Une belle journée d’été

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Pierre de NOLHAC

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

EN sortant de l’Académie, où notre séance a été courte, je prends le pont des Arts. Le médecin me recommande un peu de marche quotidienne. Nous avons travaillé au Dictionnaire : la lettre À sera longue, et mon âge me laisse peu d’espoir d’atteindre le B.

Il n’y a personne à Paris en ce mois d’août. Nous étions quatre autour de notre directeur Pierre Benoît. Il vieillit sans perdre sa gaîté ; elle nous a distraits du souci des affaires publiques, qui vont fort mal. Bien que, depuis quelques mois, notre confrère Herriot soit Président de la République, rien ne s’arrange. Les grèves se multiplient dans la région de Paris ; la Bourse est au plus bas ; je n’ai plus d’auto. Quelque habitude qu’on ait de ces crises, on s’étonne de la gravité de celle-ci ; nos vieilles administrations elles-mêmes se détraquent. Depuis deux heures, à l’Institut, on n’a pu obtenir aucune communication téléphonique.

Je regarde couler la Seine dans cet apaisant après-midi. Un vent léger agite les feuillages du quai. Point de nuages dans le ciel pur de notre chère ville. C’est vraiment une belle journée d’été.

Je trouve, à la sortie du pont, un barrage d’agents assez surprenant. Il y a parmi eux des individus, tête nue, qui paraissent les aider dans leur service. On me demande mes papiers. C’est vraiment chose incroyable. Je décline mes dignités « Membre de l’Acad... »

– Laisse passer le vieux, dit une voix, il ne bouffera personne.

Je passe, un peu choqué. Jadis les agents de M. Chiappe étaient plus polis.

Dans la cour du Louvre, quel repos, quelle belle solitude ! Deux siècles de la plus noble histoire de la France sont inscrits sur ces murs. On se sent heureux d’appartenir à une nation qui laisse de tels monuments de sa gloire. « À vos risqués et périls », a dit cet imbécile de brigadier, comme s’il y avait un risque à prendre au Palais-Royal un modeste taxi.

Au reste, sur la place, les taxis manquent. Aucune circulation, et je m’aperçois que le ministère des Finances est gardé par une troupe pareille à celle du pont.

Je vais prendre mes Débats au kiosque dont je connais la marchande ; mais sa planchette est vide, et elle est en train de fermer.

– Point de journaux aujourd’hui, mon bon monsieur.

L’idée de rentrer à pied chez moi ne me sourit guère. L’avenue Hoche est loin. J’ai recours au métro ; mais, là aussi, on ne passe pas.

– Pourtant, dis-je, j’entends rouler les trains.

– Ce n’est pas pour vous, c’est pour le service.

Singulier service qui, en plein jour, oblige les Parisiens à faire à pied trois kilomètres. Je trouverai sans doute des véhicules rue Saint-Honoré, et j’en profite pour passer chez mon libraire qui doit me livrer une petite commande.

– Maître, voici votre bouquin, me dit le commis de Giraud-Badin ; vous arrivez à point, nous allions fermer la boutique comme les voisins. D’ailleurs, depuis huit jours, on n’a pas vendu un livre ; ce n’est pas la peine de rester à Paris, on serait mieux à la campagne.

Ce garçon met les volets et je m’aperçois, en effet, que presque toutes les devantures sont déjà closes. Peu de passants. C’est un plaisir bien rare aujourd’hui de pouvoir feuilleter un livre sur le trottoir. Le mien est une délectation. C’est bien l’incunable que je cherchais depuis longtemps, l’édition rarissime des lettres d’Enéas Sylvius qui a dû être imprimée à Rome par Eucharius Suber vers 1490. Non, il n’y a pas de date au colophon ; mais le beau caractère justifie la supposition.

J’ai peut-être rencontré d’autres barrages, mais le seul qui m’arrête sérieusement est à la rue Royale. Là, plus moyen de passer, et on nous repousse assez durement, Enéas Sylvius et moi ! Que puis-je faire ? Par bonheur, j’aperçois dans un groupe animé et bruyant une figure de connaissance. C’est bien Octave, notre électricien, qui vient chez moi pour réparer fils et lampes, et faire un peu de causette. Que fait ici, tête nue comme les autres, ce brave garçon ? Il a l’air de commander. Je l’appelle :

– Octave ! monsieur Octave !

Il vient à moi, étonné et condescendant. Je le prie de me tirer d’affaire.

– C’est très facile, me dit-il. J’ai justement mon inspection de vos côtés ; nous irons ensemble. Vous avez de la chance, car, un jour comme celui-ci, vous ne seriez jamais arrivé jusque chez vous.

 

Nous voici de l’autre côté de la rue et bientôt aux Champs-Élysées.

– Que diable tout ceci, lui demandai-je. Que se passe-t-il dans ce Paris que je ne reconnais plus ?

– Ma foi, dit-il en riant, il se passe la Révolution. C’était couru, n’est-ce pas ? On a choisi le bon moment, et vous avouerez que c’est assez réussi.

– À l’Institut, on ne se doutait de rien.

– On ne se doute jamais de rien à l’Institut, me répond Octave avec indulgence. Heureusement, la terre pour tourner n’a pas besoin des astronomes.

Toutes les ouvertures d’égouts sont gardées. À chaque poste, Octave échange quelques mots et, tout en remontant l’avenue, m’explique les choses.

– Voilà, c’est très simple. Nous avions des amis partout, et d’abord les camarades égoutiers. À 13 h 45, notre heure H comme vous disiez dans vos guerres, tous les câbles électriques ont été coupés. On a brouillé les ondes. Paris est complètement isolé. Aucun ordre n’est transmis, sauf par nous.

– Et la police ? dis-je.

– La police ! La bonne moitié est des nôtres et le reste fait circuler. C’est son métier, n’est-ce pas ?

– Ah ! fis-je interloqué. C’est vous qui maintenez l’ordre ?

– Et comment ! Voyez nos cyclistes qui passent. Eh ! Charlot, tu viens de la Préfecture ? Qu’a dit le préfet de police, quand on l’a coffré ?

Le cycliste s’éloigne triomphant, le fanion noir à son guidon. Octave continue :

– Donc, à 13 h 50, nos hommes étaient aux points stratégiques. Le métro en transportait beaucoup, de bons employés bien sages qui avaient l’air de rentrer à leur bureau. Mais, devant chaque ministère, coup de théâtre. Des bouches du pavé surgissaient, par les échelles de fer, les fortes équipes, les bons gourdins. En même temps, des huissiers à nous ont fermé les portes. Pas une dactylo n’a pu rentrer. Même jeu pour les banques. Tout a marché. La méthode, voyez-vous, la méthode ! Et puis, des administrations bien noyautées !

– Voyons, Octave ! respectez au moins la langue française.

Nous passons devant Figaro.

– La langue française, on s’en fout ! dit Octave avec ampleur.

Et, montrant l’hôtel soigneusement gardé :

– Tenez, voilà un barbier qui ne nous embêtera plus. Il a rasé ce matin pour la dernière fois.

Plus haut, c’est la vieille Revue de Paris. Elle va donner de moi une grande étude, l’Humanisme éternel, qui passe le 15.

Des ouvriers paraissent aux fenêtres des bureaux, lançant sur la chaussée des épreuves, des manuscrits. Un rédacteur sort sans chapeau, la figure en sang.

– Querelles littéraires ! explique Octave. On ferme une boîte ; d’autres y passeront.

Je proteste :

– Pas la Revue des Deux-Mondes à coup sûr. C’est une institution ; aucun régime n’oserait y toucher.

Il paraît stupéfait, me regarde un instant et éclate de rire.

– Vous êtes magnifique, « cher maître » ! Vous croyez encore à vos papiers. Ils n’intéressent plus personne. Tout ça, c’est usé, éculé, archifini. Le cinéma à l’œil avec un bon canard quotidien, amusant, bien surveillé, ça suffira aux camarades. Et, vous verrez, vous nous donnerez des articles.

Hélas, pensé-je, quel avenir pour l’intelligence ! Et que va devenir l’Humanisme éternel ? Double inquiétude. L’homme suit d’autres pensées, car il tire sa montre :

– 17 h 30 ! Ce sont vos ministres qui vont faire une tête quand on les cueillera aux portes. Tout le monde est en balade aujourd’hui ; il fait si beau. Dommage que nous n’ayons sous la main ni vos Affaires Étrangères qui banquettent en Suisse, ni vos Colonies qui palabrent aux colonies, ni tous ceux-là qui sont aux eaux, aux bains de mer, ou dans les châteaux de leur bonne amie. Mais, dit-il, en désignant une voiture qui descendait l’avenue, voici le général qu’on a pincé, à la porte de Saint-Cloud, retour de Versailles. Il ne couchera pas aux Invalides.

– Vous n’auriez pas fait cela au général Gouraud, je vous en réponds, dis-je avec une indignation qui commençait à croître. Celui-là vous eût bouclés le premier.

– C’est à voir ! Mais vous n’avez plus Gouraud, ni personne ; rien que les crapauds du bout du pont ! Et s’il n’y a que ces oiseaux-là pour vous défendre...

Je ne relève point ces métaphores peu courtoises pour la représentation nationale.

– Il y a aussi l’armée, dis-je. Nos casernes...

– Parlons-en ! Naturellement, la classe est libérée. Les gaillards ne se le sont pas fait dire deux fois. Tenez, regardez s’ils sont heureux !

En ce moment, des Champs-Élysées une troupe réjouie de soldats descend, se tenant par le bras et chantant un hymne où je ne reconnais pas la Marseillaise.

– Mais l’Élysée, dis-je, qu’en faites-vous ?

– Le Président de votre République ! Il est à Lyon à couronner des rosières. Les camarades aujourd’hui fournissent les roses, et même les épines.

– Comment ! La province...

– Mais oui ! à Marseille, à Nantes, au Havre, ça chauffe à cette heure. Ce sera peut-être plus dur qu’ici, où tout se passe en douceur.

– En douceur !

– Assurément. Il a bien fallu expédier quelques agents qui n’ont pas mis d’obligeance, à la Banque, quand on a descendu le Gouverneur dans les caves. Ce sera tout, il faut l’espérer. On n’est pas des moujiks. La révolution du peuple aura les mains pures. C’est pas comme la vôtre, sans reproche.

– La mienne ? me suis-je exclamé.

– Parfaitement, celle des bourgeois : 89... 93... les Droits de l’Homme, la balançoire... C’est nous qui les prenons, les Droits de l’Homme !...

Octave est lancé ; il ouvre son cœur généreux. Toutefois un petit ricanement m’inquiète :

– On aimerait pourtant, comme les autres, en coller au mur quelques-uns... votre Blum, par exemple. En attendant, notre délégué à la Justice vient d’ouvrir les prisons. Ce n’est pas qu’on aime les assassins, s’il s’en trouve ; mais il faut faire de la place, n’est-ce pas ?

Nous sommes devant l’Arc de la Grande Armée. Je salue notre passé. Où est le temps où la France donnait son sang pour l’émancipation des peuples ? Qu’est devenue cette épopée de la liberté, servie par les armes, que la pierre sublime de Rude nous rend si présente ? Quel chemin depuis lors, et comme ces gens-là ont l’air de ne rien comprendre à nos souvenirs ! Qu’ai-je de commun, vieux libéral, avec l’homme décidé et violent qui marche à mon côté ? Je l’interroge cependant :

– Enfin, Octave, me direz-vous où va votre révolution ? Que voulez-vous faire de Paris, et comment vous y maintiendrez-vous ?

– C’est très simple – décidément c’est son mot –, ce qu’on démolit ne se refait pas. Vous me demandez nos projets ? Les usines sont à nous virtuellement, comme vous dites ; avec quoi voudriez-vous les reprendre ? Et voyez comme nous sommes pratiques. Dès demain matin nos serruriers auront du travail : tous ces appartements dont nous voyons les volets fermés seront occupés par les familles de Saint-Ouen, de Saint-Denis, de Pantin. Ils ne manqueront pas de locataires. Pour ceux qui ont encore l’habitant, on partagera.

Je fais un geste effrayé.

– On ne veut être désagréable à personne, ajouta Octave. Chez vous, par exemple, j’y pense, où il y a tant de chambres à coucher et des salons pleins de bouquins, je veux que vous ayez quelqu’un de bien. Je vous envoie ma femme avec ma gosse. Comme cela, pas d’ennui pour vous.

Je n’ose témoigner ma reconnaissance, ayant horreur des enfants qui touchent aux livres et bousculent les papiers. Mais Octave continue sa bienveillance :

– Vous aurez aussi ma belle-sœur : deux petits garçons seulement. Vous craignez qu’elle soit gênée ? dit-il avec malice. Elle n’est pas difficile ; on se serrera.

Et, comme mon sauveur me laisse aux mains éplorées de mon concierge, il ajoute dans un dernier sourire :

– Mon beau-frère vous plaira. Il est de votre partie : c’est un typo de l’Humanité. En voilà un qui appréciera votre bibliothèque !

 

 

Pierre de NOLHAC, Contes philosophiques, 1932.

 

 

 

 

 

 

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