Âmes celtes

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Marie REYNÈS-MONLAUR

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’Armorique, au cinquième et au sixième siècle, était désolée et presque déserte. Au calme relatif qui avait suivi la conquête romaine, de longues périodes de troublés, d’invasions, de rapines avaient succédé. Sur les côtes, à l’intérieur même des terres, les Suèves et les Saxons avaient tout brûlé, tout détruit ; ils s’étaient détournés maintenant vers l’île de Bretagne, qui leur offrait une plus riche proie. Les forêts envahissaient la terre en friche et les landes incultes ; et non seulement ces forêts impénétrables qui, à l’est, séparaient l’Armorique du reste de la Gaule ; mais les chênes, les houx gigantesques, les ormes faisaient des retraites mystérieuses, de grandes voûtes d’ombre, jusqu’au sommet des caps qui se découpaient hardiment sur l’Océan, jusqu’au fond des vallées où se brisaient les vagues. Et c’étaient ce silence, ce mystère, cette ombre, qui accueillaient les Bretons de la grande île, les frères celtes qui fuyaient à leur tour devant les Saxons, et qui abordaient au rivage païen, pour y chercher la paix et pour y porter la foi.

Or, en cette fin du cinquième siècle, en Armorique « le roi Gradlon régnait dans son comté de Cornouailles ». L’histoire dit peu de chose de ce Breton, venu des bords de la Tyne, installé sans autre lutte qu’un combat fameux contre les Namnètes. Mais la légende l’entoure d’une auréole de vaillance, de splendeur et de beauté. Qu’était au juste « ce roi au cœur féroce » ? Car l’histoire et les contes s’accordent, au début de son règne, à le nommer ainsi... Il était chrétien sans doute ; mais avec des hésitations dans sa foi, de brusques retours vers les superstitions et les cruautés anciennes. Longtemps après les eaux du baptême, il fallut que la main de Gwennolé, le Saint, le Bon, se posât sur cette âme farouche pour la dompter. Telles ces bêtes féroces que Ronan ou Primaël, Budoc ou Corentin, courbaient sous le joug, ou que Nennok, la Douce, enchaînait à ses pieds.

Est-ce à cause de cette conquête monacale ? Mais les vieilles chroniques donnent au roi Gradlon des proportions irréelles :

« Comme ils brillaient d’une triple lumière, les sommets de la Cornouaille, quand ces trois grands hommes, Gradlon, Corentin, Gwennolé y tenaient le premier rang ! » écrit Wrdisten.

Et ailleurs, Gwennolé parlant au roi, avec reproche :

« Tu rayonnes dans des vêtements de soie et de pourpre, lui disait-il. Tes festins sont splendides ; les flûtes, les tambours, les lyres, les cithares charment de leurs accords tes palais. »

Et le roi répondait, pour l’adoucir et l’intimider tout ensemble :

« Quels présents pourraient t’être agréables ? J’ai de grands biens, une grande puissance, de vastes territoires, des coffres remplis de joyaux, d’or et d’argent, etc. »

Et nous oublions les conteurs moroses qui mesurent le petit État, dénombrent les rares sujets, qui jettent un jour cru et froid sur ces brumes dorées, sur l’Éden de songe qu’était sa cour ! Et c’est après quinze siècles, non pas le pauvre chef de bandes, mais le roi de légende, à la robe de pourpre, qui a survécu. Le roi qui passait, en sa ville d’Is, au son des cloches des cent cathédrales, c’est celui que le Celte salue encore, aux temps héroïques du relèvement de sa race, et qu’il avait posé fièrement, à cheval, entre les deux tours de la vieille église de Quimper. Pauvre roi ! La Révolution l’a détrôné, lui aussi ; en 1793, on le fit descendre de sa cathédrale : après cela, la Convention se sentit plus tranquille.

Le peuple, opposé d’instinct à toute nouveauté, peu attiré par la religion de ce roi que quelques cérémonies extérieures laissaient, tour à tour, débonnaire et cruel – le peuple restait fidèle aux cultes anciens dont des vestiges subsistaient encore. Ils allaient tous, aux veilles de batailles, écouter au bord des chromlec’hs le tressaillement des vieux chefs, et le hennissement des chevaux de guerre ensevelis là, aussi. Ils allaient la nuit, dans les landes, surprendre les korrigans plongeant au cristal des sources leurs cheveux plus blonds que les genêts. Ils allaient encore, au fond des forêts, consulter quelque descendant des druides, antiques comme des chênes et immobiles comme eux ; et ils écoutaient leurs étranges paroles rythmées comme des chants.

Tout ce peuple, naïf et mystique, se mouvait dans le merveilleux comme dans une patrie. Les fées dansaient à leur naissance ; des déesses descendaient dans un rayon de lune, se penchaient sur la pierre sacrée où dormaient les bardes, et leur apprenaient des mots magiques ; les nains riaient aux heures tristes ; les eaux claires voilaient à peine les divinités amies ; les vieux troncs tremblaient encore sous l’ombre redoutable d’Hésus. La mer enfin, la mer sauvage de ces côtes, façonnait ce peuple à son image. Elle les épouvantait de ses colères ; elle les endormait de ses caresses ; elle leur chantait son éternel poème, hurlant sa révolte dans les longues lames déchaînées, ou retombant dans la mélancolie de sa plainte éternelle. Et elle creusait ces âmes comme ses gouffres ; elle faisait passer dans les yeux clairs – les yeux de cette race chaste – les étranges lueurs qui, là-bas, dormaient sur les abîmes. Les plus terribles mystères vivaient encore en elle. Aux jours de naufrages, les Celtes regardaient, vers les îles lointaines, de vagues fantômes, de longues traînées sanglantes ; les vierges mortes de Sein allumaient encore des bûchers pour apaiser la colère des dieux.

À ces âmes de douceur et de rêve, à ces-âmes de passion et de révolte, les chers vieux saints d’autrefois vinrent les mains ouvertes, portant les dons les plus beaux, contant les histoires les plus merveilleuses. Ils n’essayaient pas de prêcher des vérités abstraites. Ils montraient seulement en eux-mêmes la beauté rayonnante du Maître ; et parce qu’ils-étaient les plus doux, les plus humbles et les plus purs des hommes, ce peuple simple crut en eux.

Les prêtres seulement et les bardes, sentant dans ces nouveaux venus une âme nouvelle, les haïrent d’abord d’une haine féroce. Mais comment haïr longtemps des êtres qui bénissaient toujours ? Et puis les moines, eux aussi, chantaient ; et s’ils étaient impitoyables aux dieux cruels, ils étaient si bons aux poètes qu’Ossian s’enhardissait à apprendre à Patrice ses hymnes de guerre.

Au reste, les chers saints multipliaient les miracles. On eût dit que, pour fêter sa première rencontre avec l’âme celte, le Christ avait voulu jeter à pleine main une floraison de prodiges.

Les saints traversaient paisiblement l’Océan dans des auges de pierre ; ils précipitaient d’un mot, dans les abîmes, des monstres affreux dont le regard seul faisait défaillir ; ils emmenaient à leur suite des taureaux sauvages et des loups plus doux que des agneaux ; et ils allaient avec cette escorte, gourmandant les rois, délivrant les prisonniers, protégeant les faibles, fermant les plaies, séchant partout les larmes. Et ainsi, à force de les voir si bons, le peuple les aima d’un amour aussi fort que le granit de ses roches : et c’est pour cela que, après tant de siècles, cet amour ne veut pas mourir.

Au point où nous ouvrons ces pages, cette race est encore presque entièrement païenne. Ce ne sont pas les fruits que moissonneront les saints, c’est le sol sur lequel ils sèment ; c’est « la terre de granit » que nous étudions ; c’est la folle bravoure de notre race, son dédain de la mort, son sens rare et exquis de l’honneur ; c’est le respect de l’épouse et surtout de la jeune fille, dont aucun autre peuple barbare, si ce n’est les Germains, n’approcha jamais ; c’est la fidélité austère et farouche de ces cœurs de femmes qui choisissaient elles-mêmes le compagnon dont elles ne se séparaient plus.

Il est vrai, il y a des autorités pour contredire à toutes ces choses, s’il en est de très graves pour les appuyer. Il en est pour se réjouir bruyamment que le colosse d’or ait des pieds d’argile. Ceux-là ont assez d’ombres réelles pour triompher. Le mépris de la mort amenait les Celtes à des cultes, à des rites d’une dureté incroyable. La fidélité, dans ces consciences obscures qui ne reculaient ni devant les meurtres, ni devant les pires vengeances, conduisait aux actes cruels ; une superstition grossière se mêlait à leur poésie ; il y avait des dieux pour protéger les pilleurs d’épaves, pour envoyer, à leur prière, des navires et des naufragés...

Malgré tout, elle nous reste sacrée, l’âme de songe des aïeux. Le christianisme viendra écarter ces ombres, donner une splendeur inconnue aux vertus de la race. Les cœurs s’adouciront quand on leur montrera dans les cieux redoutables le Dieu qui aime et qui bénit... Terre de rêve, terre d’héroïsme, terre de fidélité : toute la Bretagne est là... Ils comprennent vraiment l’âme des ancêtres, ceux qui voient encore trembler au fond des eaux les murailles des villes ensevelies ; ceux qui ont entrevu, aux jours de brume, le cher saint Gwennolé franchissant les gouffres d’un saut fantastique de son cheval, pour courir au secours de son peuple ; ceux enfin qui, se penchant, attentifs, au crépuscule, ont entendu monter des eaux l’appel des choses mortes, le son des cloches d’Is...

 

R. M.           

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

ÂMES CELTES

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I

 

 

Le peuple de ces côtes entend

les gémissements des ombres qui

volent avec un bruit léger. Il voit

passer les pâles fantômes des morts.

 

CLAUDIEN.

 

 

La nuit était tout à fait venue. À la pointe du Raz, qui domine l’Océan de ses falaises, et tout le long de la baie des Trépassés, des formes vagues erraient çà et là, se collaient contre les roches, se blottissaient dans les moindres anfractuosités des murs de granit. Beaucoup cherchaient un abri dans les grottes qui bordent le rivage. Car le froid était rigoureux.

Hommes et femmes arrivaient d’un peu partout : de Ker Is, dont on apercevait les feux à une portée de flèche ; des chaumières isolées où l’on descendait courbé en deux, comme dans des caves ; et là-bas, de plus loin, de l’intérieur des terres. Tous marchaient sans bruit ; tous se rassemblaient silencieux comme devant une tombe : et c’était bien un immense ossuaire, la mer sauvage où pour une nuit leurs morts devaient revenir, pressés comme un vol de mouettes. On était en novembre. C’était la nuit des âmes. Depuis le matin la pluie tombait, fine et triste ; maintenant, d’instant en instant, des éclairs jetaient des reflets froids sur les grèves, sur les êtres anxieux qui se penchaient pour mieux voir ; et ces lueurs aveuglantes rendaient ensuite les ténèbres plus sinistres et comme vivantes...

La mer montait depuis des heures, lente d’abord, avec des allures sournoises ; puis déchaînée, furieuse, grondant d’un bruit de tonnerre dans les grandes roches. La mer, la nuit, a une sorte d’épouvante spéciale. On dirait que cette sombre masse mouvante porte en elle toute l’horreur de l’invisible, d’un invisible conscient et hostile. Presque toujours, pour rendre la fête des âmes plus tragique, la tempête sur ces côtes se mêlait à la nuit. Les blanches crêtes d’écume dessinaient, aux éblouissements des éclairs, la hauteur fantastique des lames qui rejaillissaient à plus de quatre-vingts pieds, et, dans leur remous, creusaient ces gouffres où les morts roulaient et hurlaient, éperdus.

Pourquoi les âmes qui hantaient ces rives traînaient-elles toujours l’orage à leur suite ? Que trouvaient-elles donc dans la survivance à laquelle tout Celte croyait d’une foi si ferme ? Pourquoi revenaient-elles ainsi, avec des lamentations et avec des sanglots ? Et non seulement les êtres jeunes, morts au combat, ou morts en mer brisés contre un écueil, pleuraient la terre douce et le sourire qui ne fleurirait plus jamais les lèvres fidèles ; mais les vieillards aux jours amers, mais les vieux bardes, mais les vieux chefs, tous revenaient, redemandant la vie...

Ceux de leur clan reconnaissaient leurs voix mêlées aux sifflements du vent d’orage ; ils entendaient leur cri de révolte dans le hurlement des vagues. Et si une ombre aimée vous frôlait au passage, c’était les bras tendus, c’était dans un effort passionné et impuissant pour demeurer, pour revivre... Jamais, de mémoire d’homme, la barque mystérieuse des morts n’avait abordé au rivage par une nuit d’étoiles. Et les veuves et les mères apportaient aux disparus, en offrande suprême, un deuil semblable à leur deuil sans fin.

Dans une caverne aux voûtes envolées de cathédrale, une troupe nombreuse était assemblée. C’étaient des pêcheurs et des pâtres, des gens pauvres et rudes. Ils avaient planté en terre des torches de résine. Ils avaient allumé des brassées d’ajoncs qui faisaient étinceler comme des joyaux les stalactites des colonnes ; et engourdis par le froid, effarés par la tempête, ils se laissaient aller au bien-être de la chaleur et de l’abri.

Seuls, deux hommes à l’écart, au seuil de la grotte, semblaient ignorer que la pluie leur fouettait le visage, que l’écume rejaillissait jusqu’à leurs pieds. L’un était un vieillard décharné et pensif ; penché sur le gouffre il effeuillait des branches vertes en prononçant de très vieilles paroles. La conquête romaine n’avait pu effacer, chez les lettrés, la langue primitive qu’elle avait corrompue dans le peuple. En cette langue, le vieillard appelait les dieux dont il fut le prêtre, Hésus, Taranis, Teutatès, comme si, à son évocation, les dieux en allés pouvaient revenir ! Il nommait aussi ses pères, les druides d’autrefois ; quelque chose de farouche semblait, par instants, passer d’eux en lui. Lorsque ses regards se posaient inconsciemment sur la flamme, oubliant que ses dieux aussi étaient morts, il retrouvait le cri rauque des aïeux aux jours où le colosse d’osier rempli de victimes vivantes flambait en un holocauste terrible.

Le peuple le vénérait et le contemplait avec un effroi superstitieux. Lui dédaignait ce peuple qui s’était fait, à l’imitation des Romains, de grossières idoles. Il vivait avec de rares disciples à l’ombre des chênes. Et chaque année, en cette nuit de novembre, il venait jeter à l’âme délaissée des druides de symboliques offrandes. Il n’y avait plus de taureaux sans tache pour les sacrifices ; il n’y avait plus de serpe d’or ; plus, même, de sagum blanc pour recueillir le gui sacré. Mais la main jalouse du vieillard détachait encore la plante mystique ; et pour que nul profane n’y touchât, elle en jetait les feuilles et les fruits dans l’abîme.

Auprès de ce fils des druides se tenait un barde aveugle. Il chantait à demi-voix sur un rythme étrange. Les druides n’existaient plus. Jamais les bardes n’avaient été plus nombreux et plus honorés. Gwenc’hlan l’aveugle revenait de la grande île de Bretagne avec les poèmes de ses frères, et les poèmes de sa jeunesse. Il avait vécu des années heureuses, là ou le bouleau emblématique « tire le pied de l’entrave ». Hélas ! le bouleau du barde – son signe distinctif, comme le chêne l’était des druides – ne le défendit pas de la férocité d’un chef. En un jour d’orgie, un roi ivre lui avait fait crever les yeux. Ce roi malheureusement était chrétien. Gwenc’hlan revint vers sa terre natale, ayant au cœur une haine effrayante contre cet homme et contre la religion nouvelle. Gradlon le recueillit pour entendre ses chants. Mais le barde demeurait à la cour dans un esprit de haine, prêt à lutter contre l’apostolat de ces hommes nouveaux que la Cornouaille, il le pensait du moins, ne connaissait pas encore.

Lassé d’entendre le druide parler toujours à ses dieux, le barde se rapprocha du peuple. Il accorda la rote celtique. Guidé par un enfant, il s’assit sur une pierre tapissée de goémon. Il commença une mélopée triste, aux paroles monotones :

« Ce n’est pas ta mort 1, ô Freuer, qui me désole cette nuit. C’est le sort fatal de nos frères. Je m’éveille. Je pleure dès l’aurore.

« Ce n’est pas ta mort, ô Freuer, qui cause mon angoisse ; depuis l’arrivée de la nuit jusqu’à minuit, je m’éveille, je pleure jusqu’au jour.

« Ce n’est pas ta mort, ô Freuer, qui me navre cette nuit, qui flétrit mes jours, qui fait couler mes larmes.

« Ce n’est pas ta mort, ô Freuer, qui m’afflige cette nuit, ni d’être moi-même infirme et malade. Ce sont mes frères, ce sont mes contemporains que je pleure. »

Il pleurait, en effet, le barde aveugle. Mais qui aurait pu dire pour qui tombaient ces larmes ? Au bout de quelques instants il reprit :

« Le rameau vigoureux de la ronce couverte de mûres et le merle sur son nid et le conteur ne se taisent jamais.

« Il pleut au dehors. La fougère est mouillée ; le sable de mer est blanchi ; l’écume des flots est gonflée. La plus belle lumière, c’est l’intelligence de l’homme.

« Il pleut au dehors. L’abri est étroit. La bruyère jaunissante. Le panais maigre. Dieu, roi du ciel, pourquoi as-tu créé un être douloureux comme moi ?

« Il pleut au dehors. Mes cheveux sont humides. Le malade est gémissant ; la montagne à pic, l’Océan sombre, la mer salée.

« Il pleut au dehors. Il pleut dans l’Océan. Le vent siffle...

« Écoutez tous la vague pesante. Que ses coups sont bruyants parmi les graviers ! Mon esprit est accablé cette nuit.

« Il y a péril sur cette terre mauvaise... »

Soudain, un cri sourd du druide interrompit le poète. Tous entourèrent le vieillard. Là-bas, à la lueur d’un éclair il leur montrait une barque qui, comme un goéland, semblait effleurer le sommet des vagues. Elle était engagée dans les terribles courants du Raz ; mais la barque des âmes se rit du danger, et qui donc pouvait s’aventurer ainsi, en pleine tempête, sinon la barque des âmes ? Deux ou trois formes blanches guidaient l’étroite embarcation ; chose étrange ! en dépit de la rafale, un chant clair, le chant des ombres, parvenait par lambeaux jusqu’au rivage. Le druide, penché sur l’abîme, surprit quelques mots dans sa langue, la pure, la chère, la forte langue des aïeux. Une rougeur ardente colora le vieux visage. Ils revenaient donc, les dieux, les prêtres morts ! Ils entendaient donc sa prière !... Tous retenaient leur souffle autour de lui... Déjà il tendait les mains pour un appel...

Mais le barde, lui aussi, écoutait. Il ne pouvait rien voir ; mais il ne perdait pas un son. De grandes rides se creusaient entre ses yeux morts ; l’expression de son visage devenait terrible :

– Ce sont eux ! Ce sont eux ! s’écria-t-il avec fureur.

– Ce sont les voix de nos pères, murmura le druide.

– Ce ne sont plus les mêmes chants, reprit le barde. Ce sont les ennemis de tes dieux, je les reconnais bien. L’homme qui m’a fait crever les yeux chantait aussi ces paroles. Mais qu’ils se brisent donc contre la roche ! Que la mer les engloutisse ! Qu’ils soient maudits, maudits, maudits !...

Par saccades, à travers la tempête, la malédiction tomba sur la barque fragile. L’homme qui était à la proue sembla l’entendre. D’un grand geste de bénédiction il embrassa la terre qui le repoussait. La barque s’engagea dans une passe étroite et disparut dans les ténèbres.

Le druide, perdu dans ses pensées, redisait les syllabes que, tout enfant, il avait cueillies sur les lèvres de ses pères : on eût dit la fin d’un exil. L’amour vivace, l’amour passionné du passé semblait tenir dans les sons qu’il répétait, sans songer que les vieilles paroles exprimaient des choses nouvelles ! Mais une femme violente, irritée, fendit le groupe ; elle s’adressa au vieillard dans la grossière langue gallo-romaine :

– Ce sont eux ; j’en jurerais aussi. Je les connais. Là-bas, ils m’ont pris mon mari. Ils m’ont volé mon enfant. Un homme s’est installé dans une partie de cette forêt de Porzoed où mon mari et moi nous vivions. D’abord on le regardait comme un étranger, avec défiance ; mais enfin, à chacun son chemin. Mais non. Il a des charmes magiques. Mon mari s’est pris à ses belles paroles ; tout chôme maintenant ; il m’abandonne pour le suivre. Cet homme est un sorcier. Un jour, un loup accourait tenant une brebis sanglante : l’homme a fait un signe ; le loup s’est couché à ses pieds abandonnant la brebis. Maintenant cet étranger se change lui-même en bête, en corbeau, en chat-huant. Je le hais. J’ai peur... Mais il est sous bonne garde. Je me suis plainte au roi qui l’a fait emmener à Quimper couvert de chaînes. On le jugera demain. Maître, si tu veux savoir quels sont ces hommes, viens donc. Celui qu’on jugera est un des leurs.

– Je ne vais plus jamais parmi les hommes, dit froidement le druide.

– J’irai, et je te soutiendrai, et nous le ferons brûler, s’écria le barde. L’aigle de Powys arrachera ses yeux.

– Nous viendrons tous, tous...

Ses compagnons s’échauffaient, prenaient parti pour elle contre l’étranger.

– Je suis Kében, la magicienne, dit la femme s’enhardissant à ce succès. Nul ne connaît les philtres et les simples comme moi. Nul, comme moi, ne mêle les trois sortes d’herbes, en chantant, les jours de pleine lune. Cet homme doit savoir pourtant des secrets que je ne sais pas ; ses signes détruisent les miens. Lasse d’attendre en vain mon mari, un jour qu’ils erraient encore en parlant, lui et l’homme vêtu de peaux de bêtes, je suis allée au-devant d’eux, j’ai tendu à l’étranger un breuvage qui lui aurait enlevé le goût de la vie... Il a fait un signe en croix. Le vase s’est brisé dans mes mains. Le soir, je me tordais dans des convulsions, comme si j’étais moi-même empoisonnée.

– Tu mens, Kében, interrompit une voix chevrotante de vieille. Cet homme, à ta prière, t’a guérie.

– Qu’importe s’il m’a guérie ? reprit la sorcière. Ce qui doit être, sera.

Le druide, qui depuis longtemps semblait loin d’elle, répéta distraitement :

– Ce qui doit être, sera.

Un instant il fixa sur la magicienne ses yeux vagues, puis il se détourna du côté où la barque avait disparu. Avec elle s’était enfui le chant de sa langue maternelle, la langue de ses pères et la langue de ses dieux, la langue qu’il ne parlait plus qu’aux bêtes fauves ou aux oiseaux de la forêt. Et durement, scandant les mots comme en quelque avertissement prophétique :

– Prends garde, femme, dit-il.

Et dans la langue des aïeux, se parlant à lui seul, il finit les triades célèbres :

« Il y a douze mois 2 et douze signes. L’avant-dernier, le Sagittaire, décoche la flèche armée d’un dard.

« Les douze signes sont en guerre. La belle vache, la vache noire, qui porte une étoile blanche au front, sort de la forêt des dépouilles.

« Dans sa poitrine est le dard de la flèche. Elle beugle tête levée. Son sang coule à flots.

« La trompe sonne... »

Il s’arrêta haletant. La tempête redoublait de violence. Des gerbes d’écume rejaillissaient jusqu’à ses cheveux blancs. De l’eau ruisselait de ses mains décharnées. Il s’était avancé au bord du gouffre ; les éclairs lui faisaient un fond d’apothéose ; dans un grondement de tonnerre il acheva :

« La trompe sonne. Feu et tonnerre. Pluie et vent. Tonnerre et feu. Rien, plus rien, ni aucune série.

« La nécessité unique. Le trépas, père de la douleur. »

Le druide ne parla plus jusqu’au jour.

 

 

 

 

II

 

 

« Le roi Gradlon, dans les guerres cruelles où il avait accablé les pirates du Nord, avait tranché la tête à cinq de leurs chefs, pris cinq de leurs bâtiments, brillé et triomphé dans cent combats. Témoin en est le fleuve de Loire, car c’est entre ses rives brillantes que s’étaient livrées ces grandes batailles. »

C’est en ces termes que le cartulaire de Landévenec célèbre les victoires de Gradlon-Meur, Gradlon le Grand. On s’explique qu’après de telles batailles le roi recherchât un repos chèrement gagné. La lutte contre les pirates était épuisante. Les Saxons arrivaient de nuit sur des barques de peaux, tombaient sur quelque ville ou sur quelque bourgade endormie ; pillaient, brûlaient, massacraient et s’enfuyaient avec leur butin et leurs captifs, pareils à des vautours emportant leur proie dans leur aire. Quimper venait d’être le théâtre d’un de ces combats souvent renouvelés. Gradlon, après avoir vigoureusement repoussé l’ennemi, l’avait poursuivi jusque dans son camp, au pays des Namnètes. Maintenant Quimper réparait tranquillement ses murailles, et le roi et sa cour étaient ensemble dans cette ville de Ker Is « que Gradlon affectionnait plus qu’aucune autre ».

Quelle autre ville de ce temps et de ce pays – où il y avait si peu de vraies villes – aurait pu rivaliser avec elle ? Ker Is était bâtie dans une situation délicieuse, tout au bord des flots, blottie dans les arbres et dans les fleurs comme un nid dans les haies. Le climat y était plus doux ; les bardes y chantaient ; la vie s’amollissait, là, pour une population moins rude ; et enfin, et surtout, Ahès, la fille bien aimée de Gradlon, y demeurait de préférence.

Ahès ! Un charme étrange émanait même de ce nom. C’était l’unique enfant que Gradlon avait eue de Kenvred, la femme de sa jeunesse, enlevée à un chef saxon un jour de victoire. Kenvred était morte, laissant à sa fille ses cheveux d’un or roux, et ses longs yeux verts, glauques comme la mer et changeants comme elle. L’enfant avait grandi auprès de ce père qui l’idolâtrait, d’année en année plus inquiétante et plus belle. On la sentait, malgré son baptême, païenne jusqu’aux moelles, à la façon celtique, sans temple, sans idole ; mais la nature elle-même était la grande idole. Ahès avait la passion de sa terre où flottaient les brumes, des forêts antiques aux ombres vertes, du chant de cristal des sources, et du silence des landes arides. Plus que tout au monde elle aimait le triste, le sauvage Océan. Gradlon, pour lui plaire, avait fait bâtir son palais au sommet d’une roche battue des vagues, et, par la fantaisie de cette enfant, Ker Is s’était groupée à ses pieds, en un jour, comme une ville de rêve, en dépit de la menace constante des flots.

Ahès habitait ce palais, ayant pour horizon l’immensité vide et grise, où passaient des vols de corbeaux, et là-bas, au soir, de larges fonds de pourpre au seuil de l’inconnu. Elle regardait. Elle écoutait. Une âme étrange se levait en elle. Souvent, à entendre la plainte éternelle, elle demeurait silencieuse de longues heures, dans un grand frisson d’angoisse et de joie. Une plainte obscure semblait aussi monter et se briser du fond de son être ; des abîmes se creusaient sous la caresse des yeux clairs ; toute son âme passionnée, impérieuse, obstinée et douce, semblait passer dans ces yeux comme une force fatale, et tout prendre, et tout dominer... Mais ce triomphe habituel semblait suffire à la jeune fille. À la première approche l’oiseau sauvage s’enfuyait. Un à un tous les chefs qui osaient rêver de s’unir à elle étaient repoussés. Et s’ils insistaient, s’ils vantaient à Gradlon les avantages de leur alliance ou la bravoure de leur race, Ahès, d’un de ces regards tout à l’heure si caressants, faisait reculer les plus intrépides, comme si une lame avait pénétré en eux jusqu’au cœur.

Gradlon la laissait très libre, heureux, instinctivement, de garder auprès de lui l’enchantement et le sourire de sa vie. Ahès était encore si jeune ! Ce jour-là – peu après la nuit des âmes – Gradlon était assis dans une des salles de son palais, la main posée sur la tête blonde. Pour la centième fois, à la demande de sa fille, il redisait les moindres détails de son expédition, le nom des chefs qu’il avait tués, le nom de ceux qu’il avait ramenés enchaînés à sa suite. Il racontait les prouesses des pirates, les ruses qu’il avait dû déjouer pour s’en rendre maître, et comment, montés sur leurs barques, ils s’enfuyaient en bandes noires de corbeaux :

– Ils ont leur repaire au bord du grand fleuve, disait-il. Beaucoup, parmi les Namnètes, combattaient avec eux. Ce Rhuys que tu as vu en était. On l’eût deviné rien qu’à sa façon de se battre. C’est pour cela que je l’ai épargné. Il a toute la bravoure, toute l’arrogance des nôtres. Il s’est défendu jusqu’à la nuit. Quand on l’a pris, épuisé de fatigue et de sang, il est arrivé devant moi le front haut, la démarche tranquille. Tel il était alors, tel tu l’as vu, enchaîné, au retour.

– Je l’ai vu, dit Ahès qui semblait suivre attentivement un vol de mouettes.

– Ils voulaient le massacrer sur place, poursuivit le roi. Mais j’en avais déjà tué cinq de ma main. Et puis, à un moment ou à un autre, on a toujours besoin d’otages. Il est en sûreté, dans la basse fosse.

– Il est en sûreté, répéta encore Ahès.

Elle baissa la tête, et un triste sourire passa sur ses lèvres. Les mouettes entraient librement par les baies ouvertes. Elles se poursuivaient d’un vol capricieux. L’une d’elles effleura le front du roi. Ahès songeait : « Est-ce mon rêve qui le frôle en passant ? » Elle dit tout haut :

– Pour me conformer aux conseils que donnent les moines, je vais voir les prisonniers de temps en temps. Ils ne regrettent que leur liberté. Ils ne se plaignent jamais de vous, père. Vous ne les torturez pas, vous ne leur faites souffrir ni la faim ni la soif. Et les Saxons sont si cruels pour leurs captifs ! Mais vous êtes chrétien...

– Ce n’est pas à cause des moines que j’agis ainsi, dit impatiemment Gradlon. Un prisonnier de guerre reste un compagnon d’armes. Lorsqu’on ne lui a pas tranché la tête pour augmenter les trophées glorieux, on ne le traite pas comme un criminel.

Il marchait maintenant de long en large, animé, redressant sa haute taille :

– Autrefois, il est vrai, c’était bien plus beau. On traitait royalement les captifs, les laissant libres d’aller et de venir sur leur parole. Et puis, à l’heure d’une calamité publique ou à l’annonce d’une guerre, on les entassait dans les colosses d’osier, et ils flambaient en un embrasement formidable. On obtenait tout des dieux par ces sacrifices. J’aurais voulu vivre en ces temps-là. Après la conquête romaine, on n’a plus sacrifié que des victimes isolées, en se cachant au fond des bois. Et maintenant, partout où sont les moines, même cela est impossible.

– J’aime les moines sans les connaître, dit Ahès avec un frisson.

– Oui, ajouta Gradlon, moi aussi je les aime, et je n’oublie pas que je suis chrétien. Tu sais si je les protège en temps de paix. Dans la guerre, ils m’obsèdent. Tout le vieux fonds se lève et se révolte en moi. Leurs discours me sont à charge. Qu’ont à faire ces gens d’Église dans les combats, puisqu’ils ont peur du sang ?

Je voudrais être avec leur Dieu, ici, et dans leur temple, et quand je mourrai, pour qu’il ne me livre pas à des supplices sans fin. Mais je voudrais retrouver mes vieux dieux de colère et de vengeance sur les champs de bataille, et chaque fois que mon sang bout dans mes veines.

Ce païen mal converti se laissait aller à ouvrir ainsi son âme. Ahès l’écoutait, souriant toujours du même vague sourire ; s’appuyant à son bras, elle marcha près de lui :

– Nous sommes bien de la même race, père, dit-elle de sa voix profonde. J’aime les tempêtes, comme vous aimez les sacrifices sanglants. C’est que, alors, quelque chose se déchaîne en nous, plus fort que nous-mêmes. Vous regrettez vos dieux terribles ; moi j’appelle ceux qui font hurler les vents et courir les vagues. Ah ! ceux-là ! on dirait qu’ils se ruent en moi, en bonds de joie ! Et eux aussi m’appellent aux jours d’orage. J’entends leur voix. Je réponds. Je suis de votre sang : ceux qui contrediraient ces voix irrésistibles, je les briserais.

Oui, elle briserait. On le sentait à la flamme du regard où les forces qui dormaient s’éveillaient, brusques et terribles. Mais ces éclairs s’évanouissaient vite. Elle reprit bientôt en riant :

– Nous sommes chrétiens, vous et moi, en temps de paix, et par les jours clairs. Est-ce que cela ne suffit pas ? Au fond, qu’est-ce que je sais de cette religion ? Seulement ce que vous m’en dites, et c’est sans doute bien peu. Si je connaissais leurs moines ou leurs prêtres, peut-être, alors...

– Veux-tu en voir un, et des plus renommés ? Monte à cheval avec moi. On amène à Quimper, devant mon tribunal, un de ces hommes de Bretagne, qui ont émigré ici comme nous ; mais c’est un Scot, je le hais. Il faut qu’il se défende. Je vais à Quimper pour deux jours. Viens-tu ?

– Non, répondit rapidement Ahès. Que m’importe cet homme ? La justice et la guerre sont à vous seul ; vous êtes juste et vous êtes brave. Votre peuple vous aime ; il est fier de vous. Qu’irais-je faire là ?

Gradlon regarda avec orgueil l’enfant de sa tendresse. Elle disait juste. À quoi bon la mêler à des jugements ou à des procès ? Elle était la beauté et elle était la grâce. Qu’avait-elle à faire en ce monde, sinon fleurir ? Gradlon partit seul au crépuscule. Lorsqu’in se retourna, déjà loin de la ville, il vit Ahès encore à la fenêtre où il l’avait laissée. Vêtue de la tunique rouge qu’elle portait presque toujours, elle se détachait comme une fleur de pourpre, royale et splendide. Puis elle s’effaça peu à peu, diminua, s’estompa dans la brume, jusqu’à n’être plus, à l’horizon, qu’une large tache de sang...

 

 

 

 

III

 

 

Durant de longues heures, Gradlon chevaucha sur la lande morne, à l’allure rapide de son cheval. Il était triste. Il avait compté sur une journée de plein repos ; Gwenc’hlan lui avait annoncé des chants sur sa dernière campagne. Or Gwenc’hlan était à Quimper, depuis trois jours, Ce moine et ce maudit procès attiraient tout le monde et dérangeaient tous les plans.

Et puis, Gradlon n’était pas en paix avec lui-même. Il disait juste : la vue du sang ramenait toujours en lui à la surface le vieux levain, et il était assez chrétien pour en éprouver un vague remords. La Cornouaille, en ce temps-là, était presque entièrement païenne. Il y avait bien eu, par les premiers Bretons fugitifs, quelques essais d’évangélisation. Mais rien de régulier, rien de fixe ; point d’évêché dans le pays ; à peine quelques prêtres.

Quelques noms, cependant, éclairaient ces ombres ; ils arrivaient au roi sur l’aile du miracle. Les vieilles forêts de Nevet, de Porzoëd, celles du pays de Léon, étaient un vaste refuge pour les anachorètes et les ermites. Des colonies religieuses se fondaient çà et là ; les saints attiraient à eux des disciples. Ce Ronan qu’on allait juger, était, d’après la rumeur publique, l’un de ces saints... Entre l’entourage païen et les réactions chrétiennes, Gradlon restait flottant et comme suspendu. Le Dieu des chrétiens – son Dieu – lui semblait plus redoutable dans sa douceur que les dieux de tonnerre et de colère. Ce Dieu demandait de lui des choses autrement difficiles ; Gradlon le sentait confusément. Mais, en barbare qu’il était, il cherchait à l’apaiser par des présents. Au jour de ses remords il redoublait ses libéralités : alors il faisait bâtir hâtivement quelque église. Les cent cathédrales de sa ville d’Is – les cathédrales aux cloches d’or – dorment au pays des légendes. Mais une pauvre petite chapelle s’élevait, çà et là : le roi donnait le bois des voûtes, le sol ou l’autel. Il ne donnait pas son âme. En réalité il avait pris au culte chrétien quelques cérémonies seulement et quelques pratiques, sans en avoir pénétré le sens ; inquiet et troublé, il essayait de se tromper lui-même, car déjà il n’ignorait pas que le Seigneur demande le cœur des hommes, et non leurs dons.

Gradlon arriva à Quimper d’assez fâcheuse humeur. Tous ceux qui se trouvaient, il y a quelques jours, au réquisitoire de Kében, entouraient la sorcière devant le tribunal improvisé du roi. Quelques chrétiens rares et timides qui connaissaient Ronan par ses bienfaits se tenaient à l’écart. La foule était divisée et houleuse. Gwenc’hlan l’aveugle, conduit par un enfant, allait de groupe en groupe, maudire les moines et chanter les dieux.

Tout de suite Gradlon ordonna qu’on amenât le prisonnier, et Ronan, chargé de chaînes, fut mis en présence du roi.

C’était un homme de petite stature, d’un aspect chétif. Il était vêtu de peaux de bêtes ; il avait les pieds nus, la tête rasée. Son regard calme ne se posait ni sur le roi ni sur le peuple ; il allait là-bas, vers les ondulations bleues qui fuyaient à l’horizon : l’ermite semblait voir des choses mystérieuses et très lointaines. Humble et doux, il paraissait le plus inoffensif des hommes, une victime plutôt qu’un bourreau, et si distant des êtres qui l’entouraient qu’on l’eût dit étranger à cette scène.

Kében s’avança, hardie, effrontée, encore jeune, faisant des gestes de menace, proférant des paroles de colère. Elle redit devant le roi les accusations qu’elle avait formulées devant tout le peuple : cet homme lui avait enlevé son mari, qui délaissait son métier de sabotier pour chanter des psaumes, et c’étaient depuis, chez elle, le désordre et la ruine. L’ermite se changeait aussi en loup, en oiseau de proie : et si absurdes que ces paroles nous semblent, rien ne répondait mieux à l’état d’âme de ces descendants de druides et de druidesses, qui croyaient fermement voir voler les sorcières, changées en corbeaux, par les nuits sans lune. Le moine enfin avait enlevé à Kében une fillette de deux ans ; il l’avait tuée pour se venger d’elle. Kében entrecoupait son accusation d’imprécations et de cris. Brune, le front barré, le regard fuyant, elle incarnait la haine tenace, féroce...

– Malheureuse ! s’écria la vieille femme qui l’avait déjà interrompue sur la grève, tu oublies qu’on te connaît. Si ton mari suit le moine, c’est pour trouver la force de vivre avec un démon tel que toi. Il s’en va, comme ils s’en iraient tous, parce que tu es une sorcière, une perdue. Et quant à ta fille, je croirais plutôt que tu l’as tuée de tes propres mains, dans un accès de démence.

Kében bondit, comme si elle avait marché sur un reptile :

– Que l’herbe de joie ne pousse plus sur ton chemin, la vieille, et que je sois confondue si je mens ! Est-ce que cet homme t’a payée pour le défendre ? Ne vois-tu pas que lui-même ne trouve rien à répondre ?

Gradlon regarda Ronan. Le moine n’avait pas fait un mouvement ; il n’avait pas prononcé une parole. Il priait avec une sérénité extraordinaire. Le roi s’irritait de cette paix. Pourquoi cet homme ne disait-il rien ? Se jouait-il de lui ? Ne savait-il pas qu’il avait sur lui droit de vie et de mort ?

La sorcière multipliait les faits. Elle appelait plusieurs des assistants en témoignage. Chose étonnante ! Quelques-uns avaient vu cet homme paisible entouré de loups qu’il menait, comme un troupeau d’agneaux, avec des paroles inconnues. Bien plus ! Dans l’humble champ qui touchait sa cabane, on le voyait atteler à sa charrue des taureaux sauvages qui, chaque matin, venaient d’eux-mêmes se remettre sous le joug. Le roi écoutait, attentif. Gwenc’hlan, à tâtons, se rapprocha de son maître : il chantait à demi-voix un poème dont il venait de composer les premières strophes et où revenait un refrain sinistre contre les prêtres et contre les chrétiens.

Et toujours le même silence ! Non un silence d’orgueil, mais un silence de recueillement. Les loups étaient moins cruels pour Ronan que ces êtres ; mais Ronan grandissait de toute cette haine. Seul, un homme vêtu de blanc se tenait derrière Gradlon, et priait, les mains étendues, aussi calme, aussi silencieux que celui qu’on jugeait. Mais un frémissement d’indignation passait malgré lui sur son visage. Grand, blond, les yeux clairs, c’était le type du Celte dans toute sa beauté. Son costume indiquait aussi un moine. Tout à leur curiosité ou à leur haine, aucun des assistants ne prenait garde à lui.

Gradlon enfin les arrêta. L’impassibilité de Ronan augmentait, d’instant en instant, ses dispositions mauvaises. Toute son âme farouche se soulevait, étouffait les remords timides. Il rêvait de donner à son peuple un de ces spectacles sauvages, en honneur dans sa terre natale :

– Nous allons en juger, dit-il enfin. J’ai deux chiens furieux que je vais faire lâcher contre l’accusé. S’il est coupable, ils le mettront en pièces et justice sera faite. S’il est innocent, que le ciel le défende !

Kében triomphante eut un cri de joie. Tous s’écartèrent. On entraîna le prisonnier dans un champ fermé d’une palissade. Au passage, l’homme de Dieu se pencha vers un enfant et l’embrassa. On le laissa seul, enchaîné au milieu de la place. Les valets amenèrent les chiens.

C’étaient des dogues énormes, le poil ras, les crocs en avant, grondant sourdement. Quelques femmes s’enfuirent. Gradlon et son peuple, penchés en avant, regardaient, un rire cruel aux lèvres. Le roi pensait : « Si cet homme n’a pas peur, il est plus brave que moi. » Les molosses démuselés bondirent.

Alors l’homme humble et doux se redressa. Ses yeux s’éclairèrent. Il sembla subitement transfiguré. Une force divine passa en lui, fit resplendir son visage. Il leva la main aussi haut que le permettaient ses chaînes. Il traça, lentement, un signe de croix, et d’une voix presque basse :

– Obéissez à Dieu, dit-il.

Les chiens frémirent sous cette parole. Ils baissèrent la tête comme les taureaux indomptés sous le joug de Ronan, là-bas, pour le labeur de chaque jour ; grondant encore, ils léchèrent les pieds nus...

Tout le peuple eut un cri de stupeur. Kében s’enfuit, hurlant des paroles inintelligibles. Gwenc’hlan recueillait par bribes le récit du prodige. Gradlon, livide, refaisait machinalement sur lui-même un signe de croix. Pour un moment, la foi de son baptême se relevait en lui au grand souffle du miracle. Et les vieux biographes du saint ont reproduit, à leur manière, les paroles du roi :

– Puissant serviteur de Dieu, ne t’irrite pas contre nous, je t’en supplie. Nous nous sommes follement émus contre toi ; nous t’avons imposé une rude fatigue en te faisant venir jusqu’ici, nous t’avons livré comme un criminel à nos chiens furieux : c’est que nous étions aveuglé par les mensonges de cette femme maudite. Heureusement ta sainteté a réduit la calomnie à néant, et la puissance de Dieu t’a sauvé du supplice.

L’ermite se taisait toujours. Une voix, qui semblait être la voix même de la conscience du roi, s’éleva alors :

– Tu es plus coupable encore que tu ne le dis ! Je t’ai laissé juger mon frère dans le Seigneur parce que je savais que Dieu était avec lui, que Dieu voulait gagner ton âme par ce miracle...

Et l’homme vêtu de blanc, Gwennolé, fils de Fracan, le saint populaire et bien aimé de l’Armorique, vénéré de tous, semant à pleines mains les miracles ; allant comme un chevalier du Christ partout où il y avait des injustices, des souffrances ou des larmes ; Gwennolé vint en la présence du roi. Son front était sévère. Et lui, si doux aux humbles, si terrible aux puissants, parla pour la première fois au redoutable chef breton :

– Écoute, roi. On ne se joue pas de Dieu. Les partages honteux attirent sa colère. Tant que tu ne lui as pas donné ton âme, tu ne lui as rien donné. Prends garde ! Si le miracle ne t’éclaire pas, la vengeance de Dieu s’abattra, terrible, sur toi et sur ton peuple. Ce ne sont pas ceux qui tuent le corps qu’il faut craindre, mais Celui qui peut jeter le corps et l’âme dans l’enfer.

Le roi, haletant, voulut répondre. Mais déjà le saint avait repris son bâton de voyageur ; le chevalier errant du Seigneur était remonté sur son cheval, il s’éloignait au bruit des acclamations du peuple, en quête d’autres plaies à guérir.

Gradlon fit approcher Ronan, s’enquit de sa demeure et de celle de Gwennolé, promit d’aller chercher leurs bénédictions et leurs conseils pour la conversion de son âme. La foule entourait Ronan, le pressait de toutes parts, réclamait à grands cris le baptême. Ronan promit de revenir les instruire et les baptiser. Il avait hâte d’être seul, d’échapper à cet enthousiasme. Mais il laissait courir autour de lui, avec un sourire, des groupes joyeux de petits enfants.

Le lendemain à la nuit, quand Gradlon reprit le chemin de Ker Is, il rencontra, marchant sur le bord du sentier, Ronan, l’homme vêtu de peaux de bêtes, qui priait en regardant les étoiles. Gradlon, pris d’une terreur superstitieuse, mit son cheval au pas. Un trouble inconnu l’agitait depuis la veille. Ce trouble redoublait à cette heure. Cet homme s’en allait seul, pied nus, comme un mendiant. Il s’enfonçait dans la solitude quand le peuple aurait voulu le porter en triomphe ; il choisissait le silence, quand tous l’acclamaient. S’il était demeuré à Quimper, il eût été roi, bien plus que le roi lui-même. Pourquoi préférait-il sa misérable cellule dans les bois ? Quelle joie y avait-il donc en lui, plus forte que toute joie humaine ? L’âme orgueilleuse et troublée du monarque se perdait dans ces pensées ; il se sentait, auprès de cet homme, misérable et petit. Et cependant, il avait une douceur inexplicable à mettre ses pas dans les pas du moine, comme si l’homme qui priait traçait sur sa route un sillon de paix.

À un détour du chemin, aux dernières lueurs du couchant, Gradlon regarda l’humble visage. Il rayonnait comme la veille à l’heure du miracle, peut-être avec une expression plus profonde d’anéantissement bienheureux : comme si Ronan était écrasé sous la main bienfaisante et toute-puissante du Seigneur. Les ténèbres, malgré ce soir d’hiver, semblaient brûlantes. Ronan laissa le sentier à la lisière de la forêt et s’engagea sous les chênes. Gradlon arrêta son cheval jusqu’à ce qu’il l’eût vu disparaître...

Alors le roi se sentit seul, et il eut froid.

 

 

 

 

IV

 

 

La femme apporte le sommeil

à la douleur.                         

LIWARC’H-HEN.

 

 

Longtemps, accoudée à la fenêtre, Ahès avait suivi des yeux le roi qui s’éloignait ; et il fallut le froid piquant de novembre pour la rappeler à elle-même et l’obliger à rentrer. Elle avait un besoin absolu de silence et de solitude. Autour d’elle on connaissait si bien les accès de sauvagerie de son humeur que personne ne se serait permis de l’approcher sans être appelé. Elle traversa donc les longues salles vides, et revint jusque dans sa chambre, qui dominait directement la mer. Des lueurs flottaient encore sous de lourds nuages. L’Océan avait au loin une admirable teinte d’un violet sombre, en contraste brusque avec le vert léger des bords. Ahès regardait longuement ce spectacle, dont elle ne se lassait jamais. Elle écoutait les bruits du déclin des jours : les lourds chariots qui rentraient un à un, les sonneries grêles des troupeaux, les pas qui allaient s’éloignant, les voix qui s’éteignaient ; et à ses pieds, le bruit des vagues courtes, se lamentant comme des êtres qui meurent. Et peu à peu, engourdie par les ombres et par les sons berceurs, elle ne regarda plus, elle n’écouta plus qu’en elle-même.

Je l’ai vu !

Elle répéta tout haut, d’une voix changée, la parole qu’elle avait dite à son père. Et sa vie passée, sa courte vie de quelques mois se leva devant elle en un relief très net. C’était d’abord l’annonce de l’arrivée du roi, après la campagne glorieuse contre les Saxons. Elle avait couru au-devant de lui ; elle s’était jetée dans ses bras. Quelle joie à ce retour ! Elle marchait près de lui. Et, encore à cheval, ce père qui l’idolâtrait lui tendait le plus beau bijou, enlevé aux pirates ; ce collier qu’il avait gardé précieusement pour son enfant, hors des « coffres de joyaux » dont parlent les chroniques. Elle avait souri en vraie Gauloise qu’elle était, folle de parures et de couleurs éclatantes. Et déjà, c’était le défilé des hommes d’armes. Elle saluait joyeusement les chefs par leur nom, les connaissant presque tous, très intéressée à la petite troupe. Et puis, enfin, les prisonniers de guerre...

Elle avait jeté sur eux, elle s’en souvenait, un regard d’orgueil, sans pitié, sans compassion aucune. Ces vaincus relevaient le triomphe paternel, et c’était tout. Ils étaient fatigués de la route ; ils marchaient péniblement, la tête basse, l’air découragé.

Au milieu d’eux, Elle l’avait vu.

C’était le plus grand de tous, très blond, une longue moustache tombant des deux côtés de la bouche, les yeux bleus et durs, la mine haute. Ses bras étaient enveloppés de linges sanglants. Ahès songeait que ses chaînes devaient le blesser ; mais il se redressa en passant devant elle, comme pour montrer à ses ennemis qu’ils pouvaient le traîner ainsi dans les fers sans réduire son âme. Elle lui en voulut de cette arrogance. Elle le regarda impérieusement. Il détourna les yeux, tranquille, sans ce mouvement d’admiration involontaire qu’elle arrachait à tous les hommes. Aux fêtes qui suivirent, et, plus tard, dans les récits de guerre que lui faisait Gradlon, elle fut poursuivie par la vision de ce captif qu’elle n’avait pu sentir humilié. Elle se disait que c’était là, sans doute, l’effort d’un moment. Tous les hommes autour d’elle étaient braves, mais si vite abattus par la mauvaise fortune ! C’était même un des traits caractéristiques de cette race mobile, qui passait avec une rapidité incroyable de la présomption à l’abattement. Elle en vint à se demander si Rhuys était un être exceptionnel, toujours aussi dédaigneux de toute douleur ? Il occupait ainsi sa pensée comme un problème irritant... Comment savoir ?

Ahès, un jour, descendit jusqu’aux prisons. Là, peut-être, elle surprendrait quelque plainte. Elle rougissait, maintenant, en se rappelant ces choses. Quel orgueil était donc en elle pour souffrir à ce point de ne pas réduire, de ne pas confondre un prisonnier ?... Elle n’avait surpris aucune plainte. Elle était revenue souvent... Une fois, enfin, elle allait s’éloigner dans l’habituel silence lorsque les premières notes d’un chant arrivèrent jusqu’à elle. Rhuys fredonnait d’une voix monotone et lente, pareille à celle des matelots, dans les nuits en mer. Comment les paroles qu’il disait lui demeurèrent-elles aussi présentes ? Comment apprit-elle le vieil air aussi vite ? Il est vrai, elle s’était éloignée seulement lorsque le prisonnier avait cessé depuis longtemps. Mais les pêcheurs chantaient de longues heures sous ses fenêtres, et les pâtres, près d’elle aussi, dans les landes, et elle ne savait pas quel était leur chant. Et maintenant, lorsqu’elle était seule, pourquoi oubliait-elle jusqu’aux ballades de son enfance pour reprendre, inconsciemment, la ballade de Rhuys :

« Elle est éblouissante, la cime des frênes, longtemps blancs lorsqu’ils croissent dans le torrent ; le cœur malade voit durer longtemps sa douleur.

« Elle est éblouissante, la surface du torrent à l’heure longue de minuit ; toute intelligence doit être honorée ; la femme doit apporter le sommeil à la douleur.

« Elle est éblouissante, la tige du trèfle. L’homme sans courage est gémissant ; les soucis fondent sur le faible.

« Elle est éblouissante, la crête des montagnes pendant l’hiver ennemi du sommeil ; le roseau est fragile, l’oppression lourde ; les besoins amers dans l’exil.

« Elle est éblouissante, la cime du chêne ; amer est le bourgeon du frêne, rieur le flot ; la joue ne cache point le trouble du cœur.

« Elle est éblouissante, la tige du genêt fleuri ; le gué est peu profond ; il dort, l’homme heureux.

« Elle est éblouissante, la cime du cormier ; les soucis sont avec le vieillard comme les abeilles dans la solitude ; violente est la tempête, fragile la broussaille.

« Il est éblouissant, le dôme du bosquet de coudrier. Voici les feuilles poussées aux chênes ; quiconque voit ce qu’il aime est heureux.

« Elle est éblouissante, la cime d’un saule frêle et tendre. Le coursier dans les longs jours est mou. Qui aime autrui ne le dédaigne pas.

« Elle est éblouissante, la tête de l’aubépine en fleurs. Le bois est la parure du sol. L’esprit rit à qui l’aime.

« Ils sont éblouissants, les sillons et harmonieux les bois ; violemment le vent souffle parmi les arbres ; n’intercède pas pour l’endurci ; impatient est le chanteur solitaire 3 ! »

La prison du château était située au bas d’une tour. L’appartement d’Ahès occupait, dans une tour correspondante, les étages supérieurs. De sa chambre, elle dominait les soupiraux grillés des cachots. Elle ne voyait rien de plus, tant il pénétrait peu de jour et de lumière dans ces sous-sols. Mais souvent elle allait regarder de ces côtés, sans savoir, sans doute pour s’assurer, que les gardes veillaient bien et qu’elle était à l’abri de tout danger.

Ici Ahès s’arrêta dans ses souvenirs pour sourire. Quelle crainte avait donc traversé son esprit ? Son père disait bien : « Rhuys était en sûreté. »

Hélas ! après avoir souri, Ahès soupira, et elle continua à tourner un à un les feuillets de son histoire...

Un jour, elle avait réfléchi qu’il était chrétien, qu’il était humain de chasser tout ressentiment contre des ennemis, si arrogants fussent-ils, et, au contraire, de s’assurer que les geôliers n’ajoutaient pas à leur misère. Tout de suite, elle voulut suivre cette pensée. Elle descendit ; elle passa de prison en prison, bonne et secourable, portant du pain et des fruits, s’attardant en paroles consolantes. Les prisons de ce temps-là étaient rudes. La terre nue, les chaînes, un peu de paille chez les maîtres les plus humains, ce qu’il fallait de pain et d’eau pour ne pas mourir : Ahès n’était jamais entrée là ; elle frémissait de pitié...

Et cependant, quand ce fut le tour de Rhuys, elle se tint devant lui hautaine et glacée. Sa voix impérieuse démentait les paroles compatissantes. Et lorsqu’elle lui demanda, comme aux autres, ce qui lui serait bon, ce qu’il désirait pour être moins malheureux, il refusa d’un geste : il ne demandait rien, il ne désirait rien. Elle regarda à la dérobée le fier visage. Elle pensa qu’il était bien fait pour ces casques brillants qui étincelaient au jour des batailles. Son attention fut attirée par le bras qui saignait. De la même voix dure, elle lui proposa de le panser :

– Tu ne panseras pas ceux des tiens qui m’ont fait ces blessures, dit-il ironiquement. Je leur ai enlevé leur place au soleil !

Un éclair de colère avait passé dans les yeux d’Ahès, elle se souvenait... Elle était sortie pour ne plus revenir.

Comment était-elle revenue ?

Vraiment, elle ne savait pas...

Ahès revoyait une course sans but sur la grève. Le ciel était bas et triste, dans ces adorables tons de gris qu’elle préférait à tous. Des vols de goélands passaient et repassaient la frôlant de leurs ailes, jetant leurs cris rauques aux souffles courts du vent. À demi-voix, elle chantait :

« Qu’ils sont bruyants, les oiseaux ! Le sable est humide, clair le firmament, la vague tourmentée. Comme il se flétrit, le cœur, par l’ennui ! »

Elle se sentait triste jusqu’aux larmes ; comme toujours la mélancolie des choses la saisissait, s’imprégnait en elle. Et la pensée de Rhuys achevait de lui rendre cette heure amère. Cet homme la haïssait... Elle ? Elle ne savait pas. Pourquoi était-elle si dure pour celui qui déjà souffrait tant, avec le besoin de le blesser, de l’humilier, de l’entendre crier grâce ? Et cependant, pourquoi cette pensée incessante, loin de lui ? Et comment, pour la première fois, sentait-elle son cœur « flétri par l’ennui », comme disait la ballade ?

Il fallait absolument chasser cette pensée. Elle se sentait mauvaise... Pour qu’il fût si indifférent, elle l’avait blessé sans doute ? Sur ces grèves abritées contre le vent par de hautes falaises, des bruyères fleurissaient encore. Elle les cueillait, sans hâte, brin à brin, d’un geste presque machinal. Et la pensée lui venait de les lui donner ; ces bruyères égaieraient sa prison, sans l’humilier, sans qu’elle eût l’air de lui porter des secours comme à un pauvre.

Elle était donc allée vers Rhuys, sa moisson fleurie dans les bras. Mais à la porte même du cachot ses résolutions s’étaient évanouies. Le sourire s’était glacé sur ses lèvres. Elle avançait plus pâle, plus froide, plus hautaine que jamais. Les fleurs qu’elle avait apportées dans une pensée douce s’étaient échappées de ses mains qui tremblaient. Elle les laissait tomber devant Rhuys d’un geste brusque...

Et de nouveau l’orgueil du Celte s’était révolté. Une contraction rapide avait passé sur son visage. Malgré ses fers, il s’était baissé pour reprendre les fleurs sauvages et les lui tendre :

– Je n’aime pas les fleurs, dit-il.

Quelles luttes avait-il eu à soutenir, lui aussi, entre son orgueil et la tendresse qu’il sentait grandir ? Ahès l’ignorait. Elle ne savait pas que, passant sous les chaînes, il s’était détourné pour échapper au charme fatal ; qu’il avait cru voir en elle une de ces fées des houles aux longs yeux verts, que, tout enfant, il cherchait, rêveur, dans les remous des lames. Elle ne savait pas que, dans son horreur de la terre d’exil – la terre du vainqueur ! – il repoussait ses dons, comme il repoussait son image ; et que, si les dons s’éloignaient, l’image restait présente. Tout ce qui pouvait séduire ce cœur à demi barbare, elle l’avait en elle : son étrange et mystérieuse beauté le fascinait ; sa hauteur naturelle le faisait songer à quelque reine qui s’assiérait à son foyer peut-être... hélas ! s’il n’avait pas été le vaincu... Mais ce mot, où s’amassait tant de haine, le rendait fort contre lui-même.

Et voilà pourquoi il refusait ses fleurs ! Elle, elle essayait de cacher sa déception. Mais elle était à bout de force, à bout de dédain et d’orgueil. Et, comme dans ses chagrins d’enfant, ses larmes involontairement avaient jailli.

« Belle est la femme sous les larmes ! » Rhuys la regardait pleurer. Et c’est à cet instant que, depuis, elle le revoyait toujours, souriant pour la première fois, étonné et triste comme s’il se sentait vaincu, malgré lui-même, malgré ses grands désirs de haine.

 

 

 

 

V

 

 

La rêverie d’Ahès continuait dans la nuit.

Elle lui avait promis de le revoir. Elle l’avait revu. Ils étaient amis maintenant. Il lui parlait de son pays, de son enfance, de ses courses aventureuses elle le découvrait très brave, très beau, très bon. Elle, de son côté, lui racontait sa vie, courte encore ; vide d’évènements, mais si pleine de pensées et d’émotions intenses ! Toute cette vie tenait, à présent, dans le cachot étroit. Elle le savait. Sur cette terre de Bretagne, tout cœur qui se donnait ne se reprenait plus. Et cela mettait une teinte grave à son rêve de tendresse, un reflet profond à son jeune visage. Elle pouvait passer au milieu des chefs dans sa grâce hautaine. Son cœur était loin d’eux, près de Rhuys. Mais elle ne le lui disait pas encore. Aucun mot d’amour n’avait été prononcé entre eux.

Lui ne parlerait pas. Elle était heureuse qu’il ne parlât pas. La tendresse chez ces femmes que l’on regardait comme en dehors et au-dessus de la vie atteignait d’étranges profondeurs. Tout ce qu’il y avait en elles de fierté, de pudeur instinctive, de noblesse se concentrait dans l’heure où elles aimaient. « La feuille tournoie au gré du vent. Malheur à qui en a le destin ! » chantait Lywarc’h. Le cœur des belles Gauloises demeurait à jamais là où il se posait. La plupart emportaient à travers la vie comme le trésor unique, le souvenir d’un mort bien aimé : car la guerre ou la mer leur étaient de bonne heure de terribles rivales ! On comprend le dédain de ces femmes ; on comprend le dédain d’Ahès pour ceux qui venaient à elle par ambition ou par intérêt. Et Ahès savait bien que Rhuys, captif, exilé, vaincu ; Rhuys, fier comme elle était fière, ne saurait pas parler d’amour. Il se tairait puisqu’elle tenait dans ses mains la liberté, la puissance et la vie.

Ahès pensait qu’il eût été plus doux pour elle d’être la captive. Les mots qu’on n’écoute qu’une fois, elle les aurait entendus sans avoir à les demander ou à les dire ; elle sentait qu’il l’aurait enlevée de ses chaînes et emportée sur son trône, comme le vautour fond sur une hirondelle. Et ce ne pouvait pas être ainsi ! Elle voulait obtenir de son père la liberté de Rhuys : elle savait combien ce serait difficile, et surtout quand elle lui déclarerait sa volonté irrévocable de s’unir au prisonnier. Elle redoutait les révoltes et les répugnances de Gradlon : cependant, elle savait aussi qu’elle pouvait tout obtenir de lui, sauf une violation de parole ; et le roi lui avait juré de ne pas l’engager en dehors d’elle-même... Mais l’heure viendrait où il exigerait d’elle une décision. À cette heure-là elle devrait parler. Comment parler sans savoir ?

Parfois, en effet, un doute cruel la déchirait. Aux heures d’extase succédaient des moments d’affreuse angoisse. Était-ce seulement par fierté que Rhuys aussi ne disait rien ? Là-bas, est-ce que quelque femme, quelque fiancée ne l’attendait pas ? Ne se taisait-il pas pour ne point trahir ? Le rayonnement de joie qu’elle voyait en lui, était-ce de l’amour ? ou seulement de la gratitude ? Et même, s’il n’avait laissé dans son pays aucun rêve, viendrait-il à elle comme elle venait à lui, parce que, sur la terre, il n’y avait pas d’autre visage où poser son sourire, d’autre main où mettre sa main ?

Elle était si fière, et si femme, qu’elle ne voulait le tenir que de lui-même. Mais elle avait foi en lui. Elle l’interrogerait puisqu’il le fallait. Ce qu’il dirait, elle le croirait. Ce serait son destin. C’était l’usage de sa race que les femmes, dans un banquet solennel, tendissent la coupe à l’élu de leur cœur. Oui, mais en public, sous les yeux de tous !... La belle pudeur de la jeune fille répugnait au mystère et, aux ténèbres... Que faire ? Les circonstances exceptionnelles créent des sentiments exceptionnels. Pendant qu’elle débattait ainsi avec elle-même, il restait enchaîné, malheureux, hors la vie. Eh bien ! elle saurait. S’il en aimait une autre, elle le ferait mettre en liberté quand même, et renvoyer dans son pays, et il serait heureux.

Ah ! pouvait-il, pouvait-il en aimer une autre ? La regarderait-il ainsi, comme seule sa mère autrefois la regardait ? Et quand elle parlait, quand elle souriait, aurait-il cette expression unique, qu’elle ne voyait même pas au roi sur son trône, comme si l’orgueil de se sentir si proche d’elle l’emportait hors de lui-même ? Dans ce désarroi de son âme ; elle recourait à la nature, sa grande amie elle recherchait des présages dans la course des fleurs qu’elle jetait au fil de l’eau, dans le vol des oiseaux, dans le bruit des vagues. Elle pensait : « Si c’est un jour de tempête demain, je parlerai. » Le lendemain était un jour de tempête, et elle se taisait.

Et ce soir, elle était trop lasse ; cette lutte la brisait. Elle avait été sur le point de tout avouer à son père en se jetant dans ses bras. Hélas ! elle ne l’avait pas osé !... Une mère aurait deviné, elle aurait compris ! Alors elle invoqua Kenvred la Belle, comme aux jours de son enfance. Elle chercha à se blottir dans les bras très tendres. Elle lui dit : « Mère, si vous m’envoyez une mouette ce soir, ce sera une messagère de joie, et je parlerai. »

La nuit était tout à fait venue. Malgré le froid, Ahès avait laissé ses fenêtres grandes ouvertes sur le large. À l’imitation des villas romaines, de légers treillis, en s’écartant, donnaient beaucoup d’air et de jour. Anxieusement, elle regardait dans les ténèbres ; elle attendait. Il lui semblait que cette attente ne finissait pas. Enfin elle entendit des cris d’oiseaux, un froissement d’ailes. Une mouette entrait en tournoyant, s’abattait sur le sol. Ahès eut un cri de joie. Elle étendit la main pour la saisir et l’embrasser ; mais d’un brusque mouvement de recul, elle la rejeta. L’oiseau blessé, l’aile cassée et sanglante, agonisait :

– Toujours du sang ! dit-elle.

Puis elle releva la tête, comme pour braver la destinée :

– Qu’importe le sang ? Je saurai, demain...

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   

Le lendemain Gradlon était encore à Quimper. Ahès avait quelques heures devant elle. D’ordinaire c’était au milieu du jour qu’elle descendait vers les prisonniers. Elle faisait le tour des cachots avec les geôliers : elle finissait par Rhuys et s’attardait auprès de lui. Cette fois, elle irait à lui dès le matin. Elle sentait bien que, si elle attendait, sa grande résolution faiblirait, qu’elle n’oserait plus, qu’elle ne pourrait plus.

Au bruit léger de son pas, Rhuys détourna la tête avec une surprise joyeuse.

– Tu ne m’attendais pas ? Comment as-tu su que c’était moi ? demanda-t-elle.

– Comment je l’ai su ?

Il la regarda, ne comprenant pas. Est-ce qu’il savait autre chose qu’elle ? Mais tout de suite il reprit :

– On en vient à distinguer chaque bruit lorsque les journées sont si longues. Rien ne distrait.

Elle soupira. Instinctivement elle attendait autre chose. Elle pensa qu’elle mourrait de honte si, à sa question, il répondait...

Et brusquement :

– Est-ce qu’on croit aux présages dans ton pays ? dit-elle.

– Oui. On n’entreprend rien sans avoir observé les oiseaux, les nuages ou les plantes. Et puis nous avions autrefois des oracles célèbres. Il y avait à l’embouchure de la Loire un collège de prêtresses que l’on consultait dans tous les évènements graves. Mais ces prêtresses ont disparu depuis longtemps.

– C’est comme dans l’île de Sein, en face de la pointe du Raz. Ne sais-tu pas l’histoire-de cette île ? demanda Ahès qui sentait que, décidément, ce jour-là encore, elle ne parlerait pas.

– Je sais bien peu d’histoires de ton pays, quoique nous soyons de la même race, répondit Rhuys avec un sourire.

– Voilà. C’est un roc désolé et sinistre ; j’y suis allée, seule, en barque, et j’ai eu peur. Quelque chose pleure dans ces roches. Autrefois il y avait sept druidesses. Elles devaient entretenir un feu sacré en l’honneur de Korridwen : c’était la Lune, je crois, qu’on nommait ainsi. Ces femmes avaient des mœurs étranges et farouches. Une fois par an elles devaient détruire et reconstruire leur temple. Malheur à celle qui laissait quelque pierre s’échapper de sa robe ! Ses compagnes déchiraient l’imprudente sans pitié ! On tuait encore, pour d’autres raisons...

– Quelles raisons ? interrogea Rhuys, qui suivait distraitement l’histoire et n’écoutait que la voix.

– Oh ! ce sont des souvenirs tragiques ! Ces druidesses ne se mariaient pas, et elles étaient les gardiennes du feu : en retour la déesse leur conférait des dons particuliers. Elles se changeaient en oiseaux, en rayons de lune : elles lisaient dans l’avenir comme dans un livre. Elles t’auraient dit : « Ne combats pas contre Gradlon. »

– J’aurais combattu quand même, interrompit Rhuys. Est-ce que les soldats allaient les consulter ?

– Ils y allaient : et voilà où commencent les drames d’il y a bien longtemps. Un jour un guerrier de Léon rencontra, en abordant, la plus jeune des druidesses, Arzel la Brune. Il lui demanda l’avenir... Elle était si belle qu’il aurait rêvé de demeurer auprès d’elle ; il était si fort et si doux qu’elle résolut de fuir avec lui. Sans se parler, ils se comprirent. Mais au moment où Arzel mettait le pied dans la barque du soldat, elle tomba percée de flèches.

– Et il ne sut pas la défendre ! Il ne sut pas les tuer toutes ?

– C’était la déesse qui tirait les flèches, dit Ahès avec ferveur. On ne peut rien contre les dieux. Un autre chef, dans des temps plus proches de nous, aborda de nuit l’île de Sein. Il voulait enlever une femme qui s’était enchaînée là pour le fuir. Elle le laissa s’approcher et lui planta un poignard dans le cœur d’une main si sûre qu’il tomba mort sans un cri.

– Tu aurais fait cela ? demanda Rhuys.

– Oui, répondit simplement Ahès.

– Mais si tu l’avais aimé ? insista encore le jeune homme.

– Alors je n’aurais pas fui. Je ne me serais pas engagée au service de la déesse.

Non. Elle ne se serait pas engagée au service de la déesse. On le sentait, rien qu’à sa voix si chaude, à la passion naïve qu’elle mettait à conter ces légendes.

Elle reprit :

– N’y a-t-il rien eu de pareil sur vos côtes ?

– J’ai tellement vécu sur mer et dans les combats que j’ignore beaucoup de choses, dit-il. J’ai marché hors de la voie des autres. Mais dans les longues nuits en mer j’apprenais les chants de mon pays : ils redisent des histoires semblables aux tiennes, où les femmes meurent d’avoir aimé.

La flamme mystique qui brûle au cœur de tout Celte sembla passer dans son regard. Il continua :

– Ce qu’on chante n’est rien : ce sont les visions du « monde derrière le voile » qui apprennent tout. J’ai vu, dans des nuits d’étoiles, ces femmes mortes d’amour, qui revenaient autour de nous, heureuses et désespérées, laissant traîner leurs longs cheveux dans les vagues. Elles me parlaient. Elles me racontaient des choses d’autrefois. Autrefois et aujourd’hui et toujours les bien-aimés des dieux meurent avant d’avoir épuisé le breuvage. Je me penchais pour les mieux entendre, je les appelais ; je leur demandais de demeurer près de moi, comme le rêve de ma vie obscure.

– Tu ne parlais ainsi qu’à des mortes ? demanda Ahès d’une voix basse.

– À des mortes. Aux mortes que je chantais dans les ballades. À qui aurais-je parlé ?

Ahès respira plus librement. Elle reprit :

– Ainsi, dans ton pays, personne ne t’attend ? Ni femme, ni fiancée, ni sœur ?

– Les Saxons m’ont enlevé à huit ans. Je cours les mers depuis. Je suis seul au monde. Mais non. Les aïeux me parlent dans les longues nuits : tous ceux qui m’ont précédé et qui dorment dans la vieille terre ; et ceux, plus nombreux, que la mer a pris aux jours d’hiver.

– Et tu voudrais revenir vers eux ?

– Ah ! reprit Rhuys qui se releva malgré ses chaînes, ne demande pas si le rêve éperdu de la mer, de la large brise qui vous fouette au visage, des courses folles sur l’abîme, ne vous brûle pas le cœur ! Et se battre ! Et tuer ! Et voir fuir les ennemis ! Je t’ai parlé du rêve : mais le bruit des armes et les casques au soleil, quel rêve aussi ! De quoi sommes-nous faits pour aimer tant les songes de la vie, et tant le sang !

– Nous sommes les descendants des conquérants et des fées, dit Ahès. Il faut bien qu’il en soit ainsi !

– Moi, je donnerais tout pour la guerre, tout... Et cependant !

– Cependant ?... interrogea encore Ahès.

Mais elle attendit vainement une réponse. Rhuys ne parla plus.

Non. C’était impossible. Elle ne pouvait pas lui demander sa tendresse. Elle ne pouvait pas offrir son cœur. Toute sa fierté se levait en elle, en une répugnance invincible. Et le regard si tendre se changea en un regard de détresse. Elle se sentit seule et comme perdue : il lui semblait qu’elle venait de lâcher une épave en pleine tempête et que la mer la prenait et la rejetait sans force, navrée... Mais lui au moins serait heureux, il serait libre...

– Écoute, dit-elle enfin. Dans quelques semaines, c’est mon jour de naissance. Ce jour-là, je peux tout obtenir du roi. J’ai sa parole. Il ne m’a jamais rien refusé : je demanderai ta liberté. On te délivrera le jour même.

– Ah ! implora Rhuys, ne te joue pas de moi !

– Est-ce que je me joue ? Est-ce que tu me crois capable de me jouer ? dit-elle avec amertume. Sois heureux, tu n’es plus là que pour bien peu de temps. Tu ne seras plus notre prisonnier, mais notre égal, demain. Tout te sera rendu, ta liberté, tes armes, tes trésors. Je suis venue te le dire : j’ai tardé ainsi parce que... parce que je voulais te préparer. Mais tu as ma parole. Donc tu es libre.

– Et à quelle condition ? interrogea Rhuys.

– Aucune, répondit fièrement Ahès. Est-ce un marché ? Le roi et moi nous donnons, nous ne vendons pas.

– Et tu me diras : « Pars ! »

Quelle lumière passe donc sur le visage de celles qui aiment ? Quelle réponse, lorsque leurs paupières restent closes ? Ce fut au tour de Rhuys de faiblir. Jusqu’ici son orgueil d’homme avait fermé ses lèvres. Il avait pu se taire tant qu’il était prisonnier. Mais puisque la parole royale était donnée, puisqu’il était l’égal, il fallait qu’il sache. Hélas ! depuis le jour où le regard superbe s’était posé sur lui, il vivait le rêve que les belles mortes lui murmuraient la nuit, au bercement des vagues. Et Ahès n’était-elle pas l’une d’entre elles, dans sa pâleur tragique, dans sa robe de pourpre, – teinte de triomphe et de fête, teinte de mort aussi, – dans son mystère, dans sa grâce sauvage ? Et ainsi, comme hors de lui-même, flottant, à demi inconscient entre la réalité et le songe, il reprit :

– Tu pourrais dire : « Pars ! » Et moi, quand je serai libre ; quand la terre s’ouvrira devant mes pas ; quand, de nouveau, je me sentirai assez vivant, assez fort, pour braver même la chute des cieux sur ma tête... Alors, si je te disais : « Viens !... »

Les grands veux s’ouvrirent dans un inexprimable regard. Ahès demeura cependant immobile, les mains croisées, dans une attitude de pudeur royale, comme se recueillant en elle-même pour le mot éternel.

– Je viendrais, dit-elle.

Et ainsi leurs âmes furent scellées. Dans ces âmes aux paroles rares, des mots si simples étaient un serment. Et comme le chantait leur barde : « Sur la colline, de la cime joyeuse du chêne ils entendaient descendre une voix d’oiseau... »

Cependant il fallait se séparer. Il fallait rompre ce silence devant lequel tous les mots leur semblaient trop petits. Rhuys le premier parla.

– Regarde, dit-il. Par le soupirail de ma prison je vois les fenêtres, là-haut, où ton ombre se dessine souvent, où tu te penches quelquefois. Mes heures se passent à attendre ces instants rapides.

– Il y a longtemps ? demanda-t-elle.

– Depuis le jour où pour la première fois je t’ai vue auprès du roi, dans tout l’orgueil du triomphe ; et celui où tu es venue ici me porter du pain comme à ton pauvre ; et celui...

– Tu as refusé mes fleurs pourtant ! Mais j’étais mauvaise, murmura-t-elle. Pourquoi ? Il y a en nous des choses obscures. On a besoin d’affirmer son empire, de poser la main sur le cœur qui se tait, de l’entendre palpiter et crier grâce. On croit ne pas aimer et déjà on a la passion d’être aimé. On veut savoir. Et la seule preuve, c’est la souffrance. On doute tant qu’on voit sourire : on ne doute plus si l’on voit pleurer.

– Et tu as pleuré ! dit Rhuys gravement.

– C’était malgré moi. J’en ai été si honteuse ! Mais tout est bien. Pourvu que ces semaines puissent s’enfuir vite !

– Je puis attendre, dit Rhuys. Cette joie est trop forte, et j’ai peur ; ne fais pas de bruit ; les dieux sont jaloux ; le bonheur ne se pose pas plus sur nous que les goélands sur les vagues.

– Il se posera quand nous lui aurons fait son nid, reprit-elle. Écoute. Nous partons demain pour une grande chasse. J’aimerais tant t’avoir avec moi ! Je lance des flèches comme mon père ; j’ai tué je ne sais combien de cerfs et de biches. Ce sera la dernière fois sans toi. La dernière, entends-tu ? Au retour nous ferons nos plans.

– Là-haut, tous te suivront, dit Rhuys. Et ils t’admirent tous. Tu es si belle ! Les chaînes me seront lourdes !

Ahès posa sur lui cet étrange regard où les gouffres se creusaient comme dans ces grandes eaux que l’on entendait gémir au dehors en masses sourdes.

– Apprends à me connaître, dit-elle. La vaillance que vous apportez dans vos luttes, nous l’apportons dans nos tendresses. Mourir n’est rien. Tuer n’est rien auprès de cela. Je te raconterai en revenant des histoires de femmes de ma race. Je n’ai peur d’aucune lutte. On vit quand on veut vivre.

Et à ce moment, dans un frisson, elle revit le présage qu’elle implorait la veille ! La mouette qui lui avait laissé aux mains des taches rouges, et qui mourait haletante, levant et laissant retomber sa tête fine en saccades brusques, en appels désespérés à la vie.

 

 

 

 

VI

 

 

Vous, célèbres par la connaissance

des choses cachées, si, comme vos

pères, vous lisez dans les ténèbres,

vous, druides...

LUCAIN.

 

 

Le lendemain de grand matin, comme elle l’avait dit à Rhuys, Ahès partait avec son père et une suite nombreuse. Les chasses, en ce temps-là, étaient le divertissement favori de ces races fortes ; elles remplissaient le court intervalle des guerres et il s’y mêlait assez d’imprévu, assez de danger pour que ce divertissement se changeât en une véritable passion.

L’Armorique, aux cinquième et sixième siècles, était presque entièrement recouverte de bois ; et si les aurochs s’y faisaient rares, les loups, les renards, les sangliers et les ours y abondaient. On attaquait les sangliers à l’épieu ; les loups et les renards au couteau, ou à coups de flèches. C’étaient des scènes de carnage, parfois des luttes corps à corps, périlleuses et cruelles. Les femmes modernes seraient hors d’état d’assister à ces tueries. Il y fallait plus d’énergie, plus de cruauté aussi et moins de nerfs. Mais les belles Gauloises ne reculaient pas pour si peu ; et longtemps après Jésus-Christ les historiens latins et grecs nous les montrent lançant de leurs bras blancs les lourds épieux, ou perçant à coups de flèches les daims et les cerfs.

Or la chasse de ces jours-là s’annonçait comme particulièrement émouvante. Gradlon avait résolu de délivrer son peuple des incursions meurtrières des sangliers. Il comptait s’enfoncer par la forêt de Porzoëd jusque dans les retraites les plus inaccessibles de la forêt centrale. Il désirait voir Ronan, son nouvel ami, et plus loin, à la naissance de la presqu’île de Crozon, cet étrange Gwennolé qui lui parlait comme un maître et devant lequel il se sentait soumis comme un enfant. Gradlon, encore tout ému du miracle de Ronan, songeait aux saints avec lesquels il voulait nouer une amitié étroite ; et sans parler, l’air préoccupé, il s’abandonnait à l’allure capricieuse de son cheval.

Ce silence convenait merveilleusement à Ahès. Son âme ébranlée, les jours précédents, par des impressions contradictoires, allant de l’extrême angoisse à l’extrême joie, appelait un repos absolu. Rien ne semblait mieux fait pour calmer sa fièvre que l’ombre mystérieuse des vieux chênes, encore verts en novembre, et la fraîcheur recueillie qui descendait sur elle des hautes branches. Oh ! la poésie des vieilles forêts ! Le silence des pas endormis sur les mousses ; le silence des sources coulant sans bruit à travers les fougères aux teintes rousses ; l’exquise odeur humide des sous-bois : et ces longs rayons passant obliquement parmi l’ombre mystique, comme des chemins de paradis tout proches !...

À la première halte, à l’écart, Ahès s’était étendue sur un épais lit de feuilles. Les mains jointes sous sa tête, elle suivait les découpures des ormes, déjà dépouillés, dans le bleu lavé du ciel. Aucun chant d’oiseau. Aucun cri de bête sauvage. C’était l’heure endormie de midi. Ahès baignait toute entière dans la pure lumière ; elle se détendait dans un sentiment de bien-être et de paix infinie.

Elle se sentait vivre dans un bonheur moins agité que ces derniers jours, mais plus large, plus enveloppant. Elle regardait les chênes aux troncs vermoulus. Elle se demandait combien de générations tremblantes et caduques avaient passé devant ces géants immobiles : cela lui semblait si étrange de passer ! Et la brièveté possible de sa vie lui rendait l’heure présente plus précieuse. Jamais la grande nature ne lui avait paru aussi maternelle ; elle entrait avec elle en une communion étroite ; elle rafraîchissait son âme brûlante à la grande paix.

Une somnolence délicieuse l’envahissait. Les yeux mi-clos, elle découvrait maintenant du gui jusqu’à la portée de sa main. Elle se souvenait qu’on le cueillait autrefois dans des fêtes brillantes où, toujours, coulait du sang. Ce gui était l’emblème de l’Être unique, qui ne demande rien à la terre, ni racines, ni suc : du sang seulement ! C’était un emblème de joie aussi, d’après les druides ; la joie sans angoisse, réservée à quelques privilégiés... Et les tiges grandissaient démesurées, se déroulaient en volutes fantastiques ; l’air était criblé de petites baies blanches...

Veillait-elle ? Dormait-elle ? Le temps fraîchissait. La grande forêt amie prenait un aspect sauvage. La lumière verdâtre donnait à des êtres qui se mouvaient sans bruit des pâleurs de fantômes. Des femmes passaient, en robes traînantes, une serpe d’or à la main. Le vieux tronc devenait farouche. Hésus, le redoutable Hésus, l’enveloppait de son ombre cette ombre semblait hostile et effrayante : elle donnait froid jusqu’aux moelles, elle éteignait le soleil et la joie. Ahès en avait des frissons.

Maintenant les femmes formaient un cercle qui allait se rétrécissant : elles entouraient la jeune fille en une ronde infernale ; leur regard cruel et fixe ne la quittait pas. Ahès se couvrait les yeux de ses deux mains ; mais c’était en vain ; elle voyait toujours... Ces femmes la déchiraient par leurs maléfices, elles lui arrachaient le cœur... Elle eut un cri désespéré : « Rhuys ! Rhuys ! »

Le son de sa propre voix la réveilla. Elle se leva, encore épouvantée. Mais non, le songe affreux s’était dissipé. Tout avait gardé autour d’elle l’éternelle sérénité de vivre. Elle seule tremblait, saisie par le froid de novembre D’un pas rapide elle se mit à la recherche de son père. Elle lui redit son rêve, frissonnant encore. Gradlon affecta d’en sourire ; et cependant, il insista, il l’interrogea sur les moindres détails. Ce demi-païen, troublé par les présages, donna l’ordre de repartir sur-le-champ. Et tout le reste du jour il ne regarda qu’à la dérobée les troncs fleuris de gui, comme si l’âme des dieux antiques revenait pleurer à leur ombre les sacrifices et les victimes d’autrefois.

À la nuit, on campa sous des tentes, dans une clairière entourée de grands feux. Pas une flèche n’avait été tirée. Le roi avait donné des ordres sévères ; la chasse devait être portée au cœur même de la forêt, dans des régions jusqu’alors inaccessibles. Les premières heures du jour se passèrent à atteindre le point marqué. Les sentiers devenaient impraticables. Des branches de houx gigantesques, plus hautes que des arbres, s’enchevêtraient, faisant la nuit sous les feuilles vertes. Des cris de bêtes s’entendaient çà et là. L’œil aux aguets, la petite troupe avançait avec précaution. Ahès, que le repos de la nuit avait guérie de son trouble, reprenait toute son intrépidité joyeuse. Penchée sur son cheval, toute au divertissement dangereux, elle interrogeait sans effroi les moindres recoins de cette nature vierge. Et tout à coup, sans qu’un muscle de son visage se contractât, elle banda son arc, et visa un loup de haute taille qui, ramassé sur lui-même, allait bondir. La flèche ; empoisonnée de jusquiame, siffla : il y eut un râle d’agonie. Ahès désigna tranquillement aux hommes de sa suite le cadavre étendu. Elle sourit orgueilleusement. Elle pensa : « Rhuys, auprès de moi, pourra continuer à tuer. »

Elle désirait se surpasser elle-même pour qu’il l’admirât au retour, comme il le faisait, sans paroles, mais dans ce regard qui était une adoration. Elle rejeta la tête en arrière, elle respira avec délices. Il lui semblait que la vie devenait une chose sensible, enivrante ; qu’elle la buvait à longs traits...

L’odeur du sang avait excité les chiens ; les chevaux hennissaient, les oreilles droites ; çà et là d’autres flèches partirent. Les loups tombaient en masses lourdes, ou s’enfuyaient avec des hurlements. Des cerfs et des biches, effarés au bruit, passaient leur tête fine à travers lés buissons. Ahès les visait d’une main sûre : ils s’affaissaient, sans que la jeune fille semblât s’apercevoir de leur effroi et de leur douleur.

Au soir, il fallut faire prendre aux chevaux, sous la garde de quelques hommes, une route moins inaccessible ; les houx gigantesques les déchiraient. Ahès refusa de les suivre ; mais Gradlon exigea qu’elle n’allât plus seule, ainsi, à l’aventure. Bientôt on signala en avant des empreintes nombreuses de sangliers : les chiens donnaient furieusement de la voix ; on inspectait avec précaution les abords des cavernes et des mares ; le jour était encore assez haut pour qu’on pût les forcer dans leurs bauges.

Plusieurs cependant sortaient au bruit ; on les acculait alors contre des troncs d’arbres ou des roches, et les couteaux larges et courts faisaient des plaies affreuses : ils se débattaient les défenses en avant. Les plus intrépides entamaient avec eux des luttes cruelles. Ahès les encourageait, les excitait : et plus d’une fois ses flèches empoisonnées achevèrent la sauvage besogne.

La chasse se poursuivit ainsi jusqu’au matin. Après quelques heures de repos, Ahès, lasse enfin de tumulte, de sang et de cris, se décida à rejoindre les chevaux vers le nord. Plusieurs la suivirent. Gradlon demeura seulement avec les chasseurs intrépides. Alors les combats de l’homme et de la bête redoublèrent. Une suite de bas-reliefs sur des pierres tombales, au Vatican, donnent de curieux aperçus sur cette chasse. Le chasseur immobile attendait, un genou en terre, l’épieu long de deux mètres solidement calé dans un pli de terrain, contre une roche ou contre un arbre. Le sanglier, traqué par les valets et par les chiens, tombait sur l’épieu et ne pouvait plus se dégager. C’était vraiment une chasse splendide. Harassé, frémissant, Gradlon brandissait l’épieu durci ; il l’enfonçait au défaut de l’épaule du fauve ; le sang jaillissait, l’aveuglait. Il était hideux et terrible. Il invoquait les dieux sanguinaires. Ce n’était plus à la dérobée qu’il regardait les troncs mystérieux, dont Hésus était l’hôte ; mais en face, les yeux brillants. La légère couche chrétienne craquait sous la poussée sauvage : à lui Hésus et Taranis ! À lui Cernunnos, le dieu des chasses furieuses ! Le corps d’un sanglier, et un autre, et un autre, jonchaient le sol en une hécatombe digne d’eux. Ah ! que les vieilles racines étaient vivaces ! Qu’ils étaient dans leurs veines, les cultes défendus ! Comme ces hommes vivaient, comme ils palpitaient à l’aspersion cruelle, et qu’il était loin d’eux, en ce moment, le culte en esprit et en vérité du Dieu humble, patient et doux !

Gradlon s’avançait seul, maintenant, à la poursuite d’un énorme sanglier. Il l’avait acculé à une roche ; mais par une feinte habile, l’animal avait bondi de côté ; il tombait sur Gradlon les défenses en avant, il l’atteignait : c’en était fait du roi si une pierre lancée par une main invisible n’avait blessé la bête au front ; cette diversion suffit pour que le roi pût reprendre son avantage. Il saisit l’épieu à deux mains, l’enfonça avec rage dans le poitrail découvert, et éclaboussé de sang il chercha des yeux son sauveur.

C’était le vieillard qui attendait, à la baie de Douarnenez, le passage des âmes, en jetant aux aïeux morts des offrandes de gui et de verveine.

Ses traits étaient ravagés par des années sans nombre ; et Gradlon, interdit, le regardait, ne sachant si c’était une ombre ou un homme.

– Qui es-tu, interrogea-t-il enfin, et comment te trouves-tu égaré dans cette forêt ?

– Je ne suis pas égaré, j’y demeure, répondit le vieillard. Mais depuis longtemps personne ne me connaît plus.

– Es-tu donc le seul de ta génération ? Quel est ton âge ?

– Est-ce que je sais ? Vois ce hêtre ; nous avons grandi ensemble. Il reste debout tandis que je penche. Le père de mon père l’avait planté au jour de ma naissance.

– Il habitait donc aussi cette forêt ? Mais comment pouvait-il y vivre ? Qu’y faisait-il ?

– Il était druide.

Le mot sembla éveiller dans la vieille forêt des échos endormis. Un frisson passa dans les veines du roi comme, la veille, au rêve d’Ahès. Cet homme était le fils de ceux qui résumaient en eux toute l’antique sagesse, qui tenaient dans leurs mains le présent et l’avenir...

– Maître, dit Gradlon d’une voix changée, est-ce qu’ils t’apprenaient les choses que nous ne savons plus ?

– J’ai recueilli sur leurs lèvres les vingt mille vers qui renfermaient toute la science humaine. J’ai tout appris. J’ai tout oublié. Il y a en moi comme un vaste ossuaire, et mon âme me semble morte comme mes dieux.

Les prunelles déteintes par les années se fixèrent sur le roi qui sentait grandir son effroi et son malaise :

– Apprends donc où le destin t’a conduit, poursuivi le druide. À mon tour, j’ai eu des disciples. Ils sont morts un à un. Je les ai enterrés à l’ombre de ces arbres. Cette terre est deux fois sacrée : c’est la tombe des miens, et c’est aussi la partie réservée de la forêt où s’offraient les sacrifices. Hésus a habité ces chênes, vieux de milliers d’années ; et peut-être que, pensif, il nous regarde encore.

– Maître, interrompit Gradlon qui tremblait, invoque-le pour moi, car il nous a vus. Ahès, ma fille unique, a senti passer sur elle, dans son sommeil, l’ombre redoutable ; et des druidesses l’entouraient, l’appelaient dans une ronde éperdue. Lis-tu comme tes pères dans les livres scellés ? Parle alors. Que voulaient-elles ?

– Elles la voulaient, dit le druide à voix basse.

– Mais elles n’existent plus ! Elles sont mortes ! Et ce n’est qu’un rêve, s’écria Gradlon.

– Qui est plus proche de nous que les morts ne le sont ? continua le druide. Et quand les dieux nous parlent-ils, sinon dans le sommeil ?

– C’est donc un présage de mort ?

Les mots cruels sifflaient entre ses lèvres. Le vieillard inclina la tête.

– Mais on conjure ces présages, on les détourne. Tu sais, toi... Que faire ? Que veux-tu ? demande-moi tout !

– Que veut-on lorsque trois pieds de terre vous suffiront demain ? Que faire ? Les idées me fuient. Autrefois on donnait une vie pour en racheter une autre.

– Je donnerai la mienne, dit Gradlon haletant.

– Pourquoi ? dit froidement le druide. Un prisonnier, un criminel suffira.

– Tous ! prends-les tous !

Les vieilles superstitions avaient reconquis le roi tout entier. Elles revivaient en lui par le sang et par le rêve, les deux forces de sa race ; elles se mêlaient à son amour passionné pour son enfant.

– Un seul, poursuivit le prêtre. Vie contre vie. Tu choisiras.

– Rhuys ! s’écria Gradlon au bout d’un instant. Il est à moi. Je l’ai gardé en otage. Je te l’enverrai, tu le tueras ici.

– Non, dit résolument le druide. Non, là-bas, dans une réparation aux dieux que tu as reniés et auxquels tu reviens, malgré toi-même. Là-bas, sur cette digue que, dans sa fureur, Hésus a renversée trois fois.

– Comment sais-tu ? balbutia le roi interdit.

– Tu pourras bâtir sur son sang, continua le vieillard sans l’entendre. Ton peuple sera à l’abri des flots, et ta fille sera sauvée. Ce Rhuys est-il des nôtres ?

– Il est Celte.

– Alors il mourra bien, dit le druide avec orgueil. Il sait qu’il deviendra semblable aux dieux !

Une flamme sacrée brûlait dans les yeux pâles. Cet homme d’aspect doux était hors de lui-même :

– Que ce soit donc à la face du peuple, en plein jour, en pleine fête. Je suis le seul survivant du culte mort ; mais je m’endormirai à la fumée des holocaustes, et mes dieux quitteront leur vieille terre dans un dernier reflet de gloire !

– Va donc à Is, conclut Gradlon. Précède-moi. Prépare cet homme. Je te suivrai dans quelques jours. Tu me réponds d’Ahès ? Tout est bien alors. Il vaut mieux qu’elle ne sache pas ; elle a déjà oublié que ces rêves portent malheur ! Nous ne parlerons ni de songe, ni de présage, ni de victime, à cause des prêtres chrétiens. Je me débarrasse d’un prisonnier sur lequel j’ai le droit de vie et de mort. Voilà tout.

– Es-tu donc esclave ? demanda fièrement le druide.

Et sans attendre la réponse, il s’enfonça dans les taillis répétant, comme une mélopée, la triade célèbre :

« J’ai vécu trois fois, je suis mort trois fois. J’ai été le lièvre timide. J’ai été le renard fertile en ruses. J’ai été le roi brave dans la guerre, lâche dans mes pensées. »

 

 

 

 

VII

 

 

Ahès et sa suite, par d’étroits sentiers de mousse, rejoignirent bientôt les chevaux et reprirent avec eux la route de Landévenec. Bien qu’ils fussent séparés des chasseurs les plus intrépides, et que, dans cette direction, les sangliers devinssent rares, tout l’intérêt et tout le danger de la chasse n’étaient pas écartés. Les loups abondaient dans ces parages. Les flèches d’Ahès et les couteaux de ses hommes d’armes en abattirent plusieurs. Le plus grand nombre fuyait, hors d’atteinte, en bandes furieuses.

La nuit, maintenant, était proche. Il fallait bivouaquer en un endroit sûr. Ahès choisit une éminence où la forêt semblait s’arrêter pour ne reprendre que très loin, au bord de l’horizon, en ligne sombre. On approchait de la presqu’île de Crozon. La lande déserte s’étendait à perte de vue, stérile et désolée. Il avait neigé dans la journée ; on s’en apercevait à peine sous l’épaisse voûte des arbres ; mais là, à découvert, les longues ondulations blanches étaient coupées seulement par des arêtes de granit, des fantômes étranges dans la nuit. C’étaient des pierres en forme d’autel, qui recouvraient, disait-on, des guerriers fameux ; et des monolithes énormes, restes inquiétants d’on ne savait quel culte, posés là, dans le recul des siècles, par les mains des Celtes morts. La lune jetait sa clarté froide sur le linceul de neige, et les tombes, et les autels géants ; et au loin, le murmure éternel de la mer ajoutait encore à la mélancolie des choses qui demeurent, quand les hommes et les dieux, et jusqu’au nom des hommes et des dieux, s’en sont allés.

Tout était immobile. Seulement à quelque distance, un troupeau se blottissait, serré contre le froid, devant un pauvre feu de tourbe, et le pâtre trompait l’ennui des heures en jouant d’une sorte de biniou rustique.

Bientôt le troupeau et le pâtre attirèrent l’attention d’Ahès. Elle ne pouvait dormir. Dédaigneuse de tout danger, elle avança pour entendre de plus près le chant primitif. Il y avait trois ou quatre notes qui revenaient toujours et ne finissaient pas, laissant en suspens le rythme et le rêve. Le rêve d’Ahès suivait ce chant. Elle était lasse de ces rudes journées d’exercice et de vie au grand air ; mais cette lassitude était saine. Elle se sentait plus maîtresse d’elle-même, plus forte aussi, et plus sûre dans sa résolution suprême. Elle trouvait à la clarté blanche de la lune, à ces solitudes vierges, un charme apaisant et pur. Sa vie ancienne, sa courte vie d’enfant, lui semblait pareille à ce champ de neige, éclairé d’un demi-jour froid... Puis la chaude lumière était venue... Et qu’elle était exquise, cette heure de l’épanouissement et de la joie ! Tout riait, tout rayonnait en elle ; elle aimait, elle était aimée... Cette fête intérieure transformait tout, rejaillissait sur tout, et semblait faire resplendir jusqu’à cette nuit glacée, jusqu’à cette terre du sommeil et de la mort.

Absorbée dans ses pensées, Ahès ne s’était pas aperçue que les dernières notes du chant mélancolique restaient en suspens. Elle avançait toujours. Maintenant elle surplombait le pli de terrain où s’abritait le troupeau, lorsqu’un cri d’effroi l’arracha à elle-même. Là, à quelques pas, le jeune pâtre courait en appelant ses brebis. Et tout à coup, les chiens hurlèrent de terreur. Une bande de loups se ruaient vers eux à travers la plaine. Que faire ? Ahès était sans armes, et déjà trop loin pour appeler à l’aide. Les loups arrivaient en une course rapide et muette : ils étaient nombreux, étendus en un demi-cercle menaçant. Déjà ils touchaient presque les brebis qui tremblantes, effarées, s’échappaient à droite et à gauche. Instinctivement, Ahès se baissa pour saisir une pierre, au hasard...

Alors le petit pâtre eut un cri incompréhensible : « Gwennolé, père, au secours ! au secours ! » Ahès connaissait, pour l’avoir entendu prononcer par de rares chrétiens, le nom du saint le plus populaire de l’Armorique. Mais l’enfant était affolé par la peur pour l’appeler ainsi, à travers ses larmes, dans ce désert et dans cette nuit !

Non. L’enfant n’avait pas appelé en vain. Deux fois Ahès serra ses mains à les briser pour s’assurer qu’elle ne rêvait pas ; qu’elle n’était pas, comme dans la forêt, le jouet d’une hallucination. Mais non. Elle avait les yeux grands ouverts ; elle était bien certaine d’avoir conscience d’elle-même puisqu’elle pensait : « Si Rhuys était là, il nous sauverait. » De quelque côté qu’elle se tournât, personne ne marchait à travers la lande. Aucune ombre n’avait passé dans la limpidité froide de la nuit : ni un bruit de pas, ni un souffle... Et cependant un autre homme était là, debout, vêtu d’une robe de moine. Les loups, arrêtés soudain, se couchaient en hurlant devant lui. Il passait entre les brebis et les loups, comme s’il était naturel que les créatures de son maître lui obéissent. Les agneaux, paisibles, s’étaient recouchés. Le pâtre avait cessé ses cris. Il baisait avec ferveur la main que le cher saint lui avait tendue. Le pauvre petit n’avait plus ni angoisse ni inquiétude. Il allait et venait, près de son grand ami, d’un air d’importance, frôlant les bêtes fauves avec une vanité enfantine. Et peu à peu, tandis que Gwennolé continuait sa garde vigilante, l’enfant ralentissait le pas ; ses yeux se fermaient. Gwennolé le roula dans son manteau ; pensif, il s’assit près de lui, parlant à un Être invisible d’une autre bergerie et d’un autre pasteur ; et l’enfant s’endormit sous sa garde, tenant toujours entre ses mains les mains du saint bien-aimé...

Ahès ne pouvait pas distinguer les traits de Gwennolé. Mais une paix délicieuse la retenait à ses pieds. Elle ne se demandait pas comment le saint était venu, tant elle vivait dans une atmosphère de songe. Son âme bercée de chants et de légendes, fille de la race la plus rêveuse qui fût jamais, remplaçait seulement les fées par les anges, et les dieux inconnus et hostiles par des saints bienfaisants et souriants. La question pour elle n’était donc point : « Comment est-il venu ? » Mais : « Pourquoi est-il là ? » Et rien dans sa vie passée, rien dans ses vieilles histoires ne lui donnait une réponse...

Est-ce que les larmes d’un pauvre valaient un miracle ? Est-ce que le Maître invisible venait ou envoyait ses serviteurs à chaque appel ? Gradlon disait souvent que les hommes de la religion nouvelle ne s’occupaient pas de la terre, qu’ils ne parlaient que du ciel. Et cependant, avant Gwennolé, qui avait-elle jamais surpris veillant sur le sommeil d’un misérable enfant ? Qui aurait gardé ainsi, fidèlement, les petites mains confiantes, toute une longue nuit ? Est-ce donc que, ne songeant qu’à l’autre monde, les saints donnaient leur cœur pour faire fleurir dans celui-ci la bonté, la compassion, la pitié ?

Elle pensa : « Je le dirai à Rhuys, pour qu’il se fasse chrétien, pour qu’il les aime... » Et jusqu’à ce qu’elle fermât les yeux, elle regarda l’enfant et le cher saint, et les loups enchaînés près des brebis paisibles qu’ils atteignaient de leur haleine, songeant qu’il y avait peut-être encore, dans la vie, une autre douceur qu’aimer et qu’être aimé...

Et ainsi la nuit avait passé, lente et douce. Au matin les loups avaient fui, le saint avait disparu ; Ahès et les siens s’étaient remis en marche, escortés par le petit troupeau : le pâtre allait en toute hâte remercier son protecteur à l’abbaye de Landévenec. Ils suivaient donc ensemble la même route.

Ahès avait mis son cheval au pas. Elle interrogeait l’enfant le long du chemin. Il lui racontait que le bon Gwennolé était leur providence ; qu’il les défendait contre les bêtes féroces, et les maîtres cruels, et le feu, et la grêle, et tout...

– Il était très riche et très puissant, disait l’enfant avec orgueil. Il s’est fait pauvre comme nous et pour nous. Il n’a rien. Je suis mieux nourri que lui avec mon lait et mes fruits ; et sa vie est plus dure que la mienne. Il est partout où on l’appelle... Tout le monde l’aime. Il passe et il me dit : « Es-tu heureux ? » Je le suis toujours quand je le vois... Alors il ajoute : « Aime bien le bon Dieu » ; parce qu’il m’a appris que le bon Dieu le premier nous aimait ; qu’Il était venu en ce monde, misérable comme je le suis... Aussi, vous ne trouveriez pas un païen dans le pays. Personne n’oserait faire cette peine au cher saint. Il est trop bon !...

Ahès souriait à cet enthousiasme naïf. Les bois avaient repris ; mais de larges espaces étaient défrichés, semés de blé et d’orge. On approchait du monastère. Ce n’était pas encore le bâtiment symétrique et régulier des abbayes du moyen âge ; mais une série de cabanes de chaume, où chaque moine vivait seul ; au milieu, un pauvre et spacieux oratoire réunissait tous les religieux à heure fixe. Ils prenaient aussi leurs repas en commun.

Et non seulement ils défrichaient la terre, non seulement ils chantaient les louanges de Dieu, mais ils allaient toujours par voies et par chemins convertir et consoler, enseigner les secrets du paradis, et protéger les petits et défendre les faibles. Vraiment ces chevaliers errants de Dieu faisaient la terre plus belle et les cieux plus proches.

Gradlon était arrivé le premier. Assis au seuil de l’abbaye, sous les arbres, il écoutait Gwennolé d’un air soucieux. Le faible roi, passant du druide aux moines, oscillait plus que jamais entre le vrai Dieu et ses dieux : il eût voulu les fondre en un accord impossible. Son âme était semblable à la terre dont parle le Christ où la semence mystérieuse est étouffée par les épines...

Avant Gwennolé, Gradlon avait revu Rouan, le moine qu’il avait livré aux chiens à Quimper. Et de nouveau le roi avait entendu prier l’homme humble et patient qui ne l’avait pas maudit au jour du jugement inique... Gradlon avait passé la nuit dans la cabane d’écorce d’arbres. Au matin, il avait vu avec stupeur, comme on le lui avait dit, les buffles sauvages se courber d’eux-mêmes sous le joug pour le travail journalier. Les saints, ces bien-aimés de Dieu, se mouvaient dans la création comme Adam avant la faute. Ils appelaient les bêtes fauves par leur nom, et elles leur étaient soumises. Mais ils avaient de plus qu’Adam l’humilité profonde, et cette compassion ineffable que le Christ radieux apprend à ceux qui mettent leurs pas dans ses pas... Pensif, Gradlon regardait Ronan, l’homme du miracle, aller bien loin puiser de l’eau, et de ces mêmes mains, qui d’un signe de croix domptaient les fauves, apprêter sa pauvre nourriture, cueillir des racines et des fruits pour rendre son hospitalité moins misérable.

Et après Ronan, Gwennolé ! Ahès arrivait au moment où le saint reprochait au roi son esprit divisé, son cœur faible. Tandis que Ronan avait conquis Quimper au grand souffle du miracle, et que Gwennolé ne comptait déjà plus de païens autour de son abbaye, la Cornouaille demeurait entièrement infidèle. Is était célèbre par ses débordements et ses folies ; par son paganisme si ancré, si profond qu’aucun fruit de salut n’avait pu s’y produire. Et ce n’était pas tout ! La côte était bordée de pilleurs d’épaves. On attirait les navires contre les écueils par des feux mouvants. On les pillait. On massacrait les naufragés. Que faisait donc le roi ? À quoi servait le pouvoir que Dieu plaçait dans ses mains ?

Et comme la voix des prophètes, la voix de Gwennolé s’élevait, menaçante. Il parlait de châtiments exemplaires, de ruine et de mort. Dieu lui-même interviendrait, à une heure que lui seul savait, si l’on laissait ainsi se multiplier l’iniquité. C’est le Dieu qui aime. Mais l’amour a ses représailles, plus terribles que celles de la colère. Gwennolé parlait ainsi, sévère et triste. Il s’interrompait pour sourire au pâtre, pour tracer sur le front candide le signe de la croix...

Gradlon écoutait la tête basse, inquiet, sentant bien qu’il venait de se souiller d’un nouveau crime, en donnant au druide l’ordre de tuer Rhuys... Mais sa conscience obscure trouvait déjà des excuses. Après tout, la vie de cet homme lui appartenait. Il disposait de son bien. Sans doute, il écoutait les prêtres païens ; il célébrerait un rite païen... Mais qu’importait ! En dehors de lui – qui l’était si peu – personne n’était chrétien à Ker Is. Et c’était pour sa fille ! Était-ce donc trop de tous les cultes et de tous les dieux pour garantir cette vie si chère ? Non, non. Il ne dirait rien au moine, et ce serait la dernière fois, la dernière fois...

Comme s’il l’eût entendu, Gwennolé reprenait :

– Ne dis pas : « Encore cette goutte d’eau ! » Une goutte d’eau suffit à faire déborder le vase de la fureur divine. Le Seigneur veut être seul. On ne se joue pas de Lui.

Tout bas, Gradlon pensait : « Lorsque Ahès ne courra plus aucun risque, je rejetterai publiquement les vieux dieux... » Tout haut il répondit :

– Je ferai de bonnes lois, père, quand tu seras venu me rejoindre à Ker Is. En attendant, je veux consacrer au Seigneur toutes les terres, tous les bois qui entourent ton abbaye.

Le saint se détourna avec lassitude, sans répondre. Il envoya une bénédiction à Ahès qu’il semblait voir pour la première fois. La jeune fille approcha, confiante et simple. Elle lui raconta comment elle était arrivée à Landévenec à travers les songes tragiques, à l’ombre des vieux chênes.

– Qu’est-ce qu’un rêve ? dit le bon saint avec une affectueuse sollicitude. Tu n’y crois pas. Tu n’as pas peur ?

La voix de Gwennolé était redevenue basse.et douce. Il parut à Ahès que sa mère morte lui parlait. Elle s’enhardit :

– Est-ce encore un rêve ? J’ai vu hier, sur la lande, le berger et son troupeau défendus contre les loups... par toi, n’est-ce pas ?

– C’est encore un rêve, murmura le saint.

– Le Père n’a pas quitté son oratoire cette nuit, interrompit Wennaël, le disciple bien-aimé du maître.

– Qui ai-je donc vu ? interrogea encore Ahès.

– Que t’importe ? reprit Gwennolé. Sous une forme ou sous une autre, c’est celui qui s’est nommé lui-même le bon Pasteur, celui qui nous garde et qui nous aime.

– Passe-t-il donc quelquefois sur nos chemins ? demanda-t-elle étonnée. Je ne l’ai jamais rencontré.

– Tu le rencontreras quand tu souffriras, fit gravement le saint.

– Mais je ne souffrirai jamais !

Tout l’orgueil de sa passion éclata dans ce mot. Le regard du saint se posa, compatissant et doux, sur cette enivrée de la vie. Il continua sans paraître l’entendre :

– Lui, le Christ bien-aimé, se penche sur nos épines. Il prend dans ses mains l’âme qui crie vers lui, de détresse ou de remords. Il lui dit des paroles inconnues. Il l’emporte dans la nuit malgré sa plainte, car souvent, elle ne Le reconnaît pas. Elle veut s’enfuir de ses mains, quoiqu’Il se soit lassé en la cherchant, quoique ses pieds et son front et son cœur soient blessés pour elle.

– Et où l’emporte-t-Il ? demanda-t-elle encore.

– Vers la Vie, dit le saint.

Les grands yeux d’Ahès s’éclairèrent. Il lui sembla que si elle avait été seule, elle aurait confié au bon saint son grand amour, son grand espoir de vivre heureuse, pour que le Christ béni tournât son regard vers elle, Mais non. L’empreinte de la race était trop forte. Elle n’aurait pas su dévoiler le mystère de son cœur ainsi, en une fois, et devant les autres. Du reste, elle devait le revoir à Ker Is...

Et ce fut seulement bien des heures après, au moment de partir, qu’elle lui dit tout bas, continuant la conversation du matin :

– Je voudrais qu’Il se penchât vers moi à l’heure où je mourrai.

– Il le fera, dit gravement le saint.

Mais son sourire devint très triste : et lorsque Gradlon et Ahès se retournèrent, loin déjà, ils le virent encore regardant vers eux, priant sans doute, comme Celui qui passe, invisible et lassé sur nos chemins...

 

 

 

 

VIII

 

 

... La terre où l’on ne connaît

pas la terreur de la mort...      

HORACE            

 

 

Enfin c’était le retour. Après la longue semaine de chevauchées et d’aventures, on revenait, non plus par les forêts aux ombres vertes, non plus au cri des bêtes qu’on égorge et aux aboiements des chiens, mais le long des falaises et des grèves, et si près du flot berceur que les lames courtes venaient mourir aux pieds des chevaux. Et justement un de ces clairs soleils sans brume, si rares dans les hivers de Bretagne, se levait sur la lande. La splendeur de la lumière, dans l’air froid et pur, dorait jusqu’aux ajoncs tristes et aux buissons morts. L’Océan pâlissait encore, à ces rayons, le vert, transparent de ses lames. Par instants seulement il redevenait tragique, se colorant du rouge ardent, du bleu sombre des falaises où ses vagues se brisaient...

Ahès marchait en avant et seule. Elle respirait longuement la brise du large. Elle allait sans hâte, vers la grande joie dont elle ne détachait plus sa pensée, tant l’attente même en était exquise et la transportait hors de l’existence réelle. Elle n’avait pas revu Rhuys depuis l’aveu. Elle ne savait pourquoi elle ne lui avait presque rien dit alors, rien que les paroles définitives. En elle, mille choses tendres battaient des ailes comme un vol d’oiseaux ; des choses pour lui seul, auxquelles elle songeait très grave, faisant et défaisant sous mille formes leur entrevue prochaine. Comme toutes les primitives, elle pensait en images ; et elle regardait en elle-même pour le voir sourire ou pour le voir trembler...

Elle avait tant à apprendre sur lui, tant à raconter sur elle ! Est-ce qu’il savait que le destin l’avait mis sur une route vierge, qu’aucun pas n’avait jamais foulée ? Non, pas même une ombre, ni une pensée, ni un souvenir. Est-ce qu’il savait que jamais elle n’avait souri aux admirations passionnées des hommes ? Et que, jusqu’à ces jours, elle ne s’était jamais réjouie d’être belle ? Elle lui raconterait combien de fois Gradlon avait voulu lui faire accepter tel ou tel chef puissant... Le lui dirait-elle, cela ? Non, plus tard, lorsqu’il ne serait plus dans les chaînes. Maintenant il apprendrait seulement qu’elle avait vécu jusque-là, fière, à l’écart des autres... Pourquoi ? Aurait-elle su le dire ? Est-ce que d’instinct elle l’attendait ?

Mais elle lui dirait aussi toute sa faiblesse pour qu’il sentît une grande joie à la protéger. Cette âme rêveuse et ardente, chantait son poème – comme tous ceux qui chantent ce poème – à travers les hasards de chaque jour, puisant, à tout venant, de nouvelles raisons d’aimer. Elle se rappelait avec effort son épouvante de la forêt ; elle revoyait l’ombre sinistre des vieux chênes ; mais, à mesure qu’elle approchait de Rhuys, son effroi faisait place au fol orgueil de ses pères bravant la chute des cieux sur leurs têtes. Les cieux pourraient tomber quand Rhuys serait là ! Elle lui dirait bien qu’elle ne redoutait ni les bêtes fauves, ni le feu, ni le sang, ni la mort ; mais elle tremblait devant les ombres qui passent, les voix qui pleurent, et les fantômes invisibles et hostiles qui vous regardent avec des yeux qu’on ne voit pas. Sans doute Rhuys l’aimerait encore plus pour cette faiblesse qui appelait sa force ; qui la ferait se blottir, craintive, les yeux clos, comme un oiseau sous son aile.

Il la protégerait. Elle, elle recevrait tout, pour tout donner. Elle se rendait compte, confusément, que cette âme héroïque et simple de soldat dépendrait d’elle, encore plus qu’elle ne dépendrait de lui. Dans cette race, où si longtemps les femmes étaient consultées, dans les assemblées, et décidaient du sort des peuples, leur influence morale s’était toujours maintenue, quoique sous une forme différente. Ahès sentait bien que Rhuys la considérait comme un être à part, d’une essence plus pure et plus haute, et que, dans l’esprit du Celte, elle se mêlait aux déesses et aux fées, et à ces belles mortes qui passaient, immatérielles et blanches, par les nuits d’étoiles. Elle avait besoin de cette adoration, comme elle avait besoin de sa protection. Il ne serait pas étonné d’apprendre d’elle des choses très belles et inconnues...

Ici la rêverie d’Ahès s’adoucissait encore. Oui. Elle lui raconterait ce qu’elle avait vu à travers la lande. Elle lui parlerait de ce Christ qu’il ignorait, et dont les serviteurs étaient si bons !... Rhuys l’aimerait puisqu’Il ne faisait que du bien, puisqu’Il venait protéger, et défendre, et chercher à la sueur de son front, par les sentiers arides, tout ce qui était perdu, les brebis et les âmes. Et peut-être, pour Rhuys et pour elle, ce serait une joie, dans leur folle joie, de ne laisser ni souffrance ni misère partout où ils passeraient.

Que disait donc Gwennolé ! Mais on ne pouvait pas souffrir en aimant ainsi ! Au soir, le soleil éclairait de reflets de cuivre l’étendue sans fin de la mer, la lande déserte et jusqu’aux toits des huttes encore couverts de givre, réfléchissant en petites flammes courtes les derniers rayons. Ahès arrêta son cheval devant l’horizon sans fin. Elle se laissa envelopper de cette lumière d’apothéose, buvant la flamme, buvant la vie, toute nimbée d’or elle-même dans l’admirable blond roux de ses cheveux. Une fois encore elle se fondit dans une union étroite avec la nature, mêlant toute la poésie de son être à la poésie puissante des choses, et son rêve au vieux chant infini de la mer. Et elle resta ainsi de longs instants, très pâle, les yeux perdus, comme écrasée par la joie de vivre.

Or, à cette heure même où elle défaillait de joie, là-bas, dans les chaînes, Rhuys défaillait de douleur. Le druide, emporté par son exaltation fanatique, lui avait annoncé le grand honneur auquel les dieux l’invitaient. Il n’était pas besoin de ménagements pour ces êtres les plus heureux de vivre et les plus heureux de mourir. Leur croyance à l’immortalité était si forte que seuls ils avaient entretenu parmi les barbares le dogme sacré. Pendant de longs siècles, la plupart d’entre eux mouraient à la guerre ; quelques-uns en sacrifice aux dieux ou en offrande volontaire pour leurs amis menacés : ils croyaient d’une foi ardente à la substitution possible, et, comme le disait le druide, à une vie pour une vie. Mais ils ne mouraient si facilement que parce qu’ils avaient la certitude de revivre. À quelle vie ? Ils l’ignoraient. On enterrait avec eux leurs chevaux et leurs armes, pour qu’ils pussent les retrouver dans les longues plaines mornes là-haut, au pays des nuages. Bien plus, ils revenaient vers les lieux aimés ; ils voyaient et ils entendaient, surtout en la nuit des âmes, au 1er novembre, et ils prenaient dans les ténèbres les libations que leur préparaient les mains pieuses, les messages où on les entretenait encore d’un fidèle amour.

Il est vrai, la conquête romaine avait aboli en droit les sacrifices, il y avait des siècles. En fait, ils s’étaient continués longtemps, rares, isolés, à l’abri des forêts impénétrables. Mais, malgré les mœurs qui se modifiaient peu à peu, les âmes demeuraient les mêmes, aussi mystiques, aussi vaillantes, aussi folles de gloire. Rhuys résumait en lui les qualités et les défauts de ce peuple. Que lui importait la vie ? Quelle mort vaudrait jamais celle qu’on lui offrait, en plein soleil, debout, par un coup de poignard, forçant l’admiration de ses ennemis mêmes. Combien parmi les siens étaient partis, déjà, grands et tragiques, laissant dans l’âme des témoins le frisson de quelque chose de surhumain ! Il y avait longtemps... Mais dans les combats sans cesse renouvelés, ou, en plein Océan, dans, les tempêtes, Rhuys n’avait-il pas mille fois joué sa vie pour un hasard, pour l’approbation d’un chef, pour l’amour des choses impossibles ? Et tout récemment encore, quand Gradlon l’avait fait prisonnier, n’avait-il pas prolongé pendant des heures une résistance désespérée, préférant mille fois être tué qu’être pris ?

Il y avait si peu de temps !...

Hélas ! Il y avait la vie...

Mais Rhuys garda au fond de lui-même le mystère de sa douleur. Il ne témoigna ni effroi ni surprise. Il écouta, impassible, le message de mort. Il mourrait le lendemain puisque les dieux et le druide avaient fixé le lendemain. Il mourrait devant tout le peuple : ce peuple apprendrait alors ce que valaient leurs ennemis. Rhuys ne demanda même pas pourquoi le caprice cruel ? Et il écouta vaguement les explications incohérentes du druide ; les dieux l’appelaient ; les dieux voulaient une victime, ou ils menaçaient de perdre Ker Is tout entière sous les flots. Il apprit aussi que le roi serait absent par la terreur de déplaire à des prêtres nouveaux, ennemis des rites sanglants ; Ahès serait absente aussi. Elle ignorerait cette mort – cette fête – car les dieux d’abord l’avaient demandée ; et aurait-elle laissé, même cet étranger, mourir pour elle ?

Le druide discutait tout cela, froidement, écartant comme un danger une intercession possible. Il allait jusqu’à parler de sa joie d’offrir à Hésus, avant d’être couché dans la tombe, un sacrifice digne du dieu d’épouvante. Le vieillard poursuivait son œuvre fanatique, cruel inconsciemment, car il mettait comme tous les siens la gloire au-dessus de la vie. Il pensait à l’apothéose dernière de ses dieux ; mais il pensait aussi que Rhuys serait célébré à jamais dans les annales des peuples. Il croyait que ce sacrifice volontaire le ferait entrer de plain-pied dans l’immortalité heureuse, sans avoir, comme les autres, à renaître trois fois, à expirer trois fois. Il l’encourageait. Il le bénissait avec des paroles étranges et splendides.

Maintenant Rhuys était seul. Sa tête retomba sur sa poitrine. Il écrasa sur ses lèvres le râle de douleur qui montait du fond même de son être. Combien de temps resta-t-il ainsi ? Combien de fois jeta-t-il la plainte désespérée : « Ahès ! Ahès ! » Le nom d’amour, le nom de rêve descendait en lui à des profondeurs inconnues. Le long regard des yeux verts, et le sourire et les larmes de la jeune fille le suppliaient de vivre. Par quelle cruauté, par quelle ironie du destin venait-on demander qu’il meure pour elle qui lui promettait, avec la liberté, le don royal de son cœur, elle que sa mort tuerait peut-être !...

« Ahès ! Ahès ! »

Oh ! s’enfuir avec elle ! S’en aller si loin que personne ne pût découvrir leurs traces ! Qu’elle soupçonnât la vérité seulement, et elle le délivrerait. Et alors il l’emporterait comme ses pères emportaient les belles prêtresses. Ils s’en iraient, au gré des vagues, vers des Éden de songe ; vers ces Atlantides que des pêcheurs hardis essayaient d’atteindre chaque jour, sans y parvenir jamais. Mais lui ! Où n’arriverait-il pas avec elle ?

Et le mirage, et la plainte durèrent longtemps. C’était bien plus que le cri de l’instinct, le cri de la bête qu’on traque et qui meurt. C’était l’appel de la passion brûlante, non moins instinctif, et chez certains êtres plus déchirant encore et plus amer...

Oui. Cela pouvait être. Il pouvait s’enfuir ; il pouvait échapper à la mort, avoir une existence de délices. Oui. Seulement aux yeux de tous il serait un lâche : il se serait dérobé par peur de mourir ! Est-ce que c’était possible ? Une flamme de honte brûla ses joues. Là-bas, les cendres des aïeux tressailliraient sous l’affront. Ils se lèveraient sous les vieux cromlechs pour lui jeter à la face leur opprobre... Tous, tous... Les guerriers morts sans un cri malgré les enfants et les femmes ; ceux qui avaient soutenu des combats impossibles ; ceux qui avaient répondu à l’appel des dieux ; et ce Gaulois, l’orgueil de leur race, allant, enchaîné pour les autres, orner le triomphe de César, et périr étranglé dans un cachot de Rome. Avait-il appelé sa femme, ce Vercingétorix au cœur si noble ? Que penserait-il de ce fils dégénéré ? Que diraient-ils, les autres, ses compagnons d’armes, lorsque Gradlon leur apprendrait qu’il avait fui, eux qui se provoquaient en des combats mortels, pour savoir seulement celui qui tomberait le mieux, celui qui expirerait sans qu’un muscle de son visage tressaillît ? Toutes les âmes celtes, ces âmes éprises d’honneur, dédaigneuses de la vie, ivres de folle bravoure, se levèrent en lui, en un appel suprême de la race.

Il fallait mourir ! Il ne saurait plus vivre avec la flétrissure d’avoir fui. Quand même personne ne saurait, quand même il serait seul à sentir la tache indélébile, plutôt en finir mille fois ! Mais même pour elle ! Oserait-il jamais faire allusion à son passé ? Oserait-il lui parler des siens ? Est-ce que le bonheur se fonde sur une âme déracinée ? Non ! non ! elle aussi comprendrait qu’il devait mourir... Sans raisons ? Qu’importe ! L’honneur ne demande pas de raisons ! Elle le sentait bien, elle qui souriait avec orgueil aux femmes de sa race mortes obscurément pour ne pas profaner leur tendresse ! Quand elle saurait avec quelle grandeur calme il était mort, elle ne regretterait pas, elle ne pourrait jamais regretter de lui avoir dit un jour : « Je viendrais ! »

Hélas ! le mot résonna encore à ses oreilles. Il entendit la belle voix grave. L’honneur, le courage, la foi, semblèrent crouler en lui dans le néant et dans la nuit. Il lui parut qu’il sacrifiait la réalité à une chimère ? Que lui importaient ces hommes et tous les hommes ? Que lui importaient les dieux inflexibles, qui le repoussaient de toute leur haine farouche ? Sauraient-ils seulement s’il mourait pour eux, s’il se sacrifiait pour elle ! Et elle, ne l’accuserait-elle pas d’avoir fait passer un fol orgueil avant sa tendresse ?

Il se sentit perdu, désemparé comme un naufragé, pris et repris par le flot d’une douleur trop forte. Qui appeler à son secours ? À qui tendre la main ? Seul ! en terre ennemie !

Là-haut, par les soupiraux de sa prison, un pas hésitant et lourd arrivait jusqu’à lui. On eût dit la démarche incertaine d’un aveugle. Des fragments de ballade se faisaient plus distincts. Rhuys reconnut la voix du barde qui accompagnait Gradlon à la guerre. Comme tous les Celtes, Rhuys croyait entendre dans les chants du barde la voix des aïeux morts. Les sons devenaient plus proches, Gwenc’hlan s’arrêtait devant la prison, pour être entendu de Rhuys peut-être... Cet aveugle souvent paraissait lire dans l’invisible ; ce poète avait, sous ses haines vivaces, des délicatesses de femme.

Gwenc’hlan avait choisi, entre ses poèmes, celui où il chantait les guerriers morts pour la patrie ou pour les dieux. Mais il y avait mis des noms nouveaux, une flamme nouvelle. Il accordait la rote celtique. Il redisait le mot héroïque sorti de la pierre funéraire au jour où l’aïeul de Rhuys pliait, aveuglé par le sang. Il le lançait, par le soupirail étroit, comme un fier défi :

« Rhuys, fils de Lennok, ne recule jamais ! »

Mais plus redoutable pour Rhuys, à cette heure, qu’un jet de sang ou que le froid du fer, Ahès, souriante, s’approchait, les mains tendues...

 

 

 

 

IX

 

 

Devant toi marchera la douleur

au jour de ta mort.                     

TALIÉSIN.           

 

 

L’avait-il jamais vue aussi belle ? Elle entrait, portant en elle tous les parfums de la forêt, tous les rayons qui l’enveloppaient sur la grève. Elle avança avec un cri joyeux :

– Rhuys ! Tu ne m’attendais pas ce soir même ! Rien que demain, n’est-ce pas ? Mais demain était trop loin ! Et puis, je ne sais pourquoi, le roi veut que je reparte tout de suite. Si j’avais attendu, nous passions deux jours encore sans nous revoir. Et j’avais tant de choses à te dire !

Rhuys s’était rejeté dans le coin le plus obscur de la prison. Il faisait si sombre qu’elle ne pouvait distinguer sa pâleur livide. Elle s’inclina jusqu’à son visage. Il eut la force de regarder tout au fond les grands yeux limpides. Il eut la force de sourire.

– Tu ne m’attendais pas ? répéta-t-elle.

– Je n’osais pas t’attendre, dit-il enfin.

Sa voix était si basse, si changée qu’Ahès sentit une ombre passer sur sa joie. Et Rhuys pensait que, si elle demeurait là, toutes les forces humaines ne l’empêcheraient pas de dire : « Fuyons ! »

– Quelles belles journées, reprit-elle. Les sangliers et les loups tombaient en hécatombes. Quoique l’épieu soit trop lourd pour moi, mes flèches n’en manquaient pas un seul. Combien en ai-je tué ? J’avais gardé le compte pour te le dire. Mais j’ai oublié. J’ai tout oublié dans la lumière du retour.

Elle riait de tout le bonheur qui était en elle et qu’elle lui apportait. Elle s’était bien promis de ne lui dire la grande surprise qu’à la fin. Mais il semblait triste ; et déjà elle n’y tenait plus :

– Avant tout, laisse-moi t’annoncer la bonne nouvelle. Tu n’as plus que quelques jours à passer ici. J’ai obtenu qu’on avançât les fêtes de l’anniversaire de ma naissance. Le roi est meilleur que jamais. J’ai sa parole. Il me donnera tout ce que je lui demanderai. Rhuys, plus que des jours !

Il répéta : « Plus que des jours ! » Et Ahès ne vit pas qu’il tremblait.

– Je ne regrette pas de partir encore demain, dit-elle. Nous irons dans ton pays, d’abord, après les fêtes de nos noces. Ne crains rien. Tu te battras. Tu partiras. Je ne diminuerai pas ta vie. Mais puis, quand tu voudras revenir vers cette terre où tu m’as connue, je te montrerai la solitude que j’ai choisie pour nous deux. C’est là-bas, vers le sud, dans un endroit inexploré encore, et inhabité. J’irai là, demain, pour prendre patience. Mais je le connais bien. Souvent j’ai pensé : « Si j’ai un foyer à moi, c’est là où je le poserai. Figure-toi de très hautes falaises et une mer qui, même par les temps calmes, a des remous de tempête. L’ombre des vieilles forêts descend jusque sur la grève. Il y a dans tous les creux de roches des nids de goélands. À certains jours leurs plumes tombent en une neige fine. L’Océan bondit dans les vieilles grottes avec une voix si profonde que l’on se croirait dans une vie plus large, plus puissante... Nous y serons tout seuls, Rhuys.

Et elle souriait à son rêve, sans s’étonner qu’il ne parlât pas, un peu surprise seulement d’avoir tant de douceur à tout dire, sans trouble, sans angoisse. Comme si déjà sa mission de femme commençait : verser son cœur, tout le long de la vie, à la façon des ruisseaux de cristal qui chantaient, dans la forêt, sur les mousses.

Rhuys la regardait, grave et tendre. Elle continua :

– Ne t’étonne pas si je peux parler ainsi. Il y a derrière moi des années de silence. Ce que je dis est à toi seul ; lorsque je t’ai quitté, je me tais de nouveau, comme toi maintenant.

– Ah ! parle encore ! supplia-t-il avec l’angoisse du condamné qui boit une à une les dernières gouttes de la vie.

Elle reprit avec une joie d’enfant :

– Rhuys ! dans deux semaines ! As-tu bien compris ? Et alors...

– Alors tu me diras : « Je viens », répéta encore Rhuys.

– Oh ! Rhuys ! pour la vie et pour la mort !

– Pourquoi parles-tu de mort ? demanda-t-il.

– Je ne sais, répondit-elle. Les bardes chantent : « L’amour est frère de la mort. » Je le crois. On ne sait rien avant d’aimer. Peut-être aussi on ne sait rien avant de mourir.

– Tu n’aurais pas peur de mourir ?

– Oh ! pourquoi ? interrogea-t-elle étonnée. Personne n’en a peur autour de moi. Seulement, à présent, il faut que ce soit avec toi.

– Cela me semble si étrange de t’entendre dire des paroles éternelles, murmura-t-il. Tu es si jeune !

– Qu’importe à quel point de la route on rencontre son destin ? répondit-elle. Comme chante Gwenc’hlan, que ce soit le soir, que ce soit le matin, le sort des deux est venu.

Il y eut un silence. Rhuys pensa qu’il remettait, sans lui en rien dire, sa vie et sa mort entre ses mains :

– Tu m’aurais donc aimé toujours ? questionna-t-il.

– Toujours ! reprit-elle avec ferveur. Ai-je su si tu étais vaincu et captif ? On va où la destinée vous pousse.

– Et si j’avais fui devant la mort, même pour toi ?

– Est-ce que tu aurais pu fuir, toi ? dit-elle avec un sourire d’orgueil. Tu ne voudrais pas que je te dise : oui ! Pas plus que tu ne m’aurais aimée si j’étais de celles qui donnent et reprennent leur cœur.

Elle aussi donc jugeait que se sauver de la mort n’était pas d’un homme. C’était sa dernière lumière qui s’éteignait ; et cependant il l’en aima davantage... Il faut des siècles de folle vaillance pour former ces caractères indomptables, pour donner aux âmes ce sens de l’honneur.

– Mais si, par impossible, reprit-il haletant, on me tuait tout de suite à la guerre... ou ailleurs, est-ce que tu ne maudirais pas le jour où tu m’as rencontré ?

– Quel cœur me crois-tu donc ? implora-t-elle. Maudit-on, parce qu’on souffre ! Et puis, vois-tu, je dis bien : je ne souffrirai jamais ; je l’ai dit à un bon moine dont je te parlerai. Il me semble, par instants, que je ne peux pas porter ma joie ; j’arrive à toi avec des chants, avec des fleurs... Mais, ami, cela, ce n’est pas encore le fond. Les bardes disent bien : « La joie chez nous ne rit qu’à la surface, comme un rayon flotte sur l’eau, entre deux nuages. » Ce qui est nous-même, c’est cette mélancolie qui donne, à tous, cette expression grave ; jusqu’aux enfants, dont le petit visage est si lent à sourire ! Tu me demandes : « Pourquoi parles-tu de mort ? » Pourquoi ? Je ne sais pas. C’est en moi, comme t’aimer.

Elle s’arrêta, debout, son exquise tête blonde appuyée au mur, les bras tombants, les mains jointes. Et à la regarder ainsi, et à l’entendre, Rhuys puisait la force de mourir. Il serait digne de cet amour plus grand que la mort.

Mais qu’une fois, une fois encore il lui entendît dire qu’elle ne regrettait rien ! Qu’il emportât ces paroles, les dernières !

– Ainsi tu ne maudirais ni moi, ni le destin qui t’a mise sur ma route, si je mourrais ? – Il hésita un instant, cherchant son regard. – Et jamais tu ne redirais à un autre : « Je viens ? »

– Tu ne sais pas, tu ne sais pas, murmura-t-elle. En chemin je pensais : « Il faudra que je lui dise. » Mais nous aurons la longueur des jours pour ce que je pensais en chemin. Il vaut mieux que tu me connaisses d’abord. Tu entends donc : toi seul !... Ces mots ne se disent pas deux fois. Mélancoliques, oui, nous le sommes, et fidèles, et sauvages sous nos airs calmes. On ne connaît pas l’Océan quand on ne l’a pas vu déchaîné sous la tempête. On ne nous connaît pas jusqu’au jour où l’on nous broie le cœur. Je t’ai promis des histoires ? Écoute...

Hélas ! Il semblait à Rhuys que sa torture aurait été moindre s’il avait pu lui dire : « L’heure passe. Ne me parle que de toi parce que je vais mourir demain. »

Mais, comme toutes les femmes qui aiment, Ahès ne parlait des autres que pour mieux se raconter elle-même. Il le comprit bientôt.

– D’abord, avant la conquête, c’est Gwen à qui l’on avait tué Raghed. Le meurtrier aimait Gwen. Il était puissant et riche ; les deux familles unirent leurs instances pour que la jeune fille pardonnât et l’épousât. Elle consentit à le recevoir au festin qui précède les noces : tu entends bien ? l’homme qui avait tué Raghed... Elle arriva, parée et magnifique. Elle lui tendit la coupe. Il en but la moitié, elle finit le reste. Et alors, elle s’écria « Ô Raghed ! pardonne le festin ! Tu savais bien que si je lui tendais la coupe des noces, c’est que cette coupe était empoisonnée. » En effet, ils moururent tous les deux... J’aurais fait comme elle.

À peine un battement de paupières. Elle trouvait cela très simple. Rhuys la regardait avec une admiration croissante.

– Écoute encore, continua-t-elle. Une autre, Run, eut son mari tué dans une embuscade. Ils étaient dix contre lui. Elle mit trois ans à les atteindre. Ils tombèrent un à un sous ses flèches, tous les dix. Quand elle l’eut vengé, Run se tua elle-même.

Ahès disait vrai. Des gouffres dormaient sous les fronts tranquilles, et les tempêtes qui se levaient dans ces âmes devaient amasser les ruines.

Et doucement, maintenant, avec des gestes légers d’enfant, elle prit la main de Rhuys :

– Pourquoi est-ce que je te raconte ces choses ? Est-ce que je sais ? Mais tu me connaîtras mieux après. Ces histoires me berçaient toute petite. Ma mère m’endormait sur ses genoux en me les contant. Et j’en ai appris d’autres, le long des grèves et près de ces cromlechs, où je vais écouter souvent si les morts reviennent. Je voudrais savoir s’ils ramènent avec eux les chevaux qu’on brûlait sur leur bûcher, et les femmes qui se sont tuées auprès d’eux, ou qui se sont usées à force de larmes.

– Les entends-tu ? demanda Rhuys.

– Rarement. Quelquefois, au moment des guerres, les chevaux hennissent sur la lande. Dans la nuit des âmes, les morts reviennent frapper aux portes des pêcheurs, chargeant les barques d’un poids très lourd, jusqu’aux îles mystérieuses où ils abordent. Moi, je les entends aux jours de brumes. Ils pleurent toujours. Je ne sais pourquoi ils pleurent ainsi...

Il y eut un très long silence. Rhuys se recula encore dans les ténèbres. Il voyait, dans l’avenir, – et quel avenir ! le lendemain même ! – ce doux être de vie plié sous le poids de l’inconsolable douleur. Il comprenait pourquoi les morts pleurent quand ils reviennent, pourquoi d’autres ont tant de mal à ne pas crier leur détresse quand ils vont mourir...

– J’ai encore beaucoup à te dire, reprit-elle. Ce sera pour mon retour. Je te raconterai ce que j’ai vu au milieu des loups, et les belles choses que m’ont dites les moines. Tu ne sais pas ? Les vieux dieux morts vont être chassés à jamais. Pourquoi ? Ce n’est pas encore très clair dans mon esprit. Ma mère était saxonne et païenne ; ma nourrice et mes femmes ne parlent que de korrigans, de nains, de fées ; les anciens nomment le dieu cruel qui veut des victimes et du sang, dont l’ombre tue. Cette ombre...

Elle s’arrêta. Il lui répugnait de parler de cette ombre dans la nuit qui venait.

– Mon père seul est chrétien, acheva-t-elle ; c’est-à-dire, il veut être chrétien. Depuis que j’ai vu Gwennolé, je voudrais que nous le soyons aussi. Quand je saurai ce qu’il faut faire pour cela, je te le dirai ; c’est très difficile, mais c’est très beau... Leur Dieu ne tue pas ; il hait le sang. Il ne vient pas troubler, épouvanter. Quand on le voit, on l’aime. Et on le voit tout près de soi quand on souffre. Il a pitié de chaque angoisse ; quand on ne peut plus marcher, il vous prend, comme un berger emporte sa brebis blessée sur ses épaules.

– Alors, parle-lui pour moi, dit Rhuys presque involontairement.

– Est-ce que tu souffres ? demanda-t-elle anxieuse.

– Non ! oh ! non, balbutia-t-il, c’est-à-dire oui ; ces chaînes sont lourdes. Parfois le désespoir me gagne !

– Mais deux semaines, ami ! Vois, seulement des jours ! Et puis tu seras libre !

Il fallait partir. On y voyait si peu ! elle se baissa jusqu’à son front pour lui sourire. Ses grands yeux s’alanguissaient, pleins de compassion tendre. Rhuys crut voir encore les blondes fées qui, penchées sur sa barque, endormaient ses douleurs d’enfant, et les mortes qui passaient, heureuses, les lèvres entr’ouvertes, comme pour un baiser d’adieu :

– Pense à moi demain, disait Ahès... je te rapporterai de là-bas, dans mon manteau, un peu de la terre où nous poserons le foyer... notre foyer !

Elle ne s’étonna pas de son silence... Elle ne comprit pas qu’il étouffait un cri d’agonie. Seulement, lorsqu’elle eut fait quelques pas, lorsqu’il ne la vit plus :

– Marche lentement... lentement... supplia-t-il.

Lorsqu’il n’entendit plus le bruit de ses pas, il sentit qu’il avait bu toute l’amertume de la mort...

 

 

 

 

X

 

 

Merzin fut condamné tout enfant

par les bardes de Vortigern à

être offert en sacrifice sur les fon-

dements d’une citadelle (Ve s.)

LA VILLEMARQUÉ.      

(Poèmes des bardes bretons.)

 

 

Les sacrifices druidiques s’offraient aux deux points extrêmes du jour, à midi et à minuit. C’était en pleine nuit, à la lueur des torches que l’on brûlait autrefois le colosse d’osier rempli de victimes humaines. Il n’y avait pas d’holocauste plus digne d’Hésus l’effroyable, Hésus dont Lucain disait « qu’il inspire la terreur par ses autels sauvages ». Des siècles avaient passé sur ces coutumes barbares. Pour une immolation unique, le rite devait s’accomplir à midi, au plus haut point du soleil. Mais, en dépit des instances du druide, Gradlon avait exigé le moins de pompe, le moins de retentissement possible : il aurait voulu qu’on tuât Rhuys le soir, ou dans le cachot même. Gradlon se repentait ; il avait peur des moines... Le druide obtint enfin que le sacrifice aurait lieu à l’aurore, à l’instant précis où jailliraient les premiers rayons du soleil ; c’était un jour de répit pour le condamné, un jour d’inquiétude et de trouble pour le roi. Aussi, dès l’aube, Gradlon chevauchait sur la route de Kemper ; il fuyait, comme les faibles de tous les temps fuient devant les conséquences de leurs fautes. Ahès, dans une ignorance absolue, était repartie le soir même pour le sud de la Cornouaille, ainsi qu’elle l’avait dit à Rhuys.

Le druide demeurait donc seul, en présence de la foule qu’il haranguait, à laquelle il annonçait des biens sans nombre, l’alliance et l’appui des dieux redoutables. Le départ de ces dieux devant les idoles romaines avait attiré tous les malheurs ; leur retour ouvrirait une ère de prospérité nouvelle. Mais bientôt il se lassa de ces discours. La foule indifférente lui semblait plus distante de son âme que les troncs des chênes où, pensif, il songeait qu’Hésus l’entendait encore. Il quitta brusquement le peuple. Il alla vers le prisonnier qui, maintenant, était en sa puissance. Selon l’usage, il le mit en liberté sur sa parole, lui promettant que, en ce dernier jour, chacun servirait ses moindres désirs.

Rhuys à ses yeux était déjà sacré. Si près d’entrer dans le Gwynfyd – le cercle druidique de la lumière – il ne devait emporter d’ici-bas que le parfum léger des choses. Le druide lui disait avec une douceur grave les paroles indispensables ; il le chargeait de souvenirs pieux pour les aïeux morts ; il lui parlait de gloire en des termes superbes que nous ne savons plus...

En sortant de son cachot, Rhuys eut une sorte d’étourdissement. Un souffle vif lui fouettait le visage ; ses yeux déshabitués de la lumière se fermaient à demi ; l’immobilité presque complète de ces quelques mois lui rendait la marche difficile. Ses ennemis auraient pu croire qu’il tremblait : cette pensée le faisait tressaillir... Déjà, derrière les murailles, il entendait le murmure de la foule ; il eut horreur de cette exhibition publique, pendant des heures. Un autre murmure arrivait jusqu’à lui, aussi, le murmure familier et berceur de la mer ; et un désir lui vint de finir sa vie, là-bas, au milieu des mouettes que des aigles poursuivaient dans la lumière :

– Maître, dit-il, est-ce que je pourrais prendre une barque et passer ce dernier jour seul, au large ? Je reviendrais à l’heure que tu me marquerais.

– Va, répondit le druide ; rentre seulement à la nuit si tu veux.

– Où m’attendras-tu ? demanda encore Rhuys.

– À l’endroit même où tu t’embarqueras. Moi aussi, j’ai horreur des hommes. Je préfère demeurer seul sur la grève, et interroger, encore une fois, tout ce qui a été, et tout ce qui sera.

Ils n’avaient l’un contre l’autre ni colère, ni haine, victimes tous les deux d’une fatalité inévitable. Aucun ne fit allusion à une fuite possible. Ils savaient bien que la parole donnée les liait plus fortement que toutes les chaînes.

Rhuys gagna le large en quelques coups de rames. La mer était vide. Ces deux jours étaient pour le peuple un temps de réjouissance. Rhuys se trouvait seul, comme il l’avait désiré ; et bientôt, laissant aller les rames, il s’adossa contre le bord de la barque la face au soleil, ainsi qu’il le faisait lorsqu’une manœuvre plus dure l’avait épuisé.

Et d’abord ce fut une impression de délices. Jamais la « douce vie » ne lui avait paru plus chère. Il faisait encore sombre. De grosses nuées grises couraient dans le ciel, trouées par des tons blancs, légers, par un poudroiement d’or et de brume. Et la mer, l’exquise mer de certains jours d’automne, aux vagues souples, le berçait du mouvement monotone d’une nourrice endormant un enfant dans ses bras. Tout à la joie instinctive de vivre, de respirer les souffles amers, Rhuys s’endormait aussi sous la lente caresse. L’horizon s’agrandissait et se transformait. Les longues lames vertes se soulevaient et retombaient comme les volutes de quelque gigantesque acanthe. Des rayons filtrant en lignes claires, sous les nuées, donnaient à l’étendue sans bornes quelque chose d’indéterminé, d’imprécis. On se serait cru rejeté au delà des jours, quand la lumière vierge avait jailli au sein du chaos.

Des êtres descendaient vers Rhuys par ces routes de songe ; des soldats comme lui, ayant tous la marque sanglante de la flèche ou du fer. Ils étaient glorieux et triomphants. Ils approchaient de cette terre qui faisait monter jusqu’à eux l’enivrante fumée de la gloire. Ils écoutaient la voix confuse, faite de mille voix inconnues, la voix de la race qui célébrait leur folle bravoure. Rhuys distinguait au milieu d’eux les vieux chefs dont la tête blanche portait le stigmate sacré. Ceux-là étaient partis pour le combat, sûrs de tomber au premier choc ; ils cherchaient dans les années tremblantes la mort héroïque qui les avait fuis jusque-là. Lennok en était, l’aïeul qui avait passé l’âge où les hommes meurent, lorsque, sous un dolmen, une voix lui cria : « Va les sauver, et meurs pour eux ! » Mais les plus nombreux étaient jeunes et la tête haute. Ils riaient tous – les Celtes donnaient leur vie en riant. – Pour beaucoup cependant, comme le chantaient leurs bardes, « leur rire était sombre comme le rire de la mer ».

Car elles venaient derrière eux en une nuée de deuil, les belles mortes qu’ils avaient aimées. Elles parlaient à Rhuys, comme autrefois, dans un murmure. Mais pour l’homme qui allait mourir toutes ces voix n’avaient qu’un son ; toutes les belles Gauloises laissaient flotter sur les vagues les mêmes chevelures fauves ; tous ces yeux n’avaient qu’un regard, le regard vert aux reflets changeants, que les paupières voilaient à demi pour en garder le mystère. Était-ce Ahès, vraiment ? Ou plutôt Ahès n’était-elle pas l’incarnation de cette mer attirante dont les fées chantaient, toutes les nuits, le cantique de douleur ?

Depuis qu’elle l’avait quitté, le soir, dans sa prison, le cœur de Rhuys était mort. Il ne revivait pas, à la voir passer et repasser ainsi, le long des laines. Il n’y avait plus de lutte possible puisque ses ennemis savaient, puisqu’elle lui avait répondu : « Peut-on aimer un homme qui a fui ? » Mais il était seul maintenant. Il n’entendait plus le pas hésitant du barde ; le druide n’était plus assis à son côté, les yeux pâles, les paroles lentes et lointaines. Rhuys était seul devant « la douce vie » qui fuyait, et il pouvait aller vers elle ! L’horizon sans bornes s’ouvrait devant lui. Personne ne saurait le poursuivre et l’atteindre... Tout son être protestait... Cette mort cruelle lui donnait des frissons d’épouvante. Il y avait la résolution suprême ! Hélas ! À quel moment le cri de la vie ne va-t-il plus contre ces résolutions suprêmes ? Et après avoir dit mille fois « je veux », quand s’éteint pour jamais le râle d’agonie qui répond « je ne veux pas » ? Rhuys se débattait, les yeux fermés ; il se soulevait à demi ; et un cri, un long cri de bête qu’on égorge, sortit de ses lèvres, emplit l’immensité vide, comme une dernière révolte inconsciente et tragique...

Ce cri le réveilla en sursaut. Il se faisait tard. Combien d’heures avait-il passées ainsi sur cet Océan, qui tour à tour les avait enchantés, enivrés et qui berçait à l’alanguissement ou à la fureur de ses lames le sommeil sans fin d’un si grand nombre ?... Il serait là demain... Son corps serait jeté dans le souffre le plus proche, en offrande aux divinités hostiles qui refusaient de laisser bâtir les murs de Ker Is. Et justement un noyé passait près de la barque, les bras étendus, déjà une chose sans forme et sans nom... Il serait cela demain. Il détourna la tête avec horreur. Longtemps il regarda au soleil ses mains brunes. Ses rêves s’enfuyaient ; la réalité poignante, c’était ce corps déformé, emporté à la dérive sous les cieux mornes que l’ombre d’Hésus emplissait...

Qu’y avait-il donc dans ces âmes pour que, suivi par le cadavre hideux, Rhuys reprît les rames, non pour fuir, comme il l’eût pu si aisément, mais pour revenir au rivage ? Le druide en l’accueillant eut dans les yeux une vague lueur de fierté :

« Tu es un Celte », dit-il.

Lui aussi n’avait ni hésitation, ni doute. La race pesait sur eux de tout son poids.

Le lendemain, à l’aube, on donna à Rhuys ses armes de guerre, le bouclier où des têtes de vautour étaient peintes, le casque d’argent. Tout ce qui rehaussait la beauté des chefs, au moment des batailles, on l’apporta dans sa prison. Il teignit de rouge ses moustaches tombantes. Le bruit impatient de la foule arrivait à lui avec le bruit de la marée. Le druide leur parlait en mots brefs. Quelque chose de religieux et de solennel planait sur eux. Et ce ne fut pas un cri de joie, mais une longue acclamation de triomphe ; une acclamation ininterrompue, surhumaine, lorsque Rhuys parut, entre le druide et le barde, beau de la beauté unique de ce peuple.

Il marchait, souriant et calme. Une seule pensée le prenait tout entier : montrer à ses vainqueurs que leur captif savait mourir. Tous étaient en armes comme lui. Ils le regardaient avec un fraternel orgueil. Des mères approchaient leurs enfants jusqu’à lui. Le barde chantait un chant de guerre et de mort dont tous reprenaient le grave refrain. Ces voix rudes lui versaient une ivresse d’orgueil. Il se sentait emporté au-dessus de lui-même.

Il songeait maintenant : « Pourquoi n’ai-je rien dit ? Elle serait là. Elle viendrait avec moi dans la mort. » Vaguement, il la cherchait. Les détails de la route s’imprimaient en lui avec une fixité étrange : tel caillou qu’il allait dépasser ; ce buisson desséché où tenaient encore des roses mortes... Une vieille femme ridée, courbée sur son bâton, le regardait de ses yeux éteints. Ah ! cette femme !... Si Ahès ne mourait pas, elle serait un jour semblable à cette loque parcheminée, aux heures toujours pareilles, vides et mornes... Oh ! pas cela ! Pas cette vie d’abandonnée pour elle... Pourquoi ne lui avait-il rien dit ? Elle aurait répondu : « Oui » à la mort, aussi... Et quelle fête alors aurait égalé pour lui la fête de cette heure !

Déjà ils arrivaient au bord des flots. Le druide allait inconscient, fanatique, scandant les triades et les paroles sacrées : « Ce qui doit être sera. » Il arrêta le captif sur la digue commencée trois fois, démolie trois fois, à l’abri des roches au pied desquelles dormait l’abîme. Gwenc’hlan seul murmurait encore :

« Tu n’es pas plus ébranlé que ces rochers, ô fils de Lennok !.. » Mais le barde tremblait ; et sa voix arrivait au prisonnier, basse et déjà lointaine, comme les accents mêmes de l’âme celte.

Rhuys était debout, immobile. Le druide lui dit quelques mots à voix basse. Quand le premier rayon du soleil tomberait sur les vagues, alors...

Elle déferlait, encore voilée de brume, la mer sauvage. Rhuys la regarda d’un regard suprême. Dans son âme vide, aucune consolation ne se levait ; aucun appel au dieu lointain dont il n’approcherait jamais, même par ce sacrifice sanglant. Il allait vers une autre vie, mais quelle vie ? L’ombre d’Hésus glaçait jusqu’à sa foi en l’immortalité. Alors, dans le besoin instinctif de se rattacher à quelque chose, les mots d’Ahès retentirent dans son cœur désert. Un instant, il appuya sa pensée au Dieu de pitié qui hait le sang et qui compte nos larmes. Il songea que peut-être, invisible et proche, il le regardait mourir ; qu’Il l’attendait dans la voie obscure.

Brusquement sur la crête d’écume, un rayon passa, fit retomber l’eau glauque en gerbes blanches. C’était le signal. Rhuys fit face à ces hommes qui fixaient sur lui leurs yeux graves ; il enveloppa d’un regard la terre où le druide, les bras levés, faisait l’offrande du sang ; la mer où les yeux d’Ahès l’appelaient dans l’eau profonde...

En lui un silence subit et effrayant se fit. Et avec un sourire héroïque, le sourire que pendant dix siècles ces amoureux de gloire avaient emporté dans la mort, il renversa la tête sur son bouclier étendu. Il tendit la gorge au couteau du druide...

« Alors, sur le rempart, le guerrier avec la tache rouge fut livré à la vague grise en fureur.

« Alors sous les flots débordés, les vagues lavèrent les roches sanglantes... »

 

 

 

 

XI

 

 

L’ivresse cruelle du sang s’empara alors de ce peuple ; tous les instincts affreux qui sommeillaient au cœur de ces barbares se réveillèrent brusquement. Lorsque, avec des accents rauques vers le dieu terrible, le sacrificateur repoussa le corps de sa victime dans le gouffre, de fanatiques acclamations s’élevèrent. La belle vaillance du guerrier mort, son courage héroïque s’effaçaient sous la buée sanglante. Les hommes se provoquaient à des luttes corps à corps ; des rixes éclataient ; le long jet rouge et tiède dégouttait sur les roches, et déjà ils réclamaient avec des imprécations du sang, encore, et du vin, ces deux luxes rares ! Et c’étaient des danses effrénées, des rires lourds ; toutes les passions mauvaises se déchaînaient, s’étalaient au grand jour, en eau dont on a rompu les digues.

Un moment le druide demeura devant eux, regardant et écoutant, les yeux hagards, les cheveux en désordre. On eût dit que le coup dont il avait frappé Rhuys pénétrait jusqu’à son âme. En vain Gwenc’hlan s’approcha de lui, l’interrogea : l’aveugle ne reçut aucune réponse. Le druide ne l’entendait pas. Il entendait seulement en lui des voix qui le déchiraient, et les cris d’orgie de ce peuple qui le soulevaient de dégoût. Il voulut échapper à cette obsession ; il se glissa à travers la foule ; il hâtait le pas. Une fois hors des murs, il courut. Il s’enfuyait de la fuite éperdue de Caïn. Bientôt, il s’aperçut qu’il tenait encore le couteau ensanglanté. Ses mains qui n’avaient pas tremblé à l’heure terrible, sous l’empire du fanatisme, le trouvaient trop lourd maintenant. Où le jeter dans la lande déserte, pour le faire disparaître à jamais ? Un dolmen était sur la route ; il le glissa sous la pierre. Il tomba épuisé tout auprès. Des gouttes de sueur perlaient à ses tempes ; il tressaillait au moindre bruit. Longtemps il resta ainsi, défaillant. Mais des voix arrivèrent jusqu’à lui. Des femmes jeunes et belles passaient, sur le chemin. Que lui importaient la jeunesse et la beauté ? Hélas ! qu’en avait-il fait ? Il voulut se relever et fuir... Mais déjà Ahès était près de lui ; elle revenait avec sa vieille nourrice, un rayon de joie dans les yeux. Elle s’approcha. Elle regarda avec effroi l’homme sinistre éclaboussé de sang :

– Qui es-tu ? demanda-t-elle.

Il ne répondit pas. Il arrêta sur elle ses yeux, où toute l’horreur du drame semblait écrite. Elle s’écarta. Le rayon de joie mourut dans le regard de la jeune fille, pour toujours.

À peine arrivée à Ker Is, les chants, les danses l’entourèrent. Étonnée, elle passa au milieu du peuple. Elle arriva jusqu’au bord de la mer. Gwenc’hlan, debout au pied de la digue à moitié démolie, chantait des paroles tristes qui n’étaient ni ses chants de guerre, ni ses imprécations ordinaires contre les chrétiens.

Il disait :

« Que la vague brise avec fracas, qu’elle couvre le rivage. Si j’avais été heureux, tu aurais échappé à la mort.

« Que la vague brise avec fracas, qu’elle couvre la plaine. Ô mon fils, malheur à qui est trop vieux puisqu’il t’a perdu.

« Doucement chantait un oiseau sur un poirier au-dessus de sa tête, avant qu’on le couvrît d’un tertre de gazon. Il brisa le cœur du vieux barde.

« Ô mon fils, à la vue perçante tourment de ma pensée, ta mort me met en grande douleur... »

– Pourquoi chantes-tu ainsi, demanda-t-elle et pourquoi cette ville est-elle dans l’ivresse ?

– C’est à cause du sacrifice de l’aurore, répondit-il. Il n’y a rien eu d’aussi beau depuis longtemps ! Je ne vois pas ; mais j’entends ; et je ne l’ai pas entendu soupirer sous le couteau du druide.

– Qui ? Quel druide ? De quoi parles-tu donc ? insista-t-elle.

– Sur son sang, on pourra construire la digue qui mettra Ker Is à l’abri des flots, poursuivit le barde. Voilà pourquoi ils chantent tous. Sa vie pour leur vie !

– Et qui a-t-on tué ? demanda-t-elle indifférente.

– Le plus brave des prisonniers de guerre, Rhuys, fils de Lennok...

Comment le barde aveugle vit-il passer sur lui une ombre glacée ? Comment se recula-t-il instinctivement, balayé par la rafale ? Ahès fuyait, pareille aux biches qu’elle chassait la veille, qui emportaient dans leurs flancs le dard qui tue, et se terraient pour mourir sans témoins. Elle se laissa aller, inconsciente, jusqu’aux grottes voisines du gouffre. Elle y tomba, collée au sol. Et pendant des heures, ce fut un gémissement indistinct, un appel d’angoisse et d’épouvante : « Lui ! Lui ! Lui !... »

Quand elle revint à elle-même, le jour baissait. Le premier choc avait été si terrible, si inattendu, qu’elle était demeurée longtemps anéantie. Maintenant une demi-lucidité revenait, et, avec elle, un redoublement de douleur. Depuis des heures, elle regardait, les yeux fixes. Elle voyait, à présent, ce qu’elle regardait. C’était une traînée sanglante qui suivait le long de la roche, comme une veine rouge dans le granit. Les lueurs du soir plaquaient l’Océan de taches de pourpre. Des vautours et des aigles volaient en cercle, s’approchaient des roches humides... elle savait pourquoi ils venaient à ces roches... elle essayait de les écarter de ce sang par ses cris. Mais Gwenc’hlan, là-haut, les appelait :

« L’aigle d’Éli élève la voix ; il est humecté du sang des hommes, du sang du cœur du fils de Lennok.

« L’aigle d’Éli pousse des cris cuisants cette nuit. Il nage dans le sang d’hommes blancs. Quels regrets j’éprouve !

« L’aigle d’Éli garde les mers. Il appelle en voyant le sang humain.

« L’aigle de Pengwern au bec gris pousse ses gémissements les plus perçants, avide du sang de celui que j’aimais.

« J’entends l’aigle cette nuit. Il est ensanglanté... »

Elle ferma les yeux pour ne pas voir ; à voix basse elle prononçait des paroles entrecoupées. L’appel désespéré de son cœur éclatait en longs sanglots. La nuit sans étoiles succéda au soir rouge. Les aigles ne volaient plus autour des roches... Alors elle rouvrit les yeux dans les ténèbres.

Comment le lui avait-on pris ? Pourquoi ? Les chants d’orgie lui arrivaient de la ville. C’était sa mort qui les mettait dans une telle fête. Sa mort ! Le savait-il qu’il mourrait, quand elle l’avait quitté ? Oui. Il savait. Il lui avait dit...

Que lui avait-il dit ? Elle ne se souvenait plus. Elle souffrait trop. Une demi-conscience suivait une prostration complète. Elle ne voyait plus le gouffre, dans la nuit, ni le sang. Mais elle entendait les coups précipités des lames contre les falaises. Dieu ! qu’il devait être tourmenté dans sa tombe mouvante, sa plaie, sa large plaie ouverte !

À genoux elle l’implorait, d’une voix désespérée. Nous ne savons plus après tant de siècles chrétiens, non, même les plus impies d’entre nous ne savent plus ce qu’étaient ces douleurs écrasantes. L’air seul que nous respirons, tout imprégné d’un Christianisme latent, fait nos âmes plus légères. Des souffles d’espérance y passent, pour les plus incroyants, en dépit d’eux-mêmes. On ne croit plus aux forces inflexibles, à « la fatalité, mère du trépas ». Un Dieu bon a remplacé pour jamais le Dieu effroyable ; et non seulement ceux qui croient en lui, qui l’aiment, qui déposent à ses pieds les poids trop lourds ; mais ceux qui pensent l’avoir repoussé se jettent dans « l’abri ouvert ». Leur cœur s’y réfugie aux heures suprêmes où, broyé, redevenu tout petit, l’homme balbutie les mots que sa mère lui apprenait...

Mais dans ce passé, rien ! La foi à une immortalité vague, d’où, seulement, des larmes et des regrets arrivaient jusqu’à la terre. Et puis, un éternel silence dans les cieux vides. L’angoisse sans consolation s’exaspérait alors jusqu’au délire ; elle se changeait en haine ; le suicide et la vengeance étaient un des orgueils de la race. Il n’y avait aucune issue d’espérance. Et les âmes païennes étaient scellées dans leur douleur, comme ces ensevelis vivants qui se déchirent aux pierres de leurs tombes...

Farouche, Ahès murmurait, penchée sur l’abîme : « Je te vengerai ! » Oui, c’était pour cela. Elle ne se rendait pas compte ; mais c’était pour cela qu’une force instinctive l’avait retenue et empêchée d’aller à lui. Elle le vengerait d’abord... Ils arrivaient, portés par la rafale, les cris de joie, les cris d’orgie du peuple. Les lourds sanglots d’Ahès étaient coupés par des chants d’allégresse. Oh ! qu’ils se taisent ! Qu’ils se taisent donc, à jamais, sous le fer ou dans le feu !... Et des plaintes d’enfant se mêlaient à ces élans sauvages ; des mots si tendres, à peine prononcés... Hélas ! quand les bien-aimés ont disparu, avec quelle angoisse viennent les paroles que l’on voudrait avoir dites ! Elle cherchait les derniers lambeaux de phrase, avec l’accent qu’y mettait Rhuys. Que disait-il ?... Ah !... « Pars lentement »... Il savait donc ! Comment n’avait-elle pas compris ? Comment n’avait-elle pas dit : « Je resterai ! » Elle l’aurait arraché aux dieux et aux hommes... à son père...

Car c’était de lui que venait ce coup ; lui qui avait remplacé sa mère morte ; qui l’avait tant aimée, tant idolâtrée, et qui pour un caprice d’elle avait élevé la ville de songe... Était-il donc si cruel ? Il la tuait ! Il tuait son bonheur, de ses mains. Il l’avait fait partir pour qu’elle ne pût pas le supplier... Ah ! maudit... mais non... Ses lèvres se refusaient aux imprécations contre lui. Les larmes jaillirent pour la première fois. Il ne savait pas... Est-ce qu’on compte pour quelque chose la mort d’un homme quand on ne sait pas ? Elle-même n’avait-elle pas demandé, indifférente. : « Qui donc a-t-on tué ? »

Était-ce un cauchemar ? Il lui semblait que le bruit s’était déplacé, que Ker Is était vide ; qu’à sa gauche toute une multitude allait et venait. Ses yeux fatigués suivaient des torches sur le rivage. Elle s’étonnait, hors d’état de rassembler ses idées. Un silence de mort planait maintenant sur la grève. Des fanaux se mouvaient le long des roches où, même durant le jour, tant de navires se brisaient. Cela dura ainsi longtemps. Elle s’engourdissait de faiblesse et de froid. Soudain une masse sombre passa près d’elle à toute vitesse, courant droit aux fanaux. Et ce fut un craquement sinistre, des cris d’épouvante, des clameurs de joie succédant au silence.

Et alors, la curée ! Les pilleurs d’épaves se jetant sur le navire échoué ; des femmes acharnées sur leur butin et sur leurs victimes ; des hommes achevant les blessés. Ahès les voyait de loin, à la lueur des torches, comme une légion de nains hideux, armés de pierres, de débris d’amarres, massacrant et repoussant les naufragés sans pitié. C’était une scène de carnage et d’horreur. Seuls, les récits de ses femmes, ou les menaces de Gwennolé, lui avaient laissé soupçonner ces choses. Elle touchait la plaie honteuse de ces côtes païennes. Et l’indignation et le dégoût la soulevaient. C’était pour ces misérables qu’on avait sacrifié Rhuys, si noble, si brave, la fleur de la race ? Et pour leur sécurité ? Et pour leur repos ? Lui, errant encore au bord du rivage, les voyait, peut-être ! Une tempête de haine grondait au cœur d’Ahès, plus furieuse que l’orage du dehors. Elle se pencha sur l’abîme où le corps navré, pris et repris par les vagues, ne pouvait même pas dormir, paisible, son dernier sommeil. Elle aussi prononça les paroles que rien n’efface :

– Écoute. Tous iront au fond du gouffre. Je te donnerai leur sang pour ton sang. Et puis je viendrai...

Et comme apaisée par le serment sauvage, elle reprit sa route au hasard, dans la nuit...

 

 

 

 

XII

 

 

Là-bas, sur le bord du fossé où il s’était laissé tomber, le druide demeurait la tête dans ses mains. Mais des gens allaient et venaient ; on s’approchait de lui ; on l’interrogeait ; il reprit sa course épuisante. Tout le long du jour il marcha ; au soir il s’arrêta à la porte d’une chaumière. Une femme se tenait sur le seuil, faisant rentrer quelques brebis dans l’unique pièce qui servait de chambre et d’étable. Une tiédeur douce en sortait ; une croix se détachait sur le mur de terre. À la vue du vieillard qui paraissait si faible, la veuve rentra un instant. Elle prit une écuelle de lait, et la lui tendit avec commisération. Machinalement, il but sans un mot ; elle le pressa d’entrer ; il refusa d’un signe.

– Je vous offre ce que j’ai, de bon cœur, dit-elle. C’est bien peu. Mais, avec l’amour de Dieu, c’est assez.

L’amour de Dieu ! Il la regarda comme un insensé, l’air si hagard qu’elle se signa : « Un fou ! » dit-elle. Il reprit sa marche. Il chancelait. Mais il approchait de sa retraite inaccessible, et cette pensée le soutenait. Déjà c’était la presqu’île de Crozon. La forêt s’ouvrait dans d’admirables teintes rousses ; les feuilles desséchées tenaient encore toutes aux branches des chênes. Mais les mousses épaisses et les houx géants gardaient une perpétuelle verdure aux sous-bois. Des sources vives chantaient partout. Le druide s’arrêta longtemps, calmé par cette paix des choses. Il plongea ses mains et sa tête dans l’eau glacée ; il s’adossa à un vieux tronc, blanchi de moisissure, pour y passer la nuit à l’abri des allants et des venants... Cette nuit fut coupée de rêves cruels. Le drame de la veille y revivait avec une netteté extraordinaire ; drame étrange où les formes disparaissaient pour laisser se mouvoir seulement les âmes vivantes. L’âme de sa victime était navrée ; elle demandait grâce ; elle suppliait : « Pourquoi ?... Pourquoi ?... » Lui ne trouvait point de réponse. Là aussi l’œuvre de sang avait laissé sa trace : elle avait dissipé le songe fanatique. La loi posée par Dieu au commencement des jours : « Tu ne tueras point », bouleversait la conscience du vieillard, couvrait son corps d’une sueur d’épouvante.

Au matin, il essaya en vain de se relever. Il retomba sans forces. Est-ce qu’il allait mourir ? Pourquoi pas ? Il ne comptait plus ses années ; et ainsi il échapperait à l’obsession qui le hantait depuis la veille. Seulement il aurait voulu finir dans ces retraites où personne ne le découvrirait jamais. D’un grand effort, il s’accrocha aux premières branches qu’il put atteindre, déchirant ses mains aux feuilles des houx. Il fit quelques pas ; mais il ne pouvait plus. Il retomba évanoui.

En traversant la forêt pour regagner son abbaye de Landévenec, Gwennolé trouva le vieillard sur sa route. Il le prit dans ses bras ; il l’amena dans la cabane qui lui servait de logement, à l’écart des autres. Ce fut là que le druide revint à lui, devant un feu de branches sèches. Mais défiant il refusa de répondre aux questions du moine ; il ferma les yeux et retomba dans un demi-sommeil.

Bientôt les accents de sa langue bien aimée, cette langue qu’il n’entendait plus, arrivèrent jusqu’à lui. À genoux, Gwennolé disait en cette langue des paroles d’amour à un être invisible ; il priait les bras étendus ; et les vieilles syllabes, les vieux mots berceurs apportèrent au druide l’émotion qu’il avait ressentie en la nuit des âmes, quand la barque passait dans les ténèbres emportant les accents des aïeux. La prière continuait ; le vieillard écoutait ; maintenant le saint implorait son Dieu pour cet hôte inconnu dont l’âme lui semblait plus scellée encore que les lèvres. Et le vieillard suivait, le regard obscurci par les larmes, avec un besoin, inéprouvé jusque-là, d’ouvrir son âme, de parler à cet homme qui entendait sa langue, et qui priait un Dieu invisible et si proche.

Comme s’il lisait dans sa pensée, Gwennolé se pencha sur la couche de feuilles sèches :

– Te sens-tu mieux ? demanda-t-il.

– Je vais mourir, répondit le druide. J’aurais voulu mourir tout seul.

– Veux-tu que je me retire ? demanda doucement le saint.

– Tu le ferais si tu savais qui je suis. Vois ce sang sur mes mains.

– Tu t’es déchiré aux épines.

Oh ! la langue bénie, aux phrases courtes que sa mère lui disait, il y avait si longtemps !

– Qui es-tu ? interrogea-t-il.

– Que t’importe ? répondit Gwennolé. Appelle-moi ton frère, ton fils ou ton ami : et tous ces noms sont vrais...

Le druide eut le désir de se taire pour l’entendre encore. Mais un instinct de droiture le poussa en avant :

– J’ai tué, dit-il.

Le moine eut un mouvement d’effroi... Tout de suite, croyant que la faiblesse le faisait délirer :

– J’ai compris que tu avais quelque grande douleur. Tu gémissais dans ton sommeil. Mais tu n’as pas pu tuer. Tu te soutiens à peine !

– J’ai tué, répéta-t-il farouche, pour offrir un sacrifice aux dieux.

– Non ! non ! s’écria le saint avec épouvante. Tu ne peux pas avoir fait cela...

Le druide parlait, les yeux fermés, comme si la langue maternelle parvenait à ouvrir son âme, non pour celui qui l’écoutait, mais pour lui-même. Comme si les choses qu’il disait demeuraient mystérieuses et sacrées dans cette langue morte...

– Moi aussi, reprit-il, je dis : je n’ai pas fait cela, je ne peux pas avoir fait cela ! Mais sais-tu où l’on en vient quand, durant des années – près d’un siècle a passé sur ma tête – on vit seul, gardien d’un culte enseveli ? Vois ce qui se mêle dans ce silence : le regret de ce qui n’est plus, le vieux sang farouche des aïeux et la vie invisible que l’on entend passer à travers les choses. Le vent, le ciel, les sources, mes chênes surtout me parlaient. Au printemps, quand les troncs reverdissaient, Hésus m’affirmait sa jeunesse éternelle ; aux jours sombres, dans les arbres dépouillés, il revenait encore, mais terrible, ne voulant pas mourir. Rien ne veut mourir sur notre terre... Et moi, je lui disais que tant que je vivrais, il vivrait aussi. Tout cela était-il vrai ? Je ne sais. J’ai eu un réveil si terrible ! Peut-être, dans ces heures si longues, lassé de tant de silence, on met son âme à la place des divinités absentes ; on les interroge ; et, sans le savoir, on répond pour elles.

Le druide s’arrêta, haletant. Gwennolé souleva entre ses mains la tête blanche. Il priait. Il demandait à Dieu cette âme de poète.

– J’ai voulu en un jour faire revivre pour lui les cultes d’autrefois, continua le vieillard. Personne ne m’entendait plus. Ce peuple s’était fait, à l’image des Romains, de grossières idoles. Tant qu’ils l’ont pu, mes pères ont abattu ces idoles. Les vainqueurs disaient « ce sont des impies ». Impies ! ceux qui défendent le dieu inaccessible, contre les représentations sacrilèges !

– Hélas ! Tu n’as pas su le dégager du culte le plus affreux, interrompit le saint.

– Écoute encore, reprit le druide. Il s’est passé en moi des choses inattendues et elles me tuent. J’ai donc voulu frapper un grand coup : immoler une victime selon le rite antique. J’ai voulu donner une vie pour une vie, défendre Ker Is contre les divinités hostiles ; mais surtout, ah ! surtout, voir finir dans une apothéose mes dieux délaissés. Gradlon m’a cru. Et vraiment que le Celte est bien mort, avec quelle noblesse, avec quelle force !...

– Malheureux ! Comment as-tu pu ! Comment as-tu pu !... gémit le saint.

– Mes pères si souvent offraient ces sacrifices ! murmura le druide. J’ai mis mes pas dans leurs pas. Mais les siècles ont passé, et ils ne m’ont pas légué leur âme avec leur foi, car je meurs de ce que j’ai fait.

Il parlait comme en rêve, la voix lente et monotone, et si basse que Gwennolé se penchait pour l’entendre.

– Il y a dans la mort une lumière que je ne savais pas. Il est tombé en souriant ; mais son regard m’interrogeait et m’accusait. Les jours qui avaient précédé, j’étais hors de moi-même, emporté par la fièvre, ne voyant plus, n’entendant plus... Mais ce sang !... Ce poignard dans une chair qui vit et palpite et qui s’affaisse avec ce jet rouge... Et ce regard qui disait : Pourquoi ? Tout a croulé en moi à ce regard. Pourquoi ? Je ne savais pas. Il n’y avait plus qu’une victime et qu’un bourreau ; et il ne me reste qu’à mourir comme ma foi est morte.

– Et ainsi, gémissait Gwennolé, voilà ce que devient l’âme la plus belle livrée à l’erreur ; voilà où va l’aveugle poussé par l’aveugle !

Tout haut il dit :

– Que Dieu te pardonne ! Il t’a fait comprendre qu’Il hait le sang.

– Qui es-tu pour parler au nom de Dieu ? demanda le druide, surpris.

– Un de ceux qu’Il envoie pour épargner aux hommes de tels remords, de telles douleurs...

Et avec les mots que lui seul savait, et qui faisaient tomber les païens à ses pieds, le saint lui annonça la révolution qu’il allait accomplir en ce monde, où tout ne serait plus qu’amour, charité et pitié. Il lui parla du Dieu qui aime et qui nous sauve, et qui est descendu en ce monde, vivant pour nous, mourant pour nous, afin de triompher de cette peur invincible que le péché nous a laissée.

Le druide l’écoutait, stupéfait. Des lueurs douces passaient dans ses regards. Il répétait les mots, après lui, comme un enfant.

– Prends ma place, murmura-t-il avec effort. Tu viens de cette île de Bretagne où nos pères allaient puiser la lumière ; et il y a en toi une belle lumière ; mais il y a des choses que je voudrais que tu dises : celles que, toute ma vie, la vieille forêt m’apprenait.

– Confie-les-moi, demanda doucement le saint.

– Les chênes m’ont dit : l’homme doit être fort et impassible comme nous...

– Ils doivent être bons, ajouta le saint.

– Les sources m’ont dit : la femme doit être pure et bienfaisante comme nous, à l’homme qu’elle aime...

– Mais elle doit étendre cette pitié et la joie qui est en elle à toute misère et à toute douleur, poursuivit le saint.

– Les tempêtes m’ont dit : la destinée passe, emportant cette feuille, laissant cette autre... Ce qui doit être sera.

– Non, dit le saint. La destinée inflexible n’est plus. C’est une main amie qui cueille et qui laisse.

– Frère, reprit le druide avec agitation, tu dis : une main amie ?

– C’est elle qui m’a mis sur ta route pour cueillir ton âme, qui est belle, dit gravement Gwennolé.

– Prends ma place, répéta le vieillard. Je meurs tranquille. Ton Dieu me maudira sans doute ; mais il bénira la terre que j’ai aimée.

– Il ne te maudit pas ! s’écria Gwennolé.

Le mourant montra les mains qu’il tenait cachées dans sa robe. « Il y a le sang ! » murmura-t-il.

– Ne dis-tu pas sang pour sang ? reprit le prêtre. Notre Christ effacera ton crime, si tu le veux.

De nouveau le vieillard étendit ses mains où le houx avait laissé des traînées rouges. Défaillant, il les mit dans celles du saint :

– Efface ! supplia-t-il.

Et après des heures de graves et saintes paroles, ses terreurs cédèrent. Gwennolé le reçut dans le bercail du Christ. Il le baptisa dans l’eau et dans l’Esprit. À l’aube, sur sa demande, le saint le transporta sous les chênes au seuil de la cabane. La psalmodie des moines arrivait, lointaine ; des gouttes d’eau tremblaient aux brins de mousse ; des oiseaux volaient, familiers, dans la paix limpide du matin. Et dans cette chanson des choses, sous la voix bénie qui lui redisait l’éternel cantique, la vieille âme mystique de la race s’apaisait, s’affranchissait lentement des dernières ombres.

 

 

 

 

XIII

 

 

Encore assoupie dans sa chambre close Ahès murmurait des mots entrecoupés ; elle rejetait sa tête de côté et d’autre en gémissant, comme ces patients qui, malgré l’influence d’un narcotique, tressaillent et se plaignent, toujours étreints par la douleur latente. Un mouvement plus brusque la réveilla. Elle regarda autour d’elle les yeux vagues, et, peu à peu, avec une pleine conscience l’affreuse douleur la reprit.

Ahès se leva, refaisant machinalement les gestes de tous les jours, avec une rigidité de morte... Un à un, tous les souvenirs revenaient ; chaque parole douce creusait aux regrets une place plus profonde ; chaque rêve d’amour, en l’emportant plus haut, avait rendu la chute plus meurtrissante. Maintenant tout s’était tu ; elle s’asseyait très lasse, les mains abandonnées, devant la baie ouverte, dans un détachement universel et comme déjà ensevelie. Si au moins elle l’avait revu ! Elle souriait, insouciante, à l’heure même où on le tuait : cette heure avait passé pour elle comme une heure ordinaire... Oh ! être allée jusqu’à lui, au moment suprême, lui dire seulement qu’il emportait l’âme de son amie dans la tombe ! Et si c’était trop demander aux dieux cruels, seulement poser son regard sur lui ; il aurait tout vu dans ce regard... Moins encore, lui avoir donné ses larmes, seulement ses larmes, la dernière offrande de ceux qui aiment...

Mais rien ! Elle n’avait rien pu pour lui. Autour de son dernier instant, rien que la foule indifférente ou hostile : un peuple de bourreaux autour de la victime. Ah ! qu’elle les haïssait pour leur joie, pour leur ivresse, pour leur cruauté froide ! Quelle fête de les lui jeter tous en holocauste, tous, ceux qui avaient ri et chanté, comme des insensés, en ce jour d’angoisse !

Deux pensées seulement demeuraient dans le désert de son âme : le venger et le rejoindre. Le venger... mais comment ? Pouvait-elle, comme Run, les tuer l’un après l’autre à coups de flèches ? Ils étaient trop nombreux. C’était le druide seul qu’elle entendait sacrifier ainsi. Les empoisonner ? Empoisonner, comme Kében, les sources où ils buvaient ? Non. C’était lâche et c’était bas. Rien de ce qu’avaient fait les autres n’était possible pour elle. Il fallait les atteindre tous d’un seul coup. Comment ?

Par les larges ouvertures elle regardait sous une pluie fine, incessante, l’horizon de mélancolie. Vaguement ses yeux erraient sur la mer plombée et sinistre ; sur la digue où, déjà, des ouvriers allaient et venaient, posant les assises de la porte d’or sur la pierre sanglante. Oh ! cette pierre encore rouge : « La mer, toutes les eaux de la mer y passeraient sans la laver... » Et à la regarder longuement les yeux fixes, le rêve de vengeance se précisa enfin. Oui... ce qui devait être serait... Que les eaux déchaînées passent sur ce sang et se mêlent à lui, pour les exterminer tous ; pour que, de cette ville maudite, il ne reste pas pierre sur pierre ! Elle tenait la revanche tragique ! L’Océan où le corps de Rhuys dormait aujourd’hui, comme en un immense cercueil de plomb, se lèverait dans des colères effrayantes, et viendrait à son aide. Elle ne voyait pas encore le moyen, mais elle le trouverait. La ville insouciante se blottissait au bord des flots. On la mettait à l’abri des divinités hostiles sous l’égide du sang de Rhuys. Eh bien ! elle joindrait sa haine à celle de la mer sauvage : à elles deux, avec leur besoin commun de renverser et de détruire, elles viendraient à bout de l’œuvre terrible.

Et tandis qu’elle songeait ainsi, les lèvres serrées, les yeux durs, exaltant sa douleur à la mélancolie indicible des choses, dans ce même palais Gradlon aussi se sentait plein de trouble. Lui aussi était assis, soucieux, depuis des heures, non devant l’Océan, mais devant l’âtre ou des troncs énormes flambaient. Il n’était pas seul. Gwennolé se tenait debout auprès de lui comme un justicier. Il lui annonçait un châtiment exemplaire, pour cette exécution inique et impie, pour tous les crimes qui souillaient cette ville. Interdit le roi balbutiait : « Comment as-tu su ? » Il apprenait avec étonnement que le druide était mort le lendemain même du sacrifice, mort d’avoir tué cet homme ; et que, présent à cette agonie, le prêtre avait apaisé son épouvante avec des paroles de miséricorde et de pardon...

– Il ne connaissait pas la vérité, continuait Gwennolé ! Ce qu’il a fait, sa conscience égarée lui dictait de le faire. Il croyait honorer ses dieux ; et le Seigneur, qui pèse l’erreur et la faute, s’est contenté du remords qui l’a jeté mourant sur ma route, qui a brisé son cœur et son corps... Mais toi !...

Il y eut un silence. L’âme de Gradlon oscillait entre le repentir et la révolte, flottante et irrésolue, toujours :

– J’ai le droit de vie et de mort, dit-il enfin. Je suis roi. Je tue, parce que je le veux...

– Malheureux ; interrompit le saint, est-ce que, même avant que je te l’apprenne, il n’était pas écrit au-dedans de toi : « Tu ne tueras point » ?

– Oui, si j’étais comme le reste des hommes, mais j’ai le droit de disposer de leur vie.

– Et pourquoi l’as-tu, ce droit, sinon et uniquement pour les causes justes ? Et tu verses le sang pour un caprice, pour une impiété abominable ! Est-ce ton droit, aussi ? Et ne crains-tu pas les châtiments qui attendent les cœurs doubles ?

Le saint frémissait d’indignation comme autrefois, aux jours où Gradlon lançait contre Ronan ses dogues furieux...

– Qui peut quelque chose contre moi ? reprit le roi. Et si je suis aussi coupable, pourquoi mon peuple m’aime-t-il ! Pourquoi m’appelle-t-il « le bon roi Gradlon » ?

– Non, tu n’es pas mauvais, dit tristement le saint ; tant que ton intérêt, tant que ton plaisir n’est pas en cause, tu es bon... Mais ce que le peuple aime en toi, tu le sais bien, c’est ta faiblesse. Tu laisses sans répression les plus grands crimes. Tu ne venges pas les malheureux qu’ils attirent et qu’ils massacrent sur le rivage. Là seraient ton droit et ton devoir. Faudra-t-il accumuler les catastrophes pour t’ouvrir les yeux sur toi-même ?

– J’ai mes soldats ; j’ai mes trésors ; je ne crains rien, jeta le roi avec orgueil ; pas même tes menaces.

– Repens-toi, supplia le saint. Peut-être il en est temps encore. Quand tu me reverras, tu comprendras qu’une parole de repentir valait mieux, pour te défendre contre le Seigneur, que tes troupes et tes richesses.

Gradlon releva la tête d’un geste de défi. L’orgueil et l’esprit de bravade l’emportaient.

– Je ne me repens de rien, dit-il froidement.

Et sans prolonger un débat inutile, Gwennolé tristement quitta le roi.

Gradlon était moins tranquille qu’il ne voulait le paraître. La haute sainteté de Gwennolé l’impressionnait. Il le connaissait depuis peu ; mais il le redoutait pour la hardiesse de sa parole, pour la force avec laquelle il prenait le parti des persécutés et des faibles. Il l’aimait aussi, pour la beauté, pour la bonté qui était en lui... Et déjà il s’en voulait à lui-même de cet orgueil qui lui avait dicté des paroles dures. Il regrettait d’avoir laissé partir le saint, sévère et menaçant. Le saint d’un mot aurait apaisé le Seigneur, si on l’en avait prié, peut être...

Quelles étaient ces calamités dont il le menaçait ? Qu’est-ce que ces catastrophes obscures ? Ces hommes d’Église finissent toujours par vous faire peur avec leur puissance occulte ! Et mal à l’aise, inquiet sans trop se l’avouer à lui-même, Gradlon envoya chercher Ahès, comme il le faisait souvent pour retrouver la paix à son sourire. Une caresse de sa fille, un de ses clairs regards avaient le don de dissiper toutes les ombres...

Hélas ! elle entra, les traits creusés par son inexprimable douleur, toute raidie par sa résolution implacable. Penché vers le feu, le roi d’abord ne la vit pas, dominé par l’impression du moment.

– Gwennolé sort d’ici, commença-t-il. Crois-tu qu’il vient de me menacer de je ne sais quels maux imaginaires, parce qu’on a tué un prisonnier par mon ordre ? À la fin je me suis révolté. Si l’on ne peut même pas sacrifier un captif sans que leur Dieu intervienne !... Et après tout, c’était pour toi.

– Pour moi ! s’écria-t-elle d’un accent si poignant que son père se retourna vers elle.

– Pour toi !... Pourquoi es-tu si pâle ? Te souviens-tu de ton effroi de la forêt ? J’avais tremblé, moi aussi, sans te le dire. Lorsque tu m’as quitté, j’ai rencontré un druide, un de ceux qui lisaient autrefois dans le présent et dans l’avenir. Je lui ai raconté ton rêve. Il m’a dit : « Une vie pour une vie. » Et ainsi en sacrifiant cet homme, je t’ai sauvée.

Elle répéta l’air hagard : « Pour moi ! Pour moi ! » Inquiet il se leva, il l’attira pour l’embrasser. Elle se rejeta en arrière d’un mouvement instinctif ; elle frémissait de colère et de douleur :

– Oh ! pas cela ! pas cela ! gémit-elle.

Et dans une explosion de passion :

– Vous ne m’avez pas sauvée. Vous m’avez perdue. Vous m’avez déchirée de vos propres mains. J’aimais Rhuys. Je lui avais promis la liberté et la vie, et ma vie. Vous avez tout perdu ! Vous avez fait de moi la plus misérable des femmes.

Il la regardait, épouvanté, sans une parole, oppressé par une angoisse affreuse.

– Mais tu vis ! murmura-t-il enfin.

– Il eût mieux valu pour moi que vous m’eussiez tuée, que vous eussiez laissé les prêtresses m’emporter dans leur ronde infernale, poursuivit-elle de la même voix sourde. Tout plutôt que ce que je souffre, que la torture de ces jours et de ces nuits ! Toute ma vie tenait entre les murs de son cachot. Je voulais vous le dire. Et vous l’avez tué avant que je l’aie dit. Nous nous serions enfuis, si j’avais pensé que vous me le prendriez. Je l’aurais mis hors de votre atteinte. Jamais plus vous n’auriez entendu parler de lui.

– Tu m’aurais abandonné ! dit-il avec effort.

– Est-ce que Kenvred, ma mère, n’a pas abandonné son père et son peuple pour vous suivre, après vous avoir vu, dans une bataille et dans un festin ? répondit-elle avec une ironie cruelle. Mieux valait vous quitter que vous haïr ! Je ne voulais pas parler. Je vous excusais. Je disais : « Il ne savait pas ! Il ne savait pas. » Et j’aurais voulu mourir en emportant ce secret, pour que vous puissiez être heureux encore sans penser : « C’est par moi qu’elle est morte. » Mais non. C’est au-dessus de mes forces. Je n’aurais pas pu feindre jusqu’au bout une tendresse que je n’avais plus. Je l’ai bien vu tout à l’heure quand vous vous approchiez pour m’embrasser. Je ne puis plus ni vous voir, ni vous entendre... Son sang est entre nous...

Elle parlait les yeux durs, les lèvres tremblantes et si implacable qu’il retomba effondré, sans essayer de la fléchir par une protestation, par un geste. Il la connaissait trop. Il savait bien que les paroles débordaient de son âme, comme l’eau déborde d’un vase trop plein. Il cacha son front dans ses mains. Elle regarda sans la voir l’affreuse angoisse. Rien ne tressaillait plus en elle. Elle marcha vers la porte, elle sortit du même pas rigide.

Alors quand il fut seul, quand il sentit que c’était bien vrai qu’elle l’abandonnait, il gémit sourdement. La douleur atteignait jusqu’aux dernières fibres de son être. Était-ce parce qu’il avait commis ce crime, que tout ce qu’il avait échafaudé retombait sur lui ? Cette enfant, il l’idolâtrait. Elle était sa fête de chaque jour. Il avait voulu la préserver même d’une catastrophe imaginaire, même d’un songe. Pour elle, il s’était joué de la vie d’un homme et de la colère de Dieu... Que lui prédisait Gwennolé ? La ruine ? La destruction de Ker Is ? Qu’était-ce que tout cela ? Un plus terrible châtiment l’écrasait. Il avait perdu le cœur de son enfant !... Il avait passé auprès d’elle sans la comprendre ; c’était lui qui avait pris son rêve d’amour, qui l’avait brisé... Et elle s’en allait !

Il marcha jusqu’au seuil. Il l’appelait, se tordant les mains. Il répétait comme un insensé :

– Reviens ! Mes jours seront courts. Je ne savais pas. Tu vois bien que je ne savais pas. Ne t’en va pas pour toujours !...

Mais elle n’y était plus. Rien ne venait jus qu’à lui que le bruit monotone et ininterrompu de la pluie à travers les baies ouvertes, et l’indicible mélancolie du ciel gris et bas, de la mer sombre...

Et pour la première fois « le cœur farouche » de Gradlon se brisa dans un sanglot.

 

 

 

 

XIV

 

 

En quittant Gradlon, Gwennolé avait essayé de rassembler les habitants de Ker Is pour leur prêcher la pénitence ; pour les supplier de renoncer à leurs impiétés, à ces massacres, à ces pillages affreux sur la grève. Mais le peuple refusait de l’entendre et, comme autrefois les compagnons de Noé, ils tournaient en dérision les prédictions sinistres. Le saint, patient et doux, ne répondait pas aux injures ; il passait au milieu de tous en bénissant.

– Père, disait Wennaël reprenant tristement avec Gwennolé la route de Landévenec, bénirons-nous ainsi, toujours, là où l’on nous maudit ?

– Oh ! toujours, même lorsque je ne serai plus là pour vous le dire.

– Mais s’ils ne nous veulent pas, pouvons-nous nous obstiner à les sauver en dépit d’eux-mêmes ? insista le jeune disciple qui frémissait encore des insultes subies.

– Les hommes Le maudissaient, répondit le saint, lorsqu’Il passait au milieu d’eux sous sa croix. Il leur apportait, cependant, le pardon, la paix, la vie. Il ne s’est pas vengé ; il ne s’est pas détourné... Et Il voyait non seulement ses ennemis – ces pauvres égarés qui ne savent pas, dans leurs ténèbres – mais, nous, ses amis... quels amis, hélas !...

Wennaël baissa la tête. Gwennolé continua, les yeux fermés, dans un recueillement ineffable :

– Écoute bien. Quand il dit à une âme : « Suis-moi », c’est comme s’il ajoutait : « Toi aussi, tu donneras ta vie à ceux qui diront : à quoi bon ? »

– Peut-être, dit encore Wennaël, c’est parce qu’ils ne nous connaissent pas. Quand ils verront que nous ne leur avons fait que du bien...

– Non, interrompit Gwennolé. Je crois qu’il en sera ainsi toujours, haïs de ceux qui le haïssent, aimés de ceux qui l’aiment...

Il s’arrêta, pensif. À leurs pieds, se dégageant de ses brumes, Ker Is se détachait radieuse, dans un fond d’une douceur d’opale :

– Ce sont eux qu’il faut plaindre, finit-il. La coupe de la fureur divine va déborder sur eux. Quelque châtiment terrible les menace. Je ne vois pas lequel, mais je tremble... J’aurais tant voulu les sauver tous !... Le reste n’est rien. Nous aimons bien plus le Seigneur en travaillant sous les malédictions et dans les ténèbres.

Ils reprirent leur route. Wennaël ne parla plus, regardant à la dérobée son maître et son ami qui priait, envoyant des bénédictions à tout ce qui passait sur sa route, aux enfants et aux oiseaux.

Ker Is, indolente, s’animait vers le soir. Des femmes aux yeux bleus, pêcheuses de goémons ou de coquillages, s’échelonnaient le long des falaises, jetaient leurs râteaux dans la mer, nonchalantes et superbes. Ce n’était pas la lutte âpre, courbant ces malheureuses des nuits entières, le corps à demi dans l’eau, pour un maigre butin. Non. Leur triste métier de pilleurs d’épaves leur rapportait assez pour les délivrer des écrasants labeurs. Leurs jours s’écoulaient entre quelques heures de pêche après les gros temps ou à marée basse, les filets qu’elles faisaient pour leurs hommes au seuil des portes, ou les réunions joyeuses autour des fontaines. La ville insouciante s’assoupissait dans le bien-être des richesses coupables, n’ayant même plus la notion des crimes dont elle vivait, ignorant la colère qui s’amassait en nuages lourds au-dessus d’elle...

Cette colère, Ahès l’entendait gronder, chaque jour, plus furieuse, plus exaspérée. Elle avait vu finir la digue, élever le mur qui assurait la défense de la ville contre les flots. Elle avait vu poser la porte dont le roi, seul, avait la clef, et que, seul, il devait ouvrir ou fermer suivant le temps. Cette porte, elle la regardait avec insistance. La mort passerait par là. Elles tomberaient, lavant le sang de Rhuys, toutes les eaux du gouffre !... C’était une idée lancinante et fixe. Pas un remords, pas un souffle, ne traversait l’âme fermée d’Ahès. « Sang pour sang... » Elle attendait avec une impatience fiévreuse que l’Océan vînt à son aide... Quand ?... Quand donc ? Les jours se suivaient, toujours semblables, pluvieux et lourds.

Dès l’aurore, Ahès partait en barque. Elle s’en allait seule, à l’écart, sur cette mer qui avait eu les dernières heures de Rhuys, ou dans ce sinistre îlot de Sein dont elle lui avait conté l’histoire. Elle demeurait là, assise des jours, la tête appuyée sur ses mains, écoutant le vieux chant de la race, où mourir n’était rien, où tuer n’était rien... Son amour et sa douleur s’exaspéraient dans cette solitude que sa fièvre peuplait d’ombres gémissantes. Les Celtes revenaient toujours à l’endroit où une mort violente les avait saisis... Il ne reviendrait pas, lui. Elle lui dirait :

« Cherche l’endroit où l’on t’a tué. Je l’ai effacé de la terre. »

Elle grandissait de toutes ces pensées sauvages, jusqu’à n’être plus qu’une incarnation de la race. Mais l’âme farouche de ses pères demeurait naïve jusque dans ses fureurs. Ces êtres passionnés et mobiles abandonnaient souvent leurs projets cruels. On avait vu des haines vivaces s’arrêter devant les larmes d’un enfant... Ahès ne songeait même pas à ces revirements possibles. Elle avait fermé volontairement les avenues de son âme. Son père, elle ne le voyait plus, elle le repoussait amèrement de son souvenir. Elle ne pensait à rien, en dehors de l’idée fixe, ayant dans la nuque des douleurs sourdes qu’elle essayait d’écarter d’elle avec des gestes d’égarée. Des hommes et des femmes la voyant passer, si pâle, la regardaient avec compassion. Des sorciers venaient offrir au roi les ressources de leur art. Il les chassait, avec des imprécations et des menaces.

La cour de Ker Is, dont les légendes vantaient la joie et les fêtes, était devenue désolée depuis que la jeune fille n’y paraissait plus. Le roi ne cherchait pas, à revoir Ahès. Sombre et seul, il trompait la monotonie de ses journées par des chevauchées lointaines. Il ne pouvait pas, il ne pourrait jamais se résigner à cet abandon. En barbare qu’il était, il pensait qu’il trouverait bien le moyen de la ramener à force de prodigalités et de folies, elle, si éprise de la joie de vivre ! Sa douleur s’userait ; elle reviendrait vers ce père dont elle était l’orgueil.

Il méditait, pour son jour de naissance, des fêtes comme elle n’en avait jamais vues. Il les dépasserait tous : et ce Luern, le chef arverne qui faisait remplir de cidre, pour son peuple, toutes les citernes du pays ; et ce Kendelann qui, dans l’île de Bretagne, laissait tomber l’or, en pluie, de son char... Mais viendrait-elle seulement ? Il ne l’avait pas revue depuis l’explication cruelle. Les fleurs, la musique, les mets rares, les invitations lointaines, Gradlon avait tout accumulé pour faire de cette fête une fête unique, un effort suprême de réconciliation. Tout était prêt. On était à la veille du jour marqué. Il se demandait encore : viendra-t-elle ? Inquiet, hésitant, il députa vers elle sa vieille nourrice. Oui... Elle promettait de venir... Il respira... tout était gagné alors.

Elle viendrait ! Il ne savait pas que ce jour était pour elle le plus cruel des jours, celui qu’elle avait marqué de loin comme la fête de son cœur. Libre, elle l’aurait vu assis auprès d’elle, au milieu des rois et des chefs. Elle l’aurait choisi. Elle lui aurait tendu la coupe enchantée des fiançailles.

Le roi aurait tremblé, s’il avait su...

Étaient-ce ces pensées torturantes qui la tenaient éveillée toute la nuit ? Elle gémissait, le front brûlant, hantée par l’idée fixe, tirée d’un assoupissement lourd par des soubresauts brusques. Le bruit ininterrompu des lames l’agitait aussi. La mer grossissait. Elle heurtait les falaises, bondissant au fond des grottes avec des éclats de foudre. La tempête désirée s’annonçait, enfin, pour le jour même.

Dès l’aube, Ahès contemplait l’immensité morne. Le ciel était sombre, d’un noir intense, par endroits, les nuages très bas emportés par la rafale en un désordre d’épouvante. À l’horizon, des teintes violentes de cuivre flambaient. On eût dit quelque incendie de l’abîme. L’âme désespérée d’Ahès s’appuyait à ces signes avant-coureurs des tempêtes. Comme toujours, l’orage du dehors éclatait en elle ; mais cet orage avait une signification particulière de triomphe. Ce jour-là même, elle aurait enlevé les fers de Rhuys ; elle l’aurait amené à son père... Un autre l’avait délivré, mais ce n’était pas elle, et c’était pour mourir... Elle allait enfin le venger...

Alors, elle voulut aller revoir ce cachot où elle serait entrée, à cette heure, comme une messagère de joie. Et quand la vie au dehors détourna l’attention de tous, seule, elle y descendit. La porte en était demeurée ouverte. Les fers gisaient encore sur le sol. Elle arriva à la place où il était enchaîné. Rien n’était demeuré de lui : le vide et la désolation de la mort. Comme il avait souffert entre ces murs ! Elle le soutenait alors par sa présence, par l’annonce de sa délivrance si proche... Maintenant elle lui disait : « Je ne te trompais pas. C’était bien aujourd’hui... Mais c’est aujourd’hui aussi que tu verras comment je tiens parole... » Elle murmurait cela, les yeux secs, la tête abandonnée sur le banc de pierre... Elle demeurait là où il avait souffert, plus près de lui que partout ailleurs, il lui semblait...

Les heures passaient. On la cherchait là-haut, peut-être... Elle regardait, pour mettre dans son cœur jusqu’aux moindres détails de ce cachot, l’unique horizon de Rhuys sur leur terre. Ses yeux habitués à l’obscurité distinguèrent machinalement dans l’angle, entre deux pierres disjointes, une tige flétrie. Elle se pencha, elle écarta la terre ; elle enleva un à un des brins desséchés de bruyères, petites choses mortes qui demeuraient encore lorsqu’il était parti...

Il les avait dissimulés là pour qu’on ne les retrouvât pas, sans doute, ces humbles témoins d’une heure douce. Peut-être, peut-être songeait-il que le fidèle amour d’Ahès la ramènerait dans cette prison, qu’elle saurait les découvrir... Et c’était, sans doute, quand déjà il savait qu’il mourrait... Il n’avait aucun moyen de lui dire adieu... Il l’avait dit, comme il l’avait pu, par ces bruyères mortes. Et elle, qui ne pleurait plus, laissa aller son visage baigné de larmes sur ces pauvres choses, comme si l’absent lui revenait dans cette délicatesse farouche des derniers instants.

Et ainsi son cœur s’attendrissait. Elle s’éloigna, les yeux encore noyés, les lèvres tremblantes... Quel déchaînement de tempête se préparait !... Le vent augmentait de violence ; la pluie tombait en larges gouttes. Jusqu’à elle, des cris joyeux d’enfants montaient ; ils couraient sur la digue, sans souci de l’orage. Mourraient-ils aussi, ces innocents ? Qu’avaient-ils fait, eux ? Elle les regarda tristement. Elle voulut les appeler, les envoyer loin de la ville. Une lueur de compassion naissait... Ah ! si Gwennolé avait été là ; si elle avait entendu les mots qui apaisent ; si, à cette heure-là, elle l’avait connu celui qui dit : « Pardonnez comme je vous pardonne !... »

Les enfants ne l’entendaient pas, tout à leurs jeux. Que faisaient-ils donc ? Ce n’étaient ni leurs courses, ni leurs chants ordinaires. Ils entraînaient l’un des leurs, le plus grand. Ils l’amenaient devant la porte d’or. Ils lui criaient : « Tu n’y es pas ! Tu n’y es pas ! Ris. Il faut rire... » Lui, renversait la tête...

Une lumière subite se fit. C’était une parodie de la mort de Rhuys que l’on jouait. Un besoin cruel de savoir la retenait, immobile. Acharnés, les petits faisaient passer sous ses yeux les moindres détails du drame. Ils criaient : « Ris ! Mais ris donc ! Tombe maintenant, le sang coule... » Et c’étaient les mêmes clameurs de joie, les mêmes imprécations que leurs pères. Elle eut un mouvement d’horreur, le désir de les voir tomber vraiment sous les flèches, pour qu’ils finissent enfin de se jouer du mort...

Et cela aussi la rejeta vers l’abîme.

 

 

 

 

XV

 

 

« Ha ! sire ! ha ! sire fuyons. L’ire

de Dieu est sur cette ville d’Is... »   

Gwennolé à Gradlon.  

(Albert LEGRAND.)

 

 

Le festin se prolongeait fort avant dans la nuit. Ahès, vêtue d’une robe blanche rehaussée de pourpre, trônait auprès de son père, attirant tous les regards par son étrange beauté. La fièvre donnait à son visage un éclat extraordinaire. Ses mains tremblaient. Elle ne mangeait pas ; elle ne buvait pas, comme s’il lui suffisait d’être là et de fleurir dans sa splendeur souveraine...

La gaieté devenait grossière. Tous les chefs et les rois des environs – rois arrogants de pauvres bourgades – buvaient et riaient. Ahès faisait renouveler sans cesse les massives cruches de grès. Elle excitait les convives, provoquant leurs histoires de chasse ou de guerre. Gradlon tombait dans une somnolence douce. À demi assoupi, il faisait un songe joyeux. Chaque année, à pareil jour, il demandait à Ahès : « Que veux-tu ? » – À la question ordinaire qu’il faisait d’une voix hésitante, tant il craignait d’être repoussé, Ahès avait souri. Elle avait tendu la main vers le collier d’or ciselé que Gradlon avait enlevé aux Namnètes. Elle désirait donc encore quelque chose ! Tout n’était pas fini pour elle ! Radieux, le roi passait au cou de la jeune fille le collier splendide... Ah ! il y avait la clef de cette porte de la digue, qui y tenait... Il essayait, d’une main mal assurée, de détacher cette clef sans y parvenir. Qu’importait au fond ? Elle la dissimulait dans les plis de sa robe. Vraiment le roi ne rêvait pas. Les rangs d’or mat rehaussaient la pâleur tragique de la jeune fille, semblaient mettre des lueurs fauves dans ses yeux. Gradlon s’assoupissait de nouveau dans un sentiment de bien-être inconnu... Elle avait souri...

L’Océan battait les falaises avec fureur. Gwenc’hlan, seul, semblait prendre garde à sa colère. Il se levait parfois pour écouter, inquiet, frémissant.

– À quoi penses-tu donc ? disait Ahès, et pourquoi ne chantes-tu pas ce soir ?

– Si je chantais, il me semble que mes larmes étoufferaient mes chants, répondit le barde.

Il y eut un débordement de rires, d’exclamations, de cris : des larmes ce soir ! des larmes dans cette fête ! Le barde devait être ivre, déjà...

– Chante, disait Ahès, et pleure si tu le veux... À voix plus basse elle ajouta : nous serons deux, alors, à pleurer...

– Je sens la ruine et la mort autour de nous, dit le vieillard en levant vers elle son visage ravagé ; mais ce que je vois, si tu le veux, je le dévoilerai...

– Dis ! mais dis-le donc !

C’était une clameur d’ivresse, le désir de donner un nouvel attrait à ce festin par les rêveries fantastiques d’un poète.

– Chante pour moi, dit tout bas Ahès.

Alors Gwenc’hlan se leva, ses longs cheveux blancs emmêlés dans la couronne du bouleau emblématique. Aux hurlements de la tempête déchaînée au dehors, il chanta ce qu’il voyait dans ses éternelles ténèbres 4.

 

 

LA PROPHÉTIE DE GWENC’HLAN

 

I

 

Quand le soleil se couche, quand la mer s’enfle,

Je chante sur le seuil de ma porte.

Quand j’étais jeune, je chantais ; devenu vieux,

Je chante encore.

Je chante la nuit, je chante le jour, et je suis triste cependant.

Si j’ai la tête baissée, si je suis triste, ce n’est pas sans motifs.

Ce n’est pas que j’aie peur ; je n’ai pas peur d’être tué.

Ce n’est pas que j’aie peur ; assez longtemps j’ai vécu,

Quand on ne me cherchera pas, on me trouvera ; et quand on me cherche, on ne me trouve pas.

Peu importe ce qui adviendra : ce qui doit être sera.

Il faut que tous meurent trois fois, avant de se reposer enfin.

 

Ici le barde s’arrêta, les mains étendues, comme pour repousser une vision effrayante.

Il reprit avec effort :

 

II

 

Je vois le sanglier qui sort du bois ; il boite beaucoup ; il a le pied blessé.

La gueule béante et pleine de sang, et le crin blanchi par l’âge ;

Il est entouré de ses marcassins, qui grognent de faim.

Je vois le cheval de mer venir à sa rencontre, à faire trembler le rivage d’épouvante.

II est aussi blanc que la neige brillante ; il porte au front des cornes d’argent.

L’eau bouillonne sous lui, au feu du tonnerre de ses naseaux.

Des chevaux marins l’entourent, aussi pressés que l’herbe au bord de l’étang.

– Tiens bon ! tiens bon ! cheval de mer ; frappe-le à la tête ; frappe fort, frappe !

Les pieds nus glissent dans le sang ! Plus fort encore ! frappe donc ! plus fort encore !

Je vois le sang comme un ruisseau ! Frappe fort ! frappe donc ! plus fort encore.

Je vois le sang lui monter aux genoux ! Je vois le sang comme une mare !

Plus fort encore ! frappe donc ! plus fort encore ! Tu te reposeras demain.

Frappe fort ! frappe fort, cheval de mer ! Frappe-le à la tête ! frappe fort ! frappe !

 

Et scandant les chants du barde, les lames hurlaient au dehors. Personne ne riait plus. Ahès, les yeux hagards, s’était levée ; Gwenc’hlan reprit, la voix très basse :

 

III

 

Comme j’étais doucement endormi dans ma tombe froide

J’entendis l’aigle appeler au milieu de la nuit...

 

Ahès, emportée par le chant du barde, sortit.

Non ! Il ne dormait pas doucement dans sa tombe froide ! Jamais tourmente plus furieuse n’avait pris et rejeté un cadavre. Elle serait auprès de lui tout à l’heure. Elle pensait cela, sans un frisson. Rigide, hors d’elle-même, elle franchit la ville en fête, les groupes avinés, les rondes folles. Le mugissement de la mer couvrait toutes les clameurs. Ahès marchait impassible vers elle. Elle gravit les quelques marches qui la séparaient de la porte d’or. Elle détacha sans effort la clef qui tenait à son cou.

À la lueur des éclairs et des feux de joie, elle voyait à ses pieds la ville brillante. La porte d’or fermait le puits profond de l’abîme, que des falaises dominaient à droite et à gauche. L’eau battait, comme une formidable machine de guerre. On entendait au dehors des éclats, des éboulements de rocs. Jamais, de mémoire d’homme, pareille tempête ne s’était déchaînée. Et la tempête, au cœur d’Ahès, était aussi tragique. La vengeance la douleur sans nom, la suggestion de la race et des poussées héréditaires cherchaient une issue pour éclater, pour en finir. Elle n’obéissait pas à une impulsion du hasard. C’était un acte logique de païenne. Tout l’y poussait depuis sa naissance : le sang de ses veines, les histoires dont tout enfant on la berçait, les divinités cruelles qui réclamaient le sang pour le sang. Tout cela se mêlait, l’oppressait dans une hallucination effrayante...

Ahès avait posé ses mains sur la pierre que le sang de Rhuys avait couverte. Maintenant elle y posait son front. Elle murmurait : « Je viens, je vais venir, mais laisse-moi chercher »... Qu’attendait-elle donc ? Elle ne pouvait plus ni se souvenir, ni penser... Ses tempes battaient. Un voile s’étendait sur ses yeux. Chaque bond de l’Océan lui semblait un appel... Mais qu’y avait-il donc ?... Qu’aurait-elle voulu faire avant de mourir ? Elle ne savait plus... Qu’est-ce qui existait encore !... Elle souriait d’un sourire d’insensée.

Les fées de la amer l’entouraient, l’exaltaient de leur haine ; l’emportaient hors de la réalité, dans les souffles du vent, dans la grande plainte des flots. Elle leur disait : « Venez... mais il y a une chose... » Elle ne trouvait pas. Elle prenait à deux mains son front brûlant. Elle murmurait : « Rhuys, dis-moi ? qu’est-ce que je dois faire encore avant de mourir ? »

Des bandes d’hommes ivres passèrent auprès d’elle. Ils riaient. Ils provoquaient la tempête d’un air de défi, se sentant en sûreté derrière la digue nouvelle. Les coups des grandes vagues redoublaient ; l’eau montante ébranlait les murs. Ces hommes mêlaient des imprécations à leurs bravades. Ils appelaient les dieux. Ils appelaient Rhuys. Ils se troublaient essayant de rire encore : « C’est le mort qui se venge !... Il ne peut pas dormir. »

Brusquement, elle se rejeta de côté. Elle ouvrit la porte.

La trombe passa, dévastatrice, hurlante, irrésistible. Des cris de terreur s’élevèrent de la plaine, des premières demeures que le flot atteignait. Ces cris rappelèrent Ahès à elle-même...

Son père !... C’était lui qu’elle cherchait, les yeux hagards, dans le silence de tout, dans les pensées qui la fuyaient : sauver son père ! Il en était temps encore. Le palais dominait la ville. L’eau ne l’atteindrait qu’après tout le reste, lorsque l’œuvre de mort serait accomplie. Tremblante, elle s’appuya à un pan de muraille, incapable encore de marcher.

La clameur montait vers elle, formidable, effrayante. L’eau se ruait, abattant les murs, inondant les places, avançant, avançant toujours. Des lames hautes comme des tours s’écrasaient contre quelque édifice encore debout, rejaillissaient en gerbes immenses, emportant dans leur recul, pêle-mêle, les matériaux effondrés, les roches énormes et les hommes et les femmes, affolés, éperdus, jetant leurs cris désespérés dans la tempête.

Mais là, au milieu d’eux, pareil à un ange de lumière, allant de roche en roche d’un saut surhumain de son cheval, Gwennolé sauvait tout ce qui voulait encore être sauvé. Il repoussait vers la lande, il confiait à Wennaël tous les petits enfants qui s’enfuyaient effarés. Quel amour le poussait vers ce peuple impie ? Par quel miracle de miséricorde était-il là, se guidant à la lueur des éclairs, bondissant à cheval, partout où le danger était plus pressant, pour bénir et pour pardonner ? Maintenant il désignait à Wennaël Gwenc’hlan l’aveugle, qui trébuchait à chaque pas, que l’eau commençait à envelopper. « Sauve-le », disait-il. L’enfant prit dans sa main la main qui cherchait un appui...

Ahès courait vers son père. Elle arriva au palais. Tout était silencieux et désert, les tables renversées, les flambeaux éteints. Son nom retentissait dans les salles vides. Gradlon l’appelait, la voix rauque.

– Père ! père ! me voici, dit-elle. Je viens vous sauver. Fuyons.

– Te voilà ! dit-il avec ferveur. Je n’ai rien perdu, alors. Gwennolé m’a averti. Il disait vrai. La colère de Dieu est sur nous... Nous sommes les derniers atteints ici. Attends. Laisse-moi sauver quelques-uns de mes vieux compagnons... Ils ne me laisseraient pas, eux... Attends...

Là-bas Wennaël tombait dans les ténèbres.

– Abandonne-moi, disait doucement le barde. Ma vieille vie ne vaut pas ta vie.

– Je te sauverai, père : je tombe parce que je suis trop faible pour toi. Appuie-toi quand même, nous arriverons...

– Pourquoi sauves-tu le vieux barde ? Il ne sait plus que des chants de douleur... Qui es-tu ?

Sans répondre, l’enfant lui fit franchir péniblement un pas dangereux. Il fléchissait sous le pas hésitant. Mais maintenant c’était la lande. Le vieillard était en sûreté...

Gwennolé, qui amenait des petits enfants, rencontra son disciple brisé de fatigue, inondé de sueur, mais rayonnant.

– Il est sauvé, père !

Surpris, il ajouta :

– Père, écoutez un instant. Il chante dans cette tourmente !...

Sous la tempête, Gwenc’hlan courbait sa haute taille. On distinguait à la lueur des éclairs ses cheveux blancs, son visage ravagé. Sa voix s’élevait farouche, jetant des lambeaux de strophes dans la rafale :

... L’eau du moulin moudra menu

Le sang des moines servira d’eau... 5

– Ah ! s’écria Wennaël en larmes, je l’ai sauvé, pourtant !

– Prie, dit Gwennolé. Ce sera notre vie à travers les siècles. Prie. J’ai encore une œuvre difficile à faire.

De nouveau, le saint s’enfonça dans la vallée, passant comme une lueur dans la nuit.

 

 

 

 

XVI

 

 

Ne va-il pas à la recherche de sa

brebis qui s’est perdue jusqu’à ce qu’il

la retrouve ?                                     

LUC, XV, 4.    

 

 

– Viens, dit Gradlon. L’heure presse. L’eau nous gagne. Il faut fuir.

Devant le palais, le cheval de bataille du roi hennissait d’épouvante. Gradlon sauta en selle, prit sa fille en croupe, et partit au galop, atteint par l’eau que le cheval faisait rejaillir à chaque pas. La tempête redoublait. Les grondements de la foudre, le mugissement des flots, les hurlements d’effroi se mêlaient en une clameur effrayante. Oh ! ces cris qui semblaient partir déjà du fond de l’abîme ! Gradlon prenait sa tête à deux mains pour ne pas les entendre, Ahès écoutait, glacée jusqu’au cœur.

Dieu ! que la vengeance avait des fruits amers ! Est-ce qu’elle avait voulu toute cette désolation ? Ce grand bruit de choses qui s’écroulent, ces malédictions sur ses pas, ces gémissements, ces râles d’agonie, ces dernières plaintes d’êtres saisis en pleine force, et qui ne veulent pas mourir ?... Le cheval superbe s’enfuyait d’une course éperdue, mais l’eau montait ; elle touchait au haut des falaises qu’ils longeaient maintenant. C’était le gouffre où l’on avait jeté le corps de Rhuys, qui débordait ainsi.

– Rhuys ! Rhuys !

Elle l’appelait en elle-même d’une voix navrée. Était-ce bien ce qu’il voulait ? Ne gémissait-il pas, lui aussi, au sein de ces ombres, portant comme un fardeau plus écrasant, le poids de toutes ces douleurs ? Tout se mêlait. Tout se confondait. Un seul mot se détachait dans cette indicible angoisse, le premier mot de sa tendresse. Elle dit tout haut :

– Je viendrai...

Alors elle se tourna vers son père. Pour la première fois, depuis son malheur, elle jeta ses bras autour du cou de Gradlon, comme elle le faisait, tout enfant ; et elle sentit les larmes du vieillard tomber sur elle.

– Père, ne souffrez pas, dit-elle à voix très basse. Vous m’avez tant aimée ! Vous ne saviez pas... Vous ne saviez pas... Oubliez-moi... Je lui ai promis de le rejoindre aujourd’hui...

Et, détachant ses bras, elle se laissa glisser dans l’abîme...

Gradlon étouffa un cri. Le cheval fit un bond. Une lueur aveuglante les enveloppa, tout à coup, comme un éclair...

Gwennolé, apparut penché sur le gouffre. Lumineux dans la nuit, pareil à un ange de Dieu, il semblait retenir la jeune fille au-dessus des flots. Il se penchait vers elle :

– Regarde, disait-il.

Et, du seuil de la mort, à peine balancée par les vagues subitement endormies, Ahès regardait...

Là-bas, du côté de l’Orient, Il venait vers elle, le Christ miséricordieux, Celui qu’elle avait une fois invoqué dans la nuit paisible sur la lande. C’était bien Lui, compatissant, plein de pitié, le front, comme les nôtres, ceint d’épines ; Elle voyait, d’une vue au-dessus de la terre, ce Bon Pasteur allant, à travers la vie, redire son appel incessant aux brebis qui ont quitté son bercail, à celles qui – parce qu’elles ne l’ont pas connu – « sont d’une autre bergerie ». Jésus-Christ venait vers cette désespérée, des bords de l’éternel rivage, lui ouvrant le seul, le suprême refuge à toute douleur.

« – Qu’Il se penche vers moi à l’heure où je mourrai ! »

Gwennolé répétait lentement les paroles que la jeune fille lui avait dites. Il priait pour elle, et pour tous ceux qui agonisaient, avec la certitude d’une confiance sans bornes, comme l’ami parle à l’ami.

À chaque instance de cette prière le Christ approchait plus près de l’être de douleur. Il lui disait des mots mystérieux qui apaisaient ce cœur révolté, qui en faisaient jaillir la source sacrée des larmes, brisant la haine, brisant l’orgueil, révélant la Vie...

Ne va-t-il pas à la recherche de sa brebis, qui s’est perdue, jusqu’à ce qu’il la retrouve ?

Les flots, montant peu à peu, couvraient le corps d’Ahès tandis qu’elle s’endormait sous les mains bénies, dans la grande, l’ineffable paix qu’Il versait en elle...

– Pardon, Maître, implorait-elle à travers ses larmes... Je ne vous connaissais pas...

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

Au matin, le ciel était clair, l’Océan redevenait caressant et tranquille, comme ces fauves qui s’étirent paresseusement au soleil, après le carnage. Gwennolé rejoignit Wennaël et les tout petits, sur la lande.

– Père, dit le jeune disciple dont le visage gardait un rayonnement d’extase, à mon tour je L’ai vu. Je ne me plaindrai plus jamais. Il venait de la mer, vers notre terre. Je L’ai vu et je suis demeuré muet, devant sa splendeur, devant la tendresse indicible de son regard. Il est passé près de moi, lassé mais plein de joie, portant une brebis sur ses épaules. Père, toi qui sais tout, sais-tu quelle était l’âme bienheureuse qu’Il avait prise ainsi ?

Le saint, qui voyait les choses du présent et celles de l’avenir, répondit, perdu dans l’action de grâces :

– C’est l’Âme Celte.

 

Maria REYNÈS-MONLAUR,

Âmes celtes, 1906.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



1 Les traductions des poèmes des bardes, tous de race celtique et de cette époque (cinquième et sixième siècles), sont empruntées à M. de la Villemarqué. Mais pour la teinte générale, nous nous sommes plutôt appuyé sur les admirables livres – poésie ou prose – de M. Anatole Le Braz. Les histoires des saints viennent des Bollandistes ou des Saints de la Bretagne armorique, d’Albert Legrand, dont on a fait en 1902 une si intelligente édition. Enfin l’Histoire de Bretagne de M. de la Borderie, en ce qui touche l’aspect de l’Armorique à cette date, nous dispensera de citer toute autre source.

2 LA VILLEMARQUÉ. Les Séries. Ce chant est le plus ancien poème celtique connu.

3 LIVARC’H-HEN, Les Splendeurs. Nous avons forcément abrégé.

4 Cette pièce, dit M. de la Villemarqué, par les sentiments, les croyances, les images, est un débris précieux de l’ancienne poésie bardique. Attribuée à Kian surnommé Gwenc’hlan, barde aveugle du cinquième siècle.

5 LA VILLEMARQUÉ. Les Bardes bretons.

 

 

 

 

 

 

 

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