Ce que dit le Fakir

devant le Temple blanc

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Jean PILINSKI DE BELTY

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le Fakir. – Tu viens des pays froids et tu crois à l’action ?

Moi. – Oui.

Le Fakir. – Crois-tu que Dieu existe en tant que Pensée-Force ?

Moi. – Oui, et je crois qu’il nous juge. Notre âme est rendue blanche à notre naissance. Les jours mauvais et les péchés la salissent, et notre tâche est de la rendre blanche au jour de notre mort.

Le Fakir. – Écoute-moi. Je ne sais point discuter, car je vis seul, et crée ma volonté en pensant lentement.

Voici ce que je crois :

Notre vie et la Vie toute entière est régie par des lois innombrables, complexes et inéluctables. Les forces de ces lois agissent l’une sur l’autre, et le geste que je fais engendrera une infinité de phénomènes, depuis le plus subtil jusqu’au plus violent, de même que ce geste est le produit de facteurs nombreux dont je n’ai point conscience. Les gestes que je fais n’ont pas été voulus. Du fond de l’éternel ils me sont dictés par les lois mystérieuses de la Vie, et je n’ai pas conscience de ces lois.

Rien de ce que je fais, rien de ce que je pense n’est mien. Je n’ai nulle liberté d’action. Je suis la forme dans le Tout. Les milliards d’autres formes réagissent sur moi comme moi je réagis sur elles pour former ce Tout, en évolution constante, mais si lente, qu’il semble immobile pour nous.

Moi. – Pourtant le mal que tu fais te sera compté par la Justice Unique.

Le Fakir. – Le mal que je fais, eu suis-je responsable ? Non. La seule liberté que nous ayons est d’avoir plus ou moins conscience des états où nous met la Volonté Unique. Écoute. Je crois en l’avenir, en la vie Libérée, vers un plus haut azur et une joie plus grande. Tout me sera compté, des actes de ma vie.

Moi. – Maïs comment cela pourra-t-il être, puisque tu n’es pas libre ? Tu te contredis.

Le Fakir. – Chacun des pas de notre vie est une épreuve prévue par la Loi et qu’elle a bien voulue. Les Dieux, qui savent tout, savent très bien comment nous agirons en telle circonstance. Aussi n’est-ce point sur nos actions que nous serons jugés.

Moi. – Sur quoi ?

Le Fakir. – Voici. Il n’y a de mal ou de bien que ce qui cause à autrui douleur ou joie.

Je fais un geste vers autrui, et ce geste est bon. J’ai conscience de sa bonté et je l’approuve. Il me sera compté en bien.

Je fais un geste vers autrui, et ce geste est mauvais. J’ai conscience qu’il est mauvais, et, au fond de moi je le réprouve. Il me sera compté en bien, quoique j’aie commis aux yeux du monde une action mauvaise.

Mais si mon esprit réprouve un acte bon, la faute sera lourde. Si j’admets le mauvais, je subirai le châtiment même si je n’ai pas agi.

C’est la Loi qui nous réserve cette conscience pour nous permettre d’être jugés.

Moi. – Ainsi tu te crois incapable de résister au mauvais et tu espères être sauvé uniquement par les jugements que tu portes sur tes fautes ?

Le Fakir. – Oui.

Moi. – Tu peux commettre un sacrilège, en profiter un peu sur terre, et crois être absout par la seule conscience que tu as d’avoir mal agi ?

Le Fakir. – Pauvre enfant ! Ta colère m’amuse. Crois-tu que c’est toi qui résistes au Péché ? Si tu ne le commets pas, c’est qu’ils ne l’ont pas voulu. Notre liberté n’existe qu’en notre connaissance intime, et le seul devoir que nous ayons est de cultiver, d’affiner cette connaissance. Crois-moi, l’effort est vain !

 

Il se leva, reprit sa route en modulant une chanson criarde. Le soir venait à pas glissants, et, sur le temple, le soleil qui mourait balançait ses feux mauves et oranges.

Je revins par la route dallée, et, suivant dans l’air lourd les courbes de fumée d’un cigare odorant, j’entendis une voix qui disait : « Il ment. »

 

 

Jean PILINSKI DE BELTY.

 

Paru dans Les Entretiens idéalistes en 1906.

 

 

 

 

 

 

 

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