Un Noël

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

la comtesse de PESQUIDOUX

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Réchauffé par la chaude buée de l’haleine du bœuf et de l’âne, le petit Jésus s’endort sous les voiles de Marie.

Joseph range les cadeaux des bergers, balaie l’aire, étend la paille.

La « multitude de l’armée céleste » a repris de l’aile. On entend mourir le son des violes, les Gloria. Le chant des pasteurs s’éteint dans la campagne vide.

Trois anges pourtant s’attardent et croisent leurs pennons au-dessus de l’Enfant et de sa Mère pour les garantir des courants d’air de l’étable.

Trois beaux anges, blonds comme la lune, roses comme l’aurore. Tout frêles, tout diaphanes entre leurs plumes diaprées. Ils sont vêtus de blanc, de bleu, de vert. –

– « Que voulez-vous ? » quérit Joseph.

Il a hâte de laisser Marie à son extase, de prendre dans ses bras le Nouveau-Né.

– « Que voulez-vous ? » répète Marie, levant sur le céleste groupe son œil de vierge devenu grave, maternel.

Et les trois anges :

– « Une goutte de votre lait, Marie. »

– « Une larme de vos yeux, Jésus. »

– « Une fleur de ton lis, Joseph. »

– « Prenez » dit la Mère. Sans l’éveiller elle découvre son Fils. Sur les lèvres de Jésus une goutte de lait, à ses cils, une perle, entre ses petits doigts un bouton du lis dont le charpentier a jonché le chaume dur.

Radieux, les beaux anges cueillent leurs trésors et s’envolent.

D’un essor puissant ils atteignent presque les étoiles qui se rangent pour ne pas accrocher de leurs petits clous d’or les robes couleur d’arc-en-ciel.

Suspendus comme de floconneux nuages, ils planent maintenant au dessus de Bethléem.

« La cité du pain » est en liesse. Dans ses pauvres auberges, les riches venus pour le cens ont déballé tapis et vaisselle. Servis par de nombreux esclaves ils festinent.

De moindres voyageurs banquettent aussi sur les terrasses, dans les carrefours. La nuit est douce, pleine d’harmonies étranges. Est-ce le vent dans les cyprès, le murmure des sources, la musette des pasteurs dont les feux rouges rampent sur les sillons dénudés ? Qu’importe ! Il fait bon vivre même sous le joug de la Louve. Et les bourses sonnent aux pieds des danseuses amenées par les officiers de César. Le vin de figue arrose les gâteaux de miel. Vainqueurs et vaincus fraternisent dans l’orgie.

À peine quelques Juifs penchés sur les Écritures, comprennent-ils que les années de Daniel sont pleines, frémissent-ils du frisson sacré de la nuit rédemptrice. Mais leur Messie est un roi de gloire, le Libérateur de sa race opprimée. Iront-ils le chercher à la Crèche ?...

Cependant tous n’ont point eu de chamelles, de coursiers, pour les porter à travers la nuit bleue vers la citée blanche. Tous n’ont pas d’esclaves, pour les parfumer, prévenir leurs désirs.

Plus d’un pied saigne, plus d’une ceinture se serre, comprimant la faim. À côté du puissant, le faible, du privilégié, le paria. L’égalité n’est encore que dans l’étable entre les bergers et les Mages aux pieds de Jésus.

Sous un de ces raides escaliers, bordés de maisons aux toits plats, aux ouvertures rondes et basses, d’où surgissent les blondes Bethléemites, la cruche au flanc, du ciel dans leurs yeux d’azur, trois êtres gémissent. L’homme retourne en vain la sacoche de toile, renverse la cruche. Plus un pain ! plus une goutte de lait. Silencieuse, farouche, la femme pleure. Son sein est tari. Et l’enfant, un maigre garçonnet dont les prunelles noires se dilatent sous les spasmes qui le secouent, boit, de ses lèvres arides que tant de poussières ont desséchées, les larmes maternelles.

Faudra-t-il mourir au plein de cette abondance, insultés par ces chants de fête. Plus d’une escorte de tribuns, de pharisiens, a failli passer sur les misérables. Plus d’un Juif les a repoussés du pied, comme immondes.

L’homme fait un geste terrible. Va-t-il tuer ? Prendre ce qu’on lui dénie ? La femme clame : – « Pitié ! Mon fils va mourir ! » L’enfant pousse un soupir. Est-ce le dernier ?

« Gloire à Dieu ! » Les beaux anges, à la lueur de l’étoile qui court au devant des Mages, ont tout vu.

Ils suspendent leur course vers le Paradis et l’ange blanc plonge, écartant les vagues de l’éther qui vibre. Tel un météore il sillonne la douce pénombre et les miséreux tendent le cou pour l’admirer, mais lèvent le bras pour s’en garantir, ainsi que ceux qui toujours craignent.

Il les atteint. Du bout de son doigt fait tomber dans le grès une goutte de lait suspendue à son ongle nacré. Gonflée soudain, elle l’emplit, écume.

Déjà la mère penche la cruche vers les lèvres tendues de l’enfant. Il boit, sourit, s’endort. Raffermis par sa vie renaissante, les parents se lèvent ; ils vont de porte en porte, cherchant le bon Samaritain. Bientôt ils le trouvent et quand l’ange rejoint ses frères, les voyageurs sont assis et mangent, sur la natte hospitalière, le pain sans levain.

Mais où donc est l’ange bleu ?

Dans cette demeure la plus somptueuse, bien que la plus sombre de Bethléem, le riche Nachor se meurt. Dur, avare, il expire seul. Ses esclaves ont fui, emportant ses dépouilles. Éventrés, ses coffres sont vides, ses robes somptueuses éparses, ses vases brisés égouttent des parfums sans prix. Tremblant, un pauvre orphelin, recueilli un jour de pitié, prie, solitaire, à son chevet. Le riche homme partira-t-il le blasphème aux lèvres ?

... Soudain une clarté qui semble pénétrer jusqu’à l’âme inonde la pièce. Le moribond se soulève sur ses coussins brodés. Un être admirable est devant lui. Sans parler il le regarde, et voilà que sous ce regard toute la vie de Nachor renaît. Ses iniquités hurlent, ses crimes saignent. Effaré, il tord ses bras, il s’écrie : « Abraham ! oh ! Abraham !... Suis-je déjà dans la Géhenne ? Ah ! qui me donnera une goutte d’eau pour noyer mes remords. »

Alors l’ange bleu se pencha et sur les lèvres sèches de l’agonisant il mit une perle liquide. À ce contact le cœur orgueilleux se fondit, les yeux impitoyables ruisselèrent. En une seule nuit Nachor lava ses forfaits de ses pleurs, et à l’aube il s’endormit purifié par la larme de Jésus. Joyeux l’ange bleu déferla ses ailes. Il montait encore quand il croisa l’ange vert sur la voie lactée.

« Où vas-tu ? »

« Regarde ! »

Et les deux beaux anges virent, dans la salle basse d’une riante villa un peu éloignée de la cité, une toute jeune fille. Son teint d’ambre, ses yeux de biche traquée, sa bouche sanglante, ses tresses noires la disaient d’une autre race que les filles flaves de Bethléem.

D’où venait-elle ? Sa tunique était pauvre, sa tête nue ; sur ses membres graciles des cordes marquaient leurs nœuds. Mais autour d’elle des tissus soyeux, de lourds bijoux, des essences, des miroirs s’entassaient. Sur un escabeau incrusté un repas exquis provoquait la faim.

Une tentation, à coup sur. Tout chez l’enfant disait les appétits surexcités, la lutte. Céderait-elle ? Livrerait-elle, en échange de ces présents, à Caius, le tribun blasé au masque sensuel, son corps vierge, son âme pure ?

Elle ! Thyra ! La fille de Rachel, la plus sainte veuve de ces montagnes Arabiques qui prolongent leur ombre sur les eaux lugubres de la Mer Morte. Thyra ! qui, hier encore, louait Jéhovah dans le temple, aux côtés de Myriam, sous l’œil d’Anne la Prophétesse !

Vendue par un prêtre, enlevée par le Romain, la jeune Israélite était seule, sans défense, et sa chair éprise de délices, son esprit ébloui de promesses luttaient contre son âme. Faiblirait-elle ? Angoissée, comme ses pères priant sur les hauts lieux, elle ouvrit les bras, elle supplia : « Ô Myriam, toi que Siméon nommait la Mère du Messie, si tu as enfanté ton fils, sauve-moi. »

Elle priait encore qu’une vision merveilleuse glissa sur un rayon de lune par le soupirail de sa prison et s’arrêta devant-elle.

« Choisis » dit l’Ange vert offrant à l’enfant une rose capiteuse, un lis candide.

Sans hésiter, Thyra prit la fleur virginale, en respira le parfum. Une force inconnue, un invincible courage redressèrent sa faiblesse. Sans pâlir elle vit la porte s’ouvrir, Caius s’avancer, un rire insolent aux lèvres. Alors l’ange toucha le tribun du revers de son aile et, foudroyé, Caius s’abattit sur les dalles. Franchissant le corps de son séducteur inanimé, Thyra s’enfuit par les rues tortueuses. Seule encore ! Le bel ange avait disparu. Mais était-ce le reflet de sa robe verte qui flottait devant elle dans le ciel de lapis ? Lui avait-il prêté ses larges pennons diaprés ? Peut-être, car les chemins lui parurent faciles et courts et ses pieds n’étaient pas las quand elle tomba dans les bras de Rachel, la plus sainte veuve des rives de la Mer Maudite...

Le ciel était tout rose des pudeurs de l’aurore, la terre toute trempée des larmes dont elle lave les souillures de la nuit, quand les trois anges se rassemblèrent au zénith. Leurs visages étaient éclatants, leurs ailes frémissaient, leur vol semblait plus rapide. – Ne portaient-ils pas à Notre Père qui est aux cieux les trois premiers dons d’avènement de son Fils, notre divin Frère : une douleur consolée, une âme sauvée, une innocence préservée ?

Et pour les accueillir, un Noël si beau que les sphères s’arrêtèrent pour l’entendre, ébranla les voûtes éternelles.

 

 

Comtesse de PESQUIDOUX.

 

Paru dans La Sylphide en 1901.

 

 

 

 

 

 

 

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