Paul ou la ressemblance

 

HISTOIRE VÉRITABLE ET FANTASTIQUE

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Charles NODIER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Je commence par déclarer hautement que s’il fallait renoncer de toute nécessité à l’un de ces immortels chefs-d’œuvre d’Homère, l’Iliade et l’Odyssée, et qu’il y eût pour cela une ordonnance expresse du roi, ou une loi formelle des Chambres, je tâcherais d’apprendre l’Iliade par cœur avant de la perdre, mais c’est l’Odyssée que je garderais. Je n’hésiterais pas un moment.

Et je conviens que ce début peut sembler trop magnifique pour une historiette. Il me met en état de rébellion manifeste contre la règle éternelle de l’exorde classique :

Non fumum ex fulgore, sed ex fumo dare lucem.

Il faut cependant le prendre comme il est, car je n’y changerai pas un mot. Les critiques en parlent bien à leur aise.

Ce qui me charme dans l’Odyssée, ce qui me pénètre à sa lecture d’un sentiment mêlé d’admiration et d’attendrissement, c’est la bonne foi sublime de ce poète qui récite ingénument des contes d’enfants comme il les a entendu réciter, et qui les orne à plaisir des plus riches couleurs de l’imagination et du génie, parce qu’il n’a rien appris de mieux dans la conversation des vieillards, des héros et des sages. Ses histoires sont merveilleuses, à la vérité ; mais il est plus merveilleux qu’elles encore, lui qui a confiance dans ses histoires. Quand Alcinoüs, roi des Phéaciens, laisse échapper quelques doutes sur la vraisemblance de tant d’évènements étranges observés en quelques années de navigation, Ulysse se garde bien de lui répondre par des raisonnements ; il se borne à continuer, et Alcinoüs n’insiste plus. C’est qu’il faut deux choses essentielles à la poésie, le poète qui croit ce qu’il dit, et l’auditeur qui croit le poète. Cette rencontre est devenue fort rare et la poésie aussi.

Notre âge participe beaucoup du double état de ces corps affaiblis que la mort a déjà saisis presque tout entiers. À ceux-là, une mélodie suave et tendre comme des chants anticipés du ciel suffit pour bercer l’agonie, et le poète inspiré arrive à son temps. À ceux-ci, dont la sensibilité matérielle ne peut être réveillée que par des irritants caustiques et dévorants, il arrive un autre poète qui les déchire et qui les brûle pour leur arracher un cri de vie. Ce sont les deux dernières missions de l’art, et, quand elles sont accomplies, tout est fini.

Il y a du génie dans ces derniers efforts de la poésie ; il y en a autant peut-être que dans l’abondance naïve et crédule des compositions homériques : il faut lutter à la fois contre le prosaïsme d’une parole usée, contre la monotonie d’une création trop décrite, où les savants ne voient plus que des agrégations capricieuses de molécules élémentaires, contre la sécheresse de ce cœur de cendres que porte la société actuelle et qui ne palpite plus. Cela est difficile et admirable. Mais la poésie des choses, où est-elle maintenant sur la terre ? Où sont les anges d’Isaac et de Tobie, les tentes de Booz et les lavoirs de Nausicaa ? Je ne vous en dirai pas de nouvelles.

Ce grand voyageur épique de l’antiquité, dont j’aime tant les récits, serait bien surpris aujourd’hui s’il avait à recommencer sa fable immortelle ! On lui apprendrait que sa Circé n’est tout au plus que la Narina de Levaillant, ou l’Obéréa de Bougainville. Ses sirènes, ce sont des phoques ou des veaux marins ; Charybde et Scylla, des roches ; Polyphème, un Patagon borgne et anthropophage. Heureuse influence des découvertes et des progrès ! ne redemandez pas ce sublime conteur aux siècles pour lesquels il était fait, et qui l’ont cependant méconnu. Vous seriez encore plus ingrats et plus injustes qu’eux ; vous ne lui donneriez pas l’aumône.

Un de mes amis s’écriait dernièrement à ce propos, dans une boutade assez gaie :

Mais ces trésors de goût, d’amour, de poésie,

Qui les remplacera ? – l’idiosyncrasie.

Hélas ! oui ; sous la baroque influence qui a fait de la rose un phanérogame, et du papillon un lépidoptère, il ne faut rien attendre de mieux de notre civilisation anthropomorphe. J’en suis aussi fâché que vous.

C’est pour cela que j’ai juré de ne plus lire d’ouvrages marqués au sceau du savoir et de l’esprit, et on ne saurait croire combien il est difficile d’en trouver qui n’aient pas ce cachet fatal, depuis que l’enseignement mutuel et la méthode Jacotot ont mis la littérature transcendante à la portée de toutes les intelligences. Oh ! si j’avais été M. de Montyon, avec toutes les agréables conditions qui lui ont permis de doter si richement ses héritiers, que j’aurais fondé de beaux prix en faveur des ignorants et des simples, et que je prendrais de plaisir, du monde où il habite, à les voir distribuer, au jugement des mères de famille et des petits enfants ! Quelles bonnes primes j’aurais attachées à la publication d’un livre ingénu où la foi tient lieu de science, où l’expérience tient lieu d’étude, où le sentiment tient lieu d’habileté ; où le naturel ferait oublier au besoin l’absence du talent, s’il était bien prouvé que le talent fût autre chose que le naturel ! Avec quelle munificence, toutefois plus économique et plus facile que la sienne, j’aurais voulu reproduire en abondance tous les ans, pour l’instruction et le bonheur de la multitude, ces délicieuses compositions qui saisissent l’âme par des sympathies si vives, et qui la pénètrent d’enseignements si utiles et si doux : l’Odyssée, les Voyages de Pinto, les Contes de Perrault, les Fables de Pilpay, d’Ésope, de La Fontaine, Télémaque, Robinson, Don Quichotte, les Hommes volants ! On sent bien qu’il n’est question ici que des livres de l’homme, mais quels hommes et quels livres, grand Dieu ! que ceux dont je viens de parler ! Voilà de l’argent bien employé ! Voilà une bibliothèque de véritable progrès humanitaire ! Et le peuple qui l’adoptera, voilà un peuple digne d’envie, un peuple qui mérite que l’on vive de l’air qu’il respire, et qu’on se réchauffe à son soleil ! M. Herschell le trouvera peut-être dans la lune.

En attendant, je n’ai pas renoncé à raconter des histoires auxquelles je suis souvent le seul à croire, et je voudrais bien savoir pourquoi, mes histoires réunissant tous les motifs de créance qu’on peut chercher dans les histoires, la vraisemblance des faits et la loyauté du témoin désintéressé qui les rapporte. Je vous demande en effet quel intérêt j’aurais à imaginer que le loup a mangé le Petit Chaperon, s’il ne l’avait pas mangé, et plût à Dieu que le loup n’eût pas mangé le Petit Chaperon, et qu’on pût me le prouver tout à l’heure, car cette peine compte encore parmi mes peines, bien que la foule y soit grande ! Ces choses-là ne s’inventent pas et ne se disent qu’à regret quand on ne peut se dispenser de les dire pour en tirer de saines inductions morales et d’excellentes règles de conduite, comme celles qui sortent de la catastrophe du pauvre Chaperon, savoir : premièrement, qu’il ne faut jamais confier son secret aux méchants, et secondement, qu’il ne faut pas laisser sortir les petites filles toutes seules. Je voudrais qu’on me fît connaître un livre de haute philosophie ou de haute politique, solennellement couronné, qui ait porté dans les familles deux enseignements plus utiles, et qui les ait accrédités d’une manière plus universelle par un symbole plus naïf et plus populaire ! Je sais bien qu’un livre que je n’entends pas est au-dessus du Petit Chaperon de toute la hauteur insurmontable de son inintelligibilité ; mais ce livre que je n’entends pas, ne fussions-nous qu’un cinquième ou un dixième de la nation à ne pas l’entendre (et cela n’est pas très fier), est en dehors du but providentiel de l’instruction nécessaire qui appartient à tout le monde. Dans une bonne civilisation, les gens qui ne progressent pas, qui n’ont pas progressé et qui ne progresseront probablement jamais, n’en méritent pas moins des égards.

Chacun est libre, d’ailleurs, d’occuper son imagination à sa manière, et « de s’approprier, comme le dit admirablement un philosophe, dans les mythes d’une intellectualité rationnelle, ce qui s’harmonise le plus identiquement avec les sympathies spontanées de son esthétisme individuel et intime ». Voilà qui est assez clair ! Avez-vous plus de foi, par hasard, au saint-simonisme qu’aux contes de fées ? Allez au Père ! – Est-ce au néo-christianisme ? Allez au Pontife, qui est ressuscité le troisième jour. – Au Phalanstère ? On va l’ouvrir. – À la loterie de M. Reinganum ? On va la fermer. – À l’Église française de M. Châtel ? On sonne la messe ; il y en a pour tous les goûts. À moi seulement, à moi, esprits indolents et crédules, mais tendres et gracieux, qui prendriez plus de plaisir à une fable intéressante qu’à toutes ces vaines théories de l’orgueil, quand même ces mensonges superbes seraient destinés à devenir, par malheur, des vérités et des lois. Permettez aux petits de venir, car il n’y a point de danger pour eux à écouter mes récits, et vous me connaissez assez pour me croire. Celui-ci sera revêtu d’ailleurs d’une autorité qui vaut mieux que la mienne. Il m’a été communiqué par un homme dont j’aurais peut-être essayé de décrire les rares et parfaites qualités, s’il ne m’avait permis d’attacher son nom à ces pages fugitives. Maintenant qu’il est nommé, son éloge est fait.

Le 4 août 1834, M. le marquis de Louvois arrivait en calèche dans les Pyrénées. Sur le siège de sa voiture était assis un jeune domestique dont l’histoire antérieure ne tiendra pas beaucoup de place. Paul est le fils d’un marchand de bestiaux très peu favorisé par la fortune, et le frère de neuf autres enfants qui déciment, chacun pour leur part, les fruits chanceux du petit commerce paternel. Paul s’était par conséquent trouvé trop heureux d’entrer au service de M. de Louvois, et cela se conçoit à merveille quand on connaît son maître.

La voiture suivait depuis quelque temps cette route inégale qui domine sur la route la riante vallée d’Argelez, et d’où l’oeil s’égare à plaisir, en remontant le cours des eaux, à travers des massifs d’arbres touffus, parmi lesquels se dressent quelquefois les ruines d’une vieille tour féodale, aussi fameuse par ses traditions que pittoresque par son aspect. Au loin, quelques espaces d’un blanc lisse et resplendissant se détachent çà et là sur le fond obscur et mobile de la plus magnifique végétation ; une flèche pointue perce les cimes arrondies, et vous devinez un village presque entièrement voilé de la richesse de ses ombrages, comme d’un rideau de verdure. Ainsi s’acheminait, sous le fouet retentissant du postillon, la calèche de M. le marquis de Louvois, quand elle dépassa pour la dernière fois un bon vieillard à cheval, qui semblait s’efforcer de l’accompagner, et dont l’émulation hors de propos inquiétait sans doute la sensibilité de notre noble voyageur. Enfin, c’en était fait : ni l’homme ni sa monture n’avaient reparu dès lors jusqu’au relais de Pierrefitte ; et M. de Louvois, délivré du souci de cette lutte inégale, s’empressa de demander des chevaux. Les chevaux manquent rarement au relais de Pierrefitte, mais la route y manque souvent, quand les eaux du gave de Cauterets, grossies par un violent orage, se débordent avec fureur dans la plaine ; et le 4 août 1834 était un de ces jours-là. Il fallait coucher à la poste de Pierrefitte, ce qui est une des extrémités les plus fâcheuses auxquelles puisse être réduit le touriste des Pyrénées, depuis les rives du Tet jusqu’à celles de la Nivette. M. de Louvois se résigna, et porta aussi loin que possible le courage de sa position. Malgré la mauvaise apparence des mets, il se résolut à souper.

À l’extrémité de la longue table où il s’était placé, on vint apporter un second couvert, et un vieillard ne tarda pas à s’y asseoir après un salut modeste ; c’était le cavalier présomptueux qui avait entrepris, une heure auparavant, de mettre son coursier fatigué au train d’un attelage fringant, circonstance dont l’attention de M. de Louvois avait été frappée, comme on s’en souvient. Il jeta sur lui les yeux, et c’était un simple mouvement de curiosité ; il les y reporta plusieurs fois, et c’était l’effet d’un mouvement d’intérêt et de sympathie. Cet homme avait une figure noble et douce ; des cheveux blancs, mais fournis, ombrageaient sa tête respectable ; son regard, que M. de Louvois rencontrait souvent, paraissait animé d’une expression peu commune ; et les larmes involontaires qu’il roulait quelquefois trahissaient une peine intérieure qui demandait à se répandre. La conversation ne tarda pas de s’établir et d’en amener l’occasion. Je ne changerai rien à ce récit, pas même les noms propres, que je sais ajuster comme un autre aux convenances d’une fiction, quand j’ai besoin de les inventer. J’ai promis en commençant une histoire authentique, où l’imagination du conteur ne serait pour rien, une histoire sans parure et sans déguisement, comme la nature et la société en donnent de temps en temps à ceux qui les cherchent, et c’est cette histoire que j’écris. Il y a peut-être quelque indiscrétion à désigner si ouvertement des personnes dont je n’ai ni reçu ni demandé l’aveu ; mais à quoi bon s’envelopper des mystères du roman dans une narration qui n’a rien d’offensant pour qui que ce soit, et qui, sous certains rapports, est honorable pour tout le monde ? Quoi qu’il en puisse être, et dans le cas même où l’on me condamnerait sur la forme, on m’absoudra sur l’intention. Je n’en demande pas davantage, car ce n’est pas ici une œuvre d’écrivain, mais une causerie de la veillée, destinée à ne pas sortir d’un petit cercle de bonnes gens dans lequel j’ai renfermé mon auditoire, mes prétentions littéraires et ma réputation.

« Vous avez dû vous étonner, monsieur, dit le vieillard, de me voir tout à l’heure si obstiné à vous suivre ; et cette ambition, si déplacée à mon âge, peut vous avoir donné une mauvaise opinion de mon jugement ?

– Non, en vérité, répondit M. de Louvois, j’ai seulement supposé que ma rencontre, prévue ou non, ne vous était pas tout à fait indifférente, et que vous aviez quelque communication à me faire.

– Il le faut bien, si vous m’y autorisez, répliqua le vieux voyageur ; mais comment expliquer cela ? Mon seul dessein était d’attirer l’attention d’un jeune domestique assis devant votre voiture, et qui ne paraît pas me reconnaître. Il n’est que trop probable au reste, ajouta-t-il en étouffant un sanglot, et portant sa main sur ses yeux pour y contenir une larme, que nous nous sommes vus tous deux aujourd’hui pour la première fois. Oserais-je vous demander s’il est depuis longtemps à votre service ?

– Depuis deux ans, dit M. de Louvois, et je le connais depuis son enfance ; je l’ai reçu de sa famille.

– De sa famille », répéta le vieillard.

À ce mot, il éleva les yeux au ciel, et ses larmes s’échappèrent en abondance.

« Parlez, parlez ! s’écria M. de Louvois. Je ne comprends rien encore à ce mystère ; mais j’ai besoin de vous entendre et un désir profond de vous consoler ; j’y parviendrai peut-être. »

Un soupir qui exprimait le doute, une inclination de tête qui exprimait la reconnaissance, furent d’abord sa seule réponse.

« Vous le permettez donc, reprit-il enfin, et il ne me reste qu’à vous demander grâce pour ce qui pourra dans mes paroles révolter votre esprit et votre raison. Le trouble où m’ont jeté mes impressions d’aujourd’hui ne me laisse pas la force de me décider moi-même entre ce qu’il faut croire et ce qu’il faut nier.

« Je m’appelle Despin, je suis maire de la petite ville de Gaujac, où M. le comte de Marcellus a un château. J’étais, il y a quatre mois tout au plus, aussi heureux qu’on peut l’être sur la terre. Nous avons trois cent mille francs de fortune, ma femme et moi, c’est-à-dire beaucoup plus qu’il n’en faut pour vivre dans une douce aisance, et pour faire un peu de bien autour de soi, quand on a des goûts simples et qu’on vit sans ambition. Toute la nôtre était de laisser, avec un nom honnête, l’agréable indépendance dont nous avions joui à un fils unique âgé de vingt-deux ans, qui récompensait nos soins par les meilleures qualités et la plus tendre affection. La mort nous l’a enlevé ; là finit notre bonheur. Nous avions vécu trop longtemps ! »

Ici de nouvelles larmes interrompirent M. Despin. Après un moment de silence, il continua :

« Une pierre surmontée d’une croix, voilà tout ce qui nous reste de lui ! Par mon inconsolable douleur, monsieur, vous pouvez juger de celle d’une mère. Souvent, pendant les courts moments de sommeil que le ciel accordait à mes yeux fatigués, ma vieille femme se dérobait de mon lit pour aller pleurer au cimetière sur la tombe de son fils. Dernièrement, par une nuit froide et humide, je m’aperçus de son absence, et je me relevai pour la chercher, ou plutôt pour la trouver, car je savais bien où elle était. Cependant elle ne répondit point à ma voix, et j’arrivai jusqu’à la place où avait été creusée la fosse avant de l’apercevoir. Elle y était couchée, immobile, sans connaissance. Je crus un moment, hélas ! qu’elle était morte aussi. Le mouvement de mon départ avait réveillé quelques domestiques qui me suivaient de loin. Les uns la rapportèrent à la maison, un autre me soutint pour y revenir. Je n’avais pas encore tout perdu : elle était rendue à la vie. On nous laissa.

« La physionomie de ma femme était extrêmement animée. Ses yeux brillaient d’une lumière étrange que je n’y avais pas remarquée jusque-là.

« – Notre fils n’est peut-être pas mort, dit-elle en me pressant la main ; peut-être sa fosse est vide ?

« Ce langage me remplit d’une nouvelle inquiétude, car je craignis que le désespoir n’eût altéré sa raison.

« – Écoute, continua-t-elle du ton de voix assuré d’une personne qui veut qu’on la croie, tu connais ma dévotion à la Sainte Vierge, et combien j’ai toujours redouté de l’offenser. Eh bien ! j’ai osé compter sur sa protection dans le malheur qui nous accable, et tout m’annonce que ses divines bontés ont répondu à mon espérance. Je l’ai déjà vue deux fois.

« – Grand Dieu ! m’écriai-je, qui penses-tu donc avoir vu ?

« – Elle-même, reprit-elle avec calme, et c’est l’éclat dont elle est entourée qui m’avait privée de mes sens quand tu m’as retrouvée tout à l’heure au cimetière ; mais ses paroles sont aussi présentes à mon oreille que si je les entendais à l’instant. Tu m’as priée, m’a-t-elle dit ; je viens à ceux qui me prient dans la sincérité de leur cœur. Envoie ton mari vers la montagne ; il y reverra l’enfant que vous avez perdu.

« Qu’auriez-vous fait à ma place, monsieur ?

« J’hésitai cependant, car la fréquentation des gens éclairés et l’habitude de la lecture m’avaient guéri des préjugés du peuple. Est-ce là un grand bonheur ? Il le faut bien, puisque les philosophes sont si impatients de le faire goûter à tout le monde. Mais l’apparition se renouvela plusieurs fois au même lieu avec les mêmes circonstances. Je connaissais dans ma femme une simplicité de cœur et une austérité de conscience qui la rendaient incapable du moindre mensonge ; aucune autre illusion n’obscurcissait son intelligence, car, à ma grande satisfaction, son désespoir, calmé par une promesse venue du ciel, laissait reprendre de jour en jour à ses esprits la sérénité qu’ils avaient perdue pendant trois mois. Son bon sens naturel s’était fortifié depuis qu’elle avait foi en cette révélation étrange, dans laquelle vous ne voyez sans doute qu’une marque de folie. Que vous dirais-je ? Prestige ou vérité, il y avait du moins dans son rêve un sujet de consolation que ne pouvait lui fournir la vaine sagesse des hommes, et je me hâtai de souscrire à ses espérances, avec plus de confiance dans le pouvoir du temps, qui guérit toutes les douleurs, que dans l’accomplissement du miracle ; j’avais besoin du miracle aussi, et quel homme n’a pas eu besoin d’un miracle pour se réconcilier avec la vie ! mais je n’y comptais pas ; je partis toutefois quand le terme annoncé dans la sainte apparition fut venu, et je quittai ma pauvre femme en lui témoignant une sécurité qui n’avait point gagné mon âme. De ce moment, je n’ai cessé d’errer inutilement dans la montagne, comme je m’y étais attendu, et je devais partir demain pour porter la mort peut-être à la plus malheureuse des mères, quand ce matin...

– Eh bien ! monsieur Despin, ce matin ?...

– Quand ce matin j’ai vu mon fils assis sur le siège de votre voiture ; mais il ne m’a pas reconnu.

– Paul, votre fils, dites-vous ?

– C’est bien le nom de mon fils, c’est bien mon fils aussi ; mais il ne m’a pas reconnu. C’est mon fils, quoiqu’il ne me reconnaisse pas et j’en ignore la raison. Je l’ai vu pendant toute la route. Je viens de le revoir et de lui parler quelque temps dans la cour de l’auberge. C’est mon fils. Je me suis informé de son âge. Il a exactement l’âge de mon fils. Il a ses traits. Il a le son de sa voix. Il a son accent. Mon fils a un signe à la joue. Il a un signe à la joue. S’il arrivait à Gaujac, tout le monde le reconnaîtrait. Je le reconnais si bien, moi qui ne peux pas m’y tromper, moi qui suis son père ! mais il ne me reconnaît point. »

Les larmes de M. Despin recommencèrent à couler, et il resta plongé dans un morne silence, les bras accoudés et la tête appuyée sur ses mains.

M. de Louvois était profondément ému.

« Croyez, dit-il au vieillard, croyez, monsieur, que je voudrais pouvoir prolonger l’erreur qui a suspendu un moment vos afflictions, s’il dépendait de moi de l’entretenir sans manquer à la vérité. Un incroyable hasard l’a produite et je ne sais s’il n’est pas plus propre à augmenter vos regrets qu’à les adoucir.

– Vous êtes plus capable que vous ne l’imaginez, monsieur, de donner à cette apparence une espèce de réalité, reprit M. Despin en relevant sur M. de Louvois un regard suppliant. Vous vous étonnez de mes paroles, et je le conçois, mais cette dernière espérance va s’expliquer. La famille de Paul n’est pas dans l’aisance, puisqu’il est obligé de vendre ses services à un maître. Il n’est pas mon fils, je le crois ; mais sa ressemblance avec mon fils a trompé mon désespoir, et tromperait celui de sa mère. N’est-il pas le fils qu’une céleste protection lui a rendu ? Je lui offre une mère, un père dévoués à son bonheur ; je lui offre tout mon bien dont je suis prêt à signer la donation, et M. le comte de Marcellus ne refusera pas d’attester ce que je vous en ai dit : il n’appartiendra plus qu’à lui-même, il n’aura plus de devoirs que ceux qu’impose une affection facile à contenter, et qui ne demande que de l’affection ; il était pauvre, il sera riche ; il servait, il sera servi ; votre bonté pourvoyait sans doute à son bonheur, nous y suppléerons par notre tendresse ; nous en serons aimés, j’en suis sûr, car nous l’avons aimé d’avance, nous l’avons aimé dans un autre, et on est toujours aimé quand on aime. C’était là, tout me l’annonce, le véritable sens d’une prédiction dont la vérité s’est manifestée hier à mes yeux. Le ciel ne fait pas inutilement de semblables miracles ; il a voulu réparer envers votre Paul un tort du hasard, envers nous un tort de la nature qui nous a ravi le nôtre. L’indigent aura une fortune, et les parents en deuil auront un fils. Ne vous semble-t-il pas, monsieur, que cela soit ainsi ? Oh ! ne me refusez pas, je vous en conjure, votre intercession et votre appui ! Les grands de la terre peuvent compatir sans déroger à une douleur qui a intéressé la reine du ciel. Je n’ai plus qu’à mourir si vous me rebutez. »

En prononçant ces dernières paroles, M. Despin pressait les mains de M. de Louvois et les mouillait de ses pleurs.

La nuit s’était écoulée en partie dans cet entretien, et M. de Louvois ne pouvait douter que la résolution du vieillard ne fût invariable. Il entra de bonne heure dans la chambre où Paul, tout habillé, dormait paisiblement sur un des grabats de l’auberge, et il y retrouva M. Despin à genoux, les yeux avidement fixés sur la vivante image de son fils mort. M. Despin se leva, remit à M. de Louvois l’acte de donation dont il lui avait parlé, accompagné d’un dédit de la somme de dix mille francs, payable au cas où cette épreuve étrange ne réussirait pas à la satisfaction de toutes les parties, et se retira en lui recommandant pour la dernière fois la négociation dont paraissait dépendre sa vie, par une inclination respectueuse et par un regard suppliant. Le mouvement qui se faisait dans la chambre avait réveillé Paul ; il voulut s’élancer à l’aspect de son maître, et s’excuser de n’avoir pas été plus diligent.

« Reste, lui dit M. de Louvois, et assieds-toi pour m’écouter avec tout le recueillement dont tu es capable. Tu n’as peut-être pas entendu raconter, continua-t-il en souriant, l’histoire de l’homme que la fortune vint surprendre dans son lit, et tu n’imaginerais peut-être pas que ce fût la tienne. Il n’y a cependant rien de plus vrai. Un mot, Paul, et tu vas échanger ma livrée contre le frac d’un gros bourgeois. Un mot, et tu seras riche !

– En vérité, monsieur, répondit Paul, je n’en serais pas surpris. On me prédit cette destinée depuis l’enfance, et il y a quelques jours qu’on me l’annonçait en Auvergne. Monsieur se rappelle sans doute qu’il s’arrêta pour déjeuner dans une misérable auberge des montagnes, où des gendarmes arrivèrent presque en même temps, avec une espèce de bohémienne qu’ils conduisaient à la prison du chef-lieu, et dont la physionomie le frappa. C’est que ce n’était pas une sorcière du commun, et on voyait bien à ses airs de dignité qu’elle croyait à son art. Je fus un moment si tenté d’y croire aussi, que je n’osai retirer ma main quand elle la saisit de sa main sèche et nerveuse, et qu’elle me força par un dur regard de ses yeux noirs à la déployer devant elle. Quant à moi, je détournai les miens, tant elle me faisait peur à voir.

« – Oh ! oh ! voici du nouveau, dit-elle avec une voix rauque et en grommelant entre ses dents ; vous conviendrait-il, mon fils, d’avoir de bons champs en plein rapport, de bons prés qui verdoient au soleil, de bons troupeaux de moutons prêts à tondre, deux ou trois douzaines de bonnes vaches laitières, et autant de veaux qui bondissent à l’entour, une maison de campagne qui rit au midi, et d’où l’œil plonge avec peine dans l’épaisseur d’un beau verger, ployant sous le poids des fruits mûrs ? Vous plairait-il de vous délasser de temps en temps à la ville du soin de vos grasses métairies dans un bon fauteuil de velours d’Utrecht à longues raies, au premier étage d’une maison spacieuse et en bon état qui vous appartînt ; aussi près qu’il vous plaira d’un balcon chargé de fleurs qui donne sur la grande place, et d’y attendre indolemment l’heure d’un excellent repas en lisant votre journal, si le journal vous amuse ?

« Je ne pus me défendre de sourire, car le genre de vie qu’elle me proposait était assez de mon goût.

« – Vous serez tout au plus entré dans les Pyrénées, ajouta-t-elle en repoussant ma main avec une méprisante colère, que cette fortune vous aura été offerte, et que vous l’aurez refusée.

« Je ne compris pas trop comment cela pourrait se faire, mais j’attachais si peu d’importance à la prédiction de cette aventurière, que je n’y ai pas songé depuis. »

La coïncidence de ces deux mystérieux évènements frappa M. de Louvois, car il n’est pas d’esprit si aguerri contre la séduction des apparences, qu’il ne s’étonne d’être obligé d’accorder quelque chose à l’intelligence du hasard. Après un moment de réflexion, il fit part à Paul de ce qui s’était passé la veille entre lui et M. Despin, et ouvrit sous ses yeux l’acte formel qui n’attendait plus que sa signature. Il le quitta ensuite pour laisser un libre cours à ses réflexions. L’affaire en valait la peine.

Pendant que tout ceci se passait au méchant cabaret de Pierrefitte, le ciel s’était éclairci ; les eaux turbulentes du gave étaient rentrées dans leur lit, et les mazettes du relais, délassées par un long loisir, piaffaient à la porte, sur les pavés de granit sonore, comme des chevaux de bataille ; le maréchal du pays cherchait à dégager adroitement quelque vis de son écrou, pour avoir un prétexte à le resserrer, et M. de Louvois se préparait à partir. Un quart d’heure s’était à peine écoulé, quand Paul entra chez son maître, d’un air modeste, et cependant résolu. M. de Louvois le regarda fixement.

« Eh bien ! dit-il en riant, est-ce à M. Despin fils que j’ai l’avantage de parler ?

– Non, monsieur le marquis, répondit Paul ; c’est à Paul qui était votre domestique hier, qui l’est aujourd’hui, et qui n’a d’autre ambition que de l’être toujours, si vous êtes content de ses services.

– As-tu bien réfléchi ? reprit M. de Louvois étonné.

– Je réfléchirais dix ans sans changer de détermination. »

M. de Louvois paraissant disposé à lui accorder une attention sérieuse, il continua :

« Je suis extrêmement touché, dit-il, du malheur de cette famille, et je voudrais pouvoir lui procurer quelque soulagement. C’est un devoir que j’aimerais à accomplir, s’il s’accordait avec les miens, et je n’aurais pas besoin d’y être porté par mon intérêt ; mais ce que demande ce bon vieillard, monsieur, je suis incapable de le lui donner : il cherche un fils, et j’ai un père. C’est à mon père que je dois la tendresse et les soins d’un fils, et le cœur d’un fils n’est pas à l’enchère. L’honnête homme qui a voulu m’enrichir a des droits à ma reconnaissance ; je ne peux rien lui offrir de plus. Les sentiments qu’il réclame appartiennent à cet autre vieillard qui m’a nourri, qui m’a élevé du produit de son travail, qui m’a réchauffé sur son sein quand j’avais froid, qui a pleuré sur mon berceau quand j’étais malade, qui a fondé sur ma bonne conduite et sur ma reconnaissance le dernier espoir de ses vieux jours. Croyez-vous qu’il survivrait à l’idée que j’ai vendu son nom pour de l’argent, que j’ai renoncé au souvenir de ses embrassements et de ses conseils, que j’ai renié mes neuf frères comme un traître et comme un maudit, pour me livrer sans gêne aux douceurs de la paresse ? Vous me direz sans doute, monsieur, que mon nouvel état me permettrait de lui faire quelque bien, que M. Despin lui-même ne blâmerait pas cet emploi de mon superflu, et qu’il y aurait moyen de racheter à ce prix devant les hommes mon ingratitude et ma lâcheté ; mais qui me justifierait devant ma propre conscience ? Il faudrait d’ailleurs que mon père voulût accepter cette indemnité honteuse, et je le connais assez pour être sûr qu’il la repousserait avec indignation.

« – À quel propos, s’écrierait-il, M. Despin fils, de Gaujac, qui m’est inconnu, vient-il me gratifier de ses aumônes ? Qui les lui a demandées ? Qui lui a parlé de mes affaires et de ma pauvreté ? Ai-je eu besoin de recourir à lui pour fournir à l’entretien de mes neuf enfants (il ne me compterait plus) ; pour les élever dans la crainte de Dieu, et dans l’amour de leur famille et de leur pays ? Si M. Despin fils est trop riche, s’il est tourmenté par quelque remords qui l’oblige à répandre son superflu en œuvres de charité, qu’il regarde autour de lui ! Ne connaît-il point de peines à soulager dans son village, et peut-être parmi ses plus proches voisins ?

« Car je serais devenu aussi étranger à mes souvenirs, à mes amitiés d’enfance, à ma patrie qu’à mon père ! Je recommencerais une vie nouvelle, la vie d’un autre qui n’a rien aimé de ce que j’aime ; et si elle était abrégée par la honte, par le chagrin, par les plaisirs même auxquels je me livrerais pour m’étourdir, laisserais-je les regrets que M. Despin fils a laissés ? Pensez-vous, monsieur, que mon véritable père, insensible à l’abandon que j’aurais fait de sa vieillesse, irait courir les montagnes pour y chercher ma ressemblance ? Ah ! il l’éviterait plutôt, n’en doutez pas ; car elle ne lui rappellerait que mon avarice, ma bassesse et mon indignité ! Non, monsieur, je ne changerai pas d’état, je ne changerai pas de fortune, parce que je ne veux pas changer de nom, parce que je ne veux pas changer de famille. Je resterai pauvre, mais je resterai le fils de mon père, et je conserverai le droit de l’embrasser sans rougir : cela vaut mieux que de l’argent.

– Va régler les comptes, va, mon enfant, lui dit M. de Louvois en se détournant pour cacher son émotion. »

Un quart d’heure après, le fouet du postillon frappa l’air à coups redoublés. Une chaise de poste roula bruyamment sous la porte cochère de l’auberge. Elle sortit. Paul était assis sur le siège, comme la veille.

Un homme attentif à ce qui se passait dans cette maison, et qui errait tristement dans sa chambre en invoquant le secours de Dieu, s’élança rapidement vers la croisée pour convaincre ses yeux d’un nouveau malheur qu’il n’avait pas prévu. Tout venait d’être perdu pour lui, jusqu’à l’espérance ; il avait vu mourir son fils pour la seconde fois, Paul était parti.

M. Despin tomba comme foudroyé sur le lit où il n’avait point dormi, et quand un valet de l’auberge lui remit la triste lettre d’adieu de M. de Louvois, il ne fit qu’y jeter un regard sombre et abattu, car il connaissait déjà son arrêt. Oh ! de quelle force a-t-il dû s’armer pour regagner sa maison ! Comment s’est-il présenté à sa femme, si impatiente de son retour, et cependant si assurée du résultat de son voyage ? Quel récit lui a-t-il fait de ces espérances d’un moment changées en deuil éternel ? La religion seule peut expliquer la résignation du cœur dans de si cruelles épreuves ! Il y a là des angoisses qui se conçoivent à peine, et qui ne se décrivent pas.

L’histoire que je viens de raconter, sans y ajouter la plus légère circonstance, et sans la relever par des ornements recherchés qui me la gâteraient à moi-même, peut donner lieu à de graves réflexions. Les philosophes positifs qui nient l’intervention d’un Dieu dans les choses de la terre feront honneur de ces rencontres merveilleuses à la puissance du hasard, parce que c’est le nom qu’on donne à Dieu quand on a pris le parti désespéré de n’y pas croire. Les chrétiens y verront un symbole plus consolant et plus élevé.

Que peut, en effet, l’intercession la plus puissante pour consoler le veuvage d’un cœur que la mort a, pour ainsi dire, dédoublé (pardonnez-moi cette expression, qui est celle d’un sentiment, et non pas celle d’une manière) ? Hélas ! elle ne peut que lui rendre des apparences et des formes ; car l’âme qui les animait a déjà un autre séjour, et c’est à celui-là qu’il nous est enseigné d’aspirer, pour retrouver tout ce que nous avons perdu. Le reste n’est qu’une illusion qui peut tromper un moment les yeux d’un père, mais qui ne trompe pas longtemps sa tendresse. Pour voir recommencer la vie d’un être chéri qui nous a été enlevé, il faut recommencer nous-mêmes à vivre ; et cette idée suffirait pour embellir la mort, si la mort avait besoin d’être embellie aux regards de quiconque a vécu longtemps. Mais du moins la vie recommencera-t-elle ? Oui, n’en doutez pas, elle recommencera ! Il n’y a rien dans cette création qui n’ait ses harmonies et son complément, si ce n’est le cœur de l’homme ; et le rôle d’un jour qu’il joue sur la terre ne serait qu’un mauvais épisode de plus dans un drame mal fait, si ce drame de dérision et de cruauté se dénouait par la mort. Cela n’est pas à redouter, parce que cela est impossible.

Il est vrai de dire qu’il faudrait avoir été mort pour pouvoir se former des notions exactes sur cet avenir mystérieux, et cela n’est pas commun. C’est le cas cependant du fameux Islandais de Bessestedt, qui fut extrait vivant de sa bière après huit jours de mort constatée, et qui vécut dix ans depuis dans la pratique des bonnes œuvres, mais sans communication immédiate avec les hommes. Ce sage, nommé ou plutôt surnommé Lazare Néobius (car la critique n’a pas encore éclairci ce point curieux d’histoire littéraire), avait passé tout le temps pendant lequel il fut retranché du siècle dans le monde intermédiaire où les bons vont recevoir le commencement de leur récompense, et se disposer, par des épreuves plus douces que les nôtres, à recevoir dignement une récompense éternelle. Il y avait retrouvé, avec un ravissement que l’on croirait inexprimable s’il n’était parvenu à l’expliquer fort éloquemment, sa famille et ses amis ; et quand il se vit retombé dans les douloureux liens de notre vie de préparation, il s’était fait de son nouvel exil l’idée d’une sainte mission, qui lui était imposée pour réchauffer la tiédeur des fidèles et pour prémunir les faibles contre l’invasion des fausses doctrines. Tel est l’objet du livre admirable de Lazare Néobius, sur lequel je me suis un peu plus étendu qu’il ne convenait à mon sujet, parce qu’il est presque inconnu, et si rare d’ailleurs, qu’il n’en existe probablement pas d’autre exemplaire que le mien. Il encourut, en effet, tout naturellement, une double censure, dès le moment où il vint à paraître au jour de la publicité : celle de l’Église, qui ne se crut pas autorisée à recevoir, sur le témoignage isolé d’un saint homme, un document supplémentaire à la révélation de l’Évangile ; et celle du pouvoir temporel, qui jugeait, peut-être avec raison, que la perspective d’un avenir si facile et si doux, en diminuant l’attrait qui nous attache à notre existence actuelle, relâcherait au bénéfice de la vie contemplative le lien de la vie sociale. Ce danger n’existe plus aujourd’hui, ou plutôt l’excès contraire est devenu si effrayant qu’on ne saurait trop se hâter d’y porter remède. Si la société menace de mourir bientôt, ce n’est pas l’expansion d’une sensibilité rêveuse qui la mine et qui la détruit ; ce n’est pas l’intention de pousser au delà de toutes limites sa longévité intellectuelle et morale ; c’est le déplorable instinct d’un égoïsme étroit, qui l’emprisonne dans la matière et qui la force à escompter son éternité au prix de quelques années stériles que le présent dévore aussi vite qu’il les donne. Il n’y aurait donc pas d’inconvénient bien sérieux maintenant à livrer aux âmes tendres et souffrantes ces trésors de consolation et d’espérance, qui les dédommageraient du malheur de vivre dans un temps mauvais et dans un monde imparfait. J’y ai même pensé quelquefois, et si j’ai tardé longtemps à le faire, c’est que j’imaginais que l’âge pourrait prêter un jour plus d’autorité à ma parole. L’idée d’ouvrir enfin ce monde ignoré, mais certain, à l’attention de mes lecteurs m’occupait encore au moment où j’ai commencé à tracer ces dernières pages ; mais des considérations soudaines m’ont retenu...

– Et il me semble, tout réfléchi, que je ferai mieux d’y aller voir moi-même.

 

 

Charles NODIER, Paul ou la ressemblance.

 

Paru dans la Revue de Paris en 1836.

 

 

 

 

 

 

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