La Passion de la Vierge

 

 

      Lorsque, ayant arraché de Ses épaules la pourpre royale,

            On Le mena, en haillons, dans la rue, –

            et que, sous les sifflements et les hurlements de la populace 

misérable et cruelle,

            on Le traîna vers le lieu du supplice,

            toutes les créatures le surent, – célestes, terrestres et souterraines :

            la forêt l’apprit, – où se tord le buisson d’épines,

            la mer l’apprit, – où se gonfle l’éponge,

            les bêtes l’apprirent, – et le verger où croît la vigne,

            et les montagnes, et les vallées, et les esprits du feu qui forgèrent les clous et la lance ;

      seule la Vierge ne savait rien.

 

            La rage au cœur, la populace réclamait Son sang à grands cris;

            – le sang très pur goutte à goutte tombait sur la poussière du chemin ; –

            couronné d’épines, Il suivait la route poussiéreuse,

                  portant la lourde croix.

      Le soleil rouge d’un rouge jour printanier éclairait la cité.

            – Que de choses s’étaient accomplies !

            mais la Vierge ne savait rien

      de toute la nuit si longue elle ne put fermer les yeux,

      et c’est au matin seulement qu’assise à la fenêtre elle s’assoupit.

 

 

                                    *

 

                        L’enfer en tumulte

                           est saisi de folie.

            Tel un éclair, la nouvelle vola :

            « L’Astre et le Soleil, la Couronne et la Gloire du monde,

            Le Fils de Dieu, – le Fils de l’homme

                        est captif

            et mené au Golgotha ! »

                        Et, saisi de folie,

      l’enfer grondait, – nuage noir implacable !

      l’enfer rugissait, – lion furieux !

      l’enfer mugissait, – taureau enragé !

      l’enfer gémissait, – mer déchaînée !

      l’enfer flambait, – cœur blessé, outragé !

                        « C’est la fin

                  du règne infini !

            du règne éternel du Christ ! »

      Hurlant de joie, les noirs démons menaient leur danse forcenée, – « saute-mouton » diabolique.

            Un démon à patte de poule, –

            « créature déformée »,

            compère servile du Serpent,

            gambadait sur sa patte de poule,

      bondissant jusqu’aux tours les plus hautes, gardiennes des portes

de la sombre demeure des tristes démons, –

du lieu des peines éternelles ;

      et ceux qui n’ont pas d’os, mais ont de la gélatine au lieu d’os :

      vils chuchoteurs, faquins, mouchards, espions, –

      s’entassant les uns sur les autres, – cohue joyeuse, –

      exhalaient leur souffle puant et une âcre poussière,

      qui, à travers les murailles infernales, pénétrait jusqu’à la terre.

      Et dans la poussière du tohu-bohu diabolique, telles des émeraudes, scintillaient

                        les yeux des démons.

      Un pont de cire entre l’enfer et le paradis,

                  le Pont des Épreuves

                  (« pont des morts »),

      enjambait un fleuve impétueux de poix :

                        il s’écroula.

            Et l’insatiable flamme infernale embrasa

            les voûtes célestes de la Géhenne déchaînée.

                        « C’est la fin

                  du règne infini,

            du règne éternel du Christ ! »

      Les archanges, les chérubins et les séraphins furent frappés d’épouvante, –

les puissances célestes vacillèrent ; sans forces, les yeux toujours vigilants des anges se fermèrent :

            « Qui ira vers la Vierge,

            qui lui portera la triste nouvelle ?

            Qui annoncera la volonté inflexible

            du Dieu Tout-Puissant, qui de toute éternité désigna le Fils ? »

            « L’Esprit-Saint,

      – Consolateur des affligés et des malheureux, –

            ne pourra les consoler ! »

 

Le Seigneur dit :

      « Toi, Gabriel, – annonciateur de la joie, – sois donc maintenant l’annonciateur de la douleur. »

 

      Et Gabriel répondit :

      « Moi qui révélai la grande joie, – l’incarnation du Verbe, –

      comment annoncerai-je Sa croix douloureuse? »

 

Le Seigneur dit :

      « Toi, Michel, chef des puissances redoutables, qui de ta lance

      terrassas Sathaniel, – ton frère aîné, – toi le vainqueur, annonce!

      Il t’est plus facile de supporter la douleur ! »

 

      Et Michel répondit :

      « Mon bras vainquit l’orgueil et non l’humilité et la souffrance : je suis fort

                  en face du puissant. »

 

Et le Seigneur dit :

      « Toi, Raphaël, qui étends une main secourable sur toute créature !

      toi, le défenseur des opprimés au nom du Tout-Puissant, va, porte aide

      à la volonté éternelle : que Celle dont naquit le Verbe,

            apprenne le supplice du Verbe ! »

 

      Et Raphaël répondit :

      « Moi, le secours de Dieu, moi, le consolateur des affligés, pourrai-je plonger

      dans la douleur celle qui est grande parmi les femmes ? »

      Les ailes blanches frémissaient d’épouvante,

      et les yeux flamboyants aux pupilles de lumière

      se remplissaient de larmes :

            « Que le Seigneur commande plutôt

            à Ses anges doux, terribles

            et miséricordieux, de prendre l’âme

            de la pure et très sainte Vierge. »

                  « L’Esprit-Saint,

      – Consolateur des affligés et des malheureux, –

            ne pourra les consoler. »

 

 

                                    *

 

Une oiselle, une linotte voletait de-ci de-là,

glissant sous les nuées. Et le vent

      lui apporta la plainte céleste.

      La linotte descendit sur la terre vers la Vierge : elle se posa sur la fenêtre,

            balançant son cou doré tel un tournesol ;

                  elle se mit à gazouiller,

            elle gazouilla, la triste oiselle.

                  – – – – – – – – – – – – –

 

      La Vierge leva les yeux

            des yeux blancs de détresse, des yeux sans paupières,

            du fond de noires orbites la regardaient :

            Judas Iscariote, disciple du Christ, qui avait trahi le Maître,

                  se tenait sous la fenêtre.

      La Vierge se leva et se laissa retomber sur le banc,

      – la linotte gazouillait tristement, la triste oiselle. –

 

      Et l’angoisse appesantit son cœur :

      son cœur devina : la Vierge se précipita vers la porte :

            « Où est ton Fils, Marie ? »

      Jean, un autre disciple, l’arrêta sur le seuil : –

            « Marie, où est notre Maître et Seigneur ? »

      Et ce pendant, devant la maison, sous les fenêtres, on menait le Christ :

                  de Sa propre volonté

            Il allait vers la mort, vers la croix.

 

 

                                    *

 

            – Qui portera secours à la mère qui perdit son Fils ?

            Qui l’abritera ?

            Qui la protégera des ténèbres nocturnes ?

            Vers qui se tournera-t-elle ?

      – L’oiselle s’envola effrayée par les cris. –

      – L’amertume scella les lèvres du disciple préféré. –

            Qui la consolera ?

 

                  Seule est la Vierge,

            elle est seule, herbe foulée.

                  Elle se jeta à terre

                  (en démence, à demi morte),

                  et de nouveau se redressa :

                  un gémissement fendit sa poitrine,

                  ses cheveux s’éparpillèrent

                  (elle avait perdu la tête), –

                  ses yeux se troublèrent :

                  elle se précipita dans la rue...

                  et vit le Fils.

 

      La lourde croix écrasait Ses épaules, Ses genoux pliaient sous les coups ;

      à chaque pas Il se courbait plus bas vers la terre.

                        Tête nue, chancelante,

                              la Vierge

                  suivait le Christ avec de sourdes plaintes.

                  Des larmes amères brûlaient ses yeux.

                  Son cœur, trempé de sang,

                  cherchait une issue, mais il n’y avait nul espoir.

      Défaillant sous le faix, Il tomba...

      Simon le Cyrénéen sortit de la foule, souleva la croix

      sur ses épaules et la porta.

                        La populace hurlait

                        des pierres pleuvaient ;

                        une rafale éclata,

            soulevant des tourbillons de poussières, chassant le sable,

                        aveuglant les yeux.

 

                  « Réjouis-toi, roi des Juifs ! »

                  On le poussait en le raillant

            ce n’étaient pas des larmes, c’était du sang qui coulait le long de Ses joues.

– Son corps épuisé était tout meurtri. –

 

            – Qui portera secours à la mère qui perdit son Fils ?

            Qui l’abritera ?

            Qui la protégera des ténèbres nocturnes ?

            On lui dit : « Retourne donc à la maison. »

            Qui lui indiquera sa maison ?

            Qui apaisera sa douleur ?

            Qui répondra aux plaintes de son cœur ?

 

 

                                    *

 

Lorsqu’on Le cloua à la croix, le sang coula de Ses plaies –

            et la terre en devint rouge.

      La Vierge, inconsolable, se tenait auprès de la croix ;

      Jean, le disciple préféré, était à ses côtés.

Elle voyait Sa grande souffrance et ne pouvait en rien l’alléger :

le cœur angoissé, Il demandait à boire, –

mais elle ne pouvait Le désaltérer –

                  (elle craignait de s’éloigner de la croix).

                        Et le ciel s’obscurcit,

            – de lourds nuages fumeux s’amoncelaient, –

                        les noires ténèbres

                        gonflées d’orage –

                        pesaient sur la ville,

            et des forges incandescentes du ciel tombaient en pluie des étincelles.

 

Le visage du Christ s’altéra : Il blêmit, Ses cheveux se collèrent à Son front :

                        « Mon Dieu, mon Dieu,

                        pourquoi m’as-Tu délaissé? »

                        et Sa tête tomba

                        sur Sa poitrine

                        – – – – – – – –

                                – – – –

 

 

      À l’autre bout de Jérusalem, dans le jardin de Madeleine,

      le disciple qui avait vendu son Maître,

            Judas, courbé vers le sol, pendait à sa ceinture de cuir ;

            blancs de détresse, les yeux sans paupières

            du fond de noires orbites regardaient

                  la lourde terre

            et sa bouche était remplie de terre.

 

 

                                    *

 

            « Malheur à moi, parmi toutes les mères !

            Malheur à moi, parmi toutes les créatures terrestres ! »

            Le cœur de la mère douloureuse se fendit ; –

                        se consumant,

                  – braises rouges, –

            son cœur en flammes ardait.

            Au-dessus de la croix un corbeau tournoyait :

      noir plumage, – poix bouillonnante ; cierges flamboyants, –

            yeux prophétiques, implacables.

 

            À voix sourde et triste la Vierge disait :

            « – – serais-tu né une nuit néfaste, Fils malheureux ?

            – – tu ressuscitais les morts, immortel ! et voici :

            la mort implacable T’a pris aussi. – –

            Ô mon fils bien-aimé ! Pour qui donc subis-Tu ce tourment ?

            Pour qui donc acceptes-Tu la mort ? – –

            Tes mains sont clouées au bois, Ta bouche sanglante se dessèche,

            Ta langue est muette ! »

                  Le Christ leva la tête :

            « Ne sanglote pas, mère, ne me pleure pas. – Mon âme m’abandonne.

            Je veux livrer mon souffle au Père. Voici mon disciple :

            sois sa mère, il sera ton fils. »

Et la Vierge, pleine d’amertume :

            « Échangerais-je Dieu contre son œuvre ?

            Le Créateur contre sa créature ? Où T’en vas-Tu ?

            Et comment vivrai-je sans Toi ? À qui m’abandonnes-Tu ?

            Seule ! – Oh, douleur ! Que je meure aussi !

            Prends-moi avec Toi. Oh, ma douleur ! – »

                              Bouleau blanc,

                  La Vierge se courba sur la pierre devant la croix;

                  elle implorait, elle suppliait :

                              « Mourir ! »

                  Elle ne voulait pas se relever,

            elle ne pouvait plus voir les hommes, ni

la lumière du jour.

                              – – –

 

            Le cœur de la mère douloureuse se fendit ;

                              se consumant,

                        – braises rouges, –

                  son cœur en flammes ardait :

      « Malheur à moi parmi toutes les mères!

      Malheur à moi, parmi toutes les créatures terrestres ! »

 

 

                                    *

 

      Trois heures s’étaient écoulées depuis sa crucification cruelle,

            depuis trois heures déjà Il pendait, Lui qui créa la terre,

            au-dessus de Sa terre, dure et difficile de toute éternité.

                  Tous les soupirs et les gémissements, –

            ceux qui avaient ébranlé les siècles,

            ceux qui dans les siècles à venir empoisonneront tout bonheur ;

            toutes les douleurs, toutes les peines

            des humiliés, des oubliés, des abandonnés, des persécutés, des indigents,

            tous les maux qui jamais furent sur la terre,

            tous les maux qui se produiront sur la terre,

            tous les maux jusqu’au jour dernier,

            s’accumulèrent autour de la croix, imprégnèrent Son cœur,

                  le brûlèrent, le torturèrent

                  de la douleur dernière.

                  Et alors, Il invoqua le Père,

                  et ses yeux s’obscurcirent.

 

 

                                    *

 

            La lumière du jour se ternit, – le soleil blêmit,

            les étoiles s’allumèrent : dans les ténèbres, – émeraudes, – elles scintillèrent.

            Puis s’éteignirent avec fracas. Et la lune tristement disparut.

 

                              – – – – –

 

                  La terre chancelle.

            Les mers, les lacs, et les rivières oscillent, les champs se flétrissent,

            les arbres bruissent, la forêt se courbe, les pommiers laissent tomber leurs fleurs,

            et les bouleaux leurs bourgeons ; le bois sec se fend.

                  Prosternée en croix,

            – tison au milieu des champs, –

            gisait la Mère sous la croix.

 

Les morts sortirent des tombeaux ; des cimetières ils allèrent vers la ville ;

sur les places, aux carrefours, ils se mêlèrent aux vivants.

      Un souffle glacé passa. Dans l’obscurité c’étaient un bruit d’ailes, des sifflements effroyables. De sauvages rafales roulaient en vagues. Des coups résonnèrent – on forgeait le fer.

      C’étaient des pleurs, des gémissements; – des flèches de feu flottaient dans le ciel,

      et un fouet insatiable fouettait l’air. –

 

                        – – – – – – – –

 

      D’un bout à l’autre le temple chancela, –

      le rideau se déchira, – les pierres se brisèrent, –

            et toute la création gémit, – 

            les bêtes, les oiseaux, les plaines, les forêts, les marécages,

            les herbes, les buissons, les eaux, les pierres et les bêtes.

            Toute la création gémit :

            – La Vierge, la Mère du Christ implora : –

            « Seigneur, pardonne-leur :

            Ils ne savaient pas ce qu’ils faisaient. »

 

 

 

            Alexei RÉMIZOV.

 

            Traduit par B. de Schloezer et J. E. Pouterman.

 

            Paru en 1927 dans Le Roseau d’or.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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