« Te hominem laudamus ! »

 

 

Le 31 décembre 1940.

 

Le dernier jour de l’année, le Bon Dieu était dans le ciel et regardait en bas dans une église où les gens étaient en train de lui chanter le Te Deum.

L’église n’avait plus ni clocher ni cloches et le curé avait eu bien du mal à boucher les plus gros trous des murs et du toit pour que les fidèles ne fussent pas trop mouillés, les jours de pluie, en y récitant leurs prières.

Il y avait là Léontine, dont les trois maisons avaient été brûlées et qui logeait maintenant dans un grenier froid.

Il y avait là Thérèse, à qui les Allemands n’avaient laissé ni meubles, ni linge et qui était venue à l’office avec le manteau de sa voisine.

Il y avait François, de la ferme des Noues, dont tous les chevaux et les vaches avaient été emmenés par la troupe, si bien qu’il ne pouvait plus labourer ses terres et, à côté, dans le même banc, la pauvre Madeleine dont le mari avait été tué d’un coup de fusil à l’entrée du bourg.

Il y avait Germaine, la boiteuse, dont les trois fils étaient prisonniers...

Et Théodore dont la femme et les deux filles avaient péri ensemble, ensevelies sous la grange...

Et Marguerite qui avait perdu, en fuite, son petit garçon, et personne ne savait plus ce qu’il était devenu...

Et Vincent dont la vieille mère avait flambé dans la voiture...

Et Jean-Pierre dont un éclat d’obus avait crevé les deux yeux...

Et tous et toutes qui ne savaient plus où aller, ni quoi manger parce que les ennemis emportaient, des champs, des étables et des boutiques, de plus en plus, la nourriture.

Ils étaient là, tous ensemble, nombreux, serrés dans l’église. Quelques-uns pleuraient. Mais tous chantaient d’une voix appliquée et pieuse le Te Deum du dernier jour de décembre – « pour toutes les grâces et bienfaits reçus au cours de l’année » – comme leur vieux curé le leur avait dit.

Le Bon Dieu, les écoutant, en fut dans l’admiration. Et il dit aux Anges :

« En vérité, en vérité, l’homme est une sainte créature. Voyez tous ces pauvres gens : ils m’avaient, il y a douze mois, confié leur année pour qu’elle fît un bon voyage et je l’ai chargée pour eux de calamités et d’épouvantes. Ils avaient prié tous les jours pour être délivrés du mal, je les ai livrés aux pires maux. Ils avaient imploré la paix, j’ai lâché sur eux la guerre. Ils m’avaient demandé le pain quotidien, je leur ai préparé la faim dont plusieurs d’entre eux vont mourir. Ils avaient cru mettre en sûreté entre mes mains leurs familles et leur patrie, j’ai broyé leur patrie et brisé leurs proches...

« Certes, j’avais mes raisons... Je ne peux pas ne pas laisser tomber sur un pays le poids de ses fautes. Je ne peux pas nettoyer le monde, quand il est sale, sans le retourner sens dessus dessous comme j’ai déjà fait, du temps de Noé, quand il m’a fallu le laver à grande eau. Mais c’est mon ouvrage de Dieu où nul que moi ne voit clair. Ils ne savent pas, eux, les hommes, ce que je fais, ni à quel bien je travaille et, simplement, ils le souffrent.

« Pourtant les voilà qui me louent et remercient comme si j’avais gardé chacune de leurs pauvres petites existences selon leur pauvre prière. En vérité, leur foi est grande. Et ils m’aiment de grand amour. Ô mes enfants, mes enfants !... Les entendez-vous qui chantent Sanctus ! Sanctus ! tant qu’ils peuvent ?

« Vous aussi, chantez au Ciel, Anges, Prophètes et tous les Saints, un cantique en l’honneur d’eux dont le malheur me rend gloire. »

Alors le Bon Dieu entonna : Te hominem laudamus et les Anges chantèrent et louèrent l’Homme.

 

 

 

Marie NOËL, Notes intimes, 1959.