Le voyage à Honfleur

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Jean REVEL

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le capitaine Trouplin et son pilotin Hopsore s’étaient trouvés bien mal pris sur le banc du Ratier « ousqu’ils péquaient la moule ». La mé était si dure qu’ils avaient bien failli « se neyer ». Toute une nuit en perdition !

Au commencement de la tempête, Trouplin fit un vœu. S’adressant à la chapelle de Grâce, qui, sur la côte, se dressait en face de lui, il cria : « Bonne sainte Vierge ! si vous permettez que je revoie Quillebeu’, je porterai, au pied de votre statue, un cierge qui pèsera une livre de cire blanche ! »

La tourmente ne s’arrêtait point.

– Bonne sainte Mène de Dieu, continua Trouplin, vous n’m’écoutez point, donc ? Vot’ cierge, il sera de cinq livres, je le promets !

Le péril augmentait, Trouplin devint pathétique :

– Intercédez pour moi, Étoile de la Mer ! Le cierge, je le jure, il sera gros comme mon grand mât.

La Vierge Marie fut-elle touchée par cette surenchère de munificences ?… Le vent s’apaisa et la barque put se sauver.

Quand les marins furent revenus en leur sang-froid, le pilotin Hopsore émit cette remarque :

– Mais, patron, pou’ vot’ cierge, vous ne trouverez jamais assez de cire dans l’arrondissement.

Trouplin, à la réflexion, était devenu moins lyrique :

– Cause pas si fort, donc… grommela-t-il… j’i en donnerai un, gros comme mon petit doigt : faudra bien qu’al’ s’en contente… Et pi, eune supposition : qué qu’ça peut li faire, à la Bonne Dame… le poids n’est pour rien dans l’affaire : c’est l’intention… comprends-tu, vilain mousse ?… l’intention.

À peine débarqué, Trouplin fit l’emplette d’un beau cierge : prudemment, pour n’avoir point trop à rougir de son manque de parole, il négligea de s’informer du poids. Il enveloppa le cierge soigneusement dans du papier, pendant qu’Hopsore s’inquiétait des moyens de transport jusqu’à Honfleur.

– J’irons à pied, proclama Trouplin (qui ne se sentait peut-être pas très bien en règle vis-à-vis de sainte Marie) : cha ne sera peut-être point mal. Si, des fois, je donne un peu moins de cire, je ferai un brin plus pénitence ; ça reviendra au même : l’acquit de ma conscience, je n’connais qu’ça.

Et ils s’en furent.

Mais, arrivés au Marais-Vernier, ces marins, qui, n’avaient point l’habitude des routes, étaient exténués : le compas de leurs jambes, établi pour l’écartement des immobilités instables, s’accommodait mal de cette détente régulière d’une marche sur le « plancher des vaches ».

– Patron ! conseilla le mousse, j’pourrions-t’y point louer un cheval, ou ben un bourri, censément affréter une barque ed’terre ?

– Pourquoi pas ? acquiesça Trouplin : j’n’vas pas du contraire.

Moyennant cent sous, un fermier prêta sa jument, vieille bique aux longues dents, œil malin, poils immenses.

– Al’ est superbe, observa le campagnard : vous serez supérieurement montés, j’en réponds : al’ trotte « d’allure » 1 ; c’est Sophie qu’on l’appelle : les messieurs d’la ville disent que Sophie, ça veut dire sagesse : d’effet, al’ est ben sage : seulement, al’ a du cœur : n’la marublez pas… J’vos la confie. Vous allez monter dessus tous deux : vous vous tiendrez ben, à califourquette ?

Trouplin prit un air avantageux.

– J’savons rester droits dans tous les bourlingages, dit-il ; j’sommes d’aplomb : j’avons jamais chaviré…

– Bon, bon, dit le paysan ; alors, pas besoin de maï ? j’vas à m’n’ouvrage : v’là la selle et la bride : vous savez la garnir, pas ?

Trouplin fut méprisant :

– L’équipage, ça nous connaît : appareillons… allons, mousse, à l’ouvrage, mon garçon.

– Le diable m’emporte, murmura Hopsore, si je sais comment qu’ça se grée, c’t’barque-là !

Il se mit tout de même en devoir de sangler la selle sous le ventre de Sophie.

– Mâtin, dit-il, al’ a la quille ronde.

– Serre pas l’écoute si fort ! conseilla Trouplin (substituant les vocables de marine aux termes de sellerie). Faut pas manier ça comme un moufle ou un palan différentiel !… Là… là… bien… Veille à la sous-barbe, aux galhaubans, au plat-bord…

L’intelligence obscure des animaux n’est pas exempte de malice, parfois. Voyant ses nouveaux maîtres un peu inexpérimentés dans ces soins de harnachement, Sophie voulut s’amuser, coucha les oreilles et eut quelques gambades… avec un rictus de lèvres visiblement narquois… puis, certain éclat de rire nerveux… Hiûû…

– Attention ! cria Trouplin, c’t’particulière-là, al’ n’est pas sûre : méfie-taï, mousse… Veille au grain… Faut d’la prudence : j’allons nos amarrer dessus : va-t’en chercher la drisse de notre chaloupe, avec la petite ancre… J’tiendrons mieux la jument, c’t’noble garce, du bossoir à l’étambot… J’étalinguerons, s’il le faut… Une précaution est toujours bonne à prendre…

Aller et retour, Hopsore mit deux heures, que Trouplin employa consciencieusement au « café des Voyageurs », absorbant quelques verres de « fil-en-six… » de telle sorte que, la monture une fois prête, le pilote avait des idées assez vagues sur l’univers en général, sur les barques et les juments en particulier.

Voici les ordres qu’il intima au pilotin :

– Tié ! vilain mousse, tu vas monter en croupe… En misaine, maï.., taï, à l’artimon… Espère voir encore un peu : passe le filin autour ed’ nous ; comme ça, si al’ prend trop d’aire, la rosse, j’pourrons l’arrêter… je jetterons l’ancre, et vire au cabestan !… Là… là… parfait ! Maï, j’tiens la bride ; taï, lâche pas la croupe : comme qui dirait, l’un à l’arrière, l’autre au beaupré qu’est itou le gouvernail… comprends-tu ? j’sommes arrimés au mieux, comme cha, Je devons avoir tous nos agrès et apparaux.

Tant bien que mal, Hopsore se hissa, se jucha, tenant haut son cierge.

– No v’là partis en procession, dit-il gaiement.

– Pare à virer ! ordonna le patron : embraque le mou de l’amarre…

Et, obéissant à son propre commandement, il prit en main les rênes, qu’il raidit.

Après quoi, on se mit en manche.

Le grand air acheva de griser Trouplin, qui, inconsciemment, soumis à des rythmes et balancements inconnus, serrait les jambes, jouant du talon sur les flancs de Sophie. Celle-ci, émoustillée, esquissait quelques bonds, biaisait, frôlait les fossés. Mal sanglée, la selle flottait, glissait, instable.

– Y a du tangage, patron, hasarda le mousse, se cramponnant, un peu inquiet.

– Et pis du roulis, acheva Trouplin… du roulis, particulièrement… J’sommes montés sur une rosse, mon petit : al’ tire des bordées… faut d’l’équilibre : tiens ferme… lâche pas… si j’capotions, ce qu’on nous blaguerait à Quillebeu’ !

Et les deux cavaliers novices se tenaient, s’agrippaient, désespérément.

Sophie les sentait mal en selle ; alors, la maligne bête se mit à ruer.

– Al’ apique, patron ! al’ apique… cria Hopsore.

Et, instinctivement, le mousse, à pleins ongles fermés, se raccrocha sur l’appendice caudal de la jument. Celle-ci, chatouillée, égratignée, crut qu’on lui demandait un effort et partit à fond de train.

– J’sommes en perdition ! articula Trouplin, résigné.

– Et pas moyen de filer de l’huile ! ajouta Hopsore, qui, bien que fort troublé, tenait à l’honneur de pouvoir montrer encore sa blague goguenarde et son insouciance de mousse.

– Al’ n’obéit plus, not’ monture, poursuivit Trouplin : al’ fait des abattées du cinq cents tonnerre ! Aide-maï aux guides, mon gars… Tu vas être sensément le gouvernail de fortune.

Les cavaliers unirent leurs bras qui firent, selon leur expression, comme des « vergues en bataille ».

Au raidillon de la côte, Sophie, calmée, reprit le pas ; mais ses nasaux fumants, la lueur de ses yeux indiquaient l’exaspération sournoise qui la tenait.

Voici l’équipage en haut de la montée, sur les bruyères : là, un carrefour, où se croisent plusieurs routes. Embarras des marins. – Honfleur, de quel côté ?… Le poteau imprimé indique certaines directions ; mais Honfleur n’y figure pas… Et les matelots ignorent la topographie, les cartes terriennes.

– Passe-moi la boussole, ordonna Trouplin ; faut consulter le point.

Le pilotin se mit à rire bruyamment.

– Tu l’as point apportée ? continua Trouplin : t’es propre à rien, mon paur’ fils : restons à la cape, alors : no va peut-être faire quèque rencontre.

Sophie attendait… Au repos, maintenant, la bête en profita pour se soulager de ses émotions : elle se livra à ce plaisir des chevaux, la pétarade.

– J’avons d’la brise, fit Trouplin.

– Oui, ajouta le pilotin… Qué qu’al’ a pu mâquer, vot’ chaloupe ?

Mais, voilà que la jument s’impatiente et s’énerve… lasse de cette immobilité qu’elle désapprouve. Consciente de la perplexité où se trouvent ses conducteurs ; elle prend un parti brusquement : doublant, raide et court, à gauche, elle s’engage au grand trot sur la route qu’elle connaît le mieux : celle de Bouquelon, qui la ramène, par Saint-Aubin, à son écurie.

– C’est dit, alors, observa Trouplin, j’mettons le cap sur Honfleur : grand largue ! je naviguons par l’estime…

L’allure s’accéléra.. C’était le galop, maintenant ! Un passant qui les croisa, voyant cette course désordonnée, ce train d’enfer, crut les marins en ribote, en bordée, et cria :

– Y a du vent dans les voiles, camarades !

– Oui, repartit Trouplin, satisfait : j’serrons au plus près : si c’est par là Honfleur, j’y toucherons avant peu.

D’autres leur adressaient quelques lazzis et quolibets :

– Halez bas le foc ! Prenez un ris ou deux dans les huniers, ou dans les basses voiles… Carguez les bonnettes… Serrez les perroquets et les cacatois… Changez d’armures… Vous v’là pris dans les balancines… Pare à redresser le navire ! Vous fuyez devant le temps !…

À ces ironies, Trouplin souriait, bon enfant.

Mais, tout à coup, à travers les arbres, il aperçut un clocher qu’il connaissait : Bouquelon. Il tira les rênes de toutes ses forces, s’arc-boutant.

– Cûûle ! hurla-t-il, pas par là, tonnerre de Dieu ! j’y sommes pas : barre à gauche, toute !

Sophie ne voulut rien entendre, piqua, tête baissée, bondit, fit feu des quatre pieds.

– Al’ a le mors aux dents, clama le mousse… Amène un peu, patron !… amène… Vire lof pout lof !

Mais Trouplin perdait la tête. Affolé, il songea aux grands moyens, à l’ancre de salut…

– Mouille ! cria-t-il… hardi !… mouille.

De la main droite, Hopsore lança l’ancre, avec l’amarre… ce fut instantané ! la corde, enroulée aux reins des matelots, les cueillit tous deux en arrière. Incontinent ceux-ci vidèrent les arçons et tombèrent en grappe sur le fossé… Malheureusement, l’élan les entraîna plus loin, les fit rouler !… Et ils dégringolèrent dans une mare qui, par occurrence, se trouvait là…

Meurtris, crottés, trempés, les marins se déhalèrent, non sans peine.

– J’avons des avaries dans le gréement ! dit le mousse.

– Pas d’avaries grosses, heureusement ! acheva Trouplin, se tâtant, et constatant qu’il avait encore tous ses membres.

– C’est humiliant, tout de même, continua-t-il, de naufrager dans une mare… Y a pas à dire, c’est foutant !

En une galopade effrénée, Sophie avait disparu. Penauds, les camarades demeuraient sur la route, avec leur cierge tout aplati.

Le considérant, lamentable, Hopsore déclara :

– Il n’est plus présentable… et pi, v’là, y a trop loin d’ici Honfleur… à pied… Ce serait not’ mort. Et pisque la sainte Vierge nous a sauvés, c’est qu’al’ ne nous veut pas de mal, d’apparence ; faut savoir deviner sa sainte volonté.

Trouplin eut une idée.

– Veïons… observa-t-il, v’là l’église ed’ Bouquelon : faut entrer.

Alors, avisant l’autel de la Vierge, il parut enchanté et prit un air de supériorité haute.

– Tié ! vilain mousse, vê-tu ! c’est à Elle, itou c’t’belle table-là…

Et, montrant la statue :

– La v’là !… C’est point celle de Honfleur, et quoique ça, c’est la même personne… à ce que dit M. le curé… Alors, c’est tout de même point la peine d’aller jusqu’à « Grâces ». J allons li mettre s’n’offrande, là… Al’ en aura connaissance, faut croire.

Et, pieusement, il déposa son cierge sur l’autel. Puis, s’agenouillant, il dit :

– Très sainte Mère de Jésus, ayez pitié… Faites excuse ! C’est peut-être point ben côvenable, ce que j’fais : vous ne vous formaliserez point, pas, dites ? puisque vous êtes la Bonté même… Y a pas meilleu’ qu’vous, « sur la terre comme au ciel ».

 

 

 

 

Jean REVEL, Contes normands.

 

Recueilli dans Conteurs français de terroir,

Duvivier, 1920.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



1 D’amble.