Un artiste inconnu

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Raoul de NAVERY

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

 

Il était environ dix heures du matin quand, par une belle journée de printemps, une troupe de cavaliers richement vêtus et montés sur de magnifiques chevaux andalous sortit du palais de l’Escurial pour aller visiter un couvent, dont les richesses excitaient la curiosité des étrangers, et qui renfermait, disait-on, un tableau merveilleux.

L’expression des cavaliers était digne, tous étaient jeunes, fiers d’allure, et leur front reflétait une inspiration enthousiaste.

Leur gaîté s’épanchait librement ; ils parlaient tour à tour des maîtres espagnols, de la brillante cour de Philippe IV et de celle des Pays-Bas, de l’amitié des souverains et de la gloire qui pouvait leur sourire un jour.

Ces cavaliers étaient Pierre-Paul Rubens et ses élèves.

Le célèbre flamand, pendant le voyage qu’il avait fait à Paris pour y décorer la galerie du Luxembourg, avait eu souvent occasion de voir le duc de Buckingham qui, en admirant le génie de l’artiste, avait apprécié sa pénétration, la solidité de son esprit et sa haute intelligence des affaires. À cette époque, quelques différends divisaient les cours d’Espagne et d’Angleterre ; le duc, qui s’en affligeait, chargea Rubens de faire part à l’infante Isabelle, veuve de l’archiduc Albert, des moyens propres à rétablir l’harmonie entre les souverains de ces deux royaumes. L’artiste retourna donc en Flandre, s’acquitta de cette mission, et la princesse ne trouva pas d’ambassadeur plus digne pour la représenter auprès de son neveu, Philippe IV, et traiter avec lui de cette réconciliation. Rubens partit pour l’Espagne avec une suite nombreuse de pages, d’amis, d’élèves et de valets, et se rendit à Madrid pour remettre ses lettres de créance. La faveur et l’amitié du roi l’y retenaient depuis plusieurs mois, en même temps que d’importants travaux.

– Un couvent, à droite ! s’écria subitement Van Tulden, un couvent dont la flèche domine des lauriers roses et des orangers. Vive l’Espagne ! De par saint Luc, patron des peintres, je n’ai jamais vu de paysage mieux éclairé.

– C’est vrai, répondit un jeune homme à la fine moustache, aux cheveux d’un blond chaud ; mais nous ne devons pas louer un pays dans un sentiment exclusif, car moi, j’aime l’Angleterre à cause des beaux types que j’y ai trouvés.

– Van Dick, demanda le plus jeune des cavaliers, en s’assurant que Rubens était trop loin pour l’entendre, l’accident qui a déterminé votre vocation de portraitiste est-il vraiment authentique ?

– Tellement, répondit Antoine, que le maître ne peut s’empêcher de sourire quand je raconte les émotions du plus beau et du plus terrible jour de mon existence...

– Je serais curieux d’en connaître de vous-même tous les détails.

– Soit ! nous ne serons pas au couvent avant dix minutes, c’est plus de temps qu’il n’en faut pour mon récit. Le maître, dont vous connaissez la bonté, est sujet de temps en temps à des colères dont l’explosion me ferait rentrer sous terre. De plus, esprit profond, mais inquiet, se défiant de ses forces malgré son génie, il ne souffre jamais qu’un étranger pénètre dans l’atelier où il compose et ébauche ses toiles. L’enfantement moral de ses œuvres se fait en silence et dans le mystère. Maintenant que j’avance dans la vie et que je comprends mieux les secrets de l’art, je partage l’avis du maître ; mais, il y a quelques années, Téniers, Jordaens, Tulden, moi et quelques autres, nous épiions curieusement le travail de Rubens. Il semblait qu’en cachant à nos yeux ses œuvres inachevées il commettait un crime. Notre impatience de les connaître provenait de notre enthousiasme et le maître s’en fâchait sans nous en garder rancune.

Depuis un mois il passait ses journées enfermé dans son atelier particulier. Qu’y faisait-il ? Quelle œuvre s’élaborait dans la solitude, quelle merveille allait sortir de ce pinceau fécond et hardi ? Quelle composition grandiose et sublime devait encore nous étonner, nous, habitués à le voir se jouer des difficultés de l’art et à les vaincre. Nous n’osions l’interroger. Nos yeux seuls témoignaient de notre désir et il se contentait de sourire.

Un jour enfin, tandis qu’il était chez l’Infante, nous entourons son vieux domestique Cornélius à qui il confiait le soin de ranger son atelier ; nous demandons comme une grâce qu’il nous prête une minute la clef du sanctuaire ; il refuse, nous insistons : l’un de nous la lui dérobe, et nous pénétrons dans le retiro mystérieux... Vous ne saurez jamais ce qui se passa en nous... La plus grande des merveilles de la peinture venait d’être achevée le matin même, et le drame de la Descente de croix, que l’Europe envie à Anvers, nous révélait ses perfections sans égales et ses inimitables qualités.

Après cette toile, nous regardâmes des ébauches, des projets, des croquis ; nous nous hâtions, nous tremblions que le maître rentrât, et le pauvre Cornélius ne cessait, à travers la porte, de nous supplier de quitter l’atelier. Tout à coup, en passant devant le tableau, l’un de nous pousse un cri, tombe, et en tombant efface une partie de la figure de Madeleine. On se groupe devant la toile, on déplore l’accident, on se demande quel remède y apporter quand Gaspard, celui qui avait causé ce malheur, s’écrie :

– Il faut repeindre ce que j’ai effacé, messieurs !

– Repeindre après Rubens, toucher à son œuvre ! répond Tulden.

– Il est sûr que demain nous serons tous chassés de l’école ! dit Téniers d’une voix désolée.

– Que faire ? demanda Jordaens.

– J’en reviens à mon idée, reprit Gaspard, réparer cette maladresse... la palette de Rubens est encore chargée de couleurs, les tons sont frais et tels qu’il les a préparés, les parties effacées ne sont pas embues, il vous reste deux heures de jour !

Nous nous éloignâmes tous instinctivement du tableau.

Jordaens s’approcha de moi.

– Allons, Van Dick, me dit-il, dévoue-toi, tu connais mieux la manière et les procédés du maître, tu prépares ses ébauches plus souvent que nous, Téniers a raison, nous serions tous chassés demain !

– Rubens sera bien plus furieux encore eu voyant que l’on a osé toucher à son œuvre.

– Qui sait !

Je cédai. Pendant deux heures, la palette en main, la fièvre dans le cerveau, ébloui par la toile à laquelle j’avais l’audace de travailler, emporté par je ne sais quelle folie, encouragé par mes amis, le cœur rempli d’une inspiration enthousiaste, je cessai de songer que je réparais une figure effacée, et quand je laissai tomber mon pinceau, la Madeleine était finie, mais la tête me tournait comme si j’eusse été ivre... mes compagnons m’entraînèrent.

Je ne pus fermer l’œil de la nuit.

Le lendemain, de bonne heure, nous étions à l’atelier, Rubens nous y rejoignit, et contre son habitude, il vint visiter nos travaux, nous encouragea et montra un abandon et un entrain qu’il perdait chaque fois qu’une grande pensée l’absorbait.

– Je suis content ! nous dit-il, très content ! aussi, je vous ménage une surprise... Cette toile que je vous cache depuis un mois, vous allez la voir... Venez...

Nous nous regardâmes en silence, et nous le suivîmes sans répondre.

Il n’était point entré à son atelier depuis la veille ; le chevalet, la boîte, la palette étaient à la même place. Rubens tira un grand rideau vert, puis nous regardant et étendant la main vers son œuvre :

– Que vous en semble ? nous demanda-t-il.

Nous nous rapprochâmes émus, tremblants ; notre admiration grandissait à mesure que nous considérions ce chef-d’œuvre, et le silence de Rubens nous rassurait un peu ; mais, tout à coup, il ouvre nos rangs avec brusquerie, s’arrête devant sa toile, semble comparer la tête de Madeleine avec les autres figures, puis s’écrie la voix vibrante, le visage empourpré :

– On a touché à cette toile !

Ensuite appelant Cornélius :

– Tu as nettoyé l’atelier, hier ?

– Oui, maître.

– N’y as-tu rien renversé ?

– Non, maître.

Le pauvre homme frissonnait de tous ses membres et nous regardait d’un air de reproche.

– Qui est entré ici, Cornélius, je veux le savoir.

Le valet baissa la tête sans répondre, et Rubens, se tournant vers nous :

– C’est donc vous ! s’écria-t-il. Vous allez partir sur l’heure si vous ne m’avouez lequel de vous a effacé la figure de la Madeleine.

Le pauvre garçon qui s’était rendu coupable de cette maladresse tomba à genoux. Rubens le saisit brusquement et le secoua par les épaules.

– Va-t’en ! dit-il à Gaspard, va-t’en ! mais si je te crois capable de dérober une clef et de tout gâter sur ton passage, tu es incapable de réparer le mal que tu as fait... quels sont tes complices ?... ce matin, justice sera faite... qui a retouché la Madeleine, je veux le savoir !

Éperdu, plus épouvanté que Gaspard lui-même, je balbutiai :

– Maître, c’est moi !

Rubens me regarda fixement.

– Toi ! j’aurais dû le deviner...

– Pardon, maître ! pardon pour mon audace ! Ne les punissez pas tous de la faute d’un seul ! Si je dois à l’avenir être privé de vos leçons, que je puisse du moins me consoler un peu par la pensée que leurs progrès et leurs travaux les rendront dignes d’un maître que j’admire et que je vénère.

– Grâce ! pardon ! que parles-tu de faire grâce ! répéta Rubens en regardant la figure de la Madeleine...

Puis soudain, s’avançant vers moi :

– Dans mes bras ! dans mes bras ! s’écria-t-il. Ah ! Van Dick, mon élève, mon fils, tu es maintenant mon émule et mon rival ! Applique les qualités merveilleuses qui me frappent dans cette tête que tu as finie à la reproduction des grands types de la physionomie, et tu deviendras le roi du portrait !

Et ce grand homme, ce grand génie, m’attirant à lui par un geste plein d’effusion, me tint longtemps serré sur sa poitrine. Depuis ce jour je suis son ami, mais je le regarde toujours et plus que jamais comme mon bienfaiteur et mon maître... Depuis ce jour aussi j’ai suivi ses conseils... Voilà comment je suis devenu peintre de portraits... Mon histoire n’est pas longue, mais elle a occupé le temps que nous avons mis à franchir cette avenue... Pied à terre, mon jeune ami, et Dieu nous réserve la bonne fortune de découvrir ici des types de moines qui nous inspirent un saint Antoine au désert ou un saint Bruno en extase.

On était arrivé à la porte du couvent ; le frère gardien introduisit les étrangers et courut prévenir le prieur.

 

 

 

II

 

 

Le couvent que venaient visiter Rubens et ses élèves était lui-même une sorte d’académie. La prière et le chant des psaumes n’empêchaient pas les moines de se vouer à l’étude des sciences, à la compilation et à la rédaction des chroniques, ainsi qu’à l’ornementation des manuscrits qui, en dépit de l’imprimerie, conservaient leur valeur.

La cellule du prieur, plus pauvre que celles de tous les autres frères de la communauté, n’était garnie que d’une natte de paille roulée, d’une tête de mort et d’un crucifix ; mais un chevalet, une toile ébauchée, des couleurs, prouvaient que Fray Eusebio n’avait pas dit adieu aux jouissances que les arts procurent. Son dessin était pur et correct, son coloris brillant, sa touche habile et lumineuse, et l’expression de ses têtes attirait par un caractère de grandeur et d’idéalité immatérielle dont on ne pouvait dépasser le charme et l’originalité.

De sa fenêtre ouverte il découvrait un magnifique paysage ; la lumière baignait la toile ébauchée, et les figures rayonnaient déjà sous une mystique auréole.

Le prieur était jeune encore, mais toutes les douleurs que causent les orages des passions avaient laissé leur empreinte sur son pâle visage ; la sérénité qu’il goûtait alors ne pouvait dissimuler les vestiges des tempêtes passées. Le cœur qui battait maintenant sous la robe de bure avait tout éprouvé, depuis la joie jusqu’au désespoir, depuis l’enivrement de la gloire terrestre jusqu’au dégoût absolu de toutes choses.

Riche, beau et brave, assez habile pour être célèbre, il avait en un jour brisé pour jamais avec la cour, avec le monde, avec les affections qu’il avait crues éternelles et dont il venait de sonder le néant ; puis, les yeux encore rouges des larmes que lui coûtaient d’amères déceptions, il vint un soir frapper à la porte du monastère, resta pendant deux heures enfermé avec le saint vieillard qui dirigeait la communauté, et, quand il le quitta, ce fut pour entrer dans la cellule qui lui avait été désignée. Nul ne se montra plus doux et plus humble. Il eût renoncé à la peinture si le prieur n’eût tenu à voir son couvent enrichi d’œuvres pieuses et remarquables. Toute la poésie de cœur de Fray Eusebio se réfugia dans les toiles sur lesquelles il rendait avec un charme indéfinissable les scènes touchantes de l’Évangile ou de la légende dorée ; il créa des vierges ravissantes, et trouva dans les élévations de la prière des têtes de saintes que sans doute il entrevoyait dans ses visions quand les anges lui révélaient les mystères du ciel. Lorsqu’il achevait une œuvre nouvelle, il écrivait parfois légèrement, du bout de son pinceau, un nom qu’il effaçait plus vite encore ; puis, rêveur et comme accablé, il demeurait immobile... Parfois une larme roulait dans ses yeux, il se tournait vers la campagne, son regard cherchait Madrid à l’horizon ; une plaie se rouvrait dans son cœur blessé... Alors il tombait à genoux, et pendant toute la nuit, prosterné devant une sainte image, il demandait à Dieu la grâce d’oublier...

Le vieux prieur mort, Fray Eusebio fut choisi pour le remplacer ; on ne s’aperçut de ce changement qu’au redoublement de ses austérités et de sa ferveur.

Quand le frère portier vint avertir Eusebio qu’on le demandait dans la salle des étrangers, il posa en toute hâte sa palette sur un escabeau et descendit.

– Pardon, mon Révérend Père, dit en s’avançant vers lui le noble ambassadeur de l’Infante Isabelle, nous venons vous demander la permission de visiter votre monastère, et Sa Majesté nous a assurés de votre bon vouloir.

Fray Eusebio s’inclina et ouvrit la porte de la chapelle.

Des boiseries curieusement fouillées, de beaux marbres, de magnifiques reliquaires attiraient les regards de Tulden et de Van Dick, lorsque le maître s’écria en considérant attentivement un tableau :

– Quelle œuvre merveilleuse !

Les élèves se groupèrent autour de lui, et partagèrent bientôt l’admiration du prince de la peinture.

– Un pareil trésor ici ! ajouta Rubens, et l’on dirait que les moines en ignorent la valeur.

– Un chef-d’œuvre anonyme ! dit Tulden, point de signature...

– Mais le prieur doit connaître le peintre... ajouta Van Dick.

– Mon Père, demanda Rubens en s’avançant vers le moine qui, la tête penchée sur la poitrine, semblait soutenir un rude combat contre lui-même, mon Père, connaissez-vous l’auteur de ce tableau ?

– Il n’est plus de ce monde... répondit Eusebio d’une voix tremblante.

– Ainsi, dit Rubens, il est mort... et jamais à l’oreille de cet artiste inspiré, de cet homme de génie, n’ont retenti les acclamations de la renommée qui paye les travaux et récompense de justes ambitions... Mort ! ajouta le peintre en se tournant vers ses élèves, et je vous vois tous dans l’impatience de votre jeunesse, tendre les mains vers une gloire à laquelle il avait droit et qu’il n’a pas conquise. Nul homme aujourd’hui ne l’égale ! Et ni Van Dick qui fit les panneaux admirables de l’Agneau de l’Apocalypse, ni Otto Vénius mon maître vénéré, n’ont brillé par autant de grâce unie à une si mâle vigueur ! Et moi, continua Rubens, je ne suis pas sûr d’avoir jamais fait mieux...

Fray Eusebio tressaillit.

– Qui êtes-vous donc ? demanda-t-il.

– Un Flamand, mon frère, Pierre-Paul Rubens, qui s’est fait ambassadeur pour se reposer de ses labeurs artistiques.

– Rubens ! s’écria le prieur dont le visage s’enflamma subitement. Ses yeux étincelèrent dans leurs orbites fatiguées ; il attacha sur le peintre un regard clair et pénétrant dans lequel s’unissaient la joie et l’admiration ; puis cette animation s’effaça par degrés de sa pâle figure, il croisa les bras sur sa poitrine, et ses yeux baissés ne laissèrent plus rien voir de l’éclat dont ils brillaient tout à l’heure.

– Mais, mon Père, reprit Rubens, vous connaissez au moins le nom de ce peintre... dans l’histoire de l’art tout a son importance, chaque détail est précieux... Si ce génie a passé inaperçu au milieu de la foule, si nul ne lui a dit : ta place est au premier rang ! on peut aujourd’hui lui rendre la gloire qui lui est due, et graver sur son tombeau un nom que je déclarerai célèbre et glorieux entre tous !

Le moine tremblait.

– La gloire ! dit-il à voix basse, la gloire ! souvent il la rêva ! et plus d’une fois, dans son adolescence quand il voyait passer les pompeux cortèges de la cour d’Espagne, il éleva ses ambitions si haut...

– Elles seraient aujourd’hui dépassées, répondit Rubens.

– Il est trop tard !

– Pas pour sa mémoire, du moins...

– Je me suis mal expliqué, seigneur Rubens, en vous disant qu’il n’était plus de ce monde... Les morts ne sont pas seulement ceux dont le trépas fait des cadavres... les morts, ce sont les hommes qui ont renoncé au monde, à ses bruits, à ses enivrements... Les morts, ce sont ceux qui creusent chaque jour leur fosse et ne sentent plus battre leur cœur qu’aux mots d’expiation, de sacrifice, d’éternité...

– Il vit encore ?

– Oui, seigneur, mais son existence ne lui appartient plus...

– Il serait moine ?

– Depuis quinze ans.

– Ou ? dans quel couvent ?

– Ah ! croyez-moi, Rubens, ce ne serait pas comprendre ses intérêts véritables que de l’arracher à une tranquillité achetée par tant de combats et de larmes... ce que vous dites de lui, pensez-vous que l’orgueil ne l’ait jamais murmuré à son oreille ?... Et croyez-vous qu’avant de mourir à lui-même il n’ait plus lutté et souffert...

– À quoi bon ce stérile combat ! s’écria Rubens, l’art est un sacerdoce auquel nul n’a le choix de se soustraire quand il plaît à Dieu de l’en investir... L’art est comme la foi, un don du ciel ! L’art doit rayonner comme la lumière que Dieu défend de mettre sous le boisseau... En cachant sa vie à l’ombre d’un cloître a-t-il pesé ces raisons ? Nommez-moi l’asile dans lequel il s’est enseveli, que j’aille le trouver, lui révéler sa propre valeur, le serrer dans mes bras et l’appeler mon frère !

– Vos efforts seraient inutiles, seigneur, des promesses sacrées...

– Le pape peut l’en relever !

– Non, le pape lui-même ne saurait annuler les vœux faits à Dieu.

Mais le fougueux artiste ne l’entendait plus, agité, l’œil étincelant, il marchait dans la chapelle en répétant :

– Un pareil génie !.. Oh ! je saurai !.. Je trouverai ! Vous-même, mon Père, vous devez obéissance au Souverain-Pontife, et s’il vous ordonne de parler... car vous l’avez connu...

– Et c’est à cause de cela, mon frère, que je vous conjure de le laisser dans la retraite qu’il a choisie pour y passer le reste de sa vie et mourir comme il a voulu vivre... Pourquoi réveiller dans son cœur assoupi les passions qu’il eut tant de peine à dompter... Avez-vous vu couler ses pleurs ? Savez-vous par quelles austérités il a acheté la paix qui maintenant est son partage ?... c’était un homme énergique et fier, possédant une âme de feu, dévoré par une ambition sans bornes... Son cœur s’épanouissait à toutes les affections de la terre... L’art et ce qui inspire l’art lui-même, un grand sentiment s’empara de son cœur pour le dévaster... Un jour, il se trouva entouré de ruines morales, l’esprit troublé, la tête pleine de vertige ; la peinture, loin de le consoler, ajoutait à ses tourments. Il n’avait que deux partis à prendre : ou en finir avec la vie, ou se réfugier dans un couvent... Rubens, vous êtes jeune encore, célèbre, aucune des joies humaines ne manque à votre existence, laissez les morts ensevelir leurs morts, et permettez au cénobite de s’endormir dans sa robe de bure.

– L’immortalité avant la paix ! dit Rubens.

– L’éternité vaut mieux que l’immortalité ! répondit le moine.

– J’eusse été fier de révéler ce grand talent au monde.

– Il le saura... Il priera pour vous...

Le regard profond de Rubens alla de Fray Eusebio à la toile du maître-autel, et l’interrogation rapide, si directe et si puissante de ses yeux d’aigle, arracha au moine un gémissement.

– Adieu, lui dit Rubens en portant à ses lèvres sa main amaigrie, Fray Eusebio, je ne vous demande plus votre secret.

Van Dick sortit le dernier, il esquissait la physionomie expressive du prieur.

– Eh ! bien, messieurs, que pensez-vous de cette toile, demanda le maître.

– Admirable ! s’écria Jacques Jordaens.

– Et toi, Tulden ?

– Une merveille !

– Et toi, Antoine ?

– L’homme est plus grand encore que son œuvre, répondit Van Dick, car celui-là seul qui possédait assez de génie pour créer cette toile, pouvait avoir l’âme assez forte pour taire son nom et rester dans son obscurité volontaire.

– Je peindrai cette tête de moine de souvenir, j’en ferai le saint François du tableau que j’ai médité : Jésus-Christ foudroyant le monde.

– Voici son portrait, dit Antoine en présentant au maître une esquisse d’une ressemblance inouïe.

La troupe des cavaliers poursuivit sa promenade dans la campagne que baignait maintenant une lumière dorée.

 

 

 

III

 

 

En quittant Rubens et ses élèves, Fray Eusebio remonta dans sa cellule. Jamais dans toute sa vie, si douloureusement éprouvée, il n’avait soutenu contre lui-même de plus rude combat. En entrant dans sa chambre austère, qu’il embrassa d’un regard, il se prosterna les bras en croix, et d’une voix pleine de douleur, il s’écria :

– Toi à qui j’ai tant sacrifié, Seigneur, soutiens mon âme qui chancelle... L’ambition que je croyais morte se réveille dans mon sein et demande ce que l’on m’offrait tout à l’heure : la renommée !... Un nom qui circule de bouche en bouche, des dignités, des trésors, et par-dessus tout, la satisfaction qu’éprouve l’homme intelligent, à devenir pour d’autres intelligences un centre et un foyer... Oui, j’étais un vrai peintre ! Rubens l’a dit !... Ah ! misérable cœur ! fit le moine en se frappant la poitrine, quinze ans de lutte ne l’ont pas glacé... que je souffre !... Humilité de mon Dieu, venez en aide à ma faiblesse ! quoi ! ma cellule paisible, ma natte de paille, mon crucifix, ma robe et mes sandales, ces vêtements de la pauvreté, je les changerais pour le costume du siècle ! Rubens l’a dit, le pape peut me relever de mes vœux... Ce front rasé qu’entoure la couronne d’épines se couvrirait d’un feutre à plume flottante ; je porterais encore des pourpoints et des dentelles !... Seigneur, je les vois là, dans la campagne... Ils passent, ces cavaliers qui m’ont dit : viens ! Ils passent et ma gloire humaine disparaît avec eux... Mais avec eux aussi la paix de mon âme est partie !... chaque fois que je me placerai devant ce chevalet, chaque fois que je reprendrai le pinceau, j’entendrai les louanges de Rubens, je verrai ses yeux étincelants fixés sur moi... et chaque fois la tentation m’étreindra dans ses serres...Pitié ! pitié, mon Dieu !

Le moine frappe le sol de son front ; puis, soudain, le visage illuminé par la grandeur même du sacrifice qu’il médite, il s’approche de la toile inachevée, la regarde pendant quelques instants, puis, saisissant un couteau, la lacère sans pitié et en jette les débris dans la rivière qui coule au pied des murs du couvent. Il vit flotter, puis descendre rapidement le fil de l’eau, les restes de son œuvre, et le regard voilé de pleurs il demeura jusqu’à la nuit accoudé à sa fenêtre.

Rubens et ses élèves revenaient lentement de leur promenade. Aux conversations joyeuses qui se croisaient au départ avait succédé une mélancolique rêverie. Peut-être quelques-uns de ces jeunes gens, qui tous étaient destinés à posséder leur part de gloire, pesaient-ils ce que valent des triomphes auxquels renonçait ce moine mystérieux. Ils suivaient les bords de la rivière qu’ombrageaient de maigres saules, et sur les bords de laquelle s’étoilaient des bouquets de fleurs blanches, quand Van Dick levant les yeux vers le monastère aperçut une grande ombre penchée à la croisée.

– Le moine ! l’artiste ! dit-il à Van Tulden.

– Messieurs, s’écria Jordaens, je vois flotter sur l’eau un lambeau de toile...

Van Dick s’inclina vers la rivière.

Une tête de sainte, une figure céleste semblait se balancer sous le limpide miroir de l’eau.

Tulden étendit la main, et aidé de sa petite dague, il l’attira à lui.

– Allons ! dit Rubens qui, se penchant sur l’épaule de son élève, regardait cette œuvre inachevée, mais marquée du sceau du génie, notre légitime admiration a donné à cet homme le signal d’une immolation dernière... Un grand peintre inconnu au monde vient de mourir, messieurs ! le nom d’un saint religieux enrichira les annales de l’Église...

Et Rubens et ses élèves se découvrirent respectueusement en contemplant pour la dernière fois les murs du monastère où venait de s’accomplir cet héroïque et obscur sacrifice.

 

 

 

Raoul de NAVERY,

Le chemin du paradis, 1861.

 

 

 

 

 

 

 

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