Marie-Alice

 

(PREMIER PRIX DU CONCOURS LITTÉRAIRE)

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Yvette O.-GOUIN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Voici les vacances ! Neuf heures sonnent à la chapelle du couvent de Roberval ! Quel écho joyeux les notes chantantes éveillent dans le cœur des pensionnaires, petites et grandes, turbulentes et paisibles !

Gling, glong, gling, glong, carillonne la grosse cloche, sans se douter que sa note met en émoi tout un petit monde et porte un coup fatal aux heures d’études.

Dans les corridors un va et vient inhabituel s’harmonise mal avec l’aspect froid et silencieux des grands murs blanchis à la chaux. L’éclat joyeux des voix jeunes éveille l’écho endormi des grandes salles.

Mère Saint-Arsène, malgré le clic-clac de son signal de bois, ne peut maintenir l’ordre. D’ailleurs, l’émotion qui envahit la bonne sœur en songeant au départ de tout ce petit monde qu’elle aime, lui met au cœur la meilleure des indulgences ; ses bons yeux ronds et noirs brillent d’une tendresse triste en se posant, tour à tour, sur le frais minois de Louisa Larouche, sur la figure sérieuse d’Eulalie Bélanger, sur la tête ébouriffée d’Hélène Otis. Comme elle les aime toutes d’une même affection maternelle et inquiète à cette heure où leur âme est déjà en vacances !

Elle les aime, surtout, celles que septembre ne doit pas ramener ! Que leur réserve la vie ? que leur garde l’avenir ? seront-elles heureuses ? resteront-elles bonnes ?

Comme pour augmenter l’angoisse de ces réflexions, une petite voix au son de grelot égrène sa note rieuse : « Moi, je vais m’amuser et lire toute la journée en attendant que je trouve une place de maîtresse d’école ! » C’est Marie-Alice qui parle ainsi, Marie-Alice la tapageuse, qu’aucune règle n’a pu discipliner, mais dont la gaieté et la franchise désarment les plus sévères.

Orpheline, vivant à Chambord avec une vieille tante infirme, Marie-Alice doit au curé de sa paroisse d’avoir fait trois années de pensionnat et de quitter le couvent munie d’un diplôme élémentaire. Devinant en elle une nature droite et intelligente, il a voulu en faire une maîtresse d’école.

Notons en passant que le rêve de la plupart des jeunes filles du Lac Saint-Jean est d’enseigner. Le titre de maîtresse d’école est un des plus respectés dans le village. Il advient souvent qu’une jeune fille trouve un épouseur peu de temps après avoir pris possession de sa classe. Pourvu qu’elle soit un peu jolie, la maîtresse d’école devient tout de suite le beau parti de la paroisse. Cela prouve combien le savoir est goûté.

Marie-Alice allait, en laissant le couvent, devenir presque un personnage ! Mais, la perspective d’enseigner ne lui souriait qu’à demi ; elle avait lu quelque part qu’il est d’autres moyens d’être heureux ; sa compagne de pupitre, une Québécoise, lui ayant raconté ses dernières vacances, le récit des plaisirs de la ville avait fait perdre à l’écolière un peu de son idéal campagnard. Pourtant, la vie lui apparaissait désirable encore, et l’idée de revoir toutes les choses familières de son village la faisait rire et chanter de plaisir.

La porte du cloître s’est refermée sur le flot des pensionnaires ! Le grincement, dans la serrure, des deux clés réglementaires avertit les finissantes qu’elles ne franchiront plus le seuil du couvent. Marie-Alice secoue l’impression de regret qui menace de l’envahir, et lançant sa pensée vers l’avenir, elle prend gaiement le chemin de la gare.

En descendant à Chambord, notre héroïne constate que le train de Québec est en gare. Tout de suite, elle s’amuse de ce tableau bien connu des grosses malles qu’on roule en bas du train de fret – des lourdes caisses qu’on embarque pour Chicoutimi, des hommes en bottes et en chemises, fumant béatement leur grosses pipes. Puis, songeant que désormais, elle pourra revenir chaque jour, contempler ce brouhaha, Marie-Alice réclame sa valise de pensionnaire, appelle Jean Larouche, pour qu’il la hisse derrière la voiture, s’empare des cordeaux, et « Marche, la grise ! »

Chemin faisant, le vieux Larouche énumère les nouvelles du village : « Philippe Néron a acheté la terre d’à côté de chez vous, y va y mettre ses vaches. »

Le chemin qui mène au deuxième rang a défoncé, juste derrière la grange à Tit Pit Gagnon.

La « criature » à Baptiste Levesque a acheté un piano tout neuf pour sa Louisa, qu’est revenue du couvent du Chicoutimi ; paraît qu’« asteur » qu’elle fait de la musique, elle est trop demoiselle pour travailler sus la terre.

Enfin, dernière et importante nouvelle : « La grande Aglaé a défuntisé la nuit d’avant-hier » et le vieux d’ajouter : « Pense, Mlle Marie-Alice, que M. le Curé va vous donner son école ; I disait hier à vot’ tante qu’y en a pas d’ pus capable que vous ; seulement, faudrait pas faire comme la grande Aglaé qu’a viré consomption. »

Le père Larouche avait deviné juste. Le lendemain, M. le Curé vint lui-même annoncer à la vieille Julie Tremblay et à sa nièce que la petite école du premier rang aurait en septembre une maîtresse toute neuve, dans la fraîche personne de Marie-Alice. Le bon curé rayonnait, son but était atteint, la petite orpheline aurait sa place au soleil.

 

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Sur la route poudreuse et toute blanche de neige, les sapins noirs alignent leurs squelettes grêles ; pas une maison, et, sans un vieux four dont la forme se devine sous la neige, on se croirait en pays sauvage ; aucun traîneau n’a durci le chemin depuis la dernière bordée.

Péniblement, trébuchant à chaque pas, Marie-Alice s’avance sur la route morne et désolée. Notre diplômée a bien changé, ses yeux ont perdu leur éclat, sa maigreur la fait paraître trop grande, sa démarche est lourde comme celle d’une vieille et les gens du village disent qu’elle ressemble à la grande Aglaé. La vie n’a pas toujours été rose depuis le départ du couvent ! M. le Curé est mort, la vieille tante en a fait autant, et depuis deux ans Marie-Alice, levée avec le coq, prend chaque matin le chemin de son école située à un bon mille de distance. Au printemps et même à l’automne le trajet est facile, mais que de souffrances apportent les dures gelées d’hiver ! C’est la marche longue et rude, sur la route non battue ; c’est l’entrée dans une salle d’école glacée. C’est le feu qui ne veut pas prendre parce que les doigts raidis de la pauvre petite maîtresse disposent mal les grosses bûches ; c’est l’arrivée des enfants, pas toujours chaudement vêtus et dont les tout petits pleurent de froid ; c’est l’épuisante tâche de parler des heures et des heures, jusqu’à ce que la voix se « casse ». C’est la pitié qui vous prend, devant le maigre dîner des plus pauvres, qui n’ont jamais de dessert, pas toujours assez de pain ; c’est le retour après la journée de fatigues accablantes.

C’est tout cela qui fait dire à Jean Larouche : « Mam’zelle Marie-Alice s’en va et c’est l’hiver qui l’emporte. » Notre petite maîtresse d’école ne se plaint pas des misères de sa vie : son âme, comme son corps, a subi une transformation. Dès le début de sa carrière, Marie-Alice s’est attachée à ce peuple de tout-petits. Sa bonté a eu pitié de leur faiblesse, et sa pauvreté a plaint leur misère. Son cœur tout entier s’est donné dans un élan vraiment maternel. Elle n’a eu qu’un souci, rendre saines et fortes ces petites âmes d’enfants, inculquer à leur intelligence un savoir solide et pratique qui leur serait utile au village.

Pour s’être fait un cœur de maman, la vaillante fille connut des joies très douces, qui lui firent mépriser ses rêves légers d’autrefois.

Chaque matin, lorsqu’à son réveil l’orpheline sentait ses membres tout brisés des fatigues de la veille, elle songeait : « Mes petits m’attendent », un peu d’énergie lui revenait. Mais en février, un jour vint où la faiblesse triompha de son courage. Ce matin-là, les enfants trouvèrent la classe vide.

On sut ainsi que Marie-Alice était malade, et le père Larouche essouffla sa jument jusqu’à Roberval pour en ramener le docteur. Une voisine, la mère Bouchard, s’offrit de soigner la malade ; comme Marie-Alice s’inquiétait des enfants de la bonne femme, celle-ci lui répondit que sa plus vieille la remplacerait bien pendant quelques jours ; elle ajouta : « Faut ben s’aider un peu ! »

Le docteur C., après avoir jeté son « capot de poil » sur une chaise, s’approcha de la malade et voulut lancer un de ces mots joyeux et réconfortants, dont il avait le secret ; mais le badinage s’arrêta dans sa gorge, quand son regard tomba sur la petite figure de cire illuminée par deux grands yeux de fièvre. Où était l’écolière aux yeux rieurs, à la bouche fraîche de santé ?...

Marie-Alice lut sa condamnation dans le haussement d’épaule du docteur. Son cœur se serra et elle dit simplement : « Est-ce que je pourrai dire bonjour à ma classe avant de m’en aller ? » Le docteur n’eut pas la cruauté de répondre négativement, il prit doucement la petite main transparente, conseilla une grande tranquillité et parla de guérison probable.

Une fois sur la route, le docteur dit au vieux Larouche que ça n’était plus qu’une question de jours, qu’il ne fallait pas laisser les enfants voir leur maîtresse, à cause de la contagion ; il prononça le gros mot de consomption galopante et parla des derniers sacrements.

Deux grosses larmes roulaient sur les vieilles joues plissées du père Larouche : « C’est y pas triste de voir mourir des jeunesses comme ca, quand anne vieille bête bonne à rien comme moé j’sus encore en vie ! »

Après le départ du docteur, Marie-Alice voulut écrire ; d’une main tremblante de fièvre elle couvrit deux longues pages, se reposant à chaque ligne. De temps à autre, un gros soupir soulevait sa poitrine. À la fin, reposant sa tête lourde, elle appela la mère Bouchard : « Je ne sais pas combien de temps je peux vivre encore, mais je sens bien que je ne me relèverai plus. Je n’ai pas peur de mourir, je serai bien plus chez nous au ciel, puisque tout mon monde est là. Je serais bien heureuse de m’en aller, sans le gros chagrin que j’ai de laisser mes élèves. » Ici, la pauvre fille mordit tien lèvres pour ne pas pleurer ; plus bas et plus lentement, elle continua : « J’ai pensé de leur laisser un souvenir pour qu’ils ne m’oublient pas trop vite. Quand ma petite maison et mes quelques meubles seront vendus, vous achèterez toutes les choses que je viens d’écrire. Avec le reste de l’argent, vous paierez le docteur et M. le Curé, vous ferez dire des messes, et s’il reste quelques sous, ils seront pour la veuve Bergeron – ses douze enfants en ont bien besoin ! Vous garderez, en souvenir de moi, mes hardes, ma robe de première communion avec mon voile, ma couronne et mon cierge ; c’étaient des présents de M. le Curé. Moi, j’emporte mon chapelet, maman va le reconnaître, c’était le sien. » Épuisée par l’effort, Marie-Alice se tut et ferma les yeux.

Le lendemain le Bon Dieu vint dans la chambre de la petite maîtresse d’école, qui le reçut dans son âme toute blanche. Elle dut être bien touchante et bien belle, la dernière action de grâces de Marie-Alice ! On l’entendit prononcer lentement, ardemment le nom de chacun de ses élèves, c’était encore à eux qu’elle songeait !...

Six jours plus tard, la malade, se sentant mourir, voulut entendre lire ses dernières pages d’écriture. La mère Bouchard s’exécuta de son mieux :

« Quand je serai partie, je voudrais que mes enfants de l’école pensent quelquefois à moi : je penserai si souvent à eux, dans le ciel ! Je leur demande d’être obéissants avec leur nouvelle maîtresse, de toujours bien prier le Bon Dieu et de continuer à faire plaisir à leurs parents.

« Je veux leur donner tout ce que j’ai. Je laisse à Pierre Michaud, à Charles-Eugène Néron, à Alphonse Lévesque, chacun une belle paire de mitaines rouges, toutes neuves. Je donne à Marie-Josèphe Desbiens, à Louise-Alma Brassard un beau nuage bien chaud. À tous les petits de la deuxième division, je donne des tuques, avec un gland. Ils diront à Mme Bouchard quelle couleur ils aiment mieux, etc., etc. » La liste continuait sur ce ton de naïveté touchante ; pas un enfant n’était oublié !

Une grosse larme trembla aux cils de la mourante ! C’était le dernier pleur.

Gling, glong, gling, glong, chante tristement la grosse cloche, tandis que sa note ailée porte une âme au ciel.

 

 

 

Yvette O.-GOUIN, Montréal, novembre 1918.

 

Paru dans La Revue nationale en février 1919.