La légende des cloches de Lorette

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Jan NERUDA

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il y a de cela quelque cent ans, peut-être plus, peut-être moins, habitait dans le Nouveau-Monde (un quartier de Prague), une pauvre veuve.

Elle se tirait d’affaire à force de travail et d’économie, mais elle avait une nombreuse famille.

Chacun sait que le clocher de l’église de Lorette a plusieurs cloches, et que les grosses servent à sonner les heures, les petites les quarts et demies.

La pauvre femme avait autant d’enfants que le clocher de cloches ; aussi quand elle parlait d’eux, les appelait-elle ses cloches de Lorette, disant qu’il en était des enfants à la maison comme des cloches au clocher ; les plus grands se taisaient par instants, mais les petits avaient toujours quelque chose à dire.

Le seul joyau que possédât la veuve était un collier orné de pièces d’argent, en nombre égal à celui de ses enfants.

Le collier en question venait d’une riche marraine, et la mère le gardait comme un souvenir pour ses enfants.

Il survint à Prague une maladie contagieuse, qui s’attaquait surtout aux pauvres, et ces derniers s’imaginèrent dans leur désespoir, que les riches avaient, à l’aide du poison, déterminé cette maladie, afin de détruire les pauvres gens.

L’épidémie tomba un jour sur la maison de la veuve : l’aîné de ses enfants en fut frappé le premier.

La mère fut accablée, car elle aimait également tous ses enfants, et ne pensait pas qu’en les perdant, elle serait affranchie de ses soucis et de ses fatigues.

Elle n’avait pas de quoi payer un médecin ; elle reconnut aussi qu’ils étaient tous trop occupés, pour se donner la peine de venir chez elle. Deux heures ne s’étaient pas écoulées, que l’enfant se préparait à faire le voyage pour l’autre monde.

Comme la malheureuse mère voyait qu’elle ne pouvait rien faire elle-même pour lui, elle prit le collier orné de pièces d’argent, en enleva la plus grande, s’en alla la porter à l’église de Lorette.

Bientôt après la plus grosse des cloches commença à sonner. L’enfant était à l’agonie. Cette cloche annonçait sa mort.

À ce moment, les voitures mortuaires parcouraient en tous sens la ville de Prague, s’arrêtant devant les maisons pour y prendre leur charge de morts ; quand une voiture était pleine, on la conduisait au cimetière, pour la vider dans de grandes fosses communes. Le lendemain la pauvre veuve suivit une de ces voitures-là, espérant au moins savoir à quel endroit son enfant serait placé.

Quand elle revint chez elle, elle trouva un autre de ses enfants malade, pâle comme une rose mourante ; deux heures s’étaient à peine écoulées, que la mère courut avec une seconde pièce d’argent à l’église de Lorette.

Et il en fut ainsi les jours suivants. Les pièces d’argent furent, l’une après l’autre, enlevées du collier, et les autres cloches du clocher de Lorette tintèrent par ordre de grandeur.

La mère était plongée dans un sombre abattement. Muette, elle suivit la voiture des morts de cimetière en cimetière, et en revint chaque fois pour assister un de ses enfants à l’agonie.

La mort arracha le dernier à sa douleur muette ; cet enfant était à peine sevré. Quand sonna la dernière des cloches de Lorette, la mère crut que son cœur allait se briser.

Elle suivit le corps de son dernier-né. Et quand elle fut revenue, elle sentit que la maladie la saisissait à son tour ; elle s’affaissa sur le même lit où était morte toute sa nombreuse famille.

La malheureuse femme y gisait sans secours. Elle n’avait personne qui lui offrit même un verre d’eau. Sa seule consolation était l’idée que ses enfants ne lui auraient pas survécu.

Une ardeur intolérable consumait tout son corps, à la fin, elle sentit une faiblesse singulière se répandre dans ses membres, il lui semblait que ceux-ci mouraient l’un après l’autre.

– Ah ! mes chers enfants, soupira-t-elle, je vais vous suivre, mais personne ne me suivra. Je vous ai ensevelis au son des petites cloches, mais qui m’ensevelira de même ?

À peine avait-elle fini ces mots, que toutes les cloches de Lorette se mirent à tinter à la fois ; elles sonnaient avec un timbre de plus en plus puissant, et c’étaient comme des voix angéliques.

– Ce sont les âmes de mes pauvres petits, murmura la mère, et aussitôt elle expira.

C’est depuis lors qu’on entend chanter les cloches de l’église de Lorette.

 

 

 

Jan NERUDA, La légende des cloches de Lorette.

 

Recueilli dans Les grands écrivains de toutes les littératures,

4e série, tome premier, 1890.

 

 

 

 

 

 

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