Les deux rameaux
I
Le jour où je m’en allai, loin de mon pays, – j’ai dit l’adieu à tous ;
Et en passant devant le cimetière, – au pied de la croix je me suis agenouillé.
Une couronne faite d’épine et de lis, – je l’ai plantée là dans la terre glaise,
Une branche d’épine, ornée – de lis blancs attachés tout autour ;
Et j’ai prié le Seigneur-Dieu – (si Dieu peut écouter ces sortes de prières) :
« Celle qui tient mon pauvre cœur : – je souhaite que l’Anko me vienne en secours.
« Et qu’il l’étreigne d’angoisse, – si elle doit jamais m’oublier !
« Comme un épieu dans les roues d’une charrette entravée, – que ce rameau d’aubépine traverse alors son cœur sans amour,
« Et que son âme, retenue au milieu de ces lis blancs, – y reste à faire sa pénitence nuit et jour !
« Et qu’un sort semblable m’attende moi-même !... » – Craignez de telles imprécations.
Avant que fut desséchée la branche d’épine verte, – ou flétris les lis, au pied de la croix,
(t) La Mort ou Ange-Noir qui la précède, dans la légende bretonne.
La tête avait tourné à la jeune fille ; – mes pleurs ont coulé comme l’eau courante d’un étang.
J’avais jeté un sort à ma douce – mignonne, – et elle s’est mariée à l’Anko.
Dans le cimetière de notre paroisse, à présent, – elle dort le doux sommeil suprême.
II
Quand je me mis en chemin, n’ayant rien pour soutenir mon cœur, – je coupai une branche d’if dans la demeure des défunts.
Rameau d’if charmant, quels parfums tu as répandus, – comme des herbes sur une plaie, autour du triste exilé !
Quand monte l’affliction, comme un vent d’orage (se lève) sur la mer, – l’if des morts m’apporte des souvenirs de l’Arvor.
N est-ce pas la plage que je revois là-bas, et plus loin des navires, – et les cormorans qui croassent en tournoyant autour de la grève ?
Au milieu des vastes bois s’ébattent toujours les oiseaux follement, – avant que le soleil se cache derrière la crête des montagnes ;
Par le chemin creux éclatent les coups de fouet du charbonnier, – et la voix du coureur-de-routes, quand il chante, si insoucieux !
À l’heure du souper, près de la maison d’école qui était sur la place haute, – il me semble encore entendre ma pauvre mère m’appeler !
Les cloches sonnent à la volée : c’est pour la grand’messe, – ou pour quelque baptême, ou pour un deuil peut-être.
L’église est parée, et voici en sortir – un cortège de jeunes filles habillées de blanc, ainsi qu’à la fête de la Vierge :
Il y en a six qui portent une de leurs compagnes à sa tombe vers la colline, – six autres entonnent le cantique qui ouvre les portes du paradis...
Et chaque nuit s’éveillent ainsi les voix qui se sont éteintes pour l’éternité, – lorsque mes regards tombent sur cette branche d’if.
III
J’aime sous la lueur des étoiles – suivre des yeux les nuées suspendues au firmament, – ce promenoir des âmes en peine.
Et j’ai entrevu, un soir, des femmes en procession – allant vêtues de noir, un voile sur la tête ; – l’une, toute seule en arrière, eut alors une défaillance ;
Elle porta la main à son cœur ; – il était transpercé d’une épine, – au bout de laquelle fleurissaient des lis.
Or j’ai entendu, cette nuit-là, – dans mon sommeil, une petite voix douce, – qui me parlait si pitoyable :
« S’il vous plaisait de me relever de ma pénitence, – alors retournez vite sur ma tombe ; – et vous y planterez vous-même cette branche d’if... »
Pour la retrouver, Dieu le sait, – je traverserais une mer de douleur – et même le feu incomparable du purgatoire ;
Mais je sais aussi qu’elle me fut destinée, – puisqu’elle est dans la peine, jusqu’à ce que j’aille – à genoux la délivrer ;
Et, quand je l’aurai tirée de l’angoisse, – elle ne reviendra plus sur les nuages légers se lamenter, – et jamais je ne la reverrai plus, non jamais...
Et je reste donc sans pitié d’elle, hélas ! – Ma pénitence à moi serait trop dure. – Mais je lui porterai à elle le rameau d’if toujours vert,
Lorsque Dieu m’appellera moi-même ; – et à son tour elle percera mon cœur – de son épine, et qu’elle le transperce profondément !
Et mon âme pénitente ne la quittant plus, – tous les deux ensemble sous la lueur des étoiles – nous irons avec les nuées, sans fin...
N. QUELLIEN.
Paru dans Psyché en 1892.