Béruria ou la femme du Talmud

 

 

Le soleil se couchait sur Sion : la montagne.

C’était Sabbat, ce jour. Béruria, compagne

Du doux Rabbi Meïr, absent en ce moment,

Devant deux corps glacés, pleurait amèrement.

 

Dieu, qui d’un coup de vent emporte l’anémone,

Et qui brise la branche où la main se cramponne,

Venait de lui ravir ses enfants adorés,

Deux jumeaux de dix ans, deux fronts purs et sacrés !

Et, sanglotant, criant, râlant, mère en démence,

Elle ébranlait les murs de sa douleur immense,

Baignant de mille pleurs leur cadavre crispé !...

 

Soudain, elle se tut, le cœur saisi, frappé

D’une horrible pensée : et le père ! et le père !

Lorsqu’il va revenir, souriant et prospère,

Aux lugubres sanglots qu’il entendra du seuil,

S’il allait deviner que sur son toit en deuil

L’ange noir de la Mort vient de ployer son aile ;

Et que ses deux enfants, dans la nuit éternelle

Se sont endormis, froids et sans lui dire adieu,

Tandis qu’il enseignait la parole de Dieu

Au peuple rassemblé sur la montagne sainte !

 

Alors Béruria, dans une longue étreinte,

Pressant leur tête blonde et leur parlant tout bas

Sur le lit nuptial où jadis en ses bras,

Ils gazouillaient, petits, leur chanson matinale,

Sur la couche qui vit leur aube virginale,

Déposa ses deux fils arrachés à son flanc,

Et sur leur front de marbre étendit un drap blanc ;

Puis, du cruel retour, priant, attendit l’heure.

 

Le soir, Rabbi Meïr rentra dans sa demeure :

La mère sans pâlir, l’âme prête au combat,

Présente à son époux la coupe du Sabbat.

Il embrasse sa femme, un instant la contemple,

Et demande ses fils : « Ils doivent être au temple »,

Répond Béruria. – « Non, femme, ils n’y sont pas. »

– « Es-tu certain, Rabbi ? » – « J’en reviens ! » – « En ce cas

Chez quelques pauvres, ils sont sans doute », reprend-elle.

– « Dieu bénira leurs jours, leur âme est aussi belle

Que pudique est ton front », fit Meïr tout joyeux.

Béruria, sur lui n’osant lever les yeux,

Prépara le repas sans parler : sa tendresse

Reculait de pitié devant cette allégresse.

 

Lorsqu’il eut récité les grâces, doucement

L’épouse hasarda ces mots : « En ce moment,

Meïr, un noir chagrin m’accable, me torture :

J’ai besoin d’un conseil : toi, forte créature,

Toi l’homme de raison. Rabbi, donne-le-moi ! »

– « Parle ! » – « Voici, dit-elle, étouffant son émoi :

Un inconnu jadis entre mes mains candides

Remit, dépôt sacré, deux diamants splendides ;

Et partit, confiant. Dix ans se sont passés,

Et les deux diamants admirés, caressés,

Ont jeté dans mon cœur leur rayon pur et tendre.

Je pensais que jamais je n’aurais à les rendre,

Et les croyais à moi dans mon naïf amour !

Mais, hélas ! l’inconnu, tout à coup de retour,

Réclame ses joyaux ; et j’hésite, mon maître,

Ces diamants chéris, faut-il les lui remettre ?

– « Rends-les ! rends-les ! cria Rabbi stupéfié,

On ne doit pas ravir le dépôt confié ! »

 

La courageuse mère lui dit alors : « Regarde »,

Découvrant ses fils morts, diamants à sa garde,

« Regarde sur ce lit, mon époux bien-aimé :

J’ai rendu le dépôt que Dieu m’a réclamé !... »

 

 

 

Georges de PORTO-RICHE, Tout n’est pas rose, 1877.

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net