Le fou de Perros

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Narcisse QUELLIEN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

On avait rencontré, un jour, dans la descente de Louannec, un grand enfant, enveloppé d’une longue lévite qui fut taillée sans doute dans une soutane du recteur, la tête couverte d’un bonnet extravagant. Lorsqu’il se trouva sur la rade, curieux il écouta la mer qui déferlait ; puis il regarda les gens d’un air doux, avec des yeux sans cesse roulants et mobiles comme des vagues. En vain fut-il questionné. Son visage encore imberbe, mais flétri déjà, ne portait aucun âge. Son nom ? Il répondait à tout, sans articuler : Ian. Était-ce l’affirmation ia, ou le prénom Iann ? On ajouta Marie, et on lui prêta ensuite l’intention de prononcer à peu près Ian-Maï. Et depuis, Jean-Marie était devenu le fou adoptif des paroisses qui touchent à ces rivages ; et il resta en faveur, le pauvre Iannic, bien qu’on ignorât tout de lui, même son origine.

En Bretagne, la folie n’est pas rigoureusement un cas de réclusion ; rarement elle est furieuse ; c’est plutôt une sorte de mal sacré, et les infortunés qui en sont atteints, étant « touchés de Dieu », sont l’objet de la pitié publique. Souvent on les voit passer sur la route, solitaires, absorbés ou débitant des litanies de paroles incertaines, ainsi abandonnés au hasard comme des enfants sans famille, en leur soutanelle ou « jaquenne d’innocent ». Mais ils ne franchissent guère les limites de la paroisse, celle où ils sont inscrits dans « la classe des pauvres » ; chaque maison de ferme a, de même, ses indigents attitrés, et ceux-ci ne s’y trompent jamais, ne s’arrêtant devant une porte connue que « le jour d’aumône ».

Iannic était moins sédentaire ; une vie errante eût été dans ses penchants. On l’envoyait jusqu’à Lannion, avec des recommandations écrites ; car il avait appris le chemin, un jour qu’on lui avait fait signe de suivre à pied le courrier. Sa rétribution était la même toujours, et il refusait net, quand on s’y méprenait : c’était un sou. Dans certaines hôtelleries bretonnes aussi, il arrive à « l’étranger » d’être étonné lorsqu’il demande son compte ; à la mine embarrassée de la cabaretière, il s’attend à payer quelque louis d’or, tout comme dans une ville :

« Si vous estimez que c’est cher, Monsieur, vous diminuerez vous-même. Avec le café, ce serait vingt-deux sous... »

Mais encore peu de temps, et les prix de tout seront changés, même sur ces heureux bords lointains.

Comme chacun était bon à l’égard de Iannic, lui se montrait serviable jusqu’à la passivité. On cherchait même l’occasion de l’employer, parce qu’il disparaissait d’un endroit dès que personne n’avait besoin de lui ; et l’on aurait dit que son inconscience n’allait pas sans une certaine discrétion, comme si le néant de sa vie eût parfois, ainsi qu’une lueur, percé le chaos de son être et fixé pour un instant son regard de fou ; alors il prenait peur des humains, et le dément courait vers les solitudes, dans les grands espaces vides où se berçait mieux peut-être sa triste inanité.

Ces fuites et ces absences lui valurent bientôt un étrange renom ; on lui attribua une divination instinctive, ainsi qu’à certains sorciers, sans étendre toutefois jusqu’à ce malheureux la commune réprobation envers les maudits jeteurs de sorts. Le peuple prétend que la terre communique ses secrets aux arbres centenaires, comme à ses plus anciens amis, à ceux dont les racines ont le plus avant poussé dans son sein. Le pèlerin, qui s’est endormi de lassitude sous l’ombrage des vieux chênes, si les vents alors ont agité les vastes ramures, celui-là, certes, a saisi dans les voix aériennes plus d’un présage. Le « fou de Perros », de la sorte, passait pour être dans les confidences d’un autre monde, parce que son lit ne fut d’ordinaire que l’herbe haute, sous les ormes des cimetières, ou dans les allées du manoir de Barac’h. Cependant, quelles leçons pouvait bien recevoir de la nature ce contemplateur d’un univers borné à ses ineptes songeries d’égaré et marqué de ses menus signes à lui ?

Mais l’avait-il assez parcouru, ce chemin qui serpente le long de la plage, deux à trois lieues de route bien inégale, qui font un spectacle ravissant, depuis les hauteurs boisées de Louannec jusqu’au promontoire de Ploumanac’h ! À mesure qu’on descend vers la rade, Iannic sentait, comme tout autre marcheur, que la colline devient pénible : c’est qu’on foule quelque fond d’écueils dérobés jadis à la mer. Par un rare contraste, l’herbe y croît et les arbres poussent encore, à cinquante pas des dernières lames ; la végétation n’expire qu’à la bordure des sables.

Cette fréquentation était lettre morte pour Ian-Maï ; oui, un alphabet aussi muet que le pauvre idiot. Comment eût-il compris que les hommes subissent partout l’empire ou l’exemple du sol qui les nourrit ? Ainsi, à Louannec, les fertiles plateaux abritent une population heureuse de vivre, habituée dès l’enfance, en cette paroisse où saint Yves fut recteur, aux poétiques récits du Moyen Âge ; mais à mi-côté, dès que le bleu du large est entrevu, ou que s’est soulevée des eaux l’île Thomé – c’est là un moderne mot espagnol, tandis que le primitif nom celtique est Tavêc ou Tavéac – une autre race apparaît soudain, pour laquelle une atmosphère plus âpre a créé une autre existence, en même temps que son esprit s’est cultivé sous les rudes légendes de la grande émigration bretonne, à l’école de saint Kirek.

Lamentable Iannic ! Le bonheur aurait planté les piquets de sa tente dans les gras pâturages de Louannec ; mais il écouta dans le vent du ciel la chanson qui pousse les aventuriers, et la destinée l’entraîna dans le désert de Ploumanac’h.

 

*

*   *

 

Son refuge coutumier était, tout au bout de la lande, une terre si désolée que n’y fleurit même pas un ajonc. Là sont épars des témoignages d’une antique lutte entre la terre et l’eau, des énormités de pierres restées en tous sens, comme au hasard de la défaite, par ce rivage d’où s’est sauvée la mer. C’est une grotte ouverte dans un de ces mégalithes qui servait de toit à Ian-Maï. Et la monstrueuse demeure ne convenait-elle pas à cet autre débris, à cette épave de l’humanité ? Ignorant la langue des hommes, il reconnaissait l’appel des éléments ; si la place du cœur en lui était une vacuité, comme une cloche sans battant, c’est que la nature avait remonté dans sa petite tête creuse les douloureuses sonorités.

Un soir qu’il sommeillait – en des songes dont Dieu seul tiendrait la clé – Iannic perçut des échos inusités : des coups martelant le roc, puis un murmure sorti de la terre, enfin des pas précipités à travers la lande. Le fou de parcourir aussitôt la grève. Les gris fantômes mégalithiques gisaient, couchés en leur désordre séculaire, éclairés par une pâle lune, comme d’un flambeau allumé au-dessus de ces morts qu’on aurait oubliés dans leurs gigantesques linceuls. Mais de vagues gémissements s’élevaient encore, çà et là. Et Iannic, frôlant les pierres sonnantes, aperçut, à l’entour, des blocs entiers, abattus par la main des hommes : les spoliateurs, sans doute frappés de ces plaintes et croyant à l’âme des choses, avaient pris la fuite... La nuit suivante, ils revinrent. Iannic ouït encore le marteau des démolisseurs. Et ceux-ci entrevirent bientôt, debout au haut d’une pierre branlante, un spectre informe, les deux bras ouverts pour une menace. Et une clameur, horrible en cette solitude, éclata, la voix de Ian-Maï vociférant le seul mot qu’il eût jamais retenu des chants d’église : a-a-a-men. Et cette vision terrifia les profanateurs. Depuis l’imprécation de cette nuit-là, les paysans n’osèrent plus toucher aux ruines de Ploumanac’h.

Et depuis se forma une légende du bon troglodyte, l’habitant et le gardien secret de ces parages, auxquels s’est attachée une sorte de tradition hiératique. La veille d’une tourmente, Iannic entendait la sourde rumeur des abîmes, annonçant le sinistre ; sitôt reçu ce message de la mort, lui ne quittait plus les écueils. Les pieds dans les vagues, l’insensé recueillait en ses mains la blanche écume vomie par la « cavale bleue », caressant à sa manière l’irascible monstre.

D’autres fois, avant de guetter les malheureux voués au péril de la mer, il allait à une fontaine de saint Kirek, et il en apportait l’eau de vertu jusqu’en la baie déjà tourmentée, comme les femmes des marins répandent l’huile sur les flots, pour les apaiser. Et puis, à l’oratoire même d’où le vieil ermite irlandais veille sur la plage armoricaine, Ian-Maï lançait vers la Sirène des Sept-Îles sa malédiction : a-men ! C’est là-bas, toujours assise en l’un des îlots fatidiques, que l’enchanteuse appelle les mariniers à la perdition, en peignant sa chevelure d’or semée d’algues vertes, sur un rivage merveilleux qui change sous les reflets du soleil. Et la Marie-Morgann exorcisée, Iannic retournait vers ses écueils, rassuré sur les nouvelles du large.

La confiance du pauvre fou en ses incantations était absolue. Il entretenait avec les éléments des relations particulières ; la moindre épave l’exaltait, et jamais une tempête ne lui avait refusé cette naïve joie de sauveteur. Quel émoi dans Ploumanac’h, un matin ! On vit Iannic qui traversait le hameau, en hâte ; il poussait des cris et des exclamations, indiquant qu’il cachait sous sa lévite quelque chose comme un trésor. Il ne s’arrêta qu’à La Clarté. Devant la chapelle votive, il découvrit un tout petit enfant, qu’il avait tiré des eaux tout à l’heure ; et, souriant, l’aliéné le présentait au baptême. On lui donna le bonheur de tirer la corde et de sonner les cloches, comme les parrains en ont le droit.

Les gens de cette contrée ont une telle habitude des naufrages qu’ils savent où la mer rejette de préférence ses victimes ; le funèbre endroit s’appelle « le rendez-vous des morts ». C’est là qu’on était certain de retrouver Jean-Marie, à la suite d’une tempête. Or, après une effroyable bourrasque, une fois, il ne revenait pas. Et on surprit, un peu à l’écart des confluents sous-marins, le dément agenouillé devant un cadavre, les mains jointes, comme en une veillée funéraire. On lui commanda vainement de se relever ; Iannic montra le sang que le noyé avait à la bouche et aux narines ; et l’on comprit son deuil. Car c’est une croyance populaire, par là-bas, que les naufragés deviennent sanglants, dès qu’ils sont en présence de leurs parents accourus pour les reconnaître ; simplement, Ian-Maï répondait à cette « voix du sang ». On dut même l’arracher à ce cadavre. Dès lors, Iannic a quitté ces bords à jamais.

Comme les mariniers que les délires de l’ivresse emportent vers la Sirène des Sept-Îles, implora-t-il, en se jetant au gouffre, le pardon de la Marie-Morgann ; ou lui-même creusa-t-il sa tombe quelque part dans les sables ? Nul n’a revu l’infortuné ; sa fin reste aussi obscure que son origine.

Mais si les âmes d’enfants ne sont pas prisonnières dans les limbes, n’est-ce pas que celle de Ian-Maï doit, certaines nuits, visiter les lieux où elle n’eut rien à souffrir des hommes ? Alors, si vous passez sous les ormes du cimetière ou dans les allées de Barac’h, écoutez, le soir, mêlé aux vents dans les ramures, le doux et triste amen de « l’innocent ».

 

 

 

Narcisse QUELLIEN,

Contes et nouvelles du pays de Tréguier,

1898.

 

 

 

 

 

 

 

 

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