Vie égale Mort

 

(DE KIERKEGAARD)

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Giovanni PAPINI

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Copenhague, 6 janvier.

 

Parmi les manuscrits inédits de la collection Everett, j’ai trouvé aussi un petit cahier de notes de Kierkegaard, écrites en langue danoise ; je l’ai apporté ici à Copenhague pour en faire faire la traduction.

Un jeune professeur, Olaf Rasmussen, après avoir examiné le carnet, m’a dit qu’il s’agissait de pensées inédites d’une valeur inestimable, car il a reconnu l’écriture du fameux Soeren Kierkegaard, le premier patriarche de l’existentialisme.

Il semble que Kierkegaard, avant de mourir, songeait à composer une œuvre nouvelle ; et peut-être les notes que je possède sont-elles les derniers témoignages de sa pensée. Le professeur Rasmussen a photographié toutes les pages du carnet et a fait pour moi une traduction soignée de ce qu’il contient.

Le livre du malheureux philosophe devait avoir pour titre Vie égale Mort. Il commence ainsi :

« Platon a écrit que la philosophie est une préparation à la mort. Il aurait dû dire plutôt que la vie même, dans son ensemble, n’est qu’une préparation, une réalisation progressive de la mort. Ce que nous appelons la vie n’est qu’une agonie, plus ou moins longue, entre le moment où nous sortons du Néant et celui où nous retournons au Néant. J’entends le Néant dans le sens matériel et humain. À dire vrai la foi nous assure que le vrai nom en est Dieu, mais la substance de la chose ne change pas, parce que l’existence dans l’abîme divin, avant et après notre apparition fugace sur la terre, demeure pour l’esprit humain un mystère, c’est-à-dire qu’elle est en somme semblable au Néant.

Dès la naissance on commence à mourir. Chaque jour, suivant les physiciens et les médecins, quelques parcelles de nous s’anéantissent. Donc, la vie n’est pas résistance contre la mort, comme on pourrait le penser, mais bien acceptation quotidienne de la mort, c’est-à-dire rien d’autre qu’une forme de la mort.

Quand le mystique nous dit qu’il faut mourir au monde, il ne fait que répéter ce qui nous arrive à tous, en réalité, tous les jours. En effet vivre n’est pas autre chose que renoncer à tout instant, perpétuellement perdre, s’anéantir sans trêve.

L’ascète, le mystique, le saint ne font pas autre chose que de s’efforcer d’abréger la durée, d’accélérer cette dissolution universelle des vivants.

Dieu a condamné l’homme au quotidien ensevelissement dans le sommeil pour lui rappeler cette vérité salutaire et fondamentale : qu’il n’y a pas de différence substantielle entre la vie et la mort.

Peut-être Dieu a-t-il créé Ève durant le sommeil (fac-similé de la nuit) d’Adam pour nous enseigner que la vie ne peut naître que de la mort.

Dans le Bréviaire romain on trouve cette phrase : Media vita in morte sumus, il n’y a qu’une différence profonde entre les hommes : les morts s’imaginent être vivants, tandis que certains vivants savent avec certitude qu’ils sont morts à peine arrivés « au milieu du chemin de notre vie ».

Beaucoup de gens considèrent comme une propriété de l’existence l’amour, la création, le bonheur : aux yeux du philosophe et du chrétien, cela apparaît absolument impossible. L’amour, qui devrait être absorption de deux êtres l’un dans l’autre, n’est que le rêve de deux égoïsmes solitaires ; la création, même chez les plus puissants génies, n’est à la fin qu’un aveu d’impuissance ; la félicité n’existe que comme une illusion relative au passé, ou comme une illusion placée dans l’avenir. Donc en réalité la vie n’existe pas, seul existe son contraire : la mort.

Mon agonie, que suivant l’erreur commune j’ai souvent appelée la vie, va finir. Cependant si nous ne trouvons dans la vie que la mort, il est permis de supposer que l’état que nous appelons la mort doit être, par un renversement logique, la vie même, cette vraie vie que nous avons inutilement désirée dans notre longue agonie d’ici-bas.

Le Christ a été condamné à mort dès sa naissance (massacres de Bethléem), – ce qui signifiait la fin suprême et dernière de sa venue : être tué. C’est entre ces deux condamnations à mort, celle d’Hérode et celle de Caïphe, que prend tout son sens, toute sa consistance, la vie de Jésus. Il est le mort par excellence et par conséquent le seul qui ait le pouvoir de ressusciter les autres et lui-même.

Cette parole du Christ : laissez les morts ensevelir leurs morts, est incompréhensible si l’on n’accepte pas cette identité entre la vie et la mort. Comment les morts (dans le sens commun du mot) pourraient-ils creuser des fosses et y déposer des cadavres ? Le Christ veut dire simplement ceci : qu’aussi bien les fossoyeurs que les morts peuvent être appelés du même nom parce qu’ils sont dans une même condition, c’est-à-dire qu’ils sont morts.

Les morts sont encore vivants : telle a été la grande découverte des hommes primitifs. Les vivants sont morts : telle est la découverte de la récente philosophie existentialiste.

Dans ce lit où je suis étendu je n’achève pas de vivre, Seigneur, j’achève de mourir. La Résurrection n’aurait pas de sens...

 

Sur cette phrase interrompue s’arrêtent les pensées de Kierkegaard.

Les autres pages du petit cahier, – les plus nombreuses, – sont restées blanches.

 

 

Giovanni PAPINI, Le livre noir, 1943.

 

 

 

 

 

 

 

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