgue gémit encore la chanson du « Trouvère »,

Et le joueur attend, musicien de misère,

Qu’on lui jette les sous dont il a tant besoin.

 

« Éléonore, adieu ! » La vieille main débile

Se crispe, ankylosée à force de souffrir...

L’orgue pleure toujours : « Je vais bientôt mourir ! »

Mais personne ne jette un sou dans la sébile.

 

Tandis qu’on s’enfuyait aux notes du vieil air,

Délaissant le joueur et sa « boîte à musique »,

Moi, je le comparais (l’idée est fantastique)

À nous, les inconnus, à nous, faiseurs de vers.

 

Mendiants, nous aussi, nous errons dans la vie

En jetant aux passants la chanson de nos cœurs ;

La foule nous écoute avec un air moqueur,

Puis s’en va, dédaignant nos musiques ravies.

 

– Ne chantons plus l’Amour ! Quel ennuyeux refrain !

Voilà bien des mille ans que ce duo se chante !

Nous sommes les derniers qu’un si vieil air enchante,

On rit de nous déjà : que sera-ce demain ?

 

Votre époque est passée, ô Laure ! ô Béatrice !

On se moque de vous, Pétrarque, Alighieri !

Et les seules chansons dont personne ne rit

Sont celles du plaisir, de l’or, des bénéfices.

 

À quoi bon plaisanter, mon rire sonne faux !

En ce monde où l’argent est le dieu qu’on proclame.

Frères, chantons encore la chanson de nos âmes,

Méprisés si l’on veut, mendiants s’il le faut !

 

 

 

Jean NARRACHE.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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