Le Psautier de Mayence

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Jean RAY

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les gens qui vont mourir mettent, en général, peu de formes à leurs mots ultimes ; pressés de résumer toute leur vie, ils soumettent leurs paroles à une rigoureuse concision.

Pourtant dans le poste du chalutier Nord-Caper de Grimsby, Ballister allait mourir.

On avait, en vain, tâché d’aveugler les voies rouges par où sa vie s’échappait. Il n’avait pas de fièvre, son parler était égal et rapide. Il ne semblait voir ni les linges ni la cuvette sanglante : son regard suivait des images lointaines et redoutables.

Reines, le marconiste prenait des notes.

Reines occupe ses moindres minutes de loisir à écrire des contes et des essais pour d’éphémères revues littéraires ; sitôt qu’une d’elles naît dans Paternoster Row, soyez certain de lire le nom d’Archibald Reines parmi ses collaborateurs.

Ne soyez donc pas étonnés de la tournure un peu spéciale, donnée à ce monologue final d’un marin blessé à mort. La faute en est à Reines, littérateur sans gloire, qui l’a transcrit. Mais ce que je certifie, c’est que les faits sont tels que Ballister les rapporta devant quatre membres de l’équipage du Nord-Caper : le patron Benjamin Cormon, John Coperland, second du bord et maître de pêche, votre serviteur, Éphraïm Rose, mécanicien et Archibald Reines le prénommé.

Ainsi parla Ballister :

C’est à la taverne du Cœur Joyeux que je rencontrai le maître d’école, que l’affaire fut débattue et qu’il me donna des ordres.

Le Cœur Joyeux est plutôt une auberge de bateliers que de marins. Sa misérable façade se reflète dans un arrière-dock de Liverpool où s’amarrent les péniches des eaux intérieures.

Je regardais le plan fort bien dessiné d’un petit schooner.

– C’est presque un yacht, dis-je, qui par gros temps doit pouvoir marcher au plus près ; et cette poupe assez large, par vent debout nous permettra de bien manœuvrer.

– On a encore le moteur auxiliaire, dit-il.

Je fis la moue, ayant toujours aimé la navigation à voile par sport et par grand amour de la mer.

– Chantiers Halett and Halett, Glascow, dis-je, année de construction 1909. Un gréement admirable ? Avec six hommes, ces soixante tonneaux tiendront mieux la mer qu’un paquebot.

Il prit une mine très satisfaite et commanda des boissons choisies.

– Pourquoi, ajoutai-je, lui enlevez-vous le nom de Hen-Parrot ? C’est un nom agréable ; une perruche est un volatile qui m’a toujours plus.

– Cela, fit-il avec un peu d’hésitation, est une affaire de... cœur, de gratitude si vous aimez mieux.

– Ainsi, le bateau s’appellera le Psautier de Mayence. Très drôle... Mais au fond, c’est original.

L’alcool le rendit un peu plus loquace.

– Ce n’est pas cela, dit-il. Il y a un an, un grand-oncle mourut et me laissa en héritage une malle bourrée de vieux livres.

– Peuh !

– Attendez ! Je les remuais sans grande joie, quand un bouquin attira mon attention : c’était un incunable...

– Vous dites ?

– Cela, fit-il, avec un peu de supériorité, se dit d’un livre qui date des premiers temps de l’imprimerie ; et quelle ne fut pas ma stupeur en croyant reconnaître la marque quasi héraldique de Fust et de Schaeffer !

» Ces noms ne vous disent pas grand-chose sans doute : ce furent les associés de Gutenberg, l’inventeur de l’imprimerie, et le livre que j’avais entre les mains n’était autre qu’un exemplaire rarissime et splendide du fameux Psautier de Mayence, imprimé vers la fin du XVe siècle.

Je pris un air poli d’attention et de fausse compréhension.

– Ce qui vous fera plus d’impression, Ballister, continua-t-il, c’est qu’un tel bouquin valait une fortune.

– Oh ! Oh ! fis-je soudain intéressé.

– Oui, un beau paquet de livres sterling assez important pour acquérir l’ancien Hen-Parrot et pour payer largement l’équipage de six hommes pour la croisière que je désire faire. Comprenez-vous pourquoi je veux donner un nom si peu maritime à notre petit navire ?

Je le comprenais parfaitement et le félicitai pour sa grandeur d’âme.

– Pourtant, dis-je, je trouverais plus logique de lui donner le nom de ce cher oncle à héritage.

Il éclata d’un rire déplaisant et je me tus, décontenancé par cette inconvenance de la part d’un homme instruit.

– Vous partirez de Glascow, dit-il, et vous conduirez le bateau par le North-Minch, jusqu’au cap Wrath.

– Damnés parages, dis-je.

– C’est parce que vous les connaissez, Ballister, que je vous ai choisi.

Dire d’un marin qu’il connaît cet horrible corridor d’eau qu’est le détroit de Minch, est la plus belle louange qu’on puisse lui chanter. Mon cœur en frémit de joie orgueilleuse.

– Ça, dis-je, c’est vrai. J’ai même failli laisser ma peau entre le Chicken et le Triumpan Head.

– Il y a, continua-t-il, au sud de Wrath, une petite baie bien abritée que seuls quelques hardis compagnons connaissent, sous un nom qui ne figure pas sur les cartes : le Big-Toe.

Je lui jetai un regard admiratif et étonné.

– Vous connaissez cela ? dis-je, diable... Voilà quelque chose qui vous vaudrait une grande considération parmi les gens de la douane et, probablement, des coups de couteau de certains garçons de la côte.

Il eut un geste d’insouciance.

– Je rejoindrai le bord au Big-Toe.

– Et de là ?

Il m’indiqua une direction ouest précise.

– Hm, fis-je, un vilain coin, un véritable désert d’eau semé de pitons rocheux. Nous ne verrons pas beaucoup de fumées sur l’horizon.

– C’est bien cela, dit-il.

Je clignai de l’œil, croyant comprendre.

– Pour moi, dis-je, vos affaires ne me regardent pas du moment que vous payez comme vous l’avez dit.

– Je crois que vous vous trompez quant à mes affaires, Ballister ; elles ont un caractère... euh ! plutôt scientifique, mais de telle façon que je ne tiens pas à me faire voler une découverte par l’un ou l’autre envieux. Peu importe du reste, je paye comme je l’ai dit, très bien.

Quelques minutes se passèrent à boire.

Je me sentais un peu blessé dans ma dignité d’homme de la mer de devoir reconnaître qu’un méchant bar de barbotteurs d’eau douce, comme le Cœur Joyeux, servait des boissons si confortables, et puis, comme nous allions aborder la question de l’équipage, notre conversation dériva bizarrement.

– Je ne suis pas un marin, dit-il avec brusquerie. Ne comptez donc en rien sur moi pour la manœuvre. Mais je ferai le point : je suis maître d’école.

– Je respecte beaucoup le savoir, dis-je, et n’en suis pas du tout dépourvu. Maître d’école ? Parfait, parfait !

– Oui, dans le Yorkshire.

J’eus un mouvement de bonne humeur.

– Cela me rappelle Squeers, dis-je, le maître d’école de Greta-Bridge dans le Yorkshire, dans Nicholas Nickleby. Vous n’avez pas le type de ce vilain homme. Mais plutôt... voyons, laissez-moi réfléchir une minute...

Je regardai longuement sa petite tête osseuse et obstinée, sa belle chevelure drue, ses yeux vairons de singe, son vêtement avare et propre.

– J’y suis, m’écriai-je, Headstone dans L’Ami commun.

– Au diable, dit-il d’un air fâché, je ne suis pas ici pour vous entendre dire des choses désagréables sur ma personne. Gardez vos souvenirs littéraires pour vous, monsieur Ballister, il me faut un marin et non un lieu de romans ; pour les livres, je suis toujours là, il me semble.

– Pardon, ripostai-je, vexé, car en général mes lectures me posent dans le milieu où je vis. Je ne suis pas une brute et vous n’êtes pas le seul à avoir de l’instruction ; j’ai mon brevet de capitaine caboteur.

– Admirable, dit-il, en ayant l’air de se moquer.

– N’était cette sotte histoire de vol de câbles et de suif, où je fus pour bien peu de choses, je ne serais pas ici à débattre la paye du patron d’un sale caboteur de soixante tonneaux !

Il se radoucit.

– Je n’ai pas voulu vous froisser, dit-il gentiment, capitaine caboteur, c’est quelque chose.

– En effet, mathématiques, géographie, hydrographie des côtes, éléments de mécanique céleste ; je ne puis me retenir de reprendre une phrase de Dickens : Tout en... Ballister !

Cette fois, il se mit à rire joyeusement.

– Je ne vous ai pas jugé à votre valeur, Ballister. Reprenez-vous du whisky ?

C’était mon côté faible.

Je souris à mon tour. Une nouvelle bouteille vint sur la table et la mauvaise entente s’évanouit comme une fumée de pipe.

– Reprenons, dis-je, le rôle de l’équipage. Voyons : il y a Turnip. C’est un drôle de nom, mais celui qui le porte est un bon garçon et un bon marin ; il y a, hm... une affaire de tred-mill dans son passé tout proche. Cela est-il un inconvénient ?

– Pas le moins du monde.

– C’est parfait. Vous l’aurez pour un prix raisonnable, surtout si vous embarquez un peu de rhum. Oh ! du rhum frais : il n’est pas regardant à la qualité, pourvu que la bonne mesure y soit. Il y a aussi le Flamand Steevens ; il ne parle jamais, mais il lui est aussi aisé de briser une chaîne d’amarrage, qu’à vous de mordre un morceau de tuyau d’une pipe de Hollande.

– Une ridicule histoire de tred-mill également, n’est-ce pas ?

– Cela n’existe pas dans son pays, mais l’équivalent n’est pas improbable.

– Va pour... Comment alors ?

– Steevens.

– Steevens... Cher ?

– Pas du tout. Il se rattrape sur le lard salé et le biscuit. Et le current jam, si vous en achetez pour les provisions de bord.

– Une demi-tonne, si vous voulez.

– Il sera votre esclave. Je pourrais vous proposer maintenant Walker, mais il est très laid.

– Vous êtes un humoriste, Ballister !

– C’est que sa figure, où il manque une moitié de nez, un peu de menton et une oreille entière, n’est pas amusante à regarder pour quelqu’un qui n’a pas l’habitude du musée des horreurs de la dame Tussaud. Surtout que cette opération a été faite à la diable, par des matelots italiens qui étaient un peu pressés.

– Et avec ça, cher ami ?

– Deux excellents garçons encore : Jellewyn et Friar Tuck.

– Walter Scott après Dickens !

– Je ne voulais pas le dire, mais puisque vous le remarquez... Donc Friar Tuck ; je ne lui connais que ce nom, il est un peu cuisinier, un Maître Jacques de la mer.

– C’est charmant, dit-il. Monsieur Ballister, je ne puis assez me féliciter d’avoir rencontré un homme intelligent et cultivé comme vous.

– Jellewyn et Friar Tuck ne se séparent jamais ; qui voit l’un voit l’autre et qui engage l’un, engage son compagnon en même temps : ce sont des êtres complémentaires.

Je me penchai vers lui comme pour une confidence :

– Des gens un peu mystérieux ; on dit que Jellewyn a du sang de roi dans les veines et que Friar Tuck serait un valet dévoué qui le suit dans le malheur.

– Le prix est à l’avenant de ce mystère, sans doute ?

– Précisément. Il y a des chances pour que ce prince déchu ait conduit son automobile dans le temps ; il est donc tout désigné pour s’occuper de votre moteur auxiliaire.

C’est à ce moment que se passe un petit intermède assez incohérent quant à la marche des choses de ce récit, mais que je me rappelle avec un certain malaise.

Un pauvre diable venait d’entrer dans le bar, poussé aux épaules par la rafale nocturne. C’était une sorte de pitre efflanqué, noyé comme un chien par l’averse, un véritable hooligan lavé et déteint par toutes les misères de la mer et des ports.

Il demanda un verre de gin et y porta les lèvres avec gourmandise. Soudain, j’entendis un bruit de verre cassé et je vis le hooligan, les mains en l’air, fixer mon compagnon avec une terreur indicible, puis d’un bond regagner la bourrasque du dehors sans ramasser la monnaie de la demi-couronne qu’il avait déposée sur le comptoir. Je ne crois pas que le maître d’école remarqua l’incident, du moins il n’en eut pas l’air mais je me demande encore quelle raison formidable avait poussé ce pauvre parmi les pauvres à perdre son argent, à arroser le sol de son gin et à s’enfuir dans la rue glaciale, alors que le bar était capitonné d’exquise chaleur.

 

 

Par les premiers jours d’un printemps extrêmement doux, le North-Minch s’ouvrit devant nous comme pour une fraternelle accolade.

Quelques courants rageurs déferlaient encore sournoisement, mais on les détectait à leur dos vert, onduleux comme des tronçons de reptiles mutilés.

Une de ces curieuses brises du Sud-Est, qui ne soufflent que dans ce soin, nous apporta, de deux cent milles de là, la senteur des premières floraisons et des lilas précoces d’Irlande et aidèrent le moteur auxiliaire à nous pousser vers le Big-Toe.

Là, par exemple, le mode et la chanson changèrent.

Des tourbillons se creusaient dans l’eau en sifflant comme des sirènes à vapeur. Nous les évitâmes à grand-peine. Un « derelickt » vert comme un banc de mousse, tiré d’un grand fond de l’Atlantique, jaillit presque sous les sous-barbe de notre beaupré et s’en alla éclater, en un sombre soleil de pourriture, contre une muraille de roche.

Vingt fois nous risquâmes de voir le Psautier de Mayence démâté comme en un seul trait de rasoir géant. Heureusement c’était un fameux voilier ; il tint la cape avec une élégance de vrai gentleman de l’océan. Une accalmie de quelques heures nous permit de faire tourner le moteur auxiliaire à toute allure et de franchir la minuscule passe du Big-Toe, au moment où une nouvelle colère de la marée accourait dans notre sillage, en une poussière verte d’eau flagellée.

– Nous sommes ici en onde peu hospitalière, avais-je confié à mes hommes. Si les garçons de la côte nous y trouvent, nous aurons à fournir des explications, et comme, avant d’avoir compris, ils tâcheront de nous faire filer, il sera bon de nous faire aider par des armes convenables.

 

 

Depuis huit jours nous étions à l’ancre dans cette petite baie, plus calme qu’une mare à canards. La vie nous était agréable.

L’approvisionnement du bateau en comestibles et en boissons était digne d’un yacht de renom.

En douze brasses de nage ou en sept coups d’aviron de la yole, on abordait une minuscule plage de sable rouge où s’égouttait un ruisselet d’eau douce, glacée comme un vrai Schweppes.

Turnip prenait à la ligne des petits flétans ; Steevens partait dans le hinterland constitué par des landes sauvages et désertes ; parfois suivant les caprices du vent, on entendait les coups de fouet de son fusil.

Il rapportait des perdrix, des coqs de bruyère, parfois un lièvre puissamment pattu, et toujours de ces délicieux lapins des brandes à la chair parfumée.

Le maître d’école ne parut pas.

On s’en souciait fort peu ; une paye de six semaines avait été réglée d’avance en bons billets d’une livre et de dix shillings, et Turnip affirmait qu’il ne disparaîtrait qu’avec la dernière goutte de rhum du bord.

Un matin, les choses se gâtèrent.

Steevens venait de remplir un tonnelet d’eau fraîche, quand un son aigu vibra au-dessus de sa tête et, à un pied de son visage, un bout de roche sauta en poussière. C’était un homme flegmatique ; sans hâte il entra dans la crique, repéra un filet de fumée bleue qui montait d’une fissure de roche, dédaigna les petites gifles hargneuses qui frappaient la surface à ses côtés et regagna paisiblement le bord à la nage. Il entra dans le poste où l’équipage s’éveillait et dit :

– On est en train de tirer sur nous.

Deux ou trois coups secs sur les flancs de notre voilier ponctuèrent sa phrase.

Je décrochai un mousqueton du râtelier et montai sur le pont.

Je fis un salut instinctif à la balle qui passait en un furieux coup d’archet ; une seconde plus tard une poignée d’éclats de bois sauta en l’air et le rouleau de bronze du gui sonna sous l’écrasement d’un lingot de plomb.

Je levai mon fusil vers la fissure de la roche que Steevens m’indiquait et d’où montaient les copieuses fumées d’une vieille poudre noire, quand la fusillade cessa soudain et fut remplacée par des vociférations et des appels de frayeur.

Un coup sourd sonna lugubrement sur la plage brune. Je chancelai d’horreur : un homme venait de s’y aplatir, tombant d’une hauteur de trois cents pieds, de la falaise à pic. Son corps brisé s’enfonça presque entièrement dans le sable. Je lui reconnus le rude costume de cuir des naufrageurs du Wrath.

Mes yeux se détachèrent à peine de la masse immobile et flétrie quand Steevens me toucha l’épaule.

– Il y en a un second qui vient, dit-il.

Une forme déhanchée et ridicule fondait du haut du ciel vers le sol ; cela ressemblait à la chute désarticulée et loqueteuse des énormes oiseaux voiliers que le plomb a frappés à grande hauteur et qui, vaincus par le poids et trahis par l’air, dégringolent sans prestige.

Pour la seconde fois le sable sonna avec un bruit atroce et blet. Cette fois-ci une patibulaire figure frissonna quelques secondes à gros bouillons pourpres, face au soleil. Steevens leva lentement la main vers la crête de la falaise :

– Encore un, fit-il d’une voix légèrement altérée.

Des hurlements sauvages retentissaient au haut des roches ; nous vîmes tout à coup le buste d’un homme se dessiner sur le ciel, se débattre contre quelque chose d’invisible, faire un geste désespéré, puis voler en l’air comme au sortir d’une catapulte. Son corps s’écrasait déjà à côté des deux autres, que son cri planait encore, descendant vers nous en une lente vrille de désespoir.

Nous restions immobiles.

– C’est égal, dit Jellewyn, ils en voulaient à notre peau et pourtant je voudrais venger ces pauvres diables. Voulez-vous me donner votre mousqueton, monsieur Ballister ! Friar Tuck, viens ici !

La tête rasée de l’interpellé émergea des profondeurs du bateau.

– Friar Tuck vaut un chien de chasse, expliqua Jellewyn, avec un peu de condescendance. Ou plutôt il en vaut dix : il sent le gibier de très loin. C’est un phénomène.

– Que penses-tu de ce gibier, mon vieux ?

Friar Tuck dégagea sa ronde et massive silhouette et roula plutôt qu’il ne marcha vers la lisse.

Son regard aigu scruta les cadavres aplatis, trahit un étonnement profond, puis une teinte terreuse glissa sur sa face.

– Friar, dit Jellewyn avec un rire nerveux, tu en as bien vu d’autres et pourtant tu pâlis comme une jeune chambrière.

– Eh ! non, répondit sourdement le matelot, ce n’est pas ça... Il y a du vilain là-dessous. Il y a...

– Tirez sur la brèche, monseigneur, cria-t-il tout à coup. Là, là, vite !

Jellewyn se retourna furieux :

– Tuck, je t’y reprends à me coller ce damné nom !

L’homme grondé ne répondit pas, il secoua la tête.

– Trop tard, c’est passé, murmura-t-il.

– Quoi ? demandai-je.

– Ben, la chose qui guettait dans la brèche, dit-il niaisement.

– Qu’était-ce ?

Friar Tuck me jeta un regard sournois.

– Je ne sais pas. Et puis c’est passé.

Je ne poussai pas mon interrogation plus loin. Deux coups de sifflet stridents retentirent au haut des roches ; puis une ombre s’agita sur le pan de ciel de la brèche.

Jellewyn leva son arme ; je l’écartai.

– Faites donc attention que diable !

Du haut de la brèche, par une sorte de sentier que nous n’avions pas aperçu, le maître d’école descendait vers la plage.

 

 

On avait réservé au maître d’école une belle cabine à l’arrière, et transformé pour moi le salon contigu en un confortable room à deux couchettes.

Dès son arrivée à bord, il se cloîtra dans sa cabine, passant le temps à compulser un tas de livres ; une ou deux fois par jour il montait sur le pont, se faisait apporter le sextant, et minutieusement faisait une observation.

Nous marchions au nord-ouest.

– C’est le cap sur l’Islande, avais-je dit à Jellewyn.

Il avait regardé attentivement une carte marine et griffonné une indication et un chiffre.

– Pas tout à fait. Plutôt vers le Groenland.

– Bah ! avais-je répondu, l’un ou l’autre...

Et avec la même insouciance, il avait approuvé.

Nous avions quitté le Big-Toe par beau temps, laissant, derrière nous, les monts de Ross se chauffer les bosses au soleil levant.

Nous croisâmes ce jour-là un bateau de Hébrides monté par des gueules plates 1 que nous injuriâmes copieusement ; vers le soir, un dundee, toutes voiles dehors, se profila sur l’horizon.

Le lendemain, la mer avait grossi ; nous vîmes à tribord sous le vent un vapeur danois luttant contre les vagues. Il s’entourait d’une telle fumée que nous ne pûmes lire son nom.

Ce fut le dernier bateau qui fut aperçu.

Il est vrai qu’à l’aube du troisième jour, deux fumées étaient au sud, et Walker disait que c’était un aviso de la marine britannique, mais ce fut tout.

Le même jour, nous vîmes souffler au loin un orkue, et sa basse grave vibra jusqu’à nous : ce fut là la dernière manifestation de la vie autour de notre bord.

Le maître d’école m’invitait le soir à venir prendre un verre chez lui.

Lui-même ne buvait pas ; ce n’était plus le loquace compagnon de l’auberge du Cœur Joyeux, mais il était resté un homme convenable et bien élevé, car jamais il ne laissait mon verre vide, et, pendant que je buvais, il tenait son regard fixé sur ses livres.

Je dois avouer que de ces journées je ne garde que peu de souvenirs. La vie était monotone ; pourtant l’équipage me sembla soucieux, peut-être à cause d’un intermède un peu brusque qui arriva un soir.

Nous fûmes tous, pour ainsi dire en même temps, pris de nausées violentes et Turnip cria que nous étions empoisonnés.

Je lui ordonnai sévèrement de se taire.

Il faut dire que ce malaise passa vite ; une saute de vent nous obligea à une rude manœuvre qui nous fit tout oublier.

L’aube se leva sur le huitième jour de voyage.

 

 

Je trouvai des figures soucieuses et fermées.

Je connaissais ces têtes-là ; sur mer, elles ne disent rien qui vaille.

Elles dénotent un sentiment inquiet, grégaire et hostile, qui groupe les hommes, les fait fondre ensemble en une même peur ou une même haine ; une force mauvaise leur sert d’ambiance et empoisonne l’atmosphère du bateau. Ce fut Jellewyn qui prit la parole :

– Monsieur Ballister, dit-il, nous voulons vous parler, et nous voulons surtout parler à l’ami, au grand camarade de bourlingue que vous êtes pour chacun de nous, plutôt qu’au capitaine.

– Voilà un beau préambule, dis-je en ricanant.

– C’est bien parce que vous êtes un ami qu’on y met des formes, gronda Walker, et son affreuse figure difforme se tordit.

– Racontez, dis-je brièvement.

– Eh bien ! continua Jellewyn, il y a quelque chose qui ne va pas autour de nous, et le pire, c’est que personne de nous ne peut l’expliquer.

Je jetai un regard sombre autour de moi, et brusquement je lui tendis la main.

– C’est vrai, Jellewyn, je le sens comme vous.

Les figures se rassérénèrent ; les hommes trouvaient un allié dans leur chef.

– Regardez la mer, monsieur Ballister.

– Je l’ai vue comme vous, dis-je en baissant la tête.

Eh oui ! depuis deux jours je voyais...

La mer avait pris un aspect insolite que malgré mes vingt ans de navigation, je ne me rappelais pas avoir vu sous aucune latitude.

Des stries étrangement colorées la traversaient, des bouillonnements soudains et bruyants l’agitaient parfois ; des bruits inconnus, comme des rires, partaient tout à coup d’une houle brusquement accourue et faisaient se retourner les hommes avec des mouvements d’effroi.

– Plus aucun oiseau ne nous suit, murmura Friar Tuck.

C’était vrai.

– Hier soir, dit-il de sa voix grave et lente, un petit troupeau de rats qui nichait dans la soute aux vivres s’est rué sur le pont, puis, en bloc, s’est jeté à l’eau. Je n’ai jamais vu chose pareille.

– Jamais ! dirent tous les marins en un écho sombre.

– J’ai plus d’une fois fait route dans ces parages, dit Walker, et vers la même époque. Cela devrait être noir de macreuses, et des bandes de marsouins devraient nous suivre du matin au soir. En voyez-vous ?

– Avez-vous regardé le ciel hier soir, monsieur Ballister ? me demanda Jellewyn à voix basse.

– Non, avouai-je, et je dus rougir un peu. J’avais bu énormément dans la compagnie silencieuse du maître d’école, et je n’étais pas remonté sur le pont, terrassé par une puissante ivresse qui me tenaillait encore les tempes d’un restant de migraine.

– Où ce diable d’homme nous mène-t-il ? demanda Turnip.

– Diable, oui, affirma Steevens le taciturne.

Chacun avait dit son mot.

Je pris une résolution soudaine.

– Jellewyn, dis-je, écoutez-moi. Je suis le patron ici, c’est vrai, mais je n’ai aucune honte d’avouer devant tous que vous êtes le plus intelligent du bord, et je sais aussi que vous êtes un marin peu ordinaire.

Il eut un sourire navré.

– Soit, dit-il.

– Je pense que vous en savez plus que nous.

– Non, répondit-il avec franchise. Mais Friar Tuck est un phénomène assez... curieux. Comme je vous l’ai déjà dit, il presse certaines choses sans pouvoir les expliquer. Il a, comme qui dirait, un sens de plus que nous, le sens du danger. Friar Tuck, parle !

– Je sais peu, dit la voix grave, presque rien, si ce n’est que quelque chose est autour de nous, pire que tout, pire que la mort ! Nous nous regardâmes avec terreur.

– Le maître d’école, continua Friar Tuck, en semblant chercher péniblement ses mots, n’est pas étranger à cela.

– Jellewyn, criai-je, je n’en ai pas le courage, mais allez le lui dire, vous !

– Bien, dit-il.

Il descendit. Nous l’entendîmes frapper à la cabine du maître d’école, frapper et frapper encore, puis, ouvrir la porte.

Des minutes de silence passèrent.

Jellewyn remonta ; il était pâle.

– Il n’y est pas, dit-il, cherchez par tout le bateau ; il n’y a pas de cachette qui puisse retenir longtemps un homme.

Nous cherchâmes, puis, un à un, remontâmes sur le pont, nous regardant mutuellement avec appréhension. Le maître d’école avait disparu.

 

 

À la nuit tombante, Jellewyn me fit signe de venir sur le deck et me montra la flèche du grand mât.

Je crois que je suis tombé à genoux.

Un ciel étrange se voûtait sur la mer grondante ; les constellations familières n’y étaient plus ; des astres inconnus, aux groupements géométriques nouveaux, brillaient faiblement dans un abîme sidéral d’un noir effrayant.

– Jésus ! dis-je. Dieu ! Où sommes-nous ?

De lourds nuages envahissaient le ciel.

– Cela vaut mieux, dit Jellewyn calmement, ils auraient pu s’en apercevoir et devenir fous. Où nous sommes ? Le sais-je ? Faisons machine arrière, monsieur Ballister, bien que cela soit inutile, à mon avis...

Je pris ma tête dans mes mains.

– Depuis deux jours la boussole est inerte, murmurai-je.

– Je le savais, dit Jellewyn.

– Mais où sommes-nous ? Où sommes-nous ?

– Soyez calme, monsieur Ballister, dit-il, avec un peu d’ironie ; vous êtes le capitaine, ne l’oubliez pas. Je ne sais pas où nous sommes. Je pourrais émettre une hypothèse ; c’est un mot savant qui couvre une imagination parfois fort audacieuse.

– Qu’importe, répondis-je, je préfère entendre des histoires de sorciers et de diables que ce démoralisant : « Je ne sais pas. »

– Nous sommes probablement sur un autre plan de l’existence. Vous avez des connaissances en mathématiques ; elles vous aideront à comprendre. Le monde tridimensionnel qui est le nôtre est probablement perdu pour nous, et je définirai celui-ci, par le monde de la énième dimension, ce qui est très vague. En effet, nous serions par l’effet d’une inconcevable magie ou d’une monstrueuse science transportés sur Mars ou sur Jupiter, ou même sur Aldébaran, que cela ne nous empêcherait pas de voir, dans certaines régions du ciel, s’allumer les constellations que nous apercevons de la terre.

– Mais le soleil, hasardai-je ?

– Une similitude, une coïncidence de l’infini, une sorte d’astre équivalent peut-être, répondit-il. D’ailleurs ce ne sont là que des suppositions, des mots, des choses creuses, et puisqu’il nous sera, je crois, permis de mourir dans ce monde étrange aussi bien que dans le nôtre, j’estime que nous pouvons garder le calme.

– Mourir, mourir, fis-je ; je défendrai ma peau !

– Contre qui ? demanda-t-il narquoisement.

– Il est vrai, ajouta-t-il, que Friar Tuck parlait de choses pires que la mort. S’il y a des avis ou des opinions qu’il ne faut pas dédaigner dans le danger, ce sont les siens.

Je revins à ce qu’il appelait sa théorie.

– La énième dimension ?

– Pour l’amour du Ciel, dit-il avec nervosité, ne donnez donc pas à ma pensée une importance si réelle. Rien ne prouve que la création soit possible en dehors de nos trois vulgaires dimensions. Aussi bien que nous ne découvrons pas des êtres idéalement plats, relevant du monde des surfaces, ou linéaires à dimension unique, aussi bien nous ne sommes pas discernables aux entités, s’il y en a, qui en possèdent plus que nous. Je n’ai ni le cœur ni l’esprit en ce moment, monsieur Ballister, à vous faire un cours d’hypergéométrie, mais ce qui est certain pour moi, c’est qu’un espace, différent du nôtre proprement dit, existe ; celui que nos rêves, par exemple, nous font discerner et qui présente sur un plan unique le passé, le présent, et peut-être l’avenir ; le monde même des atomes et des électrons, avec des astres tourbillonnants ; des espaces relatifs et immenses aux vies vertigineuses et mystérieuses.

Il eut un grand geste de lassitude.

– Quel fut le but de cet énigmatique maître d’école en nous menant dans ces parages du diable. Comment et surtout pourquoi disparut-il ?

Tout à coup je me frappai le front. Je venais de me souvenir à la fois de l’expression d’effroi de Friar Tuck et celle du malheureux hooligan, au cabaret du Cœur Joyeux.

Je racontai la chose à Jellewyn.

Il hocha lentement la tête.

– Il ne faut pourtant pas que nous exagérions ce pouvoir plus ou moins appréhensif de mon ami. Dès le premier jour, Friar Tuck m’a dit en voyant le passager : « Cet homme me fait l’effet d’un mur infranchissable derrière lequel doit se passer quelque chose d’immense et de terrible. » Je ne l’ai pas questionné davantage ; c’était inutile ; il n’en savait pas plus. Sa perception occulte se traduit par une image et sans doute s’impose-t-elle ainsi à son cerveau ; il ne pourrait absolument pas l’analyser. Cette appréhension de Friar Tuck date même de plus loin. Dès qu’il apprit le nom de notre schooner, il sembla s’inquiéter, disant qu’il y avait beaucoup de malice là-dessous. Et comme j’y songe à présent, je vous rappellerai qu’en astrologie les noms des êtres et des choses ont un rôle d’avant-plan. Or, l’astrologie est une science de la 4e dimension, et des savants comme Nordmann et Lewis commencent à s’apercevoir avec effarement que les arcanes de cette millénaire sagesse et celle de la science moderne des radioactivités et celle, toute neuve, de l’hyperespace, sont sœurs tri-jumelles.

Je sentais que Jellewyn discourait ainsi pour essayer de se rassurer lui-même, comme s’il voulait expliquer au monde qui nous environnait, sa raison, son essence naturelle, croyant vaincre de la sorte la terreur qui venait vers nous, du fond de l’horizon de tôle noire.

– Comment marcherons-nous ? demandai-je, déposant presque toute autorité.

– Nous faisons route tribord amure, dit-il. La brise me semble très égale.

– Mettrons-nous à la cape ?

– Pourquoi ? Faisons plutôt du chemin, prenons quelques ris en prévision d’un grain que rien n’annonce du reste.

– Walker prendra la barre pour commencer, dis-je. Il n’aura qu’à regarder s’il ne voit pas blanchir des brisants ; si nous tossons un piton noyé trop bas, nous descendrons d’un cran dans l’eau.

– Bah ! dit Jellewyn, ce serait peut-être bien la meilleure solution pour nous tous.

Je ne pensais pas qu’il pût si bien dire.

Si le danger repéré affermit l’autorité d’un chef, l’inconnu le rapprocha du niveau de ses hommes.

Ce soir, le poste fut déserté et tout le monde s’installa dans le salon exigu qui me servait de cabine.

Jellewyn nous fit présent, hors de sa propre réserve, de deux dames-jeannes contenant un rhum fameux, qui servit à faire un punch monstre.

Turnip devint d’une humeur charmante et commença une interminable histoire de deux chats, d’une jeune dame et d’une villa à Ipwich, histoire où lui, Turnip, avait joué un rôle avantageux.

Steevens s’était confectionné des sandwiches fantastiques avec du biscuit de mer et du corned-beef.

Une lourde fumée de navy-cut tassait un brouillard dense autour de la lampe à pétrole, suspendue immobile au cardan.

L’atmosphère était agréable et familière ; le punch aidant, j’allais bientôt sourire aux contes bleus que Jellewyn m’avait servis auparavant.

Walker emporta sa part de punch chaud dans une bouteille thermos, et s’emparant d’un fanal allumé, nous souhaita le bonsoir et monta prendre son quart.

Ma pendulette compta lentement neuf heures.

Un mouvement accentué du bateau nous apprit que la mer devenait plus heurtée.

– Nous avons peu de toile dehors, dit Jellewyn.

J’approuvai silencieusement de la tête.

La voix de Turnip ronronnait monotone, s’adressant à Steevens qui écoutait en broyant du biscuit entre les meules splendides de sa denture.

Je vidai mon verre et le présentai à Friar Tuck pour le remplir, quand je vis l’expression hagarde de sa physionomie ; sa main serrait celle de Jellewyn, tous deux semblaient écouter quelque chose.

– Qu’est-ce... commençai-je.

Mais au même instant une bruyante imprécation éclata au-dessus de nos têtes, suivie d’une course rapide de pieds nus vers le roof, puis d’un cri affreux.

Nous nous regardions horrifiés. Un appel aigu, une sorte de tyrolienne se fit entendre loin sur la mer.

Déjà, comme un seul homme, nous nous étions rués sur le pont, nous bousculant dans l’ombre.

Tout était tranquille pourtant, la voilure ronronnait d’aise ; près de la barre le fanal brûlait d’une belle flamme claire éclairant la forme trapue de la thermos abandonnée.

Mais il n’y avait plus personne à la barre !

– Walker ! Walker ! Walker ! criâmes-nous affolés.

Très loin vers l’horizon ouaté, par les brumes nocturnes, la mystérieuse tyrolienne nous répondit.

La grande nuit silencieuse avait englouti, pour toujours, notre pauvre Walker. Une aube sinistre, violette, comme le rapide soir des savanes tropicales, suivit cette nuit funèbre.

Les hommes abrutis par une insomnie angoissée, regardèrent la houle hachée ; le beaupré béguetait frénétiquement l’écume des crêtes.

Un large trou étant apparu dans notre fortune carrée, Steevens ouvrit la soute aux voiles pour la remplacer.

Friar Tuck sortit sa paumelle et s’apprêta pour un consciencieux raccommodage.

Tous les mouvements étaient instinctifs, mécaniques et moroses. Je donnais de temps en temps un coup à la barre en murmurant :

– À quoi bon... et puis, à quoi bon !

Turnip, sans avoir reçu un ordre, monta au grand mât. Je le suivis machinalement des yeux jusqu’à la haute vergue, puis la voilure le cacha à mes regards.

Tout à coup nous l’entendîmes crier sauvagement :

– Vite ! grimpez, il y a quelqu’un sur le mât !

Il y eut un bruit fantastique de lutte aérienne, puis un hurlement d’agonie, et en même temps, comme nous avions vu jaillir les corps des naufrageurs du Wrath du bord de la falaise, une forme rapide pirouetta haut dans les airs et retomba au loin dans les flots.

– Damnation ! rugit Jellewyn, en se ruant dans la mâture, suivi de Friar Tuck.

Steevens et moi, nous avions bondi vers l’unique yole ; déjà les bras formidables du Flamand la faisaient glisser vers l’eau, quand nous restâmes cloués de stupeur et d’épouvante. Quelque chose de gris, de luisant et d’indistinct comme du verre entoura soudain la yole, les chaînes sautèrent, une force inconnue fit pencher le schooner sur bâbord, une vague déferlante couvrit le pont et s’engouffra dans la soute à voiles encore ouverte.

Il n’y avait plus trace de la petite embarcation de secours aspirée par l’abîme.

Jellewyn et Friar Tuck descendirent.

Ils n’avaient vu personne.

Jellewyn prit un torchon et s’essuya les mains en frissonnant. Il avait trouvé la voilure et les manœuvres éclaboussées de sang tiède.

D’une voix déchirée, je récitai les prières des morts, entremêlant aux saintes paroles des malédictions à l’adresse de l’océan et du mystère.

 

 

Très tard nous montâmes sur le pont. Jellewyn et moi, décidés à passer la nuit ensemble à la barre.

Je crois qu’à un certain moment je me mis à pleurer et que mon compagnon me frappa affectueusement sur l’épaule. Puis un peu de calme revint : j’allumai ma pipe.

Nous n’avions rien à nous dire. Jellewyn semblait endormi à la barre ; moi, j’avais les regards perdus dans les ténèbres.

Soudain, je restai figé par un spectacle inouï. Je venais de me pencher sur la lisse de bâbord et je me relevai en poussant une exclamation étouffée.

– Avez-vous vu, Jellewyn, ou est-ce que j’ai la berlue ?

– Non, monsieur, dit-il tout bas, vous avez bien vu, mais pour l’amour de Jésus-Christ n’en dites rien aux autres. Leur cerveau est déjà bien assez près de la folie.

Il me fallut faire un effort pour revenir au bastingage.

Jellewyn se mit à mes côtés.

Le fond de la mer venait d’être embrasé par une vaste lueur sanglante qui s’étendait sous le schooner ; la clarté glissait sous la quille et illuminait par-dessous les voiles et les cordages.

Nous avions l’air d’être sur un bateau d’un théâtre de Drury-Lane, éclairé par une rampe invisible de mouvantes flammes de Bengale.

– Phosphorescence ? hasardai-je...

– Regardez donc, souffla Jellewyn.

L’eau était devenue transparente comme une boule de verre.

À une profondeur énorme nous vîmes de grands massifs sombres aux formes irréelles ; c’étaient des manoirs aux tours immenses, des dômes gigantesques, des rues horriblement droites, bordées d’édifices frénétiques.

Il nous semblait survoler, à une hauteur fantastique, une ville de furieuse industrie.

– On dirait qu’il y a du mouvement, murmurai-je angoissé.

– Oui, souffla mon compagnon.

Car cela grouillait d’une foule amorphe, d’êtres aux contours mal définis qui vaquaient à je ne sais quelle besogne fiévreuse et infernale.

– Arrière ! hurla soudain Jellewyn en me tirant brutalement par la ceinture.

Du fond de l’abîme un de ces êtres venait de surgir avec une vélocité incroyable, et en moins d’une seconde son ombre immense nous masqua la cité sous-marine ; c’était comme un flot d’encre s’épandant instantanément autour de nous.

La quille reçut un coup violent ; dans la clarté écarlate nous vîmes trois énormes tentacules, d’une hauteur de trois mâts superposés, battre hideusement l’espace et une formidable figure d’ombre piquée de deux yeux d’ambre liquide se hausser à la hauteur de la muraille de bâbord et nous jeter un regard effroyable.

Cela dura moins qu’une couple de secondes ; une houle brusque accourut par le travers.

– La barre à tribord, toute ! cria Jellewyn.

Il était temps : balancines rompues, le gui coupa l’air comme une hache, et le grand mât craqua au point de se briser. Les drisses sautèrent avec des tous clairs de corde de harpe.

La formidable vision s’était brouillée, et l’eau grondait, savonneuse. À tribord, sous le vent, la lueur courut comme une frange brûlante sur les hautes crêtes galopantes, puis s’évanouit.

– Pauvre Walker, pauvre Turnip, murmura Jellewyn dans un sanglot.

La sonnerie tinta dans le poste ; le quart de minuit commençait.

 

 

Une matinée sans évènements suivit.

Le ciel resta couvert d’une nuée épaisse, immobile, d’une sale teinte ocreuse ; il faisait relativement froid.

Vers midi, il me sembla voir derrière la haute brume, une tache lumineuse qu’on aurait pu prendre pour le soleil. Je résolus de déterminer cette position, bien qu’à l’avis de Jellewyn cela ne signifiât rien.

La mer était forte ; je tâchai de tenir l’horizon, mais chaque fois des vagues rapides accouraient dans mon champ de vision et l’horizon bondissait dans le ciel.

Pourtant j’y arrivai. Mais je cherchais dans le miroir du sextant la réflexion de la tâche lumineuse, quand je vis que, devant elle, palpitait à grande hauteur, une sorte de banderille laiteuse.

Du fond des profondeurs nacrées de la glace quelque chose d’indéfinissable jaillit vers moi ; le sextant sauta en l’air, je reçus un coup violent sur la tête, puis j’entendis des cris, des bruits de lutte et encore des cris...

 

 

Je n’étais pas à proprement parler évanoui ; j’étais affalé contre le roof, une interminable volée de cloches me tintait aux oreilles. Je crus même entendre la grave sonorité de Big-Ben dans les soirs sur la Tamise.

À ces bruits sympathiques se superposaient des rumeurs plus inquiétantes, mais plus lointaines.

J’allais faire un effort pour me mettre debout quand je me sentis saisir et soulever.

Je me mis à hurler et à ruer de toutes mes forces revenues.

– Dieu soit loué ! s’exclama Jellewyn. Il n’est pas mort, celui-là.

Je tâchai de lever une paupière qui pesait comme un couvercle de plomb.

Un lambeau de ciel jaune apparut hachuré par des manœuvres obliques, puis je vis Jellewyn zigzaguer comme un homme ivre.

– Pour l’amour du Seigneur, que nous arrive-t-il ? demandai-je d’une voix pleurarde, car la figure du marin ruisselait de larmes.

Sans répondre, il m’entraîna vers ma cabine.

Je vis qu’une des deux couchettes était occupée par une masse immobile.

Là, toute ma connaissance me revint ; je portai mes mains à mon cœur. Je venais de reconnaître la tête vilainement tuméfiée de Steevens.

Jellewyn me fit boire.

– C’est la fin, l’entendis-je murmurer.

– La fin, la fin, répétai-je stupidement, essayant de comprendre.

Il mit des compresses fraîches sur la figure du matelot.

– Où est Friar Tuck ? demandai-je.

Jellewyn éclata en sanglots violents :

– Comme... les autres... nous ne le verrons... plus jamais ! Il me raconta, d’une voix entrecoupée de larmes, le peu qu’il savait.

Cela s’était passé avec une rapidité folle, comme tous les drames successifs qui formaient notre existence actuelle.

Il était occupé, en bas, à vérifier le graisseur, quand il entendit des appels de détresse sur le pont.

Lorsqu’il y arriva, il vit Steevens se débattre avec furie comme au milieu d’une bulle d’argent, puis s’écrouler et rester sans mouvement ; les paumelles et les aiguilles à voile de Friar Tuck étaient éparpillées autour du grand mât ; lui n’y était plus. La lisse de bâbord dégouttait de sang frais. Moi, j’étais étendu sans connaissance contre le roof. Il n’en savait pas davantage.

– Quand Steevens aura repris ses sens, il nous en dira plus long, murmurai-je faiblement.

– Reprendre ses sens ! dit amèrement Jellewyn. Son corps n’est plus qu’un horrible sac, un amalgame d’os brisés et d’organes en lambeaux ; sa constitution de géant fait qu’il respire encore, mais autant dire qu’il est mort, mort comme les autres.

Nous laissâmes aller le Psautier à sa fantaisie ; il ne portait qu’une voilure réduite et perdait presque autant en dérive qu’il ne marchait.

– Tout semble prouver que le danger est surtout sur le pont, avait dit Jellewyn, comme parlant à lui-même.

Nous étions enfermés dans mon salon-cabine quand le soir vint.

La respiration de Steevens était rocailleuse et pénible à entendre ; il fallait tout le temps lui essuyer la bave sanguinolente qui lui coulait de la bouche.

– Je ne dormirai pas, dis-je.

– Ni moi, répondit Jellewyn.

Nous avions vissé et obturé les hublots malgré l’atmosphère étouffante ; le bateau roulait un peu.

Soudain, vers deux heures du matin, comme une torpeur invincible me brouillait les idées, et qu’un demi-sommeil déjà bourré de cauchemars s’emparait de moi, je sursautai.

Jellewyn était très éveillé ; ses yeux regardaient avec terreur le plafond de bois luisant.

– On marche sur le pont, dit-il à voix basse.

Je saisis le mousqueton.

– À quoi bon ? Tenons-nous tranquilles. Oh ! oh ! on ne se gêne plus !

Un bruit de pas rapides faisait résonner le pont. On aurait dit qu’une foule affairée s’y démenait.

– Je m’en doutais, ajouta Jellewyn.

Il ricana.

– Nous voilà rentiers : on travaille pour nous.

Les bruits s’étaient précisés. La barre crissait ; une manœuvre laborieuse s’exécutait dans le vent debout.

– On largue les voiles !

– Parbleu !

Le Psautier tangua fortement, prit ensuite une forte bande sur tribord.

– Une marche tribord amure, sous ce vent-là, approuva Jellewyn. Ce sont des monstres, des brutes, ivres de sang et de meurtre, mais ce sont des marins. Le plus fort yachtman d’Angleterre, avec un racer de l’année dernière, n’oserait serrer le vent d’aussi près.

– Qu’est-ce que cela prouve ? ajouta-t-il d’un air doctoral.

Je fis un geste découragé, ne comprenant plus rien.

– Que nous avons une destination fixe, et qu’ils désirent nous faire arriver quelque part.

Je réfléchis à mon tour :

– Et que ce ne sont ni des démons ni des fantômes, mais des êtres comme nous.

– Oh ! Oh ! c’est beaucoup dire...

– Je m’exprime mal, des êtres matériels, ne disposant que de forces naturelles.

– De cela, dit Jellewyn froidement, je n’ai jamais douté.

Vers cinq heures du matin, une nouvelle manœuvre fut faite, qui fit de nouveau fortement rouler le schooner. Jellewyn dégagea un hublot : une aube sale filtrait par les nuées compactes.

Nous nous hasardâmes précautionneusement sur le pont. Il était net et désert.

Le bateau était à la cape.

 

 

Deux jours calmes passèrent.

Les manœuvres de nuit n’avaient pas repris, mais Jellewyn objecta que nous étions portés par un courant très rapide qui nous menait vers ce qui aurait dû être le Nord-Ouest.

Steevens respirait toujours, mais plus faiblement.

Jellewyn avait pris dans ses bagages une petite pharmacie portative et, de temps en temps, faisait des piqûres au moribond. Nous parlions peu. Je crois même que nous ne pensions pas : pour ma part, j’étais abruti par l’alcool, car je buvais le whisky par pintes entières.

Une fois, au milieu d’une imprécation d’ivrogne où je promettais au maître d’école de lui casser la figure en cent mille morceaux, je parlai des livres qu’il avait embarqués à bord.

Jellewyn bondit et me secoua vigoureusement.

– Eh ! fis-je doucement, je suis le capitaine !

– Au diable les capitaines de votre espèce ! jura-t-il grossièrement. Que dites-vous ?... Des livres !

– Oui, dans sa cabine, une malle pleine, je les ai vus, ils sont en latin ; je ne connais pas ce jargon d’apothicaire.

– Je le connais, moi. Pourquoi ne m’en avoir jamais parlé ?

– Quelle importance cela avait-il ? ripostai-je, la bouche pâteuse. Et puis, je suis le capitaine... vous... devez... me respecter !

– Damné soûlard, dit-il avec colère, en s’en allant vers la cabine du maître d’école, où je l’entendis s’enfermer.

L’inerte et lamentable Steevens, plus taciturne que jamais, fut mon confident pendant les heures de beuverie qui suivirent.

– Je... suis... le capitaine, hoquetai-je, et je me plaindrai... aux autorités maritimes... Il m’a... traité de damné soûlard... Je suis le maître après Dieu à mon bord... N’est-il pas vrai, Steevens ? Tu es témoin... il m’a insulté bassement. Je le mettrai aux fers...

Puis je dormis un peu.

 

 

Quand Jellewyn vint avaler un hâtif repas de biscuits et de conserves, ses joues étaient en feu, ses yeux étincelaient.

– Monsieur Ballister, demanda-t-il, le maître d’école ne vous a-t-il jamais parlé d’un objet en cristal, une boîte peut-être ?

– Je n’étais pas son confident, grognai-je, me souvenant encore de son inconvenance.

– Ah ! gronda-t-il, si j’avais tenu ces livres avant toutes ces histoires !

– Avez-vous donc trouvé quelque chose ? demandai-je.

– Des lueurs... Je cherche, une piste s’ouvre. C’est probablement insensé, mais en tout cas inouï. Entendez-vous, inouï.

Il était terriblement excité. Je ne pus en tirer davantage. Il courut se blottir dans la fameuse cabine où je le laissai tranquille.

Je ne le revis que vers le soir, pendant quelques minutes ; il venait remplir une lampe à pétrole et ne me dit pas un mot.

Je dormis jusqu’au lendemain, fort tard. Dès mon réveil, je me rendis dans la cabine du maître d’école.

Jellewyn n’y était plus.

Saisi d’une douloureuse inquiétude, je l’appelai.

Je ne reçus aucune réponse.

Je parcourus le bateau, et négligeant toute prudence, le pont, en criant son nom.

Alors je me jetai sur le plancher du salon en pleurant et en invoquant le Ciel.

J’étais seul à bord du schooner maudit, seul avec Steevens mourant

Seul, affreusement seul.

 

 

Ce fut seulement vers l’heure de midi que je me traînai dans la cabine du maître d’école ; immédiatement mes yeux tombèrent sur une feuille de papier épinglée bien en vue sur la cloison.

C’était un mot écrit par Jellewyn :

 

Monsieur Ballister, je me rends tout en haut du grand mât. Je dois voir quelque chose.

Peut-être n’en reviendrai-je jamais : dans ce cas, pardonnez-moi ma mort qui vous laisse seul, car Steevens aussi est un homme perdu, vous le savez.

Mais ne tardez pas alors de faire ce que je vous dis :

Brûlez tous ces livres, faites-le à l’arrière du bateau loin du grand mât et en ne vous approchant pas du bordage. Je crois qu’on tâchera de vous en empêcher. Tout me le fait croire.

Mais brûlez-les, brûlez-les vite, au risque de mettre le feu au Psautier. Cela vous sauvera-t-il ? je n’ose l’espérer. Peut-être la Providence vous garde-t-elle une chance ? Que Dieu ait pitié de vous, monsieur Ballister, comme de nous tous !

Duc de... 2, dit Jellewyn.

 

 

En rentrant dans le salon, tout bouleversé par cet extraordinaire adieu, et maudissant mon ivresse honteuse qui avait probablement empêché mon vaillant camarade de m’éveiller, je n’entendis plus la respiration saccadée de Steevens.

Je me penchai sur sa pauvre figure qui se crispait.

Lui aussi était parti.

Je pris dans la petite chambre des machines deux bidons d’essence, et, mû par je ne sais quel instinct providentiel, je fis marcher le moteur à toute allure.

Sur le pont, près de la barre, j’entassai les livres et les arrosai de naphte.

Une haute flamme pâle monta.

À cette même minute un cri partit de la mer, et je m’entendis appeler par mon nom.

Ce fut mon tour de crier de stupeur et d’effroi :

Dans le sillage du Psautier de Mayence à vingt brasses à l’arrière, nageait le maître d’école.

 

 

Les flammes crépitaient, les livres se transformaient rapidement en cendres.

L’infernal nageur hurlait des imprécations et des supplications.

– Ballister ! Je te ferai riche, plus riche que tous les hommes de la terre réunis. Je te ferai mourir, imbécile, en des tortures affreuses qu’on ne connaît pas sur ta maudite planète. Je te ferai roi, Ballister, d’un royaume formidable ! Ah ! charogne, l’enfer te serait plus doux que ce que je te réserve !

Il nageait désespérément, mais gagnait peu sur le bateau lancé à toute vitesse.

Tout à coup, le schooner fit quelques mouvements insolites, des coups sourds l’ébranlèrent.

Je vis le flot monter vers moi : on attirait le bateau vers les profondeurs de l’océan.

– Ballister, écoute ! hurla le maître d’école.

Il se rapprochait avec vélocité. Sa figure était atrocement impassible, mais ses yeux brûlaient d’un éclat insoutenable.

Soudain, au milieu de la masse de cendres ardentes, je vis un parchemin se recroqueviller comme une peau et un objet étinceler.

Je me rappelai les paroles de Jellewyn.

Un livre truqué masquait la fameuse boîte de cristal dont il m’avait parlé.

– La boîte de cristal ! m’écriai-je.

Le maître d’école l’entendit ; il poussa un hurlement de dément et j’eus l’incroyable vision de le voir se dresser debout sur les lames, les mains tendues en avant telles des griffes menaçantes.

– C’est la science ! La plus grande science que tu vas détruire, damné ! rugit-il.

De chaque point de l’horizon m’arrivaient maintenant des tyroliennes aiguës.

Les premières lames déferlèrent sur le pont.

Je bondis au milieu des flammes et d’un coup de talon, je fis éclater la boîte de cristal.

Alors, j’eus une sensation d’écroulement, une nausée horrible.

L’eau, le ciel chavirèrent en un chaos fulgurant ; une clameur immense ébranla l’atmosphère. Je commençai une chute formidable dans les ténèbres...

Me voici, je vous ai tout dit, je me suis réveillé au milieu de vous, je vais mourir. Ai-je rêvé ? Je le voudrais bien.

Mais je vais mourir parmi des hommes, sur ma terre. Ah ! que je suis heureux !

 

 

Ce fut Briggs, le mousse du Nord-Caper, qui découvrit le naufragé. Le gamin venait de chiper une pomme dans la kitchen et, blotti au milieu d’un amas de câbles lovés, il s’apprêtait à savourer le produit de son larçin, quand il vit Ballister nager lourdement à quelques yards du bateau.

Briggs se mit à hurler de toutes ses forces, car il voyait que le nageur allait être aspiré dans le remous de l’hélice. On le repêcha. Il était sans connaissance et semblait dormir ; ses mouvements natatoires avaient été absolument automatiques, comme on le remarque, parfois, chez les très forts nageurs de la mer.

Il n’y avait pas de navire en vue et pas de trace d’épaves sur l’eau ; mais le mousse raconta qu’il lui semblait avoir vu une forme de bateau transparent comme du verre – ce sont ses propres mots – se dresser par le travers de bâbord, puis disparaître dans les profondeurs.

Cela lui valu du reste une paire de claques de la part du capitaine Cormon pour lui apprendre à dire des choses aussi déraisonnables.

On parvint à verser un peu de whisky dans la bouche du repêché ; le mécanicien Rose lui céda sa couchette, et on le couvrit chaudement.

Bientôt, il passa, sans transition, de son évanouissement à un sommeil profond, et fiévreux. On attendait avec curiosité son réveil quand l’évènement le plus effroyable se produisit.

Ceci est raconté maintenant par votre serviteur John Copeland, second à bord du Nord-Caper, et qui, avec le matelot Jolks, vit face à face le mystère et l’épouvante qui sortirent de la nuit.

 

 

Le dernier point relevé dans la journée situait le Nord-Caper à 22° de longitude ouest et 60° de latitude nord.

Je pris la barre moi-même et me promis de passer la nuit sur le pont, parce que la veille nous avions vu de longs glaçons s’allumer à l’horizon Nord-Ouest, au clair de lune.

Le matelot Jolks accrocha les feux, et comme il souffrait d’une violente rage de dents que la chaleur du poste aggravait, il vint fumer sa pipe à côté de moi.

Cela me fit plaisir, car les quarts solitaires, quand ils se prolongent en une entière nuit de veille, sont terriblement monotones.

Pour éclaircir vos idées, je dois vous dire que le Nord-Caper, pour être un solide et bon bateau, n’est pas un chalutier du dernier modèle, bien qu’on l’ait doté de la télégraphie sans fil.

L’esprit d’il y a un demi-siècle pèse encore sur le navire, en lui laissant un système de voilure qui supplée à la force restreinte de sa machine à vapeur.

La haute cabine vitrée inesthétique des chalutiers modernes, qui se cale comme un inconvenant chalet au milieu du pont, n’existe pas chez lui.

La barre est encore bravement installée à l’arrière, front au large, au vent et aux embruns.

Si je fais cette description, c’est pour vous dire que nous avons assisté à cet incompréhensible drame, non d’un observatoire clos et vitré, mais du pont même. À défaut de cette explication, mon récit aurait pu étonner à juste titre ceux qui connaissent plus ou moins la topographie des chalutiers à vapeur.

Il n’y avait pas de lune, le ciel était trop fermé ; seule, une lueur brouillée et, à la crête de la houle, une phosphorescence digne d’une ligne de brisants permettaient d’y voir un peu.

Il pouvait être dix heures ; un lourd premier sommeil écrasait les hommes.

Jolks, tout à son mal de dents, geignait et jurait sourdement. La clarté de la lampe d’habitacle faisait sortir sa figure crispée de l’ombre environnante.

Soudain, je vis son rictus douloureux se transformer en une expression de stupeur, puis de véritable terreur.

Sa pipe tomba de sa bouche, grande ouverte maintenant. Cela me parut d’abord si comique que je lui lançai une moquerie.

Pour toute réponse, il montra du doigt le fanal de tribord.

Ma pipe rejoignit celle de Jolks devant le spectacle que je vis : à quelques pouces en dessous du fanal, accrochées bas dans les haubans, deux mains crispées, luisantes d’eau sortaient des ténèbres.

Tout à coup, les mains lâchèrent prise et une forme sombre et humide sauta sur le pont.

Jolks fit un bond de côté et la lumière de l’habitacle frappa la figure en plein.

Nous vîmes alors, avec un ahurissement indescriptible, une sorte de clergyman, en jaquette noire, ruisselant d’eau de mer, avec une petite tête aux yeux de braise ardente, nous fixant.

Jolks fit un mouvement pour prendre son couteau de pêche, mais il n’en eut pas le temps : l’apparition bondit sur lui, et d’un seul coup le terrassa. Au même moment la lampe de l’habitacle fut mise en miettes. Une seconde plus tard, des cris perçants s’élevèrent du poste, poussés par le mousse qui veillait le malade :

– On le tue ! On le tue ! Au secours !

Depuis que j’avais eu à réprimer de graves rixes entre hommes d’équipage, j’avais l’habitude de me munir la nuit de mon revolver.

C’était une arme de gros calibre tirant à balles blindées et dont je me servais très bien. Je l’armai.

Une rumeur confuse emplissait le navire.

Or, à quelques instants d’intervalle de cette suite d’évènements, une saute de vent qui gifla le chalutier déchira la nue et un pinceau de clair de lune suivit le Nord-Caper comme un projecteur.

Déjà, j’entendais s’élever, au-dessus des cris de Briggs, les jurons du capitaine, quand je perçus un bruit feutré de bonds de chat à ma droite et que je vis le clergyman franchir le bordage et sauter dans les flots.

Je vis sa petite tête se hausser à la ligne de faîte d’une vague ; froidement, je le visai et fis feu.

L’homme poussa un hurlement singulier et la houle le ramena près du bord.

Près de moi, Jolks s’était dressé encore un peu étourdi, mais maniant une gaffe à grappin.

Le corps flottait à présent le long du bateau, le battant à petits coups sourds.

Le grappin attrapa les vêtements, mordit et remonta sa proie avec une incroyable facilité.

Jolks jeta un informe paquet mouillé sur le pont, demandant si c’était une plume.

Ben Cormon sortit du poste en balançant un fanal allumé.

– On a essayé d’assassiner notre naufragé ! cria-t-il.

– Nous avons le bandit, dis-je. Il est sorti de la mer.

– Tu es fou, Copeland !

– Regardez-le, patron. J’ai tiré et...

Nous nous penchions sur la lamentable dépouille, mais aussitôt nous nous relevâmes en criant comme des possédés.

Il y avait là une défroque vide ; deux mains artificielles et une tête en cire y étaient attachées ; ma balle avait troué la perruque et cassé le nez.

 

 

Vous connaissez l’aventure de Ballister.

Il nous la raconta vers la fin de cette infernale nuit, à son réveil, très simplement, comme avec une sorte de bonheur.

Nous le soignâmes avec dévouement. Il avait l’épaule gauche percée de deux puissants coups de tranchet ; pourtant, si nous avions pu arrêter l’hémorragie, nous l’aurions sauvé car aucun organe essentiel n’était lésé.

Après avoir tant parlé, il tomba en une sorte de torpeur d’où il se réveilla pour demander comment ces blessures lui étaient venues.

Briggs était seul près de lui en ce moment, et content de se rendre intéressant, il lui répondit qu’au milieu de la nuit, lui, Briggs, avait vu une forme sombre bondir et le frapper. Il lui raconta ensuite l’histoire du coup de feu et lui montra la burlesque dépouille.

À cette vue, le naufragé poussa des clameurs d’épouvante.

– Le maître d’école ! Le maître d’école !

Et il tomba dans une douloureuse fièvre, d’où il ne s’éveilla que six jours plus tard à l’hôpital maritime de Galway, pour baiser l’image du Christ et mourir.

 

 

Le tragique mannequin fut remis au révérend Leemans, un digne ecclésiastique qui a parcouru le monde et sait bien des secrets de la mer et des terres sauvages.

Il examina longuement ces restes.

– Qu’est-ce qui peut bien y avoir eu dedans ? demanda Archie Reines. Car enfin, il y a eu quelque chose là-dedans. Cela vivait.

– Ça pour sûr, et fameusement encore, grommela Jolks en tâtant son cou rouge et enflé.

Le révérend Leemans flaira la chose à la façon d’un chien, puis il la rejeta avec dégoût.

– Je le pensais bien, dit-il.

Nous y fourrâmes le nez à notre tour.

– Cela sent l’acide formique, dis-je.

– Le phosphore, ajouta Reines.

Cormon réfléchit une minute, puis ses lèvres tremblèrent un peu :

– Cela sent le poulpe, dit-il.

– Au dernier jour de la création, dit-il, c’est de la mer que Dieu fera sortir la Bête d’Épouvante. Ne devançons pas la Destinée par une recherche impie.

– Mais... commença Reines.

– « Qui est celui qui obscurcit mes desseins par des discours sans connaissances ? »

Devant la parole sacrée, nous avons baissé la tête, et nous avons renoncé à comprendre.

 

 

 

Jean RAY, Le Psautier de Mayence.

 

Recueilli dans La Belgique fantastique avant et après Jean Ray,

28 contes bizarres et surnaturels choisis et présentés

par Jean-Baptiste Baronian, André Gérard/Marabout, 1975.

 

 

 

 

 

 

 

 



1 Les habitants des Hébrides ont en général une désagréable figure aplatie.

2 Ici suit un nom que nous ne dévoilerons pas, pour ne pas réveiller la tristesse d’une grande et noble famille régnante. Jellewyn portait le poids de lourdes fautes ; mais sa mort les a brillamment rachetées.

 

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net