La jeunesse de Don Quichotte

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Giovanni PAPINI

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Grenade, 7 avril.

 

Dans la précieuse collection de manuscrits inconnus que j’ai achetée à Londres, il y a quelques mois, de Lord Everett, j’ai trouvé entre autres le brouillon des Mocedades de Don Quijote, brouillon autographe de Michel de Cervantès, jusqu’alors inconnu de tous les spécialistes de la littérature castillane. Je l’ai fait déchiffrer, transcrire et traduire par un jeune professeur de cette ville ; ainsi j’ai pu lire enfin cette inédite préhistoire du fameux chevalier de la Triste Figure.

L’œuvre célèbre de Cervantès nous présente, comme chacun sait, un Don Quichotte âgé d’environ cinquante ans, qui s’est retiré dans sa maison d’Argamasilla de Alba pour y lire des romans de chevalerie. De sa vie jusqu’à ce moment il ne nous raconte rien, ou presque rien, dans les deux parties de son œuvre publiées jusqu’à présent. Cependant il semble que Don Miguel eût l’intention de raconter aussi la jeunesse de son héros : la mort l’empêcha de donner une forme artistique au brouillon que j’ai sous les yeux.

Don Quichotte, suivant ce manuscrit inconnu, était né d’une famille noble mais déchue ; dès son enfance il montra une âme hardie et un esprit inquiet. Dès qu’il fut grand garçon et qu’il eut appris d’un prêtre du pays un peu de latin et de théologie, son père l’envoya à la fameuse université de Salamanque, où tout d’abord les professeurs de philosophie l’attirèrent. Mais après une couple d’années perdues avec cette discipline ennuyeuse, notre Alonso Quijana – tel était son véritable nom – se dégoûta de ces arides acrobaties spirituelles, de ces stériles divertissements dialectiques. Il se tourna vers les études littéraires, et même il prit son plaisir à écrire des romances et des redondillas sur des sujets amoureux. Entre-temps il s’était épris d’une belle jeune fille, fille d’un corregidor, laquelle, ne fût-ce que par des sourires ou des œillades, lui faisait comprendre qu’elle répondait à sa passion timide mais fougueuse. Un soir, à la fin, il put lui parler quelques minutes ; la demoiselle, tremblante dans l’ombre, lui promit qu’elle serait à lui et à aucun autre. Le jeune chevalier, délirant de bonheur, continua à divaguer ; il écrivait pour elle des vers tellement ardents que, nous raconte Cervantès, le papier sur lequel il les écrivait sentait le roussi. Mais vint un triste jour où le pauvre amoureux apprit que sa fiancée avait épousé un docteur en droit, ami de son père.

Don Quichotte comprit alors de quelle étoffe sont faites les femmes, même celles qui paraissent des anges, et prit en aversion même la poésie. Son désespoir fut tel qu’il demanda et obtint d’entrer comme novice dans un couvent de Carmes. Depuis son enfance il était dévot Chrétien ; désormais, après la trahison de sa bien-aimée, il fut persuadé que Dieu seul méritait la pleine tendresse de son cœur. Il resta dans ce couvent plus d’une année, s’efforçant d’atteindre les plus hauts degrés de la perfection. Mais le spectacle des moines, jeunes et vieux, était pour son âme candide tout autre chose qu’un exemple édifiant. La plupart d’entre eux étaient paresseux et indifférents, attachés seulement par habitude machinale aux devoirs extérieurs de leur profession. Certains se montraient arrogants, méchants et hypocrites. Il y en avait même qui s’abrutissaient à boire, ou qui poursuivaient les femmes. Le futur Don Quichotte eut l’audace de se plaindre de ces spectacles honteux auprès du maître des novices ; dès lors celui-ci le prit en aversion et se plut à l’accabler d’injustes punitions.

Un matin le supérieur du couvent l’appela auprès de lui et lui déclara qu’il n’était pas sûr de sa vocation religieuse : le jeune novice dut abandonner l’habit et s’en aller. Grâce à la protection d’un de ses oncles, marquis, qui jouissait de la bienveillance du roi, le jeune homme fut reçu comme gentilhomme de la Chambre à la Cour de Madrid. Cervantès nous fait entendre que ce fut là une des plus malheureuses expériences de sa vie. Il avait presque trente ans, son esprit avait mûri à la suite de longues lectures et méditations. Or, tout ce qu’il observait autour de lui le faisait souffrir. La corruption des grandes dames, l’orgueil des nobles, l’avidité des ministres, les intrigues des courtisans, l’abjection des subalternes frappaient et blessaient à tout moment son âme sensible. Ne pouvant plus résister à la puanteur de ce cloaque doré, il demanda congé à Sa Majesté et obtint de se rendre dans le Nouveau Monde, comme officier dans la garnison d’un vice-royaume. Tout d’abord le jeune Castillan éprouva un immense plaisir à parcourir à cheval montagnes et forêts, au milieu de peuplades sauvages, si différentes des habitants de sa patrie. Cependant, à la longue, cette nouvelle expérience eut une fin aussi douloureuse que les précédentes. En Chrétien et gentilhomme qu’il était, le futur défenseur des faibles ne pouvait supporter la vue des atroces injustices auxquelles étaient soumis les pauvres Indios. La cruauté et l’insolence des conquistadores, l’avidité, les concussions des fonctionnaires du gouvernement, les violences et les mauvaises mœurs de la soldatesque le remplirent de dégoût et d’horreur.

Il eut, dans sa naïve honnêteté, la malheureuse idée de dénoncer ces hontes au Conseil des Indes, qui siégeait alors à Séville. On envoya d’Espagne un inquisiteur royal, lequel, acheté à poids d’or par le vice-roi, écrivit dans son rapport que le seigneur Alonso Quijana n’était qu’un visionnaire, un calomniateur, un « desatinado loco », et le fit arrêter comme tel. Ramené dans sa patrie, il fut enfermé dans la prison d’Alba de Tormes ; il y languit quelques années sans être jugé. Le malheureux, bouleversé par cette injustice infâme, tomba dans une espèce de mélancolie délirante, dont il ne guérit jamais plus. À la fin, on jugea que c’était un malade peu dangereux et on le remit en liberté. Il ne fit aucune tentative pour recommencer une nouvelle vie ; revenu à la maison paternelle, où tous les siens étaient morts, il essaya de se consoler de la laide réalité qui s’était révélée à lui de tant de façons ; il se réfugia dans le royaume de la fantaisie héroïque et poétique, dans ces poèmes chevaleresques et romanesques, où il retrouvait, idéalement satisfait, son idéal de chevalier chrétien, amoureux et sans peur.

Comment ces lectures solitaires prirent-elles possession de lui, qu’est-ce qu’il lui arriva ensuite ? Chacun le sait, s’il a lu le chef-d’œuvre de Miguel de Cervantès. Il me semble pourtant que l’on peut voir, dans l’œuvre à peine esquissée que je possède, la vraie clé et la justification des entreprises fantaisistes de Don Quichotte de la Manche. On comprend enfin pourquoi le vieux gentilhomme, déçu, attristé et obsédé, s’était enfermé, solitaire, dans sa maison, lisant ces livres d’aventures imaginaires, – les seuls qui pouvaient le consoler de la rude et sale réalité dont il avait souffert jusqu’alors. Qui ne connaît pas la jeunesse d’Alonso Quijana ne peut comprendre Don Quichotte de la Manche, homme mûr, et ses extravagances généreuses.

 

 

Giovanni PAPINI, Le livre noir, 1953.

 

 

 

 

 

 

 

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