Le sermon sur l’orgueil

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Giovanni PAPINI

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Bogota, 26 août.

 

C’est une belle ville, cordiale, haut perchée sur la montagne, fraîche ; l’oisiveté n’y donne pas de remords, la pensée n’y fatigue pas. Me promenant, un soir, dans une longue rue, étroite et solitaire, j’ai débouché tout d’un coup dans une vaste place herbue, en forme de triangle isocèle. Sur le côté de la base, le plus large, s’élevait un grand édifice dans lequel, après un moment d’incertitude, je reconnus une église. C’était cependant une église tout à fait différente de celles que j’avais vues dans le reste du monde.

Une très haute façade, carrée, sans fenêtre ni autre ouverture. Le centre de cet énorme carré de pierre grise était occupé par un Christ en mosaïque, dont la tête couronnée d’épines touchait le sommet de la façade. Il n’était pas suspendu à la croix, comme presque partout, mais, les deux bras levés, il semblait appeler à lui les passants. Je m’arrêtai pour le contempler et je m’aperçus alors que sous ses pieds, près du sol, s’ouvrait une petite porte étroite, la seule entrée, à ce qu’il paraissait, de cette bizarre église. Je m’approchai de cette petite ouverture, mais elle était si basse que je dus courber la tête et les épaules pour entrer.

Je me trouvai dans un spacieux atrium rectangulaire, pavé de marbre noir, et éclairé par des lampadaires à sept branches qui pendaient du plafond.

L’atrium était désert, sans autel ni tableaux, mais les murs étaient occupés, tout autour, par des confessionnaux en forme de pyramide, fermés et sombres comme des tombeaux. En regardant mieux, je pus entrevoir, au fond, en face de moi, les premières marches de deux escaliers descendants qui devaient mener à une église souterraine. Je descendis l’escalier de droite, et en effet je me trouvai dans une grande basilique à trois nefs, éclairée par une double rangée de grandes fenêtres rondes, ouvertes sur un ciel clair. Les murs sous ces fenêtres étaient couverts de mosaïques de style byzantin, avec beaucoup de bleu et beaucoup d’or. Les colonnes, massives et majestueuses, étaient d’un marbre rose veiné de filaments noirs. Au fond de la nef centrale, mais à quelque distance du maître-autel où brillaient des centaines de cierges, était dressée une chaire de bois blanc, très simple, presque pauvre, peu élevée au-dessus du sol. La nef était pleine de gens debout : femmes avec des mantilles sur la tête, vieillards chauves ou aux cheveux blancs, bruns jeunes gens en vêtements clairs, quelques Indiens qui bâillaient à chaque instant, étalant les rangées éclatantes de leurs dents. Tous avaient l’air d’attendre quelqu’un ou quelque chose ; je me disposai moi aussi à attendre avec eux, appuyé à une colonne.

Tout d’un coup on entendit le timbre argentin d’une clochette et je vis monter en chaire un prêtre de haute taille, la tête couverte d’un voile noir brodé, qui descendait sur son visage presque jusqu’à la bouche.

Le prêtre récita quelques prières en latin, puis, en un excellent Castillan, d’une voix sonore, il commença son sermon.

– Mes frères et mes sœurs, dit-il, nous avons vu ces jours passés la forme et la gravité de chacun des sept péchés capitaux ou mortels. Aujourd’hui, je voudrais vous dire une vérité que personne n’a dite jusqu’à présent au peuple chrétien. Je voudrais annoncer, dans cette église consacrée à Notre-Dame de l’Humilité, que ces sept péchés se réduisent en vérité à un seul : le péché d’orgueil.

Considérez par exemple les façons et les motifs de la colère : cet horrible péché n’est qu’un effet et une expression de l’orgueil. L’orgueilleux ne souffre pas d’être contredit, l’orgueilleux se sent offensé de la moindre opposition, du plus juste reproche, l’orgueilleux veut toujours l’emporter sur ceux qu’il tient pour inférieurs à lui ; c’est pourquoi il est porté à l’injure, à la colère, à la rage.

Pensez à un autre péché, également odieux et maudit : l’envie. L’orgueilleux ne peut pas concevoir qu’un autre homme ait des qualités ou des chances qu’il n’a pas eues ; l’orgueilleux, dans l’illusion d’être supérieur à tous, ne peut supporter de voir d’autres gens plus haut placés que lui, plus honorés et loués, plus puissants ou plus riches. L’envie n’est donc qu’une conséquence et une manifestation de l’orgueil.

L’orgueil se révèle clairement aussi dans le répugnant péché de la luxure. L’homme luxurieux est celui qui veut soumettre à sa volonté, à son plaisir le plus grand nombre possible de femmes dociles et complaisantes. La femme luxurieuse est celle qui veut soumettre à son désir et à sa vanité le plus grand nombre possible d’hommes, et les soustraire aux droits et au désir d’autres femmes. La frénésie de la possession charnelle est fondée sur l’illusion d’une domination réciproque, c’est-à-dire sur cette libido dominandi, qui est le vrai fondement de l’orgueil. Posséder signifie être les maîtres, c’est-à-dire les supérieurs ; être aimés signifie être préférés aux autres, c’est-à-dire considérés et adorés comme des créatures privilégiées. Tout cela n’est pas autre chose que le signe et la satisfaction d’un aveugle orgueil.

Il est plus difficile de reconnaître l’orgueil dans l’ignoble péché de la gourmandise. Mais là nous avons comme toujours le secours de la Sainte Écriture. Quand le serpent, symbole de l’orgueil, voulut tenter Ève, quel moyen a-t-il employé, outre ses promesses mensongères ? Il a présenté à la femme un fruit, un fruit désirable au regard et agréable à manger. Rappelez-vous aussi que Notre Seigneur, dans la dernière Cène, offrit au traître le Pain trempé, c’est-à-dire la plus gourmande bouchée, après avoir dit que Satan, c’est-à-dire l’orgueil était entré en Judas. Ainsi, ceux qui mettent leur volupté à se remplir le ventre au-delà du besoin d’apaiser leur faim sont apparentés aux orgueilleux : eux aussi cherchent, par cette prouesse bestiale et insensée, une preuve de leur richesse, de leur talent, de leur art de goûter et d’avaler, c’est-à-dire de leur supériorité.

Même l’avarice, mes frères, c’est-à-dire le désir avide de l’argent et des autres biens terrestres, est étroitement liée au péché d’orgueil. L’avare est celui qui voudrait que toutes choses soient à lui, qui se refuse de céder à ses frères la plus petite partie de son trésor. Son rêve suprême est d’être le plus riche des hommes au milieu d’une foule de pauvres, sachant bien que le riche, dans notre monde stupide et pervers, est respecté, flatté, honoré, imploré et servi comme un monarque. La richesse, pour l’avare, est avant tout le moyen de satisfaire son désir de dominer, sa sotte vanité, son fol orgueil.

Nous n’avons plus maintenant qu’à jeter un coup d’œil sur la honteuse paresse. Le paresseux, si vous y pensez bien, est celui qui espère, qui prétend vivre aux dépens du travail d’autrui, comme s’il avait un droit naturel à recevoir le tribut d’êtres inférieurs à lui, comme si le travail était une chose indigne de son orgueilleuse supériorité. Le paresseux est celui qui ne fait rien, qui n’entreprend rien pour s’améliorer lui-même, – son âme ou sa condition, – et il est facile d’apercevoir là l’implicite assurance qu’il est déjà parfait, meilleur que ceux qui l’entourent ; or, dans cette folle attitude, vous reconnaissez facilement une affirmation diabolique de l’omniprésent orgueil.

J’espère vous avoir démontré, quoique brièvement, la vérité de ma thèse, c’est-à-dire qu’il n’existe, sous une forme septuple, qu’un seul péché : le péché homicide et déicide de l’orgueil. Nous pouvons tirer de ce que je viens de dire une terrible conclusion. Les Chrétiens sont invités à imiter le Christ, qui a été avant toutes choses le sublime symbole de l’humilité, puisqu’il a voulu, lui, Dieu, s’abaisser au point de s’incarner sur terre dans l’apparence d’un homme. Mais les Chrétiens, du moins la plus grande partie des Chrétiens, sont pécheurs, et en tant que pécheurs se revêtent des divers habits de l’orgueil, qui fut le crime majeur de Lucifer. Donc ils renoncent à l’imitation du Christ pour l’imitation de Satan. Ainsi nous tous, sous le nom de Chrétiens, nous ne sommes pas autre chose que des imitateurs du Diable.

À ce moment, le prédicateur enleva le voile qui lui couvrait la figure et j’aperçus deux joues pâles, sillonnées de grosses larmes. Il s’agenouilla sur le plancher de la chaire et poursuivit :

– Au cas où moi-même, en vous exposant cette doctrine que je crois vraie et nouvelle, je serais tombé, comme il arrive à tous, dans l’horrible péché de l’orgueil, j’en demande à genoux pardon au Christ mon Maître et Souverain et à vous aussi, mes frères et mes sœurs, qui m’avez écouté avec une si humble patience.

Les paroles de l’étrange prêtre s’interrompirent dans une crise de sanglots. D’autres sanglots, gémissements et soupirs s’élevèrent çà et là parmi l’auditoire. Je me détachai de la colonne, remontai l’escalier, traversai le pavement noir de l’atrium, me courbai sous la petite porte ouverte entre les pieds du Christ et sortis sur la place herbue et déserte. Alors je respirai plus librement, mais j’avoue que je me sentais extraordinairement heureux d’avoir écouté ce sermon.

 

 

Giovanni PAPINI, Le livre noir, 1953.

 

 

 

 

 

 

 

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