M.-R. Monlaur

 

 

 

 

Le Rayon

 

 

Scènes évangéliques

 

 

 

 

Texte intégral
de la trente-neuvième édition

 

 

Édité en 1904
par la Librairie Plon

 



1

Les premières ombres du soir s’étendaient sur le lac de Chinnereth, le lac de Galilée que sa forme et le bruit harmonieux de ses eaux faisait comparer à une harpe. Presque au bord de son rivage, dans un fouillis de citronniers, de grenadiers et de lauriers-roses, la blanche villa de Gamaliel s’apercevait encore vaguement. Une buée transparente et légère, sorte de poudroiement d’or, noyait dans une harmonie imprécise les arêtes trop vives de ce cube de pierre aux longues et étroites fenêtres, au dôme trop lourd. En haut sur la terrasse élégante à la balustrade ajourée, Gamaliel, à demi étendu sur des coussins, regardait l’horizon tranquille et poursuivait, avec son cousin Nicodème, sa conversation grave :

– Il est passé, frère, le beau temps des enthousiasmes passionnés. Voici déjà bien des années que j’enseigne, et ce que l’on apprend sous le soleil, je crois l’avoir abordé ou l’avoir entendu. Le grand Hillel, le père de mon père, a employé sa vie à soulever et à trancher des questions d’école : les sacrifices et les fêtes, le repos du Seigneur, la forme des tentes à la fête des tabernacles ou le nombre des lumières. Il commentait les paroles des anciens ; des centaines de disciples à leur tour commentaient ses paroles. Et Rabban Siméon, mon père, après l’avoir écouté près de cinquante ans, lui et Shammaï, le rival implacable, résumait ces disputes ardentes en un seul mot : « Rien n’est meilleur que le silence... »

– Tu enseignes, cependant, et tu es célèbre entre nos maîtres, dit Nicodème avec surprise.

– J’enseigne. Les hommes ont un tel besoin de croire ! As-tu rien vu de semblable à leur soif de savoir ! Ils cherchent. Ils appellent. Sait-on quoi ? Je leur donne ce que j’ai, ce que mes frères, grands et nobles entre les hommes, m’ont légué. Mais quelquefois je suis lassé moi-même de la pauvreté de ces choses. L’autre hiver, leur expliquant qu’un fardeau ne pouvait pas être porté, un jour de sabbat, plus de mille pas, – et puis, après un passage dans une demeure fictive, encore mille pas,– je me suis arrêté devant le regard pensif d’un adolescent, un de ces regards purs qui semblent vous ouvrir une âme. Et me penchant vers cet enfant, je lui ai dit : « Écoute en toi les chansons que ta mère te chantait pour t’endormir tout petit. Il y a plus de lumière dans ce chant de femme que dans tout ce qui tomberait de mes lèvres, parce qu’il y a plus de vie et plus d’amour »...

Il reprit après un silence : – On dit cela, et puis on enseigne. La tradition est là, les paroles des anciens et leurs explications de l’Écriture, aussi sacrée que l’Écriture elle-même. On veut étendre le patrimoine de ses pères et laisser un nom parmi les siens. Au fond, ce que l’on reçoit et ce que l’on donne est toujours si peu ! La vérité est la lumière de nos âmes. Nous ne la recevons jamais tout entière, et les meilleurs d’entre nous ne peuvent en rendre que quelques rayons brisés, rayons d’acier ou rayons d’or, selon que nous naissons impérieux ou tendres. De là toute la divergence de nos enseignements. C’est ainsi que là où Hillel disait oui, Shammaï disait non. C’est ainsi que le Sadducéen rit de nos multiples ordonnances et s’endort dans une vie facile – et que le Pharisien, le séparé. regarde de si haut la tourbe humaine. C’est pour cela aussi que l’Essénien se réfugie dans l’oasis d’En Gaddi pour que le frôlement des autres ne le souille pas. Chacun suivant le rayon qu’il croit avoir reçu, chacun détestant, méprisant, insultant ses frères. Et moi, le pense qu’ils devraient se tolérer et se supporter tous, dans l’obscurcissement de leurs prismes brisés. Car Un seul a en Lui la vérité suprême, et Celui-là se tait depuis longtemps.

– Il doit parler un jour, dit Nicodème d’une voix basse, dans le Messie que nous attendons.

– Mais cela encore, est-ce bien sûr ? Le peuple l’appelle avec passion, ce Messie-Roi qui le délivrera du joug détesté de Rome. Ils appellent sa puissance, sa richesse, sa force : la puissance et les richesses qu’Il leur donnera surtout ; l’or et les perles que la mer jettera à leurs pieds, les fruits qui rompront les branches de leurs arbres, les lourdes gerbes qui feront gémir les essieux de leurs chars. Ils appellent la joie, le luxe, la domination, – et cela, ils le nomment le Messie !

– Les prophéties sont pour eux, et le doute est impossible, reprit Nicodème. Il viendra, le Dominateur de la terre, le Dieu, le Fort, portant sur son épaule le signe du commandement.

Gamaliel eut un geste lassé : – Elles disent aussi : « Il s’élèvera comme un rejeton sort d’une terre aride, sans éclat et sans beauté. » Elles l’appellent « le Lion » – et elles l’appellent « l’Agneau ». Hillel le Grand l’incarnait en Hézékias. Maintenant, parmi les plus éclairés, plusieurs pensent que ce règne du Messie désigne simplement une phase meilleure de l’humanité. Et au milieu des contradictions des uns, des rêves grossiers des autres, s’il est vrai qu’il doit venir, je ne voudrais pas vivre aux jours où Il vivrait, de peur de le méconnaître.

– Frère, comment peux-tu parler ainsi ? dit une voix harmonieuse. – Est-ce que ton âme n’irait pas d’elle-même vers le Messie, s’il paraissait ?

Par la porte de l’Aliyah, la salle somptueuse élevée sur l’un des côtés de la terrasse, une femme venait d’entrer à la lumière indistincte des étoiles. Une douceur émanait d’elle, plus pénétrante que la douceur de la nuit. Elle était belle et grave. Un voile aux longs plis l’enveloppait toute, donnant à chacun de ses mouvements une grâce virginale. C’était la sœur plus jeune et bien-aimée de Gamaliel, Suzanne, fille de Siméon, petite-fille d’Hillel le Grand.

– Voilà bien les femmes, dit Gamaliel avec un sourire. Elles ne cherchent pas, elles ne discutent pas, elles devinent. Elles ne voient pas, elles aiment. Il n’y a pas une lumière tombant sur elles qui ne se change en flamme. C’est l’écueil de ces natures ailées.

– Ah ! c’en est aussi le don divin, interrompit Nicodème. On souffre tant d’hésiter, de ne pas savoir – et surtout de trembler toujours !

Entre les deux rabbis, sur un escabeau de cèdre incrusté d’ivoire, un esclave venait de déposer quelques aiguières aux formes élégantes et ces coupes en verre irisé que les Phéniciens envoyaient déjà sur tous les marchés du monde. Lentement, Suzanne versa la liqueur de grenade et le vin délicat de Saron parfumé de cannelle et de gouttes d’ambre.

Elle tendit les coupes à Nicodème et à Gamaliel et se tint debout, se détachant comme une vision blanche sur le ciel qui se faisait plus sombre.

– Moi, dit-elle, il me semble que je ne pourrais pas voir le Rayon sans le suivre. Mais où est le Rayon ? Frère, tu dis bien, ce n’est pas dans vos disputes d’école. En dehors de toi, si doux à tous, on dirait que les maîtres ne parlent que pour froisser ou briser tout élan. On se sent seul, on se sent triste, avec la soif vague de je ne sais quelle chose indistincte, – quelque chose qui rendrait bon à tous, très pur et l’âme légère, même sous le poids de la vie.

À la façon des rabbis, Nicodème tenait la coupe à la hauteur de son front, de longs instants, avant de se détourner pour y tremper ses lèvres. Sa main tremblait quand il parla avec un effort.

– Allez donc vers celui que Jean, fils de Zacharie, annonçait dans le désert ; celui qui fait voir les aveugles et marcher les paralytiques, ce Jésus de Nazareth...

– Frère, interrompit vivement Gamaliel, peut-il venir quelque chose de bon de Nazareth ? Ce Jésus n’est-il pas le fils d’un charpentier ? J’ai entendu parler de lui par Johanan et Ismaël. Quel est son maître ? À quelle école appartient-il ? Tu sais qu’à l’inverse des nôtres, je tolère tout... trop, peut-être. Je ne hais pas les autres chefs d’école, et je voudrais rendre moins impénétrable la haie qui nous sépare des étrangers. On m’accuse de fréquenter beaucoup les Grecs, qui me plaisent par leur élégance raffinée et parce qu’ils ont fait passer en nous, malgré nous-mêmes, le sens et le culte de la beauté, la chose divine ! J’aime leur langue, qui, à elle seule, est une harmonie, et leurs artistes, et leurs poètes, et leurs philosophes même, Platon surtout, dont la sérénité hautaine rappelle les lignes splendides et calmes des statues de leurs dieux. Ils n’enseignent que la sagesse humaine. Mais la sagesse humaine est déjà si attirante ! Nous sommes la vérité, ils sont l’enivrement de la beauté ! Mais les illettrés ? Mais les gens du peuple ? Voilà mon aversion profonde ! Ils me sont plus étrangers que des païens.

– Est-ce que nous ne sommes pas nous-mêmes les petits-fils d’un homme du peuple, demanda Suzanne. Hillel était-il autre chose qu’un fendeur de bois ? Cent fois, tu m’as raconté qu’Hillel, trop pauvre pour payer le prix des leçons, se tenait collé aux fenêtres de la salle où Abdalion enseignait, et qu’un jour on le retira couvert de neige, à moitié évanoui de douleur, mais insensible à tout dans sa soif d’apprendre ? Ah ! ne sommes-nous pas plus glorieux d’une telle misère que de toutes les fortunes du monde ?

– Hillel est l’exception, répondit Gamaliel ; de loin en loin, des hommes de cette sorte surgissent. Mais alors, d’eux-mêmes, et par le mouvement naturel de leur destinée, ils s’élèvent au premier rang. Hillel était petit-fils de David. il devint prince « le Nâsi ». Il n’est pas de roi qui n’eut envié son empire. Toute la fleur de notre belle jeunesse, les scribes et les maîtres se pressaient sous ses pas, et dans quelle admiration brûlante ! Ce Jésus de Nazareth, à ce qu’on me dit, ne traîne après lui que des pêcheurs, des publicains et des artisans. Il endoctrine ses pareils, cela va de soi. L’esprit du Seigneur ne repose que sur les puissants et les sages ; le souffle de la grâce ne passe que sur la fleur de l’humanité. Est-ce que je vous dis là des choses nouvelles ? Vraiment, si je voyais un illettré parler comme Uzziel aux lèvres de flamme ou ressusciter un mort sous mes yeux, je le tiendrais encore pour suspect.

– Il est vrai, reprit Nicodème : toutes ces idées sont les nôtres, sauf ce penchant vers les étrangers, fussent-ils Grecs. La Torah fait de nous les choisis de Dieu. Est-ce que les autres existent ? Tu me condamneras donc, comme je me suis d’abord condamné moi-même. Mais le silence est trop lourd... Je suis allé voir Jésus de Nazareth...

– Toi !

– C’est à Jérusalem, il y a quelques mois. On parlait tant de lui, des choses extraordinaires qu’il faisait, des choses encore plus étranges qu’il disait ! Jamais homme n’a été discuté comme celui-là. Il marche entre deux courants d’adoration et de haine. J’ai hésité longtemps ; puis, un soir, je suis allé vers lui.

Gamaliel eut un sourire incrédule.

– Et qu’est-ce que vous avez pu vous dire ?

– Frère, supplia Nicodème, ne ris pas de ces choses ! C’était une nuit comme celle-ci, toute semée d’étoiles, mais je ne voyais pas les étoiles tant il me semblait qu’un ciel plus resplendissant s’ouvrait à mes yeux au dedans de lui. Ce que je lui ai dit... Je ne le sais plus. Ce qu’il m’a dit : « qu’il fallait naître de nouveau, que l’Esprit souffle où il veut », et des choses que je n’ai pas comprises, que, « lorsque le Fils de l’homme serait élevé de terre, alors on croirait en lui. » Mais les mots ne sont rien. Je sentais qu’il lisait en moi, je sentais cela avec délices. Je vivrais des années et des années sans oublier cette heure. Juge-moi faible comme une femme, je tremblais et mon cœur brûlait. Une pensée m’est venue dont je frissonne encore... Frère, cet homme est un grand prophète !

– Oh ! dites-moi où je pourrai le voir, supplia Suzanne.

– Il était tout près d’ici ; hier, ses disciples me l’ont dit, il était sur les premières pentes de Kourn Eddin. Il a quitté Jérusalem pour la Galilée à cause de l’animosité des prêtres.

– Allons le voir, je t’en supplie, implora une seconde fois Suzanne.

Gamaliel était soucieux. Il ne savait rien refuser à cette sœur qu’il adorait. Mais souffrir qu’elle se mêlât à la foule lui semblait étrange, et en dehors de sa hautaine réserve habituelle. Après un moment d’hésitation cependant, il se laissa vaincre

– Vas-y, puisque tu le veux, dit-il, mais tiens-toi loin des gens qui l’entourent et ne parle pas à cet artisan. Je t’ai laissé une liberté de pensées et d’allures que beaucoup blâment. Tu sais l’horreur qu’on a des femmes qui savent trop, et j’ai fait de toi pourtant mon élève et presque mon égale. Va si tu veux, mais n’oublie pas ce que tu es.

– Merci, ah ! merci, frère, cria-t-elle dans un élan de joie. Je le verrai donc demain !


2

Les voyageurs qui actuellement parcourent la Galilée ne peuvent imaginer ce qu’était, aux premières années de notre ère, ce jardin de Dieu, ce « Paradis terrestre », ces « vallées où Aser baignait ses pieds dans l’huile ». À peine retrouve-t-on quelques ruines désolées aux lieux où vingt villes bordaient, comme des joyaux, la coupe bleue de son lac. Et, seules, les descriptions enthousiastes des rabbis ou de Josèphe font revivre à nos veux, dans un recul lointain, Capharnaüm l’opulente, Magdala, riche et corrompue, aux laines écarlates ; Corozaïn et ses marchés de grains, Bethsaïde, exportant les poissons et les fruits ; Tibériade, la cité païenne aux palais de marbre, jetant dans l’eau transparente du lac l’ombre de ses colonnes, et, plus loin dans les terres, Naïm la belle, dominant la plaine d’Esdralon ; Cana, bercée au chant de ses roseaux, – et d’autres, d’autres encore, plus de deux cents villes ou villages abritant une population turbulente, joyeuse et active. Les rabbis ne regardaient qu’avec dédain ce peuple de paysans et de pêcheurs profondément illettrés, parlant une langue rude et corrompue, bien plus occupés de leur négoce et de leur pêche que de l’enseignement des maîtres en vogue. « Si tu veux être riche, disait un proverbe, va en Galilée ; si tu veux être sage, va à Jérusalem. » Et ce pays dont on chantait la beauté restait, aux yeux des vrais Juifs, en dehors de « la Terre », le nom qu’un enthousiasme fanatique réservait à la Judée et à la ville sainte.

Et cependant quel séjour de délices ! Les arbres donnaient deux fois chaque année leur récolte de fruits, les vignes du plant de Sorec, portant près de dix mois leurs lourdes grappes, alternaient avec d’innombrables oliviers, des figuiers et les précieux arbres de baume. Les chênes, les sapins et les hêtres mêlaient leur verdure sombre aux feuilles légères des palmiers ; tout un peuple de passereaux et de colombes se blottissaient dans les branches des cèdres. Partout des sources claires ; partout une herbe épaisse semée de ces larges fleurs qui donnent aux printemps d’Orient leur chaude teinte rouge : tulipes, anémones, narcisses au cour écarlate, et, de loin en loin, des touffes d’asphodèles, et ces grands lis striés de pourpre, élevant au-dessus des prairies la grâce royale de leurs tiges.

Ce matin-là, un doux matin d’Adar (mars) de l’an 29, il était à peine jour lorsque Suzanne quitta sa demeure avec Sarah, sa suivante préférée. Debout avant l’aube, la jeune fille n’avait laissé qu’avec impatience tresser sa longue chevelure brune. À l’inverse des Juives élégantes et riches, elle n’usait point de fard ; elle ne plongeait pas dans le stibium la longue aiguille d’argent que l’on passait et repassait dans les sourcils ; ses ongles n’étaient pas teints de henné. De tous les raffinements du luxe, elle gardait seulement l’usage des parfums rares, et, de toutes les prescriptions pharisaïques, l’habitude des ablutions répétées. Deux fois elle avait fait couler le long de ses mains l’eau parfumée d’essence de roses, et, ces rites accomplis, s’enveloppant d’un voile sombre, elle était sortie à la hâte.

Une animation inaccoutumée régnait le long de la route. Mais la préoccupation de Suzanne était si forte que tout le mouvement extérieur était impuissant à la distraire. On allait et venait autour d’elle, s’interpellant avec des cris joyeux. Les pêcheurs galiléens formaient la plus grande partie de la foule ; mais beaucoup étaient venus de la Judée et de Jérusalem, de Tyr et de Sidon, poussés par l’irrésistible désir de voir le Maître. Ils en parlaient entre eux, disant les choses douces ou les choses étonnantes qu’ils savaient de lui. Ils l’avaient vu ; ils racontaient qu’il était là, sur la montagne. À une demi-heure environ de la villa, Suzanne gravit les premières pentes de Kourn Eddin. Au bas, un groupe de Sadducéens s’avançait ; presque tous prêtres ou princes des prêtres, ils regardaient indolemment autour d’eux, surpris, amusés presque de la vivacité de ces primitifs. Suzanne distingua parmi eux Samuel ben Phabi, l’homme le plus élégant du jour ; il portait, malgré l’heure matinale, une robe légère d’un bleu introuvable depuis, – ce bleu que l’on payait deux fois son pesant d’or ; auprès de lui se tenait Issachar, reconnaissable à ses gants de soie, qu’il ne quittait même pas pour sacrifier dans le temple, et Johanan, dont les festins magnifiques étaient célèbres. Suzanne passa rapidement, dissimulée sous ses voiles. Un peu plus loin elle croisa quelques hommes dédaigneux et superbes : les pharisiens, aux larges phylactères, aux longues franges. Ceux-là jetaient sur le peuple des regards insolents. Ils n’étaient encore ni haineux ni déchaînés contre le Nazaréen. Ils étaient venus l’entendre et le juger de très haut. Seul Jonathan ben Uzziel semblait étranger à leurs moqueries : il disait à Jekoniah les premiers versets de sa paraphrase chaldéenne des Écritures. Quand Suzanne passa, il sourit à la sœur du grand rabbi – les pharisiens ne saluaient pas les femmes – et Babah ben Buta, aux yeux arrachés par Hérode, tourna vers elle son visage ravagé. Elle entendit Lévi interpeller le vieillard d’une voix railleuse : « Demande donc au Nazaréen de te donner des yeux ; » elle entendit la réponse amère de l’aveugle : « Demande-lui un plus grand miracle ; demande-lui de te donner un cœur. » Une douleur lui vint de la douleur de cet être, toujours dans la nuit au milieu de ce ciel de lumière.

Plus haut elle rencontra d’autres misères. Des malades dévorés de fièvre, des paralytiques, des sourds et des muets : tous les maux réunis dans un groupement lamentable. À quelque distance des figures rongées et mutilées jetaient un cri de détresse : « Impur ! Impur ! » Avec horreur, elle se détourna des lépreux.

Maintenant la foule était stationnaire. On ne montait plus, on attendait. Suzanne se glissa près d’un sycomore. À son ombre, une jeune femme berçait un enfant de quatre à cinq ans, paralysé, immobile. Un groupe de tout petits, aux robes bariolées et voyantes, courait avec des cris joyeux. Le petit infirme se soulevait d’un grand effort pour les suivre, inquiet, anxieux, son regard triste semblant demander pourquoi il n’était pas comme les autres... Et sa mère l’étreignait d’une étreinte plus tendre : « Quand Il passera, Il te fera marcher peut-être... »

Un grand mouvement se produisit. Tous les yeux étaient fixés sur le sommet de la montagne, d’où quelques hommes descendaient. D’immenses acclamations montaient et retombaient, semblables au bruit des grandes vagues contre les falaises. À mesure que le groupe avançait, des aveugles ouvraient les yeux, des malades quittaient leur grabat et marchaient. Le soleil jetait l’or de ses rayons sur cette scène étrange : c’était plus qu’une marche triomphale, c’était, sous les pas du Nazaréen, une floraison de miracles. La foule en délire acclamait toujours. Par la direction que prenaient les compagnons du Maître, il était évident qu’Il allait passer devant Suzanne. On les voyait tous distinctement. Ils étaient simples et pauvres, mais comme hors d’eux-mêmes, soulevés par le grand souffle du miracle. On les nommait tout haut : c’étaient Pierre et Jacques, un autre, le seul Judéen, Judas de Kérioth, Philippe et André, des pêcheurs de Bethsaïde, et le dernier, à l’angélique visage, Jean fils de Zébédée. Suzanne entendait cela comme dans un rêve, se soutenant à peine, appuyée au sycomore. L’enfant malade dormait presque à ses pieds.

Et maintenant, c’était Lui.

Il s’avançait dans sa majesté tranquille, sans que le bruit des acclamations altérât l’immense douceur triste de son visage. À son approche, la jeune mère s’était jetée en avant, lui tendant l’enfant infirme, dans une telle ardeur de foi suppliante que tout son corps en tremblait : « Ayez pitié de lui ; ayez pitié de moi ; » elle ne pouvait que répéter ces pauvres paroles, disant tout son martyre dans celui de son enfant.

Il étendit les mains sur le petit corps douloureux ; la compassion infinie du geste accompagna la parole puissante : « Je le veux, marche ! » D’un bond, l’enfant s’élança au milieu des autres, tandis que la mère tombait agenouillée, baisant les mains du Maîtres baisant sa robe, n’ayant même plus les mots de tout à l’heure, rien que des larmes, une pluie de larmes, pour lui dire que son cœur se brisait de joie.

Alors, Suzanne eut l’impression que les choses extérieures s’effaçaient, qu’un grand silence se faisait en elle. Elle implora Jésus de Nazareth pour je ne sais quelle incurable souffrance, celle que nous traînons tous, la souffrance de ne pas vivre notre rêve : la vie est si petite et le rêve si grand ! Elle l’implora pour cette inguérissable misère, de poser des tendresses divines sur des êtres fragiles, lui demandant tout bas d’appuyer son cœur à quelque chose d’infini, à quelque chose d’éternel... Tout cela, elle le lui dit sans desceller ses lèvres. Seulement elle leva les yeux lorsqu’Il passa.

Et Lui aussi la regarda. Le pur, l’insondable regard pensif s’abaissa sur elle. Il lui sembla qu’Il prenait son âme, et une allégresse triomphale la souleva toute...

Maintenant, Il s’était assis dans la prairie tranquille qui s’étendait sur le volcan éteint, entre les deux cimes de Kourn Eddin. À ce peuple affamé et altéré, Il disait les paroles de vie, si étranges à entendre et si nouvelles ! Il ne parlait pas comme un conquérant ou comme un roi : bien plus, bien mieux qu’un roi ! La parole grave et simple tirait toute son autorité d’elle-même et ne s’inspirait d’aucune autre. Elle écartait toute influence étrangère. « Ils vous ont dit... et moi je vous dis... et moi je vous dis... » Il prenait la sagesse, la bonté, la charité et la foi au plus haut point où l’enseignement des hommes les avait mises, – et d’un mot Il agrandissait l’horizon, ouvrant un champ illimité à toutes les bonnes volontés et à tous les courages. Il leur indiquait comme modèle la perfection même de Dieu : ce Dieu qu’Il leur apprenait à prier sous le nom si doux de Père ! Il bénit, il déclara bienheureux les pauvres, les miséricordieux et les pacifiques, ceux qui au milieu de la tourmente d’ici-bas gardaient la faim et la soif sacrée qu’Il promettait de rassasier, et ceux qui, persécutés pour la justice, ne déserteraient pas jusqu’à la mort l’austère champ de bataille.

Était-ce une ambition trop haute ? Avait-elle puisé dans un seul regard toutes les confiances et toutes les certitudes ? Mais Suzanne attendait la parole qu’Il dirait pour elle. Elle ne haïssait personne, elle ne désirait rien qu’il lui fallût répudier, et, n’ayant pas pleuré, elle ignorait encore quelle divine semence font lever les larmes.

Alors, comme la rosée sur une terre aride, la céleste parole tomba en elle :

Bienheureux les cœurs purs, parce qu’ils verront Dieu.

.     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .

Elle revint dans la blanche villa, perdue dans une douceur d’extase qui frappa le regard attentif de Gamaliel. Mais le noble Maître ne voulut pas troubler par une question le recueillement silencieux. Elle-même ne parla pas. Seulement le soir, quand elle eut dit, selon sa coutume, les prières prescrites, elle s’arrêta comme hésitante, cherchant les mots ; et lentement, avec une douceur infinie, elle ajouta : « Notre père qui êtes aux cieux, que votre règne arrive, que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel... »

Gamaliel l’écoutait pensif. Tard, bien tard, il demeura seul dans la nuit, accoudé à la balustrade de pierre. Suzanne était la fête de sa vie : depuis longtemps la mère de son fils Siméon était morte ; depuis longtemps son fils Siméon voyageait au loin. Il avait pétri de ses mains l’exquise créature, et l’épanouissement de cette belle intelligence, la noblesse de cette âme candide, c’était un peu son œuvre, à lui... Pour la première fois, une influence nouvelle se glissait entre eux ! Il descendit jusqu’à la chambre de Suzanne et souleva la lourde portière. Il jeta les yeux sur les tapis précieux, les murs aux revêtements de cèdre, la harpe incrustée de nacre et d’or, et ces tissus légers de Sidon qui couvraient la jeune fille endormie d’un voile splendide. Dans sa villa de Galilée et dans sa demeure de Jérusalem il avait mis autour d’elle, et pour elle seule, un cadre luxueux ; il avait rêvé pour elle toutes les douceurs et toutes les harmonies. – Et voilà que la parole d’un maître étranger avait mis plus de joie dans cette âme que tous ses soucis, à lui, et tous ses rêves ! Il enveloppa d’un long regard mélancolique l’enfant de son cœur. Une lampe d’huile aromatique posée sur un haut chandelier de bronze noyait le pur visage dans des reflets indécis de lumière et d’ombre. Gamaliel étendit les deux mains, d’un geste lent, et murmura comme une prière : « S’il a le pouvoir de bénir, que toutes ses bénédictions descendent sur toi. »


3

À quelque temps de là, un pharisien nommé Simon priait Gamaliel de venir dîner chez lui. Rien, parmi les rabbis de cette époque, n’était plus en honneur que ces réunions d’où les illettrés étaient exclus : « Le rabbi ne s’assied qu’entre ses égaux », disait un de leurs proverbes. Gamaliel accepta donc avec cette bienveillance que son haut rang rendait si flatteuse. Plusieurs de ses amis devaient être à ce festin du Sabbat, et parmi eux Joïadah, le grand savant, l’un des disciples préférés d’Hillel. Gamaliel chérissait le doux vieillard, qu’il nommait son père ; et sa présence et celle de deux ou trois maîtres étrangers que Simon lui avait annoncés, sans préciser davantage, faisait pour lui le principal attrait de cette fête. Suzanne, de son côté, devait dîner avec les femmes.

L’hospitalité, cette vertu qui devait faire de chaque foyer un sanctuaire et de chaque table un autel, avait ses rites et ses prescriptions minutieuses. Quand donc Gamaliel descendit de cheval – un luxe alors très rare, – son hôte, debout sur le seuil de sa demeure, s’inclina presque jusqu’à terre pour embrasser ses genoux. À peine entré, les esclaves enlevèrent les sandales et lavèrent les pieds du voyageur, tandis que Simon lui parfumait la tête d’une huile d’iris et de jacinthes. Alors commença la grave cérémonie du lavement des mains. « Heureux, disaient les rabbis, ceux qui observent cette loi. Celui qui emploie le plus d’eau amasse le plus de richesses. Là est contenu le secret des dix commandements. » Gamaliel récita la formule : « Béni sois-tu, toi qui nous as donné ce précepte », et, réunissant les deux mains, il les éleva pour que l’eau coulât jusqu’aux poignets. Une seconde ablution entraînait l’eau impure ; cette fois les mains étaient tournées vers le sol. Et voilà le rite sauveur ! « Celui qui ne l’observe pas est semblable à un impie », disaient les pharisiens ; et ceux qui mettaient leur religion dans la puérilité de ces observances se croyaient les amis de Dieu.

Gamaliel entra, les pieds nus, dans la salle du festin, au sol jonché de fleurs, à l’air lourd de parfums. D’autres hôtes, déjà, attendaient l’arrivée du grand rabbi. Parmi eux, Jochanan ben Zacchaï, un tout jeune homme, parlait à voix haute et avec animation. Il racontait la guérison de son fils que Chaninah ben Dosa avait ramené des portes de la mort par ses prières ; on l’interrogeait, et il précisait, donnant des détails :

– Quand le fils de Zacchaï aurait prié tout le jour, la tête entre ses genoux, il n’aurait rien obtenu, dit-il enfin.

– Pries-tu moins bien que Chaninah ? demanda railleusement Tzadok.

– Ah ! Chaninah est serviteur, il peut recevoir des ordres de Dieu. Je suis prince et ma dignité m’enchaîne.

Plus loin, Isaac se promenait gravement avec Siméon, parlant de droiture et de justice : « J’ai vu en songe les enfants du monde à venir, disait Siméon. S’ils sont trois, moi et mon fils, nous sommes du nombre ; s’ils sont deux, c’est moi et mon fils. » Un sourire effleurait à peine les lèvres des assistants. Ils étaient faits à de telles paroles.

Cependant Gamaliel et les autres convives se dirigeaient vers les lits environnant de trois côtés la table basse. Gamaliel occupait tout en haut la place d’honneur, ayant Joïadah à sa gauche. Un esclave lui apporta le vin qu’il devait bénir. Mais la coupe devait-elle être remplie avant ou après le dernier lavement des mains ? Grande question qu’avaient agitée pendant des années Shammaï et Hillel ! Ici, par respect pour les deux opinions, quelques gouttes d’eau étaient versées avant et après.

Gamaliel prononça avec dignité les saintes paroles. Jochanan ben Zacchaï, désireux d’attirer l’attention du maître, restait encore debout, les mains à la hauteur de son visage, les yeux baissés, récitant la prière que, plus tard, ses disciples ont recueillie :

« Qu’il te plaise, ô notre Dieu, de regarder notre honte et de voir nos tristesses. Toi-même, revêts-toi de miséricorde. Toi-même, couvre-toi de puissance. Toi-même, enveloppe-toi de pitié. Que devant toi vienne la mesure de ta bonté et de ta condescendance. »

Il parlait encore, quand trois hôtes nouveaux entrèrent dans la salle. Le visage de Simon s’éclaira ; il alla au-devant d’eux avec empressement et les salua, sans cependant les embrasser. Il désigna à celui qui paraissait être leur chef un lit resté vide en face de Gamaliel. Les deux autres se placèrent au hasard. Ils étaient simples, timides et pauvres.

Gamaliel parlait à Joïadah avec admiration de sa compréhension merveilleuse des Écritures. Eux seuls, le grand vieillard contemplatif et le maître libéral et raffiné, semblaient sympathiser complètement dans cette réunion d’hommes arrogants et hautains. Tout à leur conversation, ils prêtaient peu d’attention à ce qui se passait autour d’eux et ne prirent pas garde au léger mouvement de l’entrée, mêlé au va-et-vient du service. Mais bientôt Gamaliel s’aperçut que Joïadah ne l’écoutait plus. Perdu dans une de ses rêveries familières, le vieillard ne détachait pas les yeux du jeune et angélique visage de l’arrivant. Gamaliel suivit le regard pensif : « Qui est ce jeune homme ? » demanda-t-il tout bas, pris, lui aussi, d’une sympathie instinctive. Joïadah resta quelques instants silencieux, comme absorbé dans un souvenir très lointain et très doux. Lentement, il dit enfin :

« C’est si étrange. Je l’ai déjà vu... Mais où ?… Qu’importe ! L’hôte inconnu est souvent un envoyé de Dieu... »

Le festin était servi dans l’ordre accoutumé. Les beaux poissons du lac faisaient place au gibier du pays et aux viandes légères que relevaient d’étranges mixtures d’herbes aromatiques, d’épices et même de gingembre de l’Inde. Les invités trempaient leur pain, à tour de rôle, dans ces mélanges recherchés. Chacun recevait une part de viande sur un pain arrondi et plat qui lui servait d’assiette, et mangeait adroitement, s’aidant seulement d’un couteau. Mais là encore se glissaient les réglementations bizarres des rabbis : il fallait couper son pain à l’endroit le plus cuit, sans le rompre ; éviter d’en perdre même une miette, boire en détournant la tête, regarder son hôte pour l’imiter en tout, et le reste... tout un code compliqué de savoir-vivre pharisaïque. On l’observait de très près à la table de Simon : et son hospitalité, quoique très large, ne rappelait en rien le luxe effréné et le laisser aller des Sadducéens, les plus efféminés des Orientaux.

On passait maintenant le vin rouge du Liban, conservé dans de la glace. À mesure que les libations se succédaient, le ton de la conversation s’échauffait. Jochanan ben Zacchaï discutait bruyamment avec Ismaël sur un cas spécial de purification légale : quelle satisfaction devait-on offrir si, en montant au Temple, on avait rencontré une pécheresse à la distance de trois pas ? Ismaël pensait qu’il fallait seulement s’éloigner du Temple ce jour-là. Jochanan disait qu’un sacrifice expiatoire était nécessaire. Simon le pharisien, s’adressant à l’étranger, le pria de juger le différend : – « N’avez-vous pas lu : « J’aime mieux la miséricorde que le sacrifice ? » prononça celui-ci.

Et, se tournant vers Jochanan, dans une allusion à sa prière de tout à l’heure :

« N’avez-vous pas lu encore : « Ce peuple m’honore du bout des lèvres et son cœur est loin de moi ? »

Jochanan ben Zacchaï eut un mouvement de colère. Le regard de Gamaliel s’arrêta sur le jeune maître, sympathique et attentif.

C’était vraiment un curieux spectacle, ce festin juif, en l’an 29 de notre ère. La salle basse et fraîche, presque obscure, ne recevait de jour que d’un seul côté, par de rares fenêtres cintrées, masquées d’épais grillages. Par les étroites ouvertures, de longs rayons éblouissants tombaient çà et là, sur les robes bariolées des pharisiens couchés en demi-cercle, sur les aiguières et sur les coupes, sur les nattes jonchées de fleurs, laissant une sorte de mystère aux points plus lointains. Et tout à coup, de ce fond d’ombre, surgit une apparition exquise et inattendue. Un rayon capricieux nimbait d’or la grâce de sa beauté blonde. Une tunique de pourpre la drapait comme une statue antique ; ses bras nus soutenaient un vase d’albâtre ; ses cheveux, de longs cheveux de cet or roux si rare en Orient, tombaient en torsades lourdes mêlées de filigrane et de perles. Mais la femme qui s’avançait ne portait pas de voile ; et toute la ville connaissait l’insolence de sa beauté souveraine.

Elle glissa très vite, sans bruit, comme elle était entrée, ne regardant rien, tout absorbée dans sa pensée intérieure. Elle arriva ainsi derrière l’étranger étendu en face de Gamaliel. Peut-être pensait-elle l’écouter, debout, sans attirer son attention. Mais des larmes l’inondaient, des sanglots convulsifs la secouaient toute ; elle tomba à genoux, cachant son visage contre les pieds du Maître et lui disant son repentir, sa douleur, son dégoût d’elle-même dans ces larmes intarissables qui coulaient toujours. Et, comme honteuse que cette eau impure touchât les pieds du Prophète, de ses longues tresses blondes elle les essuyait.

Mais les larmes tombaient de nouveau, amères et brûlantes, mêlées à des baisers silencieux sur les pieds de celui qui ne la repoussait pas.

Lui, il se taisait. Ce brisement d’une âme égarée et douloureuse, il l’accueillait comme une oblation sacrée. La terre jusqu’à lui ne connaissait pas l’expression qui, maintenant, animait son visage. Jusque-là, on pardonnait sans doute, mais avec quelle hauteur ! on avait pitié, mais de quelle distance ! Et lui, sa compassion infinie semblait combler le gouffre qui le séparait de la pauvre créature agenouillée. Son pardon semblait effacer tout un passé et créer une âme nouvelle. À travers son immobilité et son silence, une telle douceur surhumaine émanait de lui que Joïadah, le grand contemplatif, éleva les mains d’un geste large de prophète, répétant comme en rêve : « L’hôte inconnu est souvent un envoyé de Dieu. »

Mais, seul, il comprenait. Un silence de stupeur planait, formidable, sur les convives. Ils regardaient scandalisés, révoltés. Jamais rien de plus contraire à leurs idées et à leurs mœurs n’aurait pu se produire. Qu’un rabbi se laissât approcher ainsi par une femme, fût-elle pure comme la lumière, eût été un fait inouï. Mais une femme perdue ! Une de ces créatures dont la seule rencontre imprimait une souillure ! Le terrible silence précédait un éclat de tempête. Marie de Magdala n’entendait pas ce silence. Mais, se souvenant qu’elle était venue porter au Maître un hommage moins indigne de lui que ses larmes, elle brisa à ses pieds le vase d’albâtre plein d’un nard précieux. Mêlées au parfum, ses larmes coulaient toujours.

Et elle ne savait pas encore que, plus précieux que le nard, l’arôme de son repentir montait comme l’encens réservé de l’autel vers l’âme du Maître.

Rien de plus significatif que l’attitude des rabbis assistant à cette scène. Gamaliel semblait en proie à un étonnement douloureux, comme si une illusion ou une sympathie profonde s’était éteinte en lui ; Tzadok et Ismaël hochaient la tête avec dégoût ; Simon, décontenancé, cherchait à détourner l’attention de ses hôtes, pressant le service, multipliant les ordres contradictoires. Jochanan ben Zacchaï, d’un air de triomphe, citait l’Ecclésiaste : « Un bon renom est meilleur qu’une onction précieuse ; » et les disciples timides, interdits, se parlaient tout bas sans oser lever les yeux.

La voix de l’étranger s’éleva dans le lourd silence :

– Simon, j’ai quelque chose à te dire.

– Maître, dites.

– Un créancier avait deux débiteurs. L’un devait cinq cents deniers, l’autre cinquante. Comme ils n’avaient pas de quoi payer, il leur remit à tous deux leur dette. Lequel donc l’aima le plus ?

– Celui, je pense, à qui il a le plus remis, répondit dédaigneusement Simon.

Le Maître reprit :

– Tu as bien jugé.

Et se tournant vers Marie de Magdala :

– Vois-tu cette femme ?

S’il voyait cette femme ! Mais leurs yeux à tous ne s’étaient pas détournés d’elle, jetant à son opprobre tout leur dédain et tout leur mépris. S’ils voyaient cette femme ! Eux, les séparés ; eux, les purs ? Mais avec quel soulagement ils l’auraient chassée de leur présence. Il le sentait donc enfin ! Il allait la maudire et la confondre !

Et la voix profonde reprit :

« Je suis entré chez toi et tu ne m’as point donné d’eau pour mes pieds ; elle, elle les a arrosés de ses larmes et essuyés de ses veux.

« Tu ne m’as point donné de baiser ; elle, elle n’a pas cessé de baiser mes pieds.

« Tu n’as pas oint ma tête d’huile ; elle, elle a oint mes pieds de parfum.

« C’est pourquoi je te dis : beaucoup de péchés lui sont remis, parce qu’elle a beaucoup aimé. »

Joïadah, les yeux à demi fermés, les lèvres entr’ouvertes, semblait écouter les harpes d’or qui entourent le Saint des Saints.

Alors s’adressant à celle qui la première était venue vers Lui, à travers les ombres de sa pauvre âme obscure :

« Tes péchés te sont remis », dit le Maître ; « ta foi t’a sauvée. Va dans la paix. »

Un frémissement parcourut les rangs des convives. Jamais une semblable parole n’avait retenti à leurs oreilles. Ils s’interrogeaient l’un l’autre, ébranlés jusqu’au fond d’eux-mêmes ; et, oubliant pour un moment leur arrogance dédaigneuse, ils cherchaient quel pouvait être le sens de ce mot, interdit à des lèvres humaines ? Et quel était cet homme qui remettait les péchés ?

Très pâle, Gamaliel demanda :

– Mais qui donc est celui-ci ?

Simon le Pharisien répondit :

– Jésus de Nazareth.


4

Le premier moment de stupeur passé, Gamaliel s’était demandé avec angoisse : « Est-ce que Suzanne a vu ?... » Et, presque immédiatement, tandis que brûlaient encore les parfums qui embaumaient les repas de fête, il prit congé de son hôte, désirant, disait-il, arriver chez lui avant la première veille de la nuit. En réalité, la foule et le bruit lui devenaient intolérables, les réflexions qui s’échangeaient autour de lui, odieuses. Il sentait aussi qu’une heure grave était venue pour Suzanne et pour lui. Et cependant, quand la jeune fille le rejoignit, si élégante avec ses voiles clairs flottant sur sa petite mule blanche, il hésita, ne trouvant pas de mots, – lui, le grand maître en Israël ! – Et, ne sachant par où aborder cette âme, il demeura indécis sur le seuil, comme si un vertige le prenait à essayer d’en sonder l’abîme !

Ils marchaient côte à côte, au pas indolent de leurs montures, dans cette nonchalance orientale toute de douceur et de rêve. Ils allaient sans se hâter, la vie est assez longue pour les plus longs chemins. Ils allaient sans se parler, les heures sont assez longues pour les plus longs discours.

Quand elle eut relevé son voile, livrant son pur visage aux brises fraîches du lac, ce fut elle qui, la première, rompit le silence. Et, sans préambule, laissant jaillir la question qui brûlait ses lèvres :

– Puisque tu le connais, à présent, que dis-tu de lui ?

– Veux-tu vraiment toute ma pensée ? demanda le maître.

Et sur un signe d’acquiescement :

– Quand, d’abord, Joïadah me l’a désigné, j’ai été attiré vers lui. Son calme visage me reposait des figures haineuses de Tzadok et d’Ismaël ; sa modestie effaçait l’arrogance de Jochanan. Et, instinctivement, quand il a commencé à parler, quand il a dit « J’aime mieux la miséricorde que le sacrifice », un texte sacré m’est venu aux lèvres : « L’Esprit du Seigneur est sur lui. » J’ai compris la popularité qui l’environne : il est si jeune, si ardent et si doux ! sa parole est si pénétrante ! sa conviction est si profonde ! Et tout le secret du succès est là... J’allais m’approcher de lui, j’allais l’inviter à venir avec moi, ici d’abord, à Jérusalem ensuite. On le dit pauvre : mon amitié l’aurait posé parmi les maîtres. Malgré mon éloignement des Galiléens et de ceux qui enseignent sans avoir fréquenté les écoles, j’allais faire cette folie de me l’attacher. Et, qui sait ? Qui peut lire avec certitude dans l’avenir ? Peut-être... Mais cette femme est venue.

Une rougeur intense colora les joues de Suzanne. Gamaliel continua :

– Dès lors, que pouvait-il y avoir de commun entre lui et nous ? L’accueil qu’il a fait à cette pécheresse montre qu’il ne sait même pas la loi. Il ignore ou il méprise nos traditions. Et, plus que tout cela. il a commis à mes yeux la faute suprême. Il a brisé l’harmonie de sa vie, ne sachant pas se tenir en dehors et au-dessus des compromissions choquantes. Tu n’étais pas dans la salle ; tu n’as pas pu voir cette créature baiser ses pieds, les laver de ses parfums et de ses larmes, les cheveux dénoués.

– Je l’ai entrevue par la porte de la cour intérieure, dit Suzanne avec effort.

– Il vaut mieux pour toi qu’il en soit ainsi. Tu seras plus instruite par là que par tous mes discours. Si cet homme était un prophète, il aurait su ce qu’était cette femme. Il ne lui aurait pas permis de venir à lui, le livrant à la fois à un contact impur et au mépris des maîtres. Il ne prétend cependant pas changer les lois de la vie ? Les taches sont indélébiles. Et si nous, les rabbis, nous ne sauvegardons pas les dehors, quelle sera bientôt la corruption du peuple ! Les anciens enseignent que toute nouveauté est dangereuse. Moi, je pense que chacun doit respirer librement et comprendre à sa mesure. Mais bouleverser les âmes en renversant les barrières extérieures de défense ! Nous atteindre, nous, les maîtres, dans notre prestige et à notre foyer même !... Encore s’il avait la majesté de l’âge ! S’il approchait de cette heure où nos rivages humains s’éclairent des lueurs éternelles, on pourrait penser qu’il voit ce que ne voient pas nos âmes incertaines. Joïadah…

Il s’arrêta, comme pris, lui aussi, par une vision intérieure, parlant presque tout bas :

– Joïadah ! Quel regard il avait ! Il aspirait les paroles de cet étranger comme on boirait aux sources mêmes de la vie. Il a tendu les bras vers lui avec des mots mystérieux. Et quand je me suis senti le plus éloigné de ce Galiléen, on aurait dit que leurs âmes se rencontraient, si loin de nous !...

Brusquement, il secoua les souvenirs attendris et les doutes inquiétants.

– Si tu tiens à ce jeune Maître, il aurait mieux valu pour nous ne pas venir ; surtout ne pas entendre cette parole : « Tes péchés te sont remis. » Mais qui donc peut remettre les péchés ? Cet homme est fou ! Les prophètes eux-mêmes n’ont pas osé parler ainsi. Ils prêchaient la pénitence. Ils disaient : « Repentez-vous. Abandonnez vos voies. Le Seigneur vous pardonnera... peut-être ! » Mais lui, il dépasse vraiment toutes bornes. Est-ce un homme qui parle ? Est-ce un Dieu ? Croit-il créer une âme nouvelle ?

– Il la créait peut-être, interrompit timidement Suzanne. As-tu remarqué Marie de Magdala ?

– Non, dit-il avec hauteur. Qu’importe cette femme ? J’aurais voulu l’écarter, il est vrai, à cause de la sympathie qui m’entraînait vers ce Galiléen. Mais au fond que m’importe ?

– J’ai tant souffert que je l’ai regardée pour chercher â comprendre, dit Suzanne. Et, peut-être, j’ai compris...

Une brise fraîche passait et repassait, jetant des parfums de lis et de jacinthes. La ligne extrême de l’horizon se fondait en un or cuivré. De petites vagues se brisaient aux pieds des chevaux, avec le bruit monotone de l’éternel recommencement. Et sa voix paraissait plus harmonieuse, bercée dans cette harmonie.

– J’ai tant souffert ! Tout de suite j’ai compris ce qu’était cette femme. Je l’avais entrevue déjà, et je m’étais détournée. Est-ce qu’on regarde ces créatures ? Je ne savais pas qu’elle fût si belle ! Quand elle est entrée, quand elle est allée vers lui, j’ai frémi de colère. Elle brisait mon admiration passionnée, elle tuait mon rêve ! Ce prophète était donc un homme comme un autre ? La vision de Daniel s’est levée en moi, vivante et si cruelle ! La statue d’or avait des pieds d’argile... Elle chancelait, elle s’écroulait dans mon cœur. Et cette femme était la pierre de scandale !

Très doux, Gamaliel demanda :

– Tu aimais donc ce jeune Maître ?

Elle ne baissa pas ses beaux yeux candides :

– Frère, est-ce que je sais ? Il m’est plus que tout au monde, plus que la vie, plus que toi qui m’as bercée et aimée comme une mère. Mais ne souffre pas : il m’est autre chose que toi, une chose sacrée et comme hors de la terre. Je ne pourrais pas le mêler à un rêve humain. Cela me semblerait un blasphème. Ah ! qu’il est bon de pouvoir te parler enfin ! Quand je l’ai vu, quand je l’ai entendu, tout ce qu’il ne pouvait y avoir en moi d’aspirations hautes, tout ce que vous oubliez dans votre enseignement, laissant mourir les âmes : la foi, l’amour, la pureté profonde, tout cela s’est éveillé avec un bruit d’ailes. Il dit les paroles de vie. Il ressuscite les corps, mais combien plus les âmes ! J’ai des impressions si étranges ! À son premier regard sur moi, j’ai cru que le voile qui nous dérobe le Saint des Saints avait frôlé mon visage. C’était une épouvante sacrée et bienheureuse. Qui est-il donc : Est-ce un prophète ? Est-ce celui qui doit venir ?...

Gamaliel eut un geste d’indulgence souriante :

– Oh ! ce cantique des êtres qui aiment ! Rien n’est assez haut pour leur idole !

– Pense donc ce que j’ai souffert, reprit-elle. Quand j’ai vu cette femme baisant ses pieds, j’ai laissé retomber la portière, et il me semblait qu’un voile glacé tombait du même coup sur mon cœur et que tout devenait sombre en moi comme dans une tombe. Je ne voulais plus regarder, je ne voulais plus rien entendre. Mais je l’ai croisée dans la première cour quand elle sortait. O frère ! quel est donc ce miracle ? Ce n’était plus la même femme. Elle était transfigurée par son repentir, et si attirante !... Elle ne trouvait pas son chemin : et puis elle hésitait, dans une honte mortelle, à aller ainsi, dans les rues, les cheveux dénoués. Elle est restée là un moment. Non ! elle ne l’a pas atteint ! elle ne pouvait pas l’atteindre, il est trop grand, c’est lui qui l’a attirée dans la lumière... La femme et les filles de Siméon se sont approchées, et elles ont ri d’elle avec mépris. Elle ne s’est pas révoltée ; seulement elle regardait à travers ses larmes, avec l’air suppliant d’une bête qu’on traque. Alors je lui ai tendu mon voile pour qu’elle ne soit plus dévisagée au dehors comme une créature de honte. Et je lui ai souri ; je ne sais pas comment j’ai fait cela... Il me semblait que son sourire, à Lui, me répondait ...

– Tu as donné ton voile à cette créature ! s’écria Gamaliel avec dégoût.

– Ce n’est plus « cette créature ». C’est Marie. Cela aussi je l’ai senti. Une grande clarté s’est levée en moi. J’étais si fière de ma pureté, de ce que tu appelles ma nature d’ange ; si fière de ne pas être comme celles qui tombent !...

– Tu en as le droit, reprit Gamaliel avec un sourire d’orgueilleuse tendresse.

– Non, je ne l’ai plus. Il est venu nous enlever ce droit. Devant ce grand prophète, nous ne sommes tous, plus ou moins, que des êtres de misère. Le mal que nous n’avons pas fait, c’est le Seigneur, souvent, qui l’a écarté de notre route : et je t’ai béni, toi qui as été dans ma vie la protection divine contre le mal.

D’un geste très doux, Gamaliel prit la petite main et la porta à son front, puis à ses lèvres. Et gardant dans la sienne la main loyale qui l’avait conduite jusque-là, Suzanne posa sur Gamaliel, ses veux purs :

– Frère, je ne dois pas m’enorgueillir de ma pureté ; mais toi, ne t’enorgueillis pas de ta science. Ne dis plus « ce Galiléen », ne dis plus « cet illettré » ! Il y a une lumière que tous les livres ne te donneront pas, et qui est en Lui, et qui brille quelquefois en nous-mêmes. J’ai plus appris, il me semble, dans ces dernières semaines que dans de longues années. Je te donne ces pauvres idées comme elles me viennent. Il me semble qu’un nouveau jour éclaire la vie et les choses. Est-ce que je me trompe ? Je te supplie, dis-le-moi.

Gamaliel resta quelques instants silencieux, recueilli en lui-même. Puis, gravement, et comme prenant un parti difficile :

– Nos pères disent bien ! Dieu nous garde de voir dogmatiser les femmes ! Mais puisque j’ai commis cette imprudence de t’instruire, écoute au moins la maxime qui règle toute ma vie. Fais-toi une autorité pour te débarrasser du doute et ne paye pas la dîme sans la mesurer. Il faut laisser passer, laisser tomber ce qui heurte les traditions de nos pères. Jochanan, Ismaël, les plus célèbres, – et du reste tous les pharisiens et les anciens du peuple, – voudraient exterminer ceux qui vont contre l’Arche sainte : la Torah, et les coutumes encore plus sacrées des rabbis. Ils te prêcheraient la haine. Je te demande seulement l’indifférence et la sagesse. Ne revois plus celui qui t’entraîne, malgré toi-même, à des actes inconsidérés. Reste entière, et pour cela n’accepte aucune compromission : reste au-dessus. Ne renie pas notre pensée vitale : « Nous ne sommes pas comme les autres ! » Elle maintient haut. Elle préserve de bien des chutes : ce fils du peuple ne peut pas comprendre. Toi, reste la fille des grands maîtres. Le temps nous apprendra le reste. »

Il y eut un long silence triste. Le cœur meurtri se refermait, le doute envahissait l’âme simple. Pouvait-elle avoir raison contre le grand maître si noble et si tendre pour elle ? Suzanne tenta un dernier effort, demandant à voir Joïadah leur père et leur ami commun, cherchant un dernier refuge dans cette déroute de son âme. Gamaliel accepta avec empressement, atteint par sa peine et heureux de l’en distraire. Ils convinrent du jour, ils convinrent de l’heure ; et le silence lourd retomba entre eux. La fête resplendissante de ce long jour d’été s’éteignait dans une brunie mélancolique. Les vagues se brisaient à leurs pieds, une à une, monotones et lentes comme une plainte d’enfant...


5

Avant le jour marqué pour la visite à Joïadah, un message alarmant parvint à Gamaliel. Le grand rabbi était mourant et demandait à le revoir encore une fois, lui et sa sœur. Leur étonnement et leur douleur furent extrêmes. À leur dernière rencontre chez Simon, le vieillard ne donnait aucun signe de faiblesse ; et, bien qu’il fût presque centenaire, ses amis se flattaient de le conserver encore. À la hâte, Suzanne et Gamaliel se préparèrent â partir. Ils se mirent en route bien décides à rester auprès de leur ami jusqu’à la fin : il habitait non loin de chez eux, à cinq ou six milles.

Chère et humble petite maison ! Elle était bâtie à flanc de coteau et dominait le lac harmonieux de Chinnereth. À peine un seul étage : deux chambres en haut, une chambre en bas ; sur le toit une terrasse en terre battue que l’été fleurissait d’œillets et de narcisses. Les premiers rayons du soleil la doraient à l’aurore, et c’était tout le jour une fête de lumière, la seule fête du grand contemplatif qui l’habitait. La modeste demeure était entourée de quelques ceps de vigne jetant leurs rameaux d’arbre en arbre, et d’un figuier au tronc noueux qui donnait presque en toute saison la fraîcheur de son ombre et la douceur de ses fruits. La journée de Joïadah se passait en partie sous cet arbre. Sa femme et lui l’avaient planté au jour de leurs noces, il y avait de cela près de trois quarts de siècle, à cause d’un texte qu’ils aimaient : « Le sage s’assiéra sous son figuier et sous sa vigne. » D’année en année, l’arbre avait crû, étendant son ombre sur le jeune ménage, puis sur les enfants joyeux. Les fils avaient grandi, ils s’étaient dispersés, pris par la vie ou par la mort. Et le vieux tronc multipliait ses branches, donnant un peu plus de mystère et de mélancolie à la pauvre maison, comme les années qui s’accumulent sur une tète et peu à peu l’alourdissent et l’enténèbrent... Depuis longtemps Joïadah et Anne, sa fidèle compagne, devisaient seuls au seuil de leur porte. Et lui, maintenant, s’en allait.

Anne accueillit Gamaliel et Suzanne avec une reconnaissance affectueuse. Et, à la question angoissée de ses hôtes, elle répondit en secouant sa tète blanche d’un geste désespéré :

« Depuis hier, je ne sais même plus s’il me reconnaît. Il ne souffre pas, je crois. Je n’avais pas compris d’abord qu’il fût malade. Mais c’est le grand effort qu’il faisait pour marcher qui m’a troublée. Peu à peu il n’a plus quitté l’aliyah, puis la natte qui lui sert de lit. Je lui ai donné tout ce que je savais, du vin de palme et des simples. J’ai oint ses membres d’une huile aromatisée ; cela ne lui rend pas de forces. On n’en reprend plus à nos âges... Il a une sorte de délire. Il revient sans cesse aux jours d’autrefois. Il s’endormira bienheureux dans le baiser du Seigneur. Mais Dieu devrait rappeler en même temps ceux qui ont toujours marché ensemble... »

Suzanne embrassa sa vieille amie, lui parla d’espoir, de guérison possible : tous les mots qui bercent et qui calment les inconsolables douleurs.

Ils montèrent sur la terrasse : une partie seulement était recouverte, formant une sorte de chambre en plein air. Joïadah, les yeux fermés, les mains croisées sur la poitrine, semblait déjà inanimé. Sa figure était aussi blanche que la neige de ses longs cheveux. Pieusement, Gamaliel et Suzanne baisèrent ses mains, puis son front. Gamaliel versa entre ses lèvres quelques gouttes d’un cordial qu’il avait apporté à tout hasard. Joïadah ne fit pas un mouvement, et, reconnaissant ses amis, il eut un vague sourire. Bientôt il commença à parler, très bas, très lentement, avec de longs temps d’arrêt.

– Le jour de Pâques, les docteurs étaient réunis sous le porche royal. Ils enseignaient, ils discutaient avec des voix discordantes. Hillel était mort depuis bien des jours... Cet enfant est venu s’asseoir près de moi. Il était doux et blond, avec une robe blanche sans couture. Il a dit des paroles nouvelles. Il a dit...

Il s’arrêta, cherchant avec effort.

– Père, dit Gamaliel, qui semblait bercer un enfant malade, c’est le voile blanc de Suzanne que tu vois, Suzanne, la fille de ton cœur et la mienne. Dieu te l’a envoyée, comme l’un des anges qui parlent invisiblement à ton âme.

Joïadah sourit encore plus doucement. Au bout de quelques instants il referma les yeux et reprit d’une voix de rêve :

– Il a dit : « la miséricorde... J’aime mieux la miséricorde... » Comment penses-tu honorer Dieu avec un cœur méchant ? Il s’est assis à côté de moi. Il les confondait tous, un à un. Levi s’écriait : « Cet enfant nous réduira tous au silence... » Alors cette femme est entrée. J’ai vu que son âme devenait limpide sous ses larmes. Tous riaient d’elle... Il a dit : « Tes péchés te sont remis. »

– Il délire, dit tristement Gamaliel.

– J’ai reconnu le doux être d’autrefois. Je l’aurais reconnu de l’autre côté de la tombe... Je ne t’ai rien dit. Je n’aurais pu te rien dire de lui, Gamaliel, mon fils. Je ne voulais pas te cacher ma pensée. Mais c’est une pensée incertaine... Et puis l’on porte en soi des retraites inaccessibles. Même à l’ami, même au fils, l’on ne livre pas tout le parfum de son âme. Là où la main de Dieu se pose il se fait un grand silence. Et la main de Dieu avait scellé ce souvenir en moi peut-être... Pourquoi ne m’a-t-il pas parlé ? Cela me revient de très loin ! Peut-être il ne se souvenait pas de moi. Et puis il y avait cette femme qui pleurait ! Tzadok avait une figure diabolique... Malheur à ceux que la lumière aveugle ! Malheur à ceux... Souvent je l’avais cherché dans la vie, je ne l’avais rencontré sur aucun sentier. Gamaliel m’a demandé : « Qui est celui-ci ?... » « Comment savoir qui est celui-ci ? »

Suzanne écoutait haletante. Gamaliel releva la tête du doux vieillard dans ses bras. Une pauvre lampe accrochée au toit de l’aliyah vacillait, prête à s’éteindre. Au ciel brillaient des milliers d’étoiles.

– Mon fils, reprit Joïadah d’une voix plus faible, est-ce que Suzanne est là ?

– Je suis là, père, je ne vous quitte pas, dit la jeune fille. Nous ne vous quitterons pas tous les deux.

– Bien. Lis-moi le chapitre 53 d’Isaïe ; le rouleau est là sous ma tête.

Suzanne déplia les feuilles, enveloppées d’une soie déteinte, et d’une voix que l’émotion étouffait :

« 1. Voici mon serviteur. Je le soutiendrai mon élu. En lui s’est complu mon âme. J’ai répandu mon esprit sur lui.

« 2. Il ne criera point. Il ne fera point acception de personne. Il ne sera point entendu au dehors. »

Le vieillard continua comme un chant :

« 3. Il ne brisera point un roseau froissé. Il n’éteindra point une mèche qui fume encore... » encore !.... Qui peut savoir le temps que met une âme à devenir tout à fait obscure ?... Le devient-elle jamais ?... Oh ! J’aurais voulu le revoir avant de mourir ! »

– Qui veux-tu revoir ? J’irai le chercher et je te l’amènerai, dit affectueusement Gamaliel.

– Tu ne peux pas... C’est l’enfant blond du Temple... Suzanne, douce, va dormir. Descends auprès de la pauvre Anne qui pleure. Les larmes des vieilles gens laissent des traces plus profondes. Dis-lui qu’elle m’a été chère et bienfaisante tous les jours de sa vie. Je voudrais qu’elle repose. Vous reviendrez toutes les deux au matin.

Il se rendormit dans les bras du grand maître, pieux et attentif auprès de lui comme un fils. Les veilles de la nuit se succédèrent, coupées de longs silences, d’un délire très doux, puis de calmes et belles paroles. Un moment Joïadah sembla reprendre toute sa lucidité. Le disciple d’Hillel envoya un souvenir attendri à l’illustre maître de ses jeunes années. Un peu plus tard il sembla inquiet, il se troubla, demandant à Gamaliel si Hezekias, aux yeux d’Hillel, était vraiment le Messie ?

– Hillel n’affirmait rien d’une façon tranchante, répondit Gamaliel. Tu sais combien il était doux, et tu l’as mieux connu que moi. J’étais un enfant quand il est mort.

– Il ne m’a rien dit de ces choses, reprit Joïadah avec effort ; on se lasse d’attendre, il est vrai. Plus de quatre mille ans !... On est las de tout... Ah ! surtout de la vie, d’une vie aussi longue que la mienne. Il y a des choses obscures...

La nuit était devenue transparente. Les étoiles pâlissaient. Presque sans transition un rose merveilleux s’étendit sur le ciel, sur la terre, sur les murs de pierre brute de l’humble maison, sur le grand lac harmonieux. Des colombes blanches et des colombes bleues volèrent de branche en branche, secouant leurs ailes avec des battements légers...

Anne revint à son poste d’inlassable dévouement. Elle regarda silencieusement le vieux compagnon de sa vie, et ses lèvres tremblèrent. Le changement de la nuit était effrayant. Suzanne voulut faire respirer à Joïadah une gerbe de roses de Saron. Le vieillard demeura immobile.

Brusquement, un rayon jaillit, resplendissant, et vint dorer la tête blanche, le front, les mains de cire. C’était le salut joyeux du soleil levant. Mais ce rayon n’éclairait pas seulement la funèbre scène. Un être presque indistinct, tant il était éloigné encore, marchait dans le sillon d’or. Il descendait du haut de la colline, et peu à peu il se rapprochait ; à présent il était à quelques pas de l’humble demeure. Ce n’était pas une vision. C’était une réalité de presque chaque jour dans cette terre bénie de Galilée. Jésus descendait de la montagne où, les soirs, il se retirait seul pour prier.

Joïadah se redressa dans cette splendeur de lumière. Son regard à demi éteint s’attacha, avec une expression d’angoisse, sur celui qui venait. Et tout à coup il eut un sourire d’extase, tout son corps frémit :

– L’enfant ! l’enfant du Temple !

Suzanne dit tout bas :

– Jésus de Nazareth !

Jésus s’arrêta, debout, dans la clarté pure de ce matin d’été ; son front gardait encore la majesté de sa longue prière de la nuit. Ses veux s’abaissèrent emplis de miséricorde ; ses lèvres s’entrouvrirent débordantes de pitié. Il murmura avec un accent d’indicible tendresse :

– Celui qui croit en moi, quand il serait mort vivra.

Joiadah, défaillant de joie, retomba sur sa couche, et comme en un dernier rêve il prit la main de Gamaliel :

– Écoute... l’enfant du Temple... l’hôte inconnu de Simon... c’est l’envoyé de Dieu !

Et, dans cette fête de son âme, le grand contemplatif mourut.

.     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .

Lorsque, le soir, enseveli par leurs mains pieuses, Joïadah reposa dans la tombe qu’il avait lui-même creusée dans le roc, au bout de l’allée silencieuse, la sollicitude de Suzanne se reporta tout entière sur sa vieille amie. Elle insista pour l’emmener, pour l’arracher à la triste maison déserte. Anne refusa doucement. Elle voulait vivre où son mari avait vécu, mourir où il était mort, mettre ses pas dans la trace de ses pas jusqu’au bout du chemin... L’humble femme avait assisté à cette agonie. perdue dans sa douleur. Elle n’avait compris qu’imparfaitement ce qui s’était passé autour d’elle. Mais elle avait vu Joïadah mourir dans un sourire et elle trouvait que Dieu était bon d’avoir permis ces choses. Sa peine en était moins amère ; son espérance en devenait presque une certitude. Et toute résumée en une idée, comme les êtres simples, elle voulait demeurer assise à son pauvre foyer ; jusqu’à ce que l’heure de rejoindre son vieux compagnon sonnât pour elle.

Gamaliel l’écoutait, admirant cette logique des humbles. Le grand maître était en proie à un trouble extraordinaire. Cette loi d’autorité qu’il s’était faite pour se débarrasser du doute, il ne pouvait plus s’y réfugier aujourd’hui. Ce n’était pas le passage inopiné de Jésus qui l’agitait ainsi : ce pouvait être une coïncidence ; ce n’était pas l’étrange ressouvenance de Joïadah : ce pouvait être une rêverie de la fièvre. Mais aux heures lucides, et à l’instant suprême des divines clartés, Joïadah lui avait répété la troublante parole : « Cet homme est l’envoyé de Dieu ! » Et si c’était la vérité ? Si ce Galiléen passait sur la terre avec un mandat du ciel ? S’il était un prophète ? S’il était celui qui doit venir ?... Il se souvint d’un mot de Nicodème : « Une pensée m’est venue dont je frissonne encore. » Il s’étonna de se sentir si faible, lui aussi, si près de ceux qu’il traitait de très haut, ceux qui se prennent aux moindres lueurs, et qui attendent et qui appellent, comme une réalité vivante, le Messie incertain...

Quelle preuve avait-il, au fond ? Dans la sincérité pieuse de son âme Joïadah avait pu se tromper. Est-ce que bien des êtres nobles ne s’étaient pas égarés à la suite de Théodas ? Combien s’étaient perdus avec Judas le Gaulonite ? Il en naissait à chaque pas, des Messies, depuis la domination romaine ! Allait-il, lui aussi, courir ces aventures ? Dans le désarroi de ses pensées, un seul parti raisonnable se présenta à son esprit : attendre. L’avenir apprendrait où était la vérité, où était l’erreur. Si cet homme était l’envoyé de Dieu, il rallierait les partis, il délivrerait le peuple, il porterait le signe de la bénédiction divine, ce signe infaillible aux yeux de tout vrai Juif : le succès. Mais dans la belle droiture de son âme, Gamaliel ne se reconnaissait plus le droit d’enchaîner la conviction de Suzanne, puisque la sienne était en suspens. Il fallait qu’il lui parlât.

Et justement en allant et venant dans l’allée tranquille il l’aperçut près du tombeau de Joïadah. Les Juifs croyaient que pendant bien des jours l’âme du mort errait autour de sa dépouille mortelle, et les pèlerinages à la tombe dès les premières heures de la séparation étaient doublement bénis. Appuyée contre le roc qui fermait le sépulcre, la jeune fille se détachait comme un grand lis sur le fond sombre. Voyant venir Gamaliel, elle alla au-devant de lui, sentant avec son intuition féminine quelle était la souffrance et quel était le doute du noble maître :

– Ne te reproche rien, lui dit-elle avec une exquise délicatesse ; j’allais trop vite, je ne savais pas combien tout cela était grave. Ne précipitons pas notre jugement.

– Attendons, dit-il. S’il se trompe, il passera et son œuvre avec lui ; s’il est dans la vérité... – Il s’arrêta un instant : S’il est dans la vérité, reprit-il avec effort, je ne veux pas combattre contre Dieu même.

Suzanne eut, vers Dieu, une action de grâces profonde. Elle se sentait l’âme vaillante, décidée à conquérir la pleine lumière, fallût-il souffrir, fallût-il attendre.

Tout se simplifiait ; tout s’éclairait. Elle se sentait en face de la question redoutable : « Qui est Jésus de Nazareth ? » Mais elle confiait son âme à Dieu, dans une adoration pleine d’amour, pour qu’il fît jaillir la lumière de ses ténèbres, comme autrefois il avait éclairé ses pères dans le désert par une nuée lumineuse. Elle adorait et elle attendait. Un léger vent d’est passait et repassait, courbant les hautes tiges avec un murmure lent. Une paix infinie semblait sortir des êtres et des choses et envelopper l’humble tombe creusée dans le roc, au fond de l’allée silencieuse...


6

Il fallait donc attendre. Mais avait-elle pensé que ce serait aussi longtemps ? Sa santé ébranlée par toutes ces secousses demandait beaucoup de ménagements ; et le séjour à la campagne se prolongea tout l’automne, puis l’hiver, si l’on peut appeler hiver ce printemps perpétuel des bords du lac. Suzanne avait accepté avec empressement ce changement d’habitudes. Elle restait ainsi tout près de Jésus de Nazareth et dans la sphère même de son action. Chaque hasard pouvait l’amener près de Lui. Chaque détour de route pouvait lui rendre sa présence. Mais les jours passèrent après les jours sans que, jamais, elle le rencontrât. On aurait dit que quelque influence occulte le tenait éloigné d’elle. Elle entrait dans les villes d’où il sortait ; elle prenait les sentiers qu’il avait suivis la veille ou qu’il devait suivre le lendemain. Et c’était ainsi, toujours. Une fois, du haut de la terrasse, elle distingua à quelque distance un va-et-vient inusité. Elle connaissait pour les avoir vus à une heure inoubliable cet empressement joyeux, cette hâte de fièvre vers un seul point, vers un seul être. Elle sortit vivement avec Sarah, marchant d’un pas rapide vers le petit village tout proche où la foule s’amassait. Et ce fut pour voir s’éloigner, presque sous ses yeux, la barque qui emportait Jésus vers l’autre bord.

Alors un découragement cruel s’empara d’elle. Il ne l’écoutait pas, il n’entendait pas sa prière muette et la question qui brûlait ses lèvres : « Qui êtes-vous ? » Il ne sentait pas la faim et la soif divine de son âme et la paix infinie qu’une parole lui aurait versée à jamais. Il allait son chemin triomphal entre les admirations passionnées, les acclamations ardentes et la haine des vulgarités jalouses, le dénigrement des médiocres, tout ce qui accompagne et tout ce qui sacre un succès. Il allait son chemin triomphal, il la laissait à sa route obscure : et c’était la vie ! Ces grands conquérants d’âmes, prophètes ou apôtres, sont envoyés aux masses qu’il faut gagner. Qu’importe un cœur qui appelle et qui se meurt dans les ténèbres ? Jésus n’était pas dur pour elle. Il ignorait seulement qu’elle existât. Deux fois Il l’avait entrevue... et elle n’avait même pas parlé ! Si c’était Lui, « celui qui vient aux humbles et aux petits », il aurait compris, il est vrai, sans même une parole, que la fille des grands docteurs juifs sombrait dans le doute, et que, maintenant, elle était lasse à mourir... Il s’éloignait. Il se taisait.

Alors, elle essaya de le chasser de sa pensée. Elle voulut revivre sa vie d’autrefois, avec les préoccupations anciennes. Elle recommença les lentes et patientes broderies qu’une femme de Tyr lui avait apprises. Elle reprit sa harpe. Elle trompa la longueur des heures par de graves causeries avec Gamaliel. D’un commun accord ils évitaient de prononcer entre eux le nom de Jésus. Mais ce nom flottait dans l’air, les pénétrait, entrait en eux sous le bruit des vaines paroles. Le grand souffle du miracle leur venait de partout. Le bruit des premières malédictions agitait, comme un vent de tempête, la tranquille demeure. Gamaliel connaissait les pharisiens qui l’avaient entendu. Il ne pouvait sans frémir sentir éclater leur haine dans l’accent même avec lequel ils répétaient les paroles : « Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites ! Malheur à vous qui dévorez les biens des veuves ! Malheur à vous qui purifiez les bords de la coupe et du plat, quand le dedans est plein de rapines et d’iniquités ! Malheur à vous qui liez sur les épaules de vos frères des fardeaux insoutenables ! » Et malgré lui-même Gamaliel inscrivait sur des fronts célèbres les redoutables anathèmes, et il reconnaissait que cette colère était sainte. Il s’étonnait seulement de l’imprudence du jeune maître qui amassait contre lui de telles rancunes, comme s’il devait à lui seul, réformer le monde.

Le moment de la Pâque approchait. Gamaliel et Suzanne reprirent la route de Jérusalem. Ils y rentraient par Béthanie et le mont des Oliviers, pour l’enchantement toujours nouveau qu’ils avaient à aborder par ce côté la Ville Sainte. Les collines monotones et stériles de la Judée, les lointains horizons grisâtres, la mélancolie de ces roches nues et de ces terres désolées contrastaient étrangement avec le paradis terrestre qu’ils abandonnaient. Mais ils allaient à Jérusalem, et toute beauté pâlissait devant ce nom. À partir du mont des Oliviers, la route elle-même devenait délicieuse, toute bordée d’oliviers et de pins, de myrtes et de palmes, avec, tout en haut, deux cèdres séculaires peuplés de colombes. C’était là que le grand prêtre Hanan avait établi des boutiques de vendeurs pour le service du Temple. Et ses frères et lui tiraient de ce trafic la plus grande partie de leurs richesses.

Brusquement, à un détour de la route. Jérusalem se détachait toute blanche, comme une vision irréelle de palais et de tours, une profusion de marbre et d’or sous la double garde d’épais remparts. Reliée d’un seul côté aux terres environnantes, entourée des ravins profonds du Cédron et du Hinnom, la Ville Sainte se dressait majestueuse et, semblait-il, imprenable. Cent tours la défendaient. Dans le lointain se profilaient les plus récentes et les plus massives : Hippicus, Phasaël, Mariamne. Nettement, dans la transparence pure de l’air, on distinguait les quatre collines : Sion, que couronnait le palais d’Hérode aux jardins merveilleux, aux salles revêtues de bois de santal incrusté de gemmes et de perles ; Bezetha, la ville nouvelle, encore hors des murs ; Acra, la cité païenne des théâtres, des thermes et des jeux. Et, sur les pentes, c’était le groupement pittoresque des bazars, des marchés, des maisons basses aux toits en terrasse, aux longues fenêtres rares, des rues tortueuses voûtées ici et là, et du célèbre jardin des roses chanté par les rabbis. Seul, enfin, au premier plan, dans un isolement hautain, sur le Moriah, dominait le Temple, la merveille des merveilles, gardé ou menacé par la formidable tour Antonia. Oh ! ce Temple de Jérusalem ! « Celui qui ne l’a pas vu, disaient les rabbis, ignore ce qu’est la beauté. » Les pierres multicolores de ses soubassements plongeaient â pic, par une hardiesse étonnante, à trois cents pieds de profondeur. En haut, dans l’azur intense de ce ciel d’Orient, se dessinaient les porches à triple rangée de colonnes, les terrasses successives, l’autel massif : tout un éblouissement de marbres, de galeries, de balustres, de portes lamées d’or, avec, à la cime, la blancheur mystique du Naos sacré. À cette première vue, des pentes du mont des Oliviers, on demeurait confondu par ces splendeurs laissant bien loin derrière elles les splendeurs du Temple de Salomon... Et les pointes d’or qui recouvraient le Saint et le Saint des Saints jetaient au soleil couchant des milliers de flammes, enveloppant d’une clarté radieuse le sanctuaire inaccessible.

Suzanne et Gamaliel étaient trop vraiment Juifs pour ne pas aimer Jérusalem avec passion. Mais ce n’était pas seulement la magnificence de la ville et du Temple, c’était leur sainteté unique qui les ravissait. Dans le monde entier, il n’y avait pas pour eux de terre aussi sacrée. C’était, à la fois, la demeure de Dieu et la patrie de leurs âmes. Intérieurement, Suzanne chantait, après David, le cantique des degrés :

« Jérusalem bâtie comme une cité imprenable, que ceux qui t’aiment jouissent de tout bien.

« Que la paix règne dans ta force et l’abondance dans tes tours.

« À cause de la maison du Seigneur notre Dieu, j’ai désiré des biens pour toi... »

Et, avec une émotion encore plus ardente :

« Le Seigneur a choisi Sion, il l’a choisie pour son héritage.

« C’est là pour toujours le lieu de mon repos. J’y habiterai puisque je l’ai choisi.

« J’ai préparé une lampe à mon Christ ; je couvrirai ses ennemis de confusion. »

Car, à ces pensées pieuses, se mêlait un sentiment nouveau. Nicodème avait dit que Jésus de Nazareth enseignait souvent sous les porches du temple. Elle l’entendrait donc, mêlée à la foule ! La Pâque était dans deux jours. Il lui semblait impossible qu’il ne vînt pas la célébrer à Jérusalem avec ses disciples. La ville avait déjà son air de fête. Partout des hôtelleries en plein air, des tapis et des coussins étendus à terre ; des caravanes entières se pressaient aux portes, redisant sur le même rythme monotone les cantiques sacrés. Des draperies tombant devant les demeures, somptueuses ou modestes, indiquaient que des places étaient libres au foyer pour l’étranger et pour le pauvre. Plus d’un million d’hommes se pressaient dans les murs, débordaient dans la campagne, jusqu’au mont des Oliviers et à Béthanie. Suzanne et Gamaliel curent de la peine à se frayer un passage. L’immense Xystus lui-même, la place publique qui s’étendait à l’est du mont Sion, au-dessous du palais du grand prêtre, était encombré de pèlerins, d’enfants, d’ânes. de chameaux, groupés pêle-mêle ou abrités sous les colonnes qui entouraient la place. Suzanne prenait grand plaisir à la vue de ce peuple et à ce mouvement inusité. Elle atteignit sa demeure l’âme tout ouverte à l’espérance. Ils habitaient à l’opposite du Temple, non loin du pont Royal, dont les arches hardies, jetées sur le Tiropæon, reliaient Sion au Moriah.

À peine installés à l’abri des murs épais et tranquilles, le premier soin de Suzanne fut de tendre devant la porte un voile aux rayures vives. Chaque année l’hospitalière demeure s’ouvrait aux frères étrangers. Cette fois, Suzanne mettait à ces soins pieux plus d’amour et plus de zèle. Qui sait si, en passant, Jésus de Nazareth n’entrerait pas : Qui sait s’il ne viendrait pas s’asseoir à leur table comme autrefois à celle de Simon le pharisien. Et s’il ne partagerait pas avec eux le repas symbolique, l’agneau pascal ?

Mais la fête s’écoula sans qu’il vînt. Non seulement il ne frappa point à leur porte, mais le Temple, mais Jérusalem, ne le virent pas. Il continuait son ministère lointain. On parlait maintenant de la Décapole, de Tyr et de Sidon. Il n’approchait plus de la Ville Sainte. Nisan, le mois des fleurs, s’écoula tout entier sans sa présence ; Ijar, la douceur de mai dans un ciel d’Orient ; Sivan, le radieux ; Tammuz et le mois des fruits, Ab Elul, enfin et ses vendanges, passèrent lentement sans le ramener. L’attendait-elle encore ? Elle n’aurait su le dire. Mais l’excitation du peuple autour d’elle était extraordinaire. À chaque grande fête c’était la question inquiète ; « Où est-il ? » Les bruits les plus contradictoires circulaient à son sujet. Les opinions se divisaient. Les uns croyaient en lui à cause du bien qu’il faisait : c’étaient les simples. D’autres le considéraient comme un séducteur qui trompe les foules : c’étaient ceux dont il dénonçait les iniquités, et les puissants, les savants et les riches. Ceux-là ne discutaient pas ; ils le méprisaient. Ils le disaient entre eux : « Est-ce qu’aucun parmi nous croit en cet homme ? » Nicodème, toujours craintif, se taisait. Gamaliel restait en dehors de ces controverses ; il avait repris ses leçons, suivi d’une jeunesse ardente et avide d’apprendre, et toujours plus enthousiaste, toujours plus éprise du grand maître. Son enseignement gardait son caractère si personnel – si étrange chez un rabbi – de tolérance et de largeur, avec, peut-être, un sentiment plus accentué de lassitude. Il ne parlait jamais du Messie. Il y pensait souvent peut-être.

Tishri (septembre et octobre) arriva, ramenant son cortège de fêtes. C’était d’abord le grand jour de l’Expiation, le seul de l’année où le grand prêtre, vêtu de blanc, franchissait le seuil redoutable du sanctuaire et pénétrait dans le Saint des Saints. Ce jour-là, après un jeûne rigoureux, il offrait un sacrifice pour ses péchés et ceux du peuple, et chassait vers le désert le bouc émissaire, un lambeau de pourpre entre les cornes. Le grand prêtre était alors, depuis déjà dix ans, Joseph Kaïaphas, le gendre de Hanan. À force d’habileté et d’astuce, Hanan maintenait dans sa famille depuis un demi-siècle le pontificat suprême. Quatre de ses fils et son gendre devaient l’occuper à tour de rôle, alternant avec les Kanthéros ou les Phabis. Le peuple les haïssait et les méprisait tous. Et déjà, sur le passage de ces prêtres efféminés opulents et durs, les Juifs murmuraient tout bas les imprécations qu’ils devaient plus tard leur jeter à la face :

« Malédiction sur la famille de Boëthos ! Malédiction à cause de leurs massues !

« Malédiction sur la famille de Hanan ! Malédiction à cause de leurs sifflements de vipères !

« Malédiction sur la famille de Kanthéros ! Malédiction à cause de leurs plumes diffamatoires !

« Malédiction sur la famille d’Ismaël ben Phabi ! Malédiction à cause de la lourdeur de leurs poings !

« Ils sont grands prêtres ; leurs fils trésoriers ; leurs gendres capitaines du Temple ; leurs valets nous frappent de leurs bâtons ! »

Et voilà quel était le sacerdoce du peuple de Dieu !

Cinq jours après la solennité de l’Expiation s’ouvrait la fête de joie, la fête des Tabernacles. Elle durait une semaine, du 15 au 21 Tishri. Pendant ce temps, en souvenir du passage d’Israël dans le désert, tout le peuple devait demeurer dans des cabanes de feuillage, et rien n’était plus pittoresque et plus charmant que l’aspect de Jérusalem à cette époque. Sur les toits des maisons, dans les cours, dans les jardins, sur les places, le léger abri s’élevait dans l’air doux et lumineux d’octobre, transformant la ville sainte en un délicieux bouquet de verdure. Et, pendant que des hécatombes générales s’offraient au Temple, allant, en décroissant, de treize à sept taureaux par jour, les lourdes portes de bronze s’ouvraient depuis minuit pour recevoir les sacrifices particuliers. Cinq cents prêtres suffisaient à peine à immoler les victimes. Suzanne allait peu au Temple, en dehors des cérémonies obligatoires, et beaucoup aux synagogues. L’autel formidable en pierres vierges de Beth Cherem de quatorze mètres de côté – cet immense autel dégouttant de sang – lui inspirait une sorte d’effroi. Trois feux constamment y brûlaient : un à l’est, pour consumer une partie des victimes ; un au sud, en bois aromatique, que l’on couvrait de parfums pour étouffer l’horrible odeur de chair brûlée ; un au nord, enfin, pour activer les deux autres. De son léger abri de feuillage, sur la terrasse de sa demeure, Suzanne voyait étinceler les feux dans les ténèbres. Elle entendait les rougissements et les cris des victimes. Souvent, éveillée pendant de longues heures, elle se prenait à désirer une oblation immatérielle et plus pure. Elle rêvait d’autres sacrifices pour Celui qu’on devait adorer, avait dit Jésus, en esprit et en vérité. Et sa pensée encore obscure, mais avec les intuitions des cœurs vierges, montait comme la fumée de l’encens, dont les lentes spirales s’élevaient, de l’autel formidable, dans la nuit tiède...


7

Le dernier jour de la fête, et le plus solennel, des rites symboliques appelaient au Temple les Juifs pieux. Ils devaient s’y présenter, comme d’ailleurs toute la semaine, portant de la main droite un faisceau de branches de myrte, d’olivier et de saule : le lulav, et, de la main gauche, une sorte de citron, l’œthrog, en souvenir de la Terre Promise. De grand matin, les fidèles se divisaient en trois groupes. Les uns assistaient aux préparatifs du sacrifice. Les autres allaient, à la suite d’un prêtre, à Motza, dans la vallée du Cédron, cueillir des branches de saule pour en recouvrir une partie de l’autel ; les derniers, enfin, descendaient vers la piscine de Siloé. Suzanne se joignait toujours à ceux-là. Elle aimait à voir puiser cette eau qui devait rappeler l’eau jaillissant du roc dans le désert ; elle aimait à bénir Dieu des grâces anciennes, de cette série de prodiges opérés en faveur des seuls Juifs, et qui les distinguaient, qui les séparaient à jamais des autres peuples. L’orgueil de la race se mêlait à cette gratitude. Mais cette faiblesse était inconsciente et, jusqu’à un certain point, légitime. C’était le « nous ne sommes pas comme les autres » d’une âme pure.

Ce matin-là, donc, levée à l’aube, elle se joignit à la procession joyeuse. Le prêtre descendit au pied de l’Ophel et plongea l’aiguière d’or dans la piscine de Siloé. Tous remontèrent à sa suite, chantant des hymnes, et l’accompagnèrent jusqu’à la troisième porte du sud, la porte de l’Eau, où les sonneries des trompettes d’argent l’accueillirent. Suzanne franchit, de son côté, l’immense cour des Gentils, traversa le Hel, – l’espace qu’aucun païen ne pouvait franchir sous peine de mort, – monta quelques marches et passa sous la porte corinthienne, la splendide porte, flanquée d’une tour, précédée de piliers énormes. Vingt hommes suffisaient à peine à ouvrir et à fermer ses battants d’airain travaillés avec un art exquis.

Suzanne était maintenant dans la cour des femmes. Les cérémonies sacrées se déroulaient, très distinctes, dans l’espace réservé aux prêtres : ce temple à ciel ouvert allait toujours s’élevant de quelques degrés d’une terrasse à l’autre. Le grand prêtre était debout devant l’autel, faisant face au sanctuaire. Il portait ce jour-là des vêtements splendides. Au-dessus de la tunique de lin, le meïl, bleu foncé, descendait aux genoux. Au bas, une broderie éclatante de grenades d’or et de pourpre surmontait de petites clochettes en or aussi, rendant à chaque pas un son harmonieux. Sur la poitrine l’éphod aux couleurs du sanctuaire, bleu, pourpre, blanc, écarlate, et le pectoral, dont les admirables pierres, symbole des douze tribus d’Israël, étincelaient au soleil. La mître, recourbée comme un calice de fleur, était retenue par un bandeau où se détachaient les mots redoutables . « Sainteté de Jéhovah. » Vu ainsi, à travers les nuages d’encens, dans cet éblouissement d’or et de pierres précieuses, les doigts encore teints du sang de l’aspersion, devant l’autel formidable chargé de victimes égorgées, le grand prêtre évoquait l’idée d’une divinité auguste et terrible. C’était vraiment le ministre de Jéhovah, du Dieu qui doit être adoré de loin, avec une épouvante sacrée. Et le peuple sentait cela, tombant la face contre le pavé du Temple, dans une adoration muette, chaque fois que la trompette des prêtres sonnait, très haut, dans la douceur du matin clair.

L’officiant, portant l’aiguière d’or, avança jusqu’à l’autel, escorté d’un autre prêtre qui allait offrir une libation de vin. Quatre cent cinquante prêtres et autant de lévites faisaient la haie sur leur passage. Arrivés au côté gauche de l’autel, ils versèrent dans des vases d’argent le vin à l’orient, l’eau à l’occident. « Lève ta main ! » s’écriait le peuple d’une seule voix. Et la foule contemplait l’eau symbolique tombant à travers les pierres brutes, comme autrefois l’eau miraculeuse jaillissait des flancs du rocher.

Dans le silence profond, un son grêle de flûte annonçait le début du Hallel. Et tout de suite, aux psaumes d’un rythme très simple répondaient les instruments sacrés, le nebel, le kinnor, le sophar, sortes de luths, de cithares et même d’orgue. Oh ! cette musique du Temple ! Ces chœurs de milliers d’exécutants, ces chants de lévites et d’enfants aux voix claires, ce bercement des harpes, emportant dans un rêve unique l’âme de tout un peuple ! Chaque verset du Hallel était interrompu par l’immense acclamation : « Hallelu Iah ! Louange à toi, Jéhovah ; » et ces divines paroles des psaumes 113 et 118 étaient, par endroit, reprises par tout le peuple, agitant vers l’autel les branches de myrte et de saule.

Sept fois, ce jour-là, la blanche procession des prêtres faisait le tour de l’autel en souvenir de la prise de Jéricho. Et maintenant, où l’on ne revivait le passé que pour préparer l’avenir, c’était la chute des barrières du paganisme que l’on implorait, et le règne du Seigneur sur toute la terre. On l’appelait, cet avenir de prospérité bienheureuse, avec des paroles ardentes :

« Sauve-nous, nous te supplions, ô Jéhovah !

« Ô Jéhovah, nous te supplions, envoie-nous tous les biens.

« Béni soit celui qui vient au nom de Jéhovah ! »

Et tout se taisait sur ce mot suprême. Les harpes vibraient seules encore quelques instants, très pures et très frêles, et mouraient enfin. les dernières, dans un envolement aérien...

Alors, à cet instant précis où l’enthousiasme de tout le peuple était à son comble, un cri d’appel s’éleva :

« Que celui qui a soif vienne à moi et qu’il boive, et je lui donnerai des sources d’eau vive qui jailliront jusqu’à la vie éternelle... »

La voix était très forte ; on l’entendait d’une extrémité à l’autre de l’immense temple. Elle était cependant indiciblement douce. Suzanne eut un tressaillement de joie. Cette voix pénétrait en elle comme un rayon de soleil dans un ciel obscur. C’était Lui !

C’était lui, Jésus de Nazareth, presque tout prés d’elle, puisqu’il se tenait à côté du Trésor, lui tant attendu et tant désiré, qu’elle n’osait même plus appeler, après toutes les déceptions successives ! Il venait, il parlait enfin dans le Temple, avec l’autorité d’un Maître souverain. Elle l’écoutait, éperdue de joie. Ce n’étaient plus les pêcheurs et les ignorants de la Galilée qui entendaient maintenant Jésus. C’était la Jérusalem savante et puissante, le Temple même et ses ministres, le Sanhédrin tout entier... Il parlait en roi ! Ne devait-il pas être roi ? Ah ! la majesté, les honneurs, les multitudes en délire et les hosannahs triomphants, comme elle les jetait déjà à ses pieds ! Toute son âme de Juive chantait son chant d’allégresse au Christ-Roi, et elle lui souhaitait une bienvenue triomphale au milieu des siens !

Parce qu’il venait à tous, il les appelait tous, ceux qui ont soif et ceux qui tombent défaillants sur les routes, tous les indigents. tous les affamés de la vie. Certes, elle le rêvait « Dominateur », comme tout vrai Israélite rêvait son Messie ; mais elle appelait surtout, ah ! surtout, le grand guérisseur d’âmes. Elle allait à Lui par la soif sacrée des choses divines. C’était, on s’en souvient, sa prière muette à leur première entrevue. Cette béatitude des cœurs purs que Jésus lui avait annoncée alors, dans la mesure où elle l’avait su, elle l’avait réalisée en elle. Et depuis, elle avait prié, elle avait souffert, et son horizon s’était élargi. D’abord, elle avait appris par l’exemple de Jésus avec Marie de Magdala à ne plus mépriser personne : et peu à peu, cette pureté extérieure et matérielle lui avait paru incomplète. Elle avait essayé de se dégager des choses petites, des pensées égoïstes et terrestres. Elle pressentait que l’âme doit garder ou acquérir une limpidité exquise, pour devenir digne de la vue de Dieu. Comment verrait-elle Dieu, puisqu’on ne peut le contempler sans mourir ? Elle ne savait pas. À chaque instant elle se heurtait à des choses obscures. Mais rien ne la troublait plus. Il était là. Elle irait à Lui, à l’heure qu’Il voudrait, puisqu’Il disait : « Que celui qui a soif vienne à moi et qu’il boive. »

L’effet, sur le peuple, avait été prodigieux. On allait, on venait, le cherchant de tous côtés. On l’appelait le prophète, on l’appelait le Messie, et tout de suite les disputes éclataient.

« Ne savons-nous pas que le Christ sera le fils de David ? » disaient les uns. « Le Christ, quand il viendra, fera-t-il de plus grandes choses que celui-ci ? » s’écriaient les autres. « Le Messie viendra tout d’un coup, reprenait un rabbi ; on ne saura d’où il est. Mais celui-ci, ne savons-nous pas que c’est le fils d’un charpentier ? » Et il s’éloignait, haussant dédaigneusement les épaules. On discutait bruyamment ; on en venait aux injures. Le capitaine du Temple se fraya un passage dans la foule, s’approcha de Jésus. Il l’écouta en silence et s’éloigna pensif. Suzanne entendit Hanan, hors de lui, demander pourquoi on n’arrêtait pas le Galiléen. Elle entendit la brève réponse des archers et de leurs chefs : « Jamais homme ne parla comme cet homme. » Et le déchaînement de colère furieuse des pharisiens : « Avez-vous été séduits, vous aussi ? Mais voyez donc s’il est personne entre les chefs du peuple ou les Hassidim qui ait cru en Lui ? Pour cette foule qui ne sait pas la loi, ce sont des maudits ! »

Le son des clochettes d’or du meïl du grand prêtre se mêlait aux cris et aux imprécations. Il allait, par une servitude humiliante, remettre les vêtements sacrés sous la garde de la garnison romaine ; et si accoutumé, si indifférent qu’il fût à la honte de la servitude, il lui trouvait à certains jours un goût amer. Ce ne serait pas ce fils de charpentier, ce doux illuminé, qui renverserait la tour Antonia ! Mais il pouvait, par son ascendant sur le peuple, exciter quelque tumulte : et les Romains ruineraient peut-être alors la ville opulente... Kaïaphas eut un rire hideux...

Les clochettes claires jetaient à chaque pas une note de fête dans le tumulte grandissant... Suzanne cherchait à rencontrer quelque visage de connaissance. Gamaliel était parti avant la fin du sacrifice. Les pharisiens et les chefs du peuple venaient de se réunir dans le Gazith, leur salle de séances ; et Jésus était environné de trop de monde pour qu’elle osât l’approcher. Au bout de quelque temps, le voile qui fermait le Gazith se souleva. Les Sanhédristes sortirent, parlant très haut, dédaigneux et hautains. Nicodème passa à son tour dans la baie de lumière. Il était abattu et comme honteux de lui-même.

Suzanne le rejoignit sous les colonnades de la cour des femmes ; et lui montrant, rayonnante, la foule surexcitée :

– Jésus de Nazareth est là, dit-elle. Ils l’appellent le grand prophète, le Messie. Ils courent tous vers lui. Vois donc comme ils l’aiment.

– Vois comme ils le haïssent, dit Nicodème, désignant d’un geste craintif le groupe des princes des prêtres et des anciens qui s’éloignaient. Il n’est pas bon pour lui de rester ici ! S’il les connaissait, s’il savait avec quelle fureur ils veulent le perdre !... Mais comment lui dire de fuir ?

– Fuir ? Pourquoi fuir ? demanda tranquillement Suzanne ; ils ne peuvent rien ! Qu’importe leur haine ? Dieu n’a-t-il pas dit de son Christ : « Je marcherai avec Lui ; je confondrai ses ennemis ; je briserai leurs têtes, et je ferai d’eux l’escabeau de ses pieds ? » Jésus de Nazareth sait bien ces choses. Si nous l’avons attendu si longtemps, c’est que lui-même, sans doute, attendait son heure. Il s’est armé pour la lutte, dans le silence. Maintenant il a conscience de sa force. Il est venu pour vaincre...

Nicodème dit, se parlant â lui-même :

« Il est venu, peut-être, pour mourir. »


8

C’en était fait de la joie de Suzanne. Ce mot retentissait désormais à ses oreilles comme un chant funèbre. Elle ne le croyait qu’à demi. Si Jésus était le Messie, comme tout le criait maintenant en elle, il ne pouvait pas mourir, il ne pouvait pas être condamné par le Conseil et par les prêtres. Quand il aurait fondé son œuvre de paix, quand il aurait assis son royaume et ouvert définitivement l’ère bienheureuse que chantaient les prophètes, alors, peut-être, il pourrait, glorieux, dormir le grand sommeil bercé par les actions de grâces de son peuple. Peut-être même, comme Élie, s’élèverait-il sur un char de feu, sans passer par l’heure de ténèbres ? Toutes les promesses de l’Écriture aux amis de Dieu ne reposeraient-elles pas sur la tête de l’Envoyé du Seigneur, du Saint, de l’Unique, du Christ enfin ? La volonté perverse des hommes ne pouvait rien contre Dieu même. « Le Seigneur se rit du conseil des méchants. Il les dissipe comme une fumée légère. » Alors, pourquoi tremblait-elle ainsi ?

Hélas ! la tendresse même rendait sa foi si chancelante ! Le Christ restait si mystérieux ! Il ne repoussait pas, il est vrai, le cri de la foule en délire : « C’est le Christ ! C’est le Messie ! » Mais il ne revendiquait aucun titre ; et rien n’est près de l’erreur comme un enthousiasme aveugle. On croyait à cause des œuvres merveilleuses qu’Il faisait. Mais tant d’autres avaient fait des œuvres merveilleuses ! Tant d’autres avaient prophétisé, avaient délivré leur peuple, avaient été les bien-aimés de Dieu, pour mourir d’une mort affreuse ! Et la théorie sanglante se déroulait à ses yeux dans un souvenir d’effroi : les héroïques Macchabées, tombant un à un sous le glaive pour la défense de leur patrie ; les prophètes succombant, plus douloureux, sous la haine ou l’aveuglement des hommes, depuis le juste Abel jusqu’au grand Isaïe scié en deux, jusqu’à Zacharie massacré entre le Temple et l’autel : et la foule sans nom de ceux qui étaient venus, jetant au monde le cri de leur âme, et qui avaient expié sous le fer ou sous une grêle de pierres le crime d’avoir déplu aux puissants ! Combien de sang ces routes et ces places avaient-elles bu depuis des siècles ! Combien ce peuple au cœur dur avait-il exterminé de héros ou de saints ! Elle en avait des sursauts d’épouvante, tendant les mains vers Dieu, pour que, même si Jésus n’était qu’un prophète, il eût pitié de lui et ne le laissât pas mourir, comme tant d’autres, dans les larmes et dans la honte !

Les jours qui suivirent furent, pour elle, pleins d’angoisse. Jésus était chaque matin dans le Temple. Elle allait l’entendre, craintive, à la fois, et ravie. C’était l’heure des grandes luttes, des questions insidieuses, du harcèlement sans trêve. Soit un à un, soit par groupe, les pharisiens et les Sadducéens s’approchaient de lui, soulevaient des questions sans cesse renaissantes, essayaient de le prendre en défaut sur un mot, sur un texte, et toujours ils se retiraient confondus avec cet étonnement : « Où donc celui-ci a-t-il appris les Écritures ? » En elle, certaines paroles de Jésus tombaient comme des mots prophétiques, élargissant le cercle d’angoisse. Il disait : « Vous cherchez à me faire mourir, parce que ma parole ne prend pas en vous. Si Dieu était votre père, vous m’aimeriez ; mais, loin de là, vous me haïssez, et vous voulez me tuer. Je m’en vais, et, où je vais, vous ne pouvez venir. » Les dénégations se succédaient, les discussions reprenaient plus amères, s’exaspéraient. Et Suzanne vit avec effroi les plus zélés saisir des pierres pour lapider le Maître.

Un de ces jours-là, le trouble fut à soir comble. On racontait que le Nazaréen venait de guérir un aveugle, connu de toute la ville, à qui Suzanne, bien souvent, en montant au Temple, avait fait l’aumône. L’homme, les yeux ouverts, discutait dans les groupes. Sans se lasser, il répétait son témoignage toujours contredit. « Je n’y voyais pas, et je vois. » Ses parents disaient la chose, soit aux prêtres, soit au peuple : anxieux. Le tumulte était indescriptible ; chacun se pressait autour du miraculé pour le voir et pour lui parler. Gamaliel était dans le Temple. Il y était tous les jours. Sous le porche royal ou dans la cour des femmes, il passait des heures à regarder le jeune Maître ou à l’écouter, soit seul, soit avec Nicodème ou avec un nouveau disciple de Béthanie, Lazare, mais seul le plus souvent, et sans qu’on s’en étonnât, tant cette réserve hautaine lui était familière. Grave et calme, il appela celui qui avait été aveugle.

– Comment tes yeux ont-ils été ouverts ? demanda-t-il ?

Il répondit : « Cet homme qu’on appelle Jésus a fait de la boue ; il a frotté mes yeux et m’a dit : « Va à la piscine de Siloé et lave-toi. » J’y suis allé, je me suis lavé, et je vois. »

Tous demandèrent : « Où est Jésus ? »

L’aveugle répondit : « Je ne sais. »

Alors, ne pouvant nier un miracle dont l’évidence s’affirmait d’instant en instant, les pharisiens eurent un argument nouveau. L’aveugle avait été guéri le jour du Sabbat : c’en était assez pour inspirer à leur mauvaise foi : « Jésus n’est point Fils de Dieu puisqu’il ne garde pas le Sabbat. » Gamaliel eut un mouvement d’indignation. Quoi ! guérir, sauver, délivrer un homme d’une infirmité affreuse, le renvoyer, joyeux et sain, dans la vie, ce n’était pas faire l’œuvre de Dieu ! « Comment un pécheur opérerait-il de tels miracles ? » demanda-t-il froidement. Tous gardèrent le silence, et Gamaliel s’éloigna.

Et lui aussi, comme Nicodème, eut des paroles tristes ; lui aussi eut des pressentiments cruels. Il sentait qu’une partie suprême se jouait entre le judaïsme tout entier, tel que l’avait fait la tradition des maîtres, et le doux réformateur si sûr de sa mission, si assisté de Dieu, mais si dédaigneux de tous moyens humains, si téméraire dans ses invectives brûlantes ! Et vraiment la lutte lui semblait trop inégale ! D’un côté la puissance, la domination sur le peuple, le droit de vie et de mort, la force au service de préjugés invincibles et de consciences fermées. De l’autre, ce jeune homme, enthousiaste et ardent, n’ayant que son cœur pour crier : « Ils vous trompent. Ce formalisme étroit est la mort de toute religion et de toute âme. Dieu est Esprit. Vous ne l’approcherez que dans la mesure où vous serez bons, droits, miséricordieux et purs, mais en réalité, mais par le fond de vos âmes. Car c’est l’Esprit qui vivifie, la chair ne sert de rien. Il m’envoie. Lui et moi, nous ne sommes qu’un. Regardez, je suis la voie, je suis la vérité, je suis la vie. »

Gamaliel suivait avec un intérêt passionné ce duel à mort. Toute la semaine des Tabernacles et les jours qui suivirent il ne quitta pas le Temple. L’âme du Christ l’attirait et le subjuguait. À chaque réponse par laquelle Jésus de Nazareth confondait ses adversaires, déjouant, d’un mot simple, leurs subtilités perverses, Gamaliel avait malgré lui le sourire ému du maître déjà mûr devant une jeune et belle intelligence qui s’affirme. Il le trouvait si grand, seul, aux prises avec cette tourbe haineuse qu’il dissipait, qu’il réduisait à néant sans colère, d’un geste calme ? Et peu à peu, ce phénomène étrange se produisit d’une affection très vive pour le caractère de Jésus, dans le doute sur sa mission. Gamaliel aimait Jésus, et ses indignations saintes, la tendresse de ses paraboles, – celle du Bon Pasteur qu’Il disait ces jours-là, – et la profondeur des paroles étranges qui le laissaient songeur des heures et des heures... Jamais, cependant, Gamaliel ne lui parlait directement. Il ne le questionnait pas. Mais il l’étudiait sérieusement ; et il acquit bientôt une foi absolue dans la belle droiture de cette âme.

Alors le dilemme se posa, précis, devant le maître. Si Jésus était le Christ, si inégales que fussent les chances, Dieu le délivrerait des mains de ses ennemis. Si, comme il était plus vraisemblable, le jeune Nazaréen n’était qu’un prophète, aimé de Dieu pour la pureté de ses pensées et de sa vie, mais se vouant à une mission illusoire, se trompant lui-même dans l’exaltation de son zèle, – un homme enfin, sans être un Dieu, – alors, il fallait le sauver. Il fallait le défendre à la fois de ses propres imprudences et de la rage des autres. Et Gamaliel se promettait de prévenir Jésus, si le danger devenait plus menaçant, et, s’il était nécessaire, de lui ouvrir sa demeure comme un asile. Il l’aimait.

Le soir, avec Suzanne et quelques amis : Nicodème, Lazare, le nouveau disciple de Béthanie et l’opulent Joseph d’Arimathie, le noble maître exposa sa pensée tout entière. Jamais il n’avait été plus éloquent, plus magnifique. Sa grande âme avait vaincu volontairement la souffrance première ; il n’écartait plus de sa sœur – de son enfant – l’influence étrangère ; et s’il avait encore au cœur une invisible morsure, ce fut pourtant la main sur la brune et fine tête de Suzanne qu’il jura de sauver, s’il était possible, Jésus de Nazareth. La jeune fille fit descendre jusqu’à ses lèvres la main bénie. Elle était convaincue presque entièrement ; il restait dans le doute mais, partis de points si différents, ils aboutissaient à une pensée commune : sauver le prophète. Nicodème était croyant et craintif. Joseph d’Arimathie n’attendait qu’un signe pour mettre aux ordres de Jésus une troupe de patriotes exaltés. Lazare aimait et croyait avec une ardeur de néophyte, avec une reconnaissance délicate et inexprimable. Encouragé par Gamaliel, il raconta comment Jésus leur avait rendu, transfigurée et pure, une sœur qu’ils croyaient perdue à jamais. Il y avait maintenant entre la famille de Béthanie et Jésus de Nazareth l’amitié la plus tendre. Et devant la précision des détails ils demeurèrent saisis d’étonnement, se rappelant le dîner du pharisien et apprenant ainsi que la sœur de Lazare, c’était Marie de Magdala !... Longtemps Suzanne demeura muette d’admiration devant ce rapprochement, se demandant par quelle voie Dieu les conduisait tous...

Des semaines passèrent sans que Jésus reparût au Temple. Ce fut pour Suzanne une sorte de soulagement. Elle le sentait, pour le moment au moins, à l’abri des vengeances des prêtres ; elle espérait qu’avec le temps son nom cesserait d’être une pierre d’achoppement et de scandale. Mais la foule restait aussi divisée et aussi houleuse, et quand Jésus reparut, en hiver, à la fête de la Dédicace, ce fut pour reprendre la lutte au point même où il l’avait laissée. La première question qu’on lui adressa résumait l’état d’âme de Jérusalem tout entière :

– Jusqu’à quand tiendras-tu nos esprits en suspens ? Si tu es le Christ, dis-le-nous ouvertement,

Et la réponse attristée stigmatisait l’aveuglement volontaire :

– Je vous le dis, et vous ne me croyez pas ; Cependant mes œuvres rendent témoignage de moi.

Et comme voulant gagner par le cœur ceux dont il ne pouvait convaincre l’esprit :

– Mes brebis écoutent ma voix. Moi, je les connais et elles me suivent. Et je leur donne la vie éternelle. Elles ne périront jamais ; et nul ne les ravira de mes mains.

À l’ombre d’un pilier, Suzanne écoutait le Maître. Il allait et venait sous les colonnes, près du Trésor. À ces dernières paroles, il passait tout près d’elle : pour la première fois, depuis la mort de Joïadah, elle rencontra le regard du Christ, plus intime, plus doux qu’alors, mais plus triste, indiciblement plus triste ! Il passa... Elle eut l’intuition rapide que pour garder ainsi dans sa main leurs pauvres âmes incertaines, il donnerait jusqu’à sa vie : et ses yeux se remplirent de larmes. Quand elle se retrouva elle-même, quand elle voulut le joindre pour le supplier de compter sur eux, elle le vit hors du Temple et déjà loin d’elle, sous les menaces et sous les cris, sous la parole formidable : « Toi, un homme, tu te fais Dieu ! »

Alors, sous un jet de lumière, la vision du grand jour de l’Expiation se leva devant Suzanne. Elle vit, jusque dans les moindres détails, la scène étrange : les lévites, les prêtres, Kaïaphas le grand pontife, dans ses longs vêtements blancs, chassant tous, vers le désert, le bouc émissaire. Elle vit la bête maudite, fuir, éperdue, sous les huées de ceux dont elle emportait les crimes, un lambeau de pourpre entre les cornes...

Et le Galiléen descendait, lui aussi, le long de la colline du Temple sous les imprécations de tous. Il n’était pas marqué, au dehors, du lambeau de pourpre. Mais au dedans de lui saignait la blessure profonde « faite dans la demeure de ceux qu’il aimait ».

Et maintenant, dans le rouge sombre du couchant, sous des rafales de tempête, ils allaient du même pas de détresse le symbole prophétique et celui qui l’incarnait d’une façon déchirante... Par une hallucination cruelle, ils lui semblaient ne faire qu’un, se fondre en une réalité saisissante et si douloureuse que Suzanne jeta comme un cri d’angoisse la parole d’Isaïe :

« Il a été chargé, seul, de l’iniquité de tous ! »


9

Plusieurs fois, dans les semaines qui suivirent, Gamaliel fut appelé auprès de son nouveau disciple, Lazare de Béthanie. Une intimité respectueuse d’une part, affectueuse de l’autre, s’était établie entre ce jeune homme intelligent et cultivé et le grand docteur juif. Aussi, lorsque, peu de temps après la fête de la Dédicace, Lazare avait été saisi d’une fièvre intense, il avait fait prévenir son maître avec une confiance filiale.

Gamaliel était venu le jour même. Dans ses longues stations auprès du malade, il avait vu souvent les sœurs de Lazare qui le soignaient : Marthe, dévouée, active ; Marie, plus tendre encore dans sa grâce, mélancolique, – cette Marie entrevue chez Simon avec mépris ! – et telle était la dignité paisible de l’opulente demeure que Gamaliel promit aux deux sœurs de leur amener Suzanne. Mais, avant même qu’il pût réaliser son désir, la maladie prit subitement une allure inquiétante. Lazare expira bientôt entre leurs bras, humble et doux dans la mort comme il l’avait été dans la vie. écoutant encore le grand rabbi, qui, penché sur sa couche, lui redisait les paroles des éternelles promesses.

Quand donc Suzanne arriva tout était fini. Les pleureuses déchiraient l’air de leurs cris et les flûtes grêles égrenaient des chants lugubres. Dans la maison, les sièges étaient renversés, les nattes et les coussins repoussés en désordre selon l’usage juif. En haut, dans l’aliyah, reposait le corps, entouré de bandelettes, parfumé de myrrhe et d’aloès, la tête recouverte d’un linceul, mais sans aucun des ornements que le luxe oriental déployait à cette époque. Gamaliel demandait que ses disciples fussent ensevelis dans un simple vêtement de lin ; et Marthe et Marie avaient suivi docilement ses conseils, très en accord avec leur propre désir.

La procession funèbre s’ébranlait. Il n’y avait point de rite religieux proprement dit aux funérailles : ni prêtre, ni chant liturgique. En avant, les pleureuses et les joueurs d’instruments, plus ou moins nombreux selon l’opulence de la famille, précédaient le défunt. Lazare, couché dans un cercueil ouvert, était porté ensuite par des amis qui se relayaient fréquemment, bien que le trajet fût court de la demeure à la sépulture privée. Derrière le corps, à l’inverse de la Galilée, où elles devaient le précéder, les femmes s’avançaient comme ayant les premières introduit la mort dans le monde ; et après elles les parents. les amis, les simples connaissances, ceux mêmes qui croisaient sur le chemin le convoi lugubre. Suzanne se joignit à la foule, sans parler à personne.

L’usage voulait qu’un ou plusieurs discours fussent prononcés sur le parcours ou devant la chambre sépulcrale. Ce jour-là, ce fut Gamaliel lui-même qui parla. Les pleureuses suspendirent leurs cris et les flûtes leurs mélopées tristes. Tous écoutaient, attentifs, le maître célèbre. Loin d’imiter ceux qui, trop souvent alors, prodiguaient au défunt des louanges extravagantes, Gamaliel paraphrasa quelques instants, grave et très simple, une de leurs paroles favorites : « Il ira de clarté en clarté. » C’était comme sa dernière leçon à son disciple, mais une leçon où, abandonnant les discussions puériles, le grand docteur laissait parler son âme dans un adieu affectueux et solennel.

En lui-même Gamaliel s’étonnait presque que, malgré les risques à courir, l’ami par excellence de la noble maison se tînt éloigné aux heures douloureuses. Et lui, si dédaigneux. par hauteur d’âme, des applaudissements humains ; lui, si habitué à l’enthousiasme de tous, il regardait, paraissant chercher un auditeur absent, Celui qu’il écoutait naguère, et qu’il aurait voulu voir partager le deuil d’aujourd’hui.

On arriva à la chambre sépulcrale. Une sorte de couloir la précédait. Sept ou huit couches étaient creusées horizontalement dans le roc, par devant et sur les côtés. Le père et la mère occupaient déjà les places supérieures. Lazare fut déposé juste en face de l’entrée, sans cercueil, sur le roc nu, enveloppé seulement de bandelettes et d’un suaire, la tête voilée. Une grande pierre fermait exactement l’ouverture.

Alors les lamentations et les cris. éclatèrent plus intenses. Les pleureuses déchiraient leurs vêtements, arrachaient leurs cheveux, se livraient à des contorsions bizarres. Dans le désordre et le tumulte de cette minute suprême, une femme se baissa, silencieuse sous ses voiles de deuil, et colla ses lèvres longuement sur la tombe. Nul ne remarqua cette action si simple. Mais Suzanne aurait deviné cette femme entre toutes, à la grâce royale de l’attitude, et elle reconnaissait ces larmes pour les avoir déjà vues couler à une heure inoubliable : c’était Marie, sœur de Lazare.

Les cérémonies se succédaient dans l’accomplissement strict des rites. Au retour de l’enterrement, assis à terre et silencieux, tous devaient attendre qu’un membre de la famille parlât, avant de hasarder quelques mots de consolation. La plupart pleuraient, tant le deuil de Marthe et de Marie était le deuil de tous ; quelques-uns prononçaient des sentences courtes, presque toujours celle-ci : « Dieu est un juste juge ! » D’autres, enfin, la tête enveloppée de leurs manteaux, méditaient sur la vanité de la chair de l’homme, qui passe comme l’herbe. De temps en temps, tous se levaient, se rapprochaient et retombaient accablés, et cela se renouvelait jusqu’à ce qu’un festin funèbre, le « pain de deuil », réunît à plusieurs tables « ceux qui étaient venus pour pleurer ». Dix coupes se succédaient alors en l’honneur du mort, dont on croyait l’âme présente, écoutant les paroles, scrutant les attitudes...

Les deux sœurs avaient simplifié ces cérémonies autant qu’elles l’avaient pu. Gamaliel, de son côté, aimait peu ces rites et cette mise en scène qu’un usage général consacrait. Fatigué et triste, il se retira de bonne heure, sans que Suzanne, dans son extrême timidité. eût osé s’approcher de Marthe et de Marie et leur parler.

Mais elle devait revenir bientôt. Entre les œuvres de charité, les traditions juives mettaient au premier rang la consolation des affligés ; et Suzanne y trouvait, en cette circonstance, un attrait tout spécial. D’abord elle pensait voir Marie et l’étudier de prés ; et puis elle se disait que Jésus enverrait quelque message, qu’elle entendrait parler de Lui. Elle espérait qu’à cause de ses ennemis Il n’approcherait pas de Jérusalem. Elle l’espérait... elle le redoutait peut-être ! Plus sa foi augmentait, plus il lui paraissait impossible qu’on triomphât de Lui ; et alors le désir de le revoir revenait plus impérieux. Et toujours, dans la candeur mystique de son âme, elle rêvait de s’approcher de Lui comme Sarah, la femme d’Abraham, s’approchait des anges de Dieu, – pour s’agenouiller à ses pieds et le servir. C’était un attrait intense d’adoration et de pureté infinie.

Ce jour-là, quand, à Béthanie, elle entra dans la salle dont les étroites ouvertures avaient été fermées en signe de deuil, les femmes qui pleuraient relevèrent la tête, et Marie, l’ayant regardée, eut un mouvement de surprise. Elle l’appela auprès d’elle, d’un geste d’humilité si tendre que Marie l’interrogea d’un signe : « C’est Suzanne, la sœur de Gamaliel », répondit Marie. Et, sans une allusion à leur première rencontre, elle ajouta tout bas, quand Suzanne fut assise sur une natte à côté d’elle : « Si Jésus avait été ici, mon frère ne serait pas mort. »

La maison était pleine de Juifs venus de Jérusalem ou de gens de marque du pays. Mais les deux jeunes femmes pouvaient facilement s’isoler, et longtemps, à travers ses larmes, Marie parla de Lazare, de la tendresse qui les unissait, de la peine amère de sa mort – et aussi de l’ami qu’on avait fait prévenir il y avait déjà quatre jours... Elle ne s’étonnait pas de son absence ; elle ne se plaignait pas de lui ; ce qu’il faisait était toujours, même sans qu’elle le comprît, ce qu’il y avait de meilleur à faire.

Suzanne l’écoutait pensive ; elle regardait, avec une curiosité passionnée, le beau visage aux lignes exquises, éclairé maintenant d’une lumière intérieure. Et elle s’étonnait de retrouver ainsi, sans une flétrissure des égarements anciens, celle qu’elle n’osait regarder autrefois, dans l’orgueil de sa beauté souveraine.

La journée s’avançait. Marthe était sortie, appelée au dehors sans qu’on s’en étonnât, car toute la direction de la maison reposait sur elle. Au bout de quelques minutes elle rentra précipitamment et dit tout bas à sa sœur : « Le Maître est là, et il t’appelle ! » Marie se leva à la hâte, et les Juifs la suivirent, pensant qu’elle allait au tombeau. Mais dans le jardin même elle tourna vers la route du désert. Les Juifs l’accompagnaient toujours. Suzanne, qui avait entendu, marchait tout près d’elle.

Alors, à l’entrée même du village, à un brusque détour du chemin, Marie rencontra Jésus de Nazareth. Elle l’aborda avec les paroles mêmes qu’elle avait dites à Suzanne, ces paroles qui n’étaient pas un reproche, mais bien plutôt l’aveu suprême que tant que Jésus serait là aucun malheur ne pourrait les atteindre :

« Seigneur, si vous aviez été ici, mon frère ne serait pas mort. »

Et un rapprochement étrange s’imposait à l’esprit de Suzanne. Marie, qui disait maintenant la parole confiante de l’amitié, la plainte du cœur faible au cœur tout-puissant, c’était la même femme qui autrefois avait porté aux pieds du Seigneur la honte de longues années de désordre !... La transfiguration de cette âme était si radicale que la pécheresse était devenue l’amie !... Il pardonnait donc jusque-là... Elle en demeurait confondue.

Marie était à genoux, inondée de larmes. Les Juifs qui étaient là pleuraient aussi. Ce n’étaient plus les gémissements de commande des funérailles, la mélopée des flûtes, le cri discordant des femmes. C’était la douleur profonde, la plaie que fait au cœur la séparation, l’arrachement que toute tendresse est impuissante à conjurer. C’était le souffle de tempête bouleversant et déracinant tout l’être intime... Heureux ceux qui, à ces heures poignantes, font les quelques pas qui les amènent aux pieds du Maître, jetant devant lui leur cœur saignant et disant leur torture et leur plainte, dans l’ineffable liberté de l’amour :

« Seigneur, si vous aviez été ici, mon frère ne serait pas mort ! »

Et Suzanne était là, dans cette rencontre de Jésus de Nazareth et de nos terrestres douleurs. Elle avait vu le maître devant toutes les misères physiques, sur les pentes radieuses de Kourn Eddin, au milieu des aveugles, des sourds et des muets, passant en faisant le bien, les guérissant tous. Il était si miséricordieux, si bon, mais remplissant un mandat, affirmant ainsi par la grande preuve du miracle sa mission d’envoyé de Dieu…

Elle l’avait vu, devant la pire des misères, la faute honteuse et la dégradation morale. Et il avait tendu les mains, il avait pardonné, avec cette compassion infinie qui semblait ensevelir le mal sous la pitié. Mais cela même le grandissait, le rendait plus proche du Seigneur, qui, en définitive, s’est réservé le droit du pardon ; cela ne rapprochait pas Jésus de nos cœurs de chair...

Demeurait-il, devant nos angoisses, inaccessible, lointain, impitoyable ? Lui qui avait quitté sa mère pour prêcher aux hommes et qui disait que, pour l’amour de lui, il fallait haïr jusqu’à son âme, que pensait-il des épreuves qui. nous broient ? Puisque cette terre n’est qu’un passage, que lui importaient sans doute les cris d’angoisse qu’on y pousse dans une détresse sans nom ! La séparation, la mort, le deuil de quelques jours, enfin, qu’est-ce en face des années éternelles ?

L’émotion de Suzanne était si forte qu’elle n’osait regarder le visage du Maître, de peur de le trouver impassible et d’y lire la condamnation tacite de toutes ses tendresses ; de peur de la sentir cruellement, ah ! trop cruellement, loin d’eux tous. Mais son besoin de savoir était si impérieux aussi que peu à peu elle releva la tête, et lentement, dans la clarté froide de cet après-midi d’hiver, elle regarda Marthe et Marie dans les larmes, les Juifs désolés autour d’elles, et Jésus face à face avec la douleur humaine...

Et Jésus pleurait.

.     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .

Ils marchaient tous maintenant vers le sépulcre. C’était une belle journée calme. Les palmiers repliaient frileusement leurs branches : ni fleurs, ni arbustes sur le chemin, rien que la verdure terne des oliviers. Une lumière claire et froide, très intense, découpait avec une sorte de dureté les arêtes vives des pierres, les branches nues des arbres très rares. Suzanne, avec la fixité de pensée des heures décisives, regardait machinalement les lettres hébraïques tissées au bas du manteau de Jésus, essayant de les déchiffrer sans y parvenir ; les lettres semblaient grandir, se confondre ; elles prenaient un caractère étrange. Suzanne luttait contre elle-même ; elle repoussait je ne sais quelle terreur sacrée qui la faisait frissonner.

Les Juifs autour d’elle disaient : « Puisque Jésus de Nazareth l’aimait ainsi, ne pouvait-il empêcher qu’il mourût ? Il a bien ouvert les yeux de l’aveugle-né ! »

L’air était si calme que chaque pas résonnait distinctement sur le sol durci. Suzanne marchait comme dans un songe. Ces lettres hébraïques martelaient son cerveau, s’imprimaient en elle en caractères de feu. Elle pensait : « Je voudrais que Gamaliel fût là. »

On était arrivé au jardin devant la porte du sépulcre. C’était une grotte. Une pierre en fermait l’entrée. Jésus dit :

– Enlevez la pierre !

Marthe s’élança vivement :

– Seigneur, ce n’est pas possible. Il est en décomposition. Il y a quatre jours qu’il est mort.

– Ne vous ai-je pas dit que si vous croyiez vous verriez la gloire de Dieu ? demanda Jésus.

Quelques hommes s’avancèrent. La pierre glissa dans la rainure. L’ouverture était là béante. Une lumière crue éclairait l’antichambre qui précédait le sépulcre ; au fond, les niches se dessinaient vaguement dans l’ombre.

Suzanne se forçait à penser : « Il veut le revoir. » Un frisson la secouait toute. Marthe eut un geste d’effroi. Marie, penchée en avant, regardait le Maître.

Jésus s’avança de quelques pas, seul, dans une majesté sereine. Il éleva les mains. Il pria tout haut :

« Père, je vous rends grâce de ce que vous m’avez écouté. Pour moi, je savais que vous m’écoutiez toujours. Mais c’est à cause de ce peuple qui m’environne que j’ai parlé, afin qu’ils croient que c’est vous qui m’avez envoyé. »

Le son de la voix grave s’éteignit dans l’air tranquille. Un silence solennel planait sur la foule. Suzanne, défaillante, ferma les yeux...

Jésus cria d’une voix forte : « Lazare, viens dehors ! »

Alors ce fut indescriptible. Un mouvement de terreur souleva, comme une grande vague, l’âme de tout ce peuple. Quelque chose d’indistinct remuait dans l’ombre, prenait une forme, s’avançait dans l’antichambre sépulcrale. Lazare, les pieds et les mains enveloppés de bandelettes, la tête voilée, émergea dans la lumière froide du soir. Un cri d’étonnement et d’effroi s’échappa de toutes les poitrines. Marthe s’élança vers son frère d’un élan joyeux...

Et Marie, lentement, pieusement. baisait les pieds du Maître...


10

Comment Suzanne assista-t-elle jusqu’à la fin à cette scène extraordinaire, Comment, malgré les supplications réitérées de Marie, reprit-elle bientôt, avec Sarah, la route de Jérusalem ? Comment enfin arriva-t-elle jusqu’à sa demeure, plus pâle que le mort dont on venait d’enlever le suaire ? Elle n’aurait jamais su le dire. Mais lorsque Gamaliel, accoudé sur la terrasse, à la nuit tombante, la vit arriver d’un pas précipité, il eut le pressentiment de quelque malheur ; et lorsqu’elle, d’ordinaire si réservée, le rejoignit avec le cri : « Lazare de Béthanie est ressuscité », l’inquiétude de Gamaliel se changea en une mortelle angoisse.

Il posa la main sur le front de la jeune fille et le trouva brûlant. Tendrement, comme on soigne un enfant malade, il la conduisit jusqu’à sa petite chambre et l’obligea à s’étendre sur les larges coussins bas, à boire quelques gouttes de liqueur de palme. Dans ce cadre familier et doux, il la supplia de ne plus penser, de ne pas augmenter une fièvre qu’un peu de repos calmerait bien vite. Il s’assit auprès d’elle, attentif et affectueux comme une mère :

– Je te garde, lui disait-il. Quand tu étais petite, tu n’avais peur de rien lorsque ta main était dans la mienne. Je veillerai sur toi ainsi, et tu dormiras…

– Mais je ne suis pas malade, frère, répétait-elle. Je n’ai pas le délire : je sais bien ce que je te dis. Jésus de Nazareth est venu aujourd’hui même à Béthanie. Il a pleuré en nous voyant pleurer tous. Elle s’arrêta un instant au souvenir ineffable, souriant à l’ami invisible. Il a demandé : « Où l’avez-vous mis ? » Toute la foule l’a accompagné au sépulcre. Il a dit : « Lazare, sors ! » Et Lazare est venu sur le seuil, encore enveloppé de son suaire. C’est Marthe qui a enlevé le linceul ; et Lazare s’est jeté aux pieds de Jésus.

– Mais ce n’est pas possible ! s’écria Gamaliel. Il y a trois jours qu’il est mort entre mes bras, si jeune, si haletant dans cette lutte de la fin. Et je l’ai accompagné jusqu’au tombeau ! Tu as eu une hallucination, chère !

– Demande à Sarah, reprit Suzanne. La vieille servante eut un geste épouvanté. – Demande aux Hassidim, demande à tout le monde, ils étaient si nombreux ! Jésus priait son Père. « C’est à cause de ce peuple que je fais ces choses, disait-il, pour qu’ils croient que vous m’avez envoyé. » Ah ! n’est-ce pas que tu crois aussi, frère ?

– J’irai à Béthanie à la première heure, interrompit Gamaliel, saisi par la précision des détails. Repose-toi, je te supplie, sans que rien te trouble. Je saurai tout t’expliquer au retour.

– De quoi me troublerais-je ? La vie et la mort sont entre ses mains. Il est le maître. Avec une expression angélique elle répéta : « Il est mon maître... » Et apaisée maintenant, et tranquille comme un enfant, elle laissa retomber sa tête sur le coussin brodé de fleurs rares et s’endormit.

Gamaliel partit à l’aurore. Mais, avant son retour, Nicodème était venu plusieurs fois frapper à sa porte. Jérusalem ne parlait que du miracle. Les Juifs se portaient en masse à Béthanie. Tous les membres du Sanhédrin étaient convoqués. Nicodème venait prendre son cousin pour assister à cette séance, qui menaçait d’être orageuse. Le Conseil se réunit avant le retour du grand maître, qui arriva à la sixième heure, ne cachant pas sa stupeur.

– Il n’y a pas à en douter, dit-il à Suzanne. Tu n’as eu ni hallucination ni folie. Jésus de Nazareth, comme Élie, ressuscite les morts. J’ai vu Lazare, et je lui ai parlé. Avec quelle émotion inexprimable ! Cet enseveli a donc sondé les redoutables mystères de l’au-delà ? Mais il reste muet sur ces choses. On dirait qu’un voile est retombé entre lui et le monde invisible. Ou il n’a rien vu, ou il ne se souvient de rien. À l’heure seulement où je lui ai fermé les yeux, il dit qu’il a gardé l’impression d’une clarté extraordinaire. Puis, l’éternel silence... Il est resté le même, aussi respectueux et aussi doux. Jamais, dans le cours de ma vie, jamais je n’ai eu un étonnement aussi grand que lorsque je l’ai revu, parlant, me regardant... Ah ! ce regard surtout qui a sondé les abîmes éternels...

– Et Jésus : demanda Suzanne.

– Il semble étranger à ce triomphe, dit Gamaliel avec admiration. Il fait ces œuvres merveilleuses comme nous faisons l’œuvre de chaque jour. Il disait aujourd’hui : « Marchez tant que vous avez la lumière. » Évidemment, il entendait par là ces prodiges au-dessus des forces humaines. Dieu l’assiste visiblement. À mes yeux, il ne manque qu’un anneau à la chaîne : comment cela finira-t-il ? Ces miracles eux-mêmes ne le trompent-ils pas sur sa mission ? Élie, lui aussi, ressuscitait les morts... On peut être un grand prophète sans être le Messie : et ni Moïse, ni Isaïe, ni aucun des oracles ne nous annonce le fils d’un charpentier. Enfin, le plan de Dieu nous apparaîtra peu à peu... Sachons attendre.

– Est-ce que tu lui as parlé ? insista Suzanne.

– C’était très difficile. Il était entouré de ses disciples et d’une foule immense. Je ne l’ai jamais abordé ; Lui, ne me connaît pas autrement que par le bruit que l’on fait autour de mon nom. Et quelle que soit l’étrangeté de ce qui se passe, je ne puis cependant renverser les rôles. On m’interroge, je n’interroge pas. Cependant...

– Cependant ?... répéta anxieusement Suzanne.

– À un moment où j’étais plus près de lui, on lui a posé je ne sais quelle question : le bruit m’empêchait d’entendre. Jésus a répondu : « Qui n’est pas contre moi est avec moi. » Lazare m’a dit affectueusement : « Maître, c’est pour vous. Jésus vous regarde. » Et c’était vrai. J’ai pensé que le jeune docteur devinait ma sympathie instinctive, et j’ai répondu à son regard par un sourire.

À ce moment, Nicodème entra bouleversé.

– Tu sais le miracle ? s’écria Gamaliel.

– Ah ! le miracle ! qui l’ignore ? Tout Jérusalem est sur la route de Béthanie. La ville est dans une effervescence extraordinaire. Ce n’est qu’un élan d’enthousiasme : le Messie ! le Messie ! Nous avons trouvé le Messie ! Toutes les espérances, tous les rêves du peuple sont exaspérés jusqu’au délire. Aussi ce miracle me trouble moins que ses conséquences.

– Que veux-tu dire ? murmura Suzanne.

– Trois fois dans la journée je suis venu te chercher, maître, continua Nicodème sans l’entendre : et tu étais toujours absent. Le Sanhédrin a été convoqué en grande hâte. Tu n’y étais pas ; mais tu sais l’astuce des prêtres. Ils n’ignoraient pas que Lazare était ton disciple, et ils pensaient que, parce que Jésus l’a ressuscité, tu serais peut-être plus incliné vers sa cause. Aussi ils ont passé outre.

Tous étaient convoqués, les Sadducéens en plus grand nombre. C’était un tumulte et un bruit assourdissant. Cette aristocratie sacerdotale était affolée. Ils disaient : « Tous courent après Lui. Si nous les laissons faire, une sédition éclatera. Les Romains viendront réduire la ville et nous ruiner tous. » Ils étaient odieux à voir. Cette famille de Hanan avait des ricanements de hyène. Ils répétaient à demi-voix que le diable, quand il lui plaît, fait des signes aussi prodigieux, que le Galiléen est un possédé – tu sais si les calomnies leur coûtent peu – et qu’il fallait le faire prendre moyennant une récompense et le tuer. Samuel ben Phabi entendait mettre à prix la tête d’un homme en faisant et refaisant avec soin un pli de sa robe de pourpre. Son élégance impeccable ne se laisse pas distraire par ces misères. Issachar riait : il disait que les destinées des empires et des hommes ne devraient se régler que la coupe en main. Il les a tous invités à un festin splendide. Ils étaient hideux et sinistres. Ce sont des âmes basses, et si cruelles à leurs heures et puis, ils ont à venger les fouets chassant du Temple leurs créatures et menaçant leur négoce...

Pour les pharisiens nos frères, moins avilis, mais peut-être plus constants dans leurs aversions implacables, ils répétaient les malédictions de Jésus avec un dédain superbe. Et Jochanan disait que tous ces anathèmes retomberaient sur la tète du Nazaréen, réunis en un seul « Malheur à celui qui s’est levé contre nous ! » Penses-tu, maître, que s’il est pris il sera traduit devant ces juges ? Et avec quels raffinements d’humiliations et de tortures ils le feraient mourir !

– Tu n’as rien dit pour le défendre ? demanda impétueusement Suzanne.

– Quelques-uns, avec moi, ont protesté. Sois béni, maître : c’étaient les disciples d’Hillel ou les tiens ; non qu’on te croie partisan de Jésus, mais à cause de votre esprit de tolérance et de votre horreur de la persécution. Oh ! nous étions trois ou quatre à peine ; mais enfin nous tenions tête au tumulte. Et soudain Kaïphe s’est levé. Il s’est écrié :

– Vous ne voyez donc rien ! Il vous est bien plus avantageux qu’un homme meure que si toute la nation périssait.

On a accueilli ces mots avec des acclamations ; ils ont achevé de convaincre les faibles. Le spectre de Rome, la guerre, la ruine, cela vaut bien la mort d’un homme ! Et pourtant ils savent que Jésus n’est pas un séditieux, qu’il s’est enfui, lorsqu’on voulait le faire roi, et qu’il répète toujours : « Mon royaume n’est pas de ce monde. »

– Leur as-tu dit ces choses ? interrogea gravement Gamaliel.

– Ils ne veulent pas les entendre, répondit Nicodème avec embarras. Tout cela n’est qu’un prétexte ; son sort est réglé, ce n’est plus qu’une question de temps.

– Nous l’arracherons de leurs mains, dit le grand docteur. J’ai juré de le prévenir et de sauver. Il n’y a qu’une chose à faire : le tenir hors de la portée de leur haine. Philippe le Tétrarque est un prince intelligent et humain. Jésus vivra en paix, dans l’Iturée. Je sais que déjà il s’y est retiré une fois ; quelques années, quelques mois seulement peut-être passeront sur cette effervescence, et tout cela s’oubliera. La vie nous pousse et les hommes changent. Jésus est très jeune, il a le temps d’attendre. Il faut le prévenir.

– Mais tu sais bien que Jésus de Nazareth est surveillé comme il ne l’a jamais été, interrompit Nicodème avec agitation. Les prêtres ont des espions partout. Si l’on nous voit l’un ou l’autre en conversation intime avec lui, nous nous compromettrons d’abord, et nous donnerons l’éveil à coup sûr.

– Nous pourrions le faire avertir par Lazare. Mais j’ai une autre pensée. Suzanne devrait aller chez Marie et chez Marthe : elle demanderait le Maître et lui dirait ce qu’elle vient d’entendre. Il n’est pas ordinaire d’agir ainsi, mais le cas est exceptionnel... « Ceux qui aiment ont seuls l’intuition des malheurs qui nous attendent », ajouta Gamaliel avec une ombre de mélancolie ; « c’est avec leur cœur qu’ils voient... »

– J’irai, oh ! quand je devrais perdre ma vie pour Lui, s’écria Suzanne. Pourquoi n’entrons-nous pas, nous les femmes, dans ces conseils ? Il semble que nous combattrions autrement pour une cause sainte. Je ne t’accuse pas, toi qui y étais ; et pourtant, comment n’as-tu pas su les confondre !

– Un contre tous ?... reprit timidement Nicodème.

– Mais c’est la vérité contre l’erreur ! Qu’importe qu’on soit un ou qu’on soit mille ! Si Jésus mourait, crois-tu que son sang retomberait seulement sur ses ennemis ? Mais il retomberait aussi sur les amis qui l’abandonnent !...

– Il est vrai, dit Gamaliel. Seulement on compromet bien souvent les causes les meilleures en les défendant imprudemment. Tu ne connais pas ces hommes. Nicodème ne peut rien pour les convaincre. Il n’y a aucune prise sur la haine et sur la peur unies ensemble, Et c’est si juste que si, par malheur, Jésus était arrêté, je n’assisterais pas à la séance du Sanhédrin, pour ne pas être le témoin impuissant d’une scène d’horreur. Je le répète, il n’y a qu’une ressource : l’éloigner. Et c’est toi qui dois tâcher de le convaincre. Ne parle pas à nos amis de Béthanie. Laisse-les à leur joie.

– Merci, ah ! merci, frère, s’écria Suzanne avec ferveur.

Gamaliel se fit plus grave :

– J’ai juré de le défendre, je tiens mon serment. Dis-lui que je veux le sauver, parce qu’il a une âme de lumière, et parce qu’il dit des choses merveilleuses. Dis-lui que le vieux maître juif, bercé au souffle de la Grèce, mourra fidèle au culte de la clarté et de la beauté, et si, comme tant d’autres pris par leur mission ou par leur rêve, il fait trop peu de cas de la vie et de la mort, dis-lui : Gamaliel m’envoie vous dire : « La terre est trop sombre pour que ceux qui l’éclairent s’en aillent avant le temps. »

– Et je lui dirai aussi que vos âmes sont trop belles pour ne pas s’entendre à jamais.

Elle s’arrêta, penchée vers son frère avec une tendresse infinie ; et, le regardant bien en face, de ses yeux purs :

– Et j’ajouterai, si j’ose ajouter quelque chose : « Seigneur, il croit, aidez la faiblesse de sa foi ! »


11

La foule qui allait de Jérusalem à Béthanie grossissait toujours. C’était un va-et-vient continuel de convaincus et d’hostiles, de curieux surtout. L’étrangeté du fait soulevait les esprits d’ordinaire indifférents. Le miracle de la résurrection jetait sur le nom de Jésus un reflet sombre de l’au-delà : on parlait de lui avec étonnement, presque avec épouvante. Mais cela grandissait d’autant sa réputation, le mettait hors de pair, prosternait devint lui l’âme mobile du peuple. « C’est le Christ ! c’est le Messie ! » On entendait cette exclamation dans tous les groupes d’allants et venants.

Et cependant la conquête de cette multitude n’était ni sûre ni définitive. Cette foi si bruyante risquait de disparaître, comme elle était venue, par un choc extérieur. C’était une traînée de lumière, effleurant la surface de l’eau sans pénétrer la masse profonde : qu’un nuage vînt à passer, et tout allait retomber dans l’ombre.

Suzanne désirait vivement ne pas se mêler à ces rassemblements et à ces commentaires. Sur le conseil même de son frère, elle attendit quelques jours que l’effervescence fût un peu dissipée. Lorsque enfin elle se mit en route, ce fut au soleil levant ; elle allait plus immatérielle que jamais sous l’émotion intérieure qui la pâlissait encore... Du haut de l’aliyah, où il était monté pour prier, Gamaliel la regardait partir…

C’était un matin calme et clair. Dans ces climats privilégiés, l’hiver se perd, presque sans transition, dans la douceur du printemps ; c’était un de ces jours de cristal où la lumière elle-même semble plus transparente et plus légère. Une buée imprécise noyait l’horizon de collines grisâtres, adoucissait les angles, donnait à la terre aride une douceur de lointain vaporeux. Suzanne marchait lentement, sentant son âme en harmonie avec cette fraîcheur d’aurore, et suivant son grand rêve intérieur sans parler, presque sans voir.

Elle franchit ainsi les deux milles qui la séparaient de Béthanie, ayant à la fois la hâte et la crainte d’arriver, ne sachant comment elle aborderait le Maître, ni si elle oserait lui parler. À leurs rares rencontres elle avait bien compris qu’il lui serait impossible d’ouvrir les lèvres. Aujourd’hui, la pensée de le sauver lui donnait un peu plus d’assurance. Elle se disait qu’elle lui répéterait les mots harmonieux de Gamaliel et des paroles des psaumes, celles du Hallel surtout : « Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur », pour être moins indigne qu’il l’écoutât. Et cette préparation enfantine lui créait l’illusion de se sentir moins loin de lui. Mais lorsqu’elle arriva à la porte de Lazare, un brusque accès de timidité la saisit. Elle murmura, en se tournant vers Sarah : « Je n’ose plus », et, un moment, elle resta ainsi hésitante sur le seuil. Mais bien des gens passaient le long de la route, et leurs regards curieux la gênaient encore davantage. Elle fit un grand effort, et, franchissant la première cour, elle entra.

La maison lui était devenue familière. Déjà Suzanne pénétrait à travers la galerie étroite, dans la grande salle à fleur de sol, la salle des festins et des réunions de famille, lorsqu’elle croisa Marie, sœur de Lazare... En l’apercevant. Suzanne rougit légèrement. Marie portait le voile rayé d’or que la jeune fille lui avait tendu dans la demeure de Simon le pharisien. Marie vint à elle, le visage radieux :

– Ce sont des journées si heureuses ! dit-elle. J’ai voulu y rassembler tous les souvenirs qui me sont chers. Et dés que j’ai enlevé le voile de deuil – vous savez avec quel élan de joie – le vôtre ne m’a plus quittée. Marthe a raconté au Maître dans quelles circonstances vous me l’aviez donné, et Il a répondu pour vous la parole prophétique : « Et moi, je poserai sur sa tête une couronne d’allégresse. »

– Qu’il est bon ! dit Suzanne confuse. mais il ne savait peut-être pas que, dès cette heure lointaine, je vous aimais.

– Il le savait ! Ne croyez-vous pas qu’il sait tout ? demanda Marie en souriant. Mais il m’a retirée de si bas, – et vous avez été, la première, toute pleine de pitié pour moi !

– Pensez-vous que je pourrai le voir ? interrogea timidement Suzanne. Je suis chargée pour lui d’un message de Gamaliel. C’est très grave. Mon frère désirerait que je puisse lui parler en particulier.

Marie l’entraîna avec elle, à travers la seconde cour intérieure, ses appartements et ceux de Marthe, jusqu’au jardin :

– Le Maître est là, dit-elle. Vous pouvez aller ; Lazare le quitte à l’instant.

– Tout de suite ? Sans le prévenir ? demanda Suzanne, se serrant plus près d’elle. Il sera surpris de ma hardiesse, peut-être. Il ne me connaît pas.

Marie eut un sourire indulgent de sœur aînée :

– Jésus n’est pas comme nos docteurs ou nos maîtres. Il ne repousse jamais personne. Il nous appelle tous. Allez avant que la foule arrive.

Le soleil était maintenant très haut à l’horizon. Il inondait d’une clarté intense le jardin de palmiers, de lauriers et de ces merveilleuses roses fleurissant en toute saison. Deus ou trois sycomores, toujours verts, étendaient leurs troncs énormes, faisant de leurs branches une sorte de berceau. Quelques cyclamens commençaient à paraître. Ces fleurs trop précoces avaient un charme de grâce fragile. Le jardin précédait celui, plus élevé, où était le sépulcre. Il était plus chaud et plus abrité. Suzanne ne se souvenait pas d’y être venue, car tout lui était nouveau. De hautes palissades de lis à peine entr’ouverts jetaient dans l’air pur un parfum léger...

Jésus était assis sur une pierre couverte de mousse, près de cette frêle barrière. Il était seul, le front baissé, si grave. et comme si distant de la terre, que Suzanne, pendant quelques instants, n’osa approcher. Mais il la vit de loin et lui fit un signe d’appel. Elle s’avança jusque tout près de lui. Elle s’agenouilla à ses pieds.

– Seigneur, dit-elle d’une voix basse, Gamaliel mon frère m’envoie vers vous. Il vous fait dire...

Hélas ! les mots n’arrivaient pas. Il lui semblait qu’en elle la vie même s’arrêtait dans l’émotion indicible.

– Aie confiance, dit Jésus avec une douceur infinie. Ne crains pas. C’est moi.

C’est moi ! Cette parole en effet chassait toute épouvante. Toutes les angoisses et toutes les craintes de Suzanne se perdirent dans une immense paix. C’était lui, la douceur, la bonté sans bornes ! Elle se trouva, avec délices, très petite et très humble devant le grand prophète. Elle oublia tout ce qu’elle se répétait en chemin. Il lui parut que son âme se dégageait comme un oiseau qui prend son vol.

– Seigneur, dit-elle dans sa naïveté candide, j’avais cherché des paroles qui soient moins indignes de vous, les paroles mêmes de mon frère, harmonieuses comme un chant. Je ne sais plus. Je vous apporte mon âme petite et incertaine. Regardez-la à travers les mots obscurs. Et puisque j’ai la bénédiction d’être placée sur votre route, je vous supplie, aidez-moi. Je cherche Dieu, mais comme au hasard, mais dans les ténèbres, sans pouvoir lui offrir toutes les tendresses de mon cœur, qui ne sait pas le chemin pour aller à Lui...

Et Jésus dit :

– Je suis la voie.

– Seigneur, reprit Suzanne, on nous enseigne bien des choses dures, des choses qui froissent en nous et qui glacent tout élan joyeux. Tout cela ne meurt pas, puisqu’en vous écoutant tout s’est réveillé en moi. Vous avez dit ce que je n’avais jamais entendu jusqu’alors, ce que, sans le savoir, j’attendais. Bien d’autres, cependant, nient et effacent vos paroles sur la bonté, sur la pureté, sur l’amour de Dieu et des hommes. Ils bornent nos rapports avec Dieu à des prescriptions extérieures, sans s’occuper du fond de nous-mêmes, de ce qui pleure en nous ou de ce qui y chante. Les meilleurs disent qu’il ne faut pas nous mêler aux autres parce que nous ne sommes pas comme eux... Vous n’aimez pas ces choses. Mais toutes ces contradictions sont troublantes !…

Et Jésus dit :

– Je suis la vérité.

– Seigneur. ce n’est pas assez de savoir la route et d’y être éclairé de votre lumière. Nous sommes si faibles ! Je veux, bien souvent, et je ne peux pas. Je reste aussi misérable. Tant de choses font souffrir et découragent ! Il faudrait que, constamment, une main se tendît vers nous et nous aidât. Une main si puissante... mais si tendre aussi ! Souvent il me semble que, livrée à moi-même, je tomberai à chaque pas...

Et Jésus dit

– Je suis la vie. Je suis venu pour vous l’ayez – pour que tu l’aies – avec plus d’abondance.

– Ah ! Seigneur, puisque ainsi vous êtes tout, demeurez avec nous, s’écria-t-elle suppliante. Vous êtes si grand, nous sommes si pauvres des splendeurs qui sont en vous ! Gamaliel vous fait dire : « Ne vous en allez pas avant le temps ! » Je ne vous parle que de moi, dans la douceur d’ouvrir mon âme, mais je ne suis venue que pour vous. Les prêtres ne cachent plus leur haine. Ils mettent votre tête à prix. Réfugiez-vous dans l’Iturée, près de Philippe. Ce miracle a déchaîné sur vous un souffle de tempête. C’est vraiment l’heure des ténèbres.

– Mais je suis venu pour cette heure, interrompit gravement le Maître. Si le grain de froment ne meurt pas, il reste seul. Mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruits.

– Vous ne pouvez pas finir ainsi misérablement, vous qui ressuscitez les morts. Le Seigneur ne vous livrera pas à ces hommes ! Vous ne savez pas ce qu’ils sont, et de quelle mort ils vous menacent...

Jésus eut un regard triste :

– Il faut que le pasteur soit frappé et que les brebis du troupeau soient dispersées : les brebis qui entendent ma voix ; tous ceux que je connais et qui me connaissent... ceux que moi aussi j’ai aimés. Ils m’abandonneront… et toi...

– Mais je mourrais pour vous, Maître, s’écria Suzanne. Je sais que je ne suis rien, et près de vous je le sens avec une douceur profonde. Mais si indigne que je sois d’entrer dans vos conseils, j’ose vous supplier de vous sauver vous-même, pour nous. S’il faut que vous mouriez, au moins que ce soit bien plus tard, quand vous aurez fini votre œuvre ! Laissez-nous vous défendre... Par pitié pour nous, écartez cette mort dont la haine des hommes vous menace. Qui croira en vous si vous partez ainsi ? Je ne sais pas vous dire les mots qu’il faudrait... je souffre trop...

Elle s’arrêta, sentant venir les larmes. Jésus se pencha vers elle d’un mouvement de miséricorde très douce :

– Ne pleure pas. Écoute : ces choses n’auront qu’un temps. Et mon Père lui-même t’aime, comme il aime tous ceux qui m’ont aimé.

Elle s’appuya, au hasard, sans rien voir, sur la frêle barrière. Un lis très haut, à demi épanoui, se courba sous sa main, tomba aux pieds du Maître. Elle regarda sans comprendre, croyant que c’était en elle qu’une chose fragile s’était brisée.

Jésus ajouta avec un accent de compassion inexprimable :

– Tu ne peux pas comprendre maintenant. Même pour toi, il est bon que je m’en aille. Dis à Gamaliel : « Le Maître te répond : Ne dois-je pas boire le calice que mon Père m’a donné à boire ? Mais c’est pour cela que je suis venu. » Et puis ce sera la résurrection, la joie que personne ne te ravira.

Suzanne jeta sur lui un regard d’agonie.

– Alors, dit-elle, vous qui pouvez tout, ayez pitié et épargnez-moi. Quand vous saurez que l’heure est venue, ordonnez que moi aussi je m’en aille. La terre est si déserte ! et je m’y sens seule comme dans une tombe.

Jésus regarda profondément cette innocence qui l’implorait. Peut-être devant le regard pensif du Maître cette douleur naïve assombrit-elle encore le ciel si obscur du Calvaire. Peut-être mesura-t-il l’âme craintive et la trouva-t-il disproportionnée au fardeau d’angoisse. Il ne voulut pas soulever davantage devant la jeune fille le voile qui cachait tant d’humiliations et de tortures. Il murmura : « Ils me laisseront seul ! » Mais avant qu’il eût pu ajouter autre chose Suzanne se redressa d’un élan :

– Non, dit-elle. N’écoutez pas cette prière ! Elle est lâche. Il ne faut pas que vos fidèles se dérobent. Tout est obscur : je comprendrai quand vous voudrez que je comprenne. Mais si votre œuvre ne meurt pas avec vous, je me propose pour votre œuvre. Je serai là, le plus près que je pourrai, tant que j’aurai un peu de force. Lorsque vous ne me verrez plus, c’est que j’aurai défailli malgré moi-même. S’il faut que vous mouriez, – et ce mot déchira l’air comme un sanglot, – vous mourrez moins triste en songeant que vous laissez des amis prêts à entrer dans votre héritage de labeur, de souffrance et, s’il le faut, de mort ! Et puis... vous triompherez, vous régnerez ? Que tout cela est mystérieux ! mais je vous offre mon âme dans ces ténèbres qui me sont sacrées, puisque vous les voulez pour moi.

Jésus étendit les deux mains d’un geste large. Il les posa sur la tête de l’enfant, comme pour réunir sur elle toutes les bénédictions de la terre et toutes les bénédictions du ciel :

– Et moi, dit-il, quand je serai élevé de terre, je t’attirerai à moi.

Suzanne se releva, transfigurée dans ce sacrifice complet d’elle-même, offert et accepté. Il lui parut qu’en elle et autour d’elle tout était changé, que tout était nouveau et saint. Elle n’avait rien obtenu, mais elle se sentait grandie et bienheureuse, parce qu’elle avait tout donné.

Les hautes palissades de lis à peine entr’ouverts jetaient dans l’air pur un parfum léger…


12

Les cœurs qui aiment ont des ressources éternelles d’espérance. L’entretien de Jésus et de Suzanne laissait peu de doutes sur l’issue de la mission du Maître. La jeune fille savait, comme il le lui avait dit, « qu’il boirait le calice de son Père », mais quel était ce calice ? Et jusqu’à quel point serait-il amer ? Tant de prédictions mystérieuses s’ajoutaient : « Qu’il ressusciterait, qu’il viendrait les prendre, que rien ne pourrait leur enlever leur joie ! » Il parlait de mort, il parlait surtout de vie...

À mesure que Suzanne avançait sur la route de Béthanie à Jérusalem, les ombres se perdaient dans des reflets d’aurore. Sincère dans son désir de se vouer à l’œuvre du Maître, elle ne voyait cependant pas la pensée divine. Comment l’aurait-elle vue : Nous jugeons la grande œuvre après vingt siècles. Nous l’adorons ou nous passons indifférents mais enfin nous ne pouvons pas la nier. Ce que nous voyons dans l’ensemble apparaissait aux contemporains peu à peu, jour par jour. Et les apôtres, témoins habituels de la vie du Maître, ne comprirent vraiment que lorsque « l’Esprit leur enseigna toutes choses ».

Gamaliel avait écouté très attentif le récit de sa sœur. Ces prévisions sombres et cette acceptation volontaire de la mort lui paraissaient étranges chez un être aussi jeune. Il les attribuait à un enthousiasme passager et aussi à cet attrait du sacrifice total de soi qui saisit, à certaines heures, les grandes âmes.

« Il se voit sans doute d’avance enseveli dans la gloire », disait-il à Suzanne. « Les êtres angéliques ne devraient pas vieillir. Il v a une poésie dans le sacrifice d’une jeunesse pure, que rien ensuite ne peut égaler. Ceux qui ont le sens de la beauté sentent cela. C’est une loi humaine, qu’une mort héroïque nous sacre. Heureux ceux qu’elle atteint dans la fleur même de la vie ! Mais cette exaltation passera, pour Jésus, avec le grand bruit du miracle. Qu’obtiendrait-il par une mort prématurée ? S’il veut que le mouvement qu’il crée puisse durer, il faut qu’il lui donne une impulsion plus longue. Tu vois que toujours, et malgré nous-mêmes, il nous reste une énigme. Un prophète à coup sûr. Le Messie ? Qui le sait ? Pourquoi ne lui as-tu pas demandé ce qu’il disait de lui-même ? »

– Peut-on demander « qui êtes-vous ? » à celui qui se nomme la Voie, la Vérité, la Vie ? Il m’a expliqué que je ne pouvais pas, en ce moment, comprendre bien des choses. Il nous prépare bientôt une révélation éclatante. Il m’a promis que je verrais plus tard, et qu’il m’attirerait dans sa clarté quand il serait élevé de terre... Quand il serait élevé de terre... Comprends-tu ces mots, frère ? Ils signifient, sans doute, au jour de son règne. Il faut qu’il meure, comme nous tous. Mais quels prodiges accompagneront et suivront sa mort ! Nous verrons des choses merveilleuses, et Il nous sera rendu plus grand encore, et plus heureux ! Nous le servirons, n’est-ce pas, Gamaliel : Glorieuse ou obscure, tu te dévoueras comme moi à son œuvre.

– D’autant plus qu’il s’aidera de tes conseils, interrompit Joseph d’Arimathie, qui entrait joyeusement. La paix soit dans cette demeure, maître. Lazare m’envoie pour t’apprendre que Jésus a quitté Béthanie et s’est retiré dans une ville encore inconnue, au delà du désert. Les prêtres écument de rage. Leur proie leur échappe, et c’est à toi que nous le devons !

– Il est sauvé ! s’écria Gamaliel avec un soupir de soulagement.

– Je ne croyais pas avoir gagné ma cause, murmura Suzanne toute rougissante. Il ne m’avait pas dit qu’il partirait. Je me suis peut-être trompée sur tout. J’étais si troublée que je n’ai pas entendu beaucoup de ses paroles.

Gamaliel eut un sourire de fierté :

– Le conseil s’assied à la table des sages, et l’homme s’affermit par le respect qu’il porte aux anciens. Le jeune prophète n’aura rien à redouter tant qu’il sera fidèle aux avis de Gamaliel. Nous allons offrir la première coupe en son honneur. Je me sens l’âme légère. Je voulais tant le sauver ! Je le voulais pour lui, pour vous, et aussi pour moi-même. Il y a des rêves très hauts impérieux comme un devoir, et puis...

Il s’arrêta quelques instants, et, rayonnant de la plus noble joie :

– Suzanne, je voulais que, lorsque je reposerai, endormi, tu puisses dire : Gamaliel a sauvé Jésus de Nazareth...

Et lorsque le vin, comme de l’or liquide, eut rempli les coupes flammées, le grand docteur, après la formule de bénédiction, éleva les yeux et ajouta : « Seigneur, sois béni, toi qui fais luire en nous ta lumière, toi qui nous aides à y discerner les choses ténébreuses, toi qui nous enseignes à les rejeter. Sois béni, toi qui m’as inspiré de sauver un innocent, toi qui m’as incliné à aimer celui qui, sans le savoir, m’a ravi l’orgueil de ma vie, à l’aimer comme moi-même… Pensif, il ajouta : « Plus que moi-même. »

.     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .

Suzanne passa bien des jours dans cet étonnement et cette allégresse. Elle vivait très retirée et n’entendait plus parler de Jésus au dehors. Il n’était plus question de complot ou de haine. La jeune fille employait de longues heures à scruter les Écritures, les prophètes surtout, et les Psaumes, avec un soin extrême.

Gamaliel souriait à ce redoublement d’ardeur pour l’étude, dont il devinait la cause. Il l’aidait dans les passages difficiles. Le texte hébreu, que les savants seuls déchiffraient couramment, n’avait plus, grâce à ce secours, aucun secret pour elle. Entre l’étude, le Temple et la synagogue, les semaines s’écoulaient rapidement et dans un apaisement relatif. En réalité, elle ne vivait que d’espérance.

Quelque temps après les derniers évènements, elle était un matin dans l’aliyah, le précieux rouleau d’Isaïe entre les mains, lorsque son attention fut distraite par un mouvement extraordinaire. Le toit de ces maisons orientales était distant du sol de quelques palmes à peine. Suzanne dominait donc l’agitation de la rue sans que rien lui échappât. La Pâque, qui approchait, rassemblait comme toujours, dans la Ville Sainte, des milliers d’étrangers. Mais les allées et venues de ce matin d’avril ne ressemblaient en rien à celles des autres jours. C’était une surexcitation étrange, des courses précipitées, des appels gutturaux ! Elle pensait : « On se croirait en Galilée ! »

En réalité, presque tout le peuple qui courait au-dessous d’elle paraissait étranger à Jérusalem. Ils parlaient tous le langage moins harmonieux et plus dur des provinces. Nous avons dit que la demeure de Gamaliel, au-dessous du palais d’Hérode, touchait presque le superbe pont Royal reliant Sion au Moriah. Elle dominait les vallées, les faubourgs, et jusqu’aux premières pentes verdoyantes du mont des Oliviers, qui mettaient une trouée claire dans l’aridité des alentours

Suzanne remarqua avec surprise que presque tout le monde coupait des rameaux verts, comme à la fête des Tabernacles, et se dirigeait vers le haut de la colline. C’était un enthousiasme fou, une confusion de cris et de chants, une hâte de fête... Elle sortit de l’aliyah et vint sur le bord de la terrasse. Mais elle s’assit et se dissimula derrière la balustrade, car des gens de Jérusalem venaient maintenant avec un groupe de pharisiens irrités, apostrophant le peuple et accablant d’imprécations ces ignorants et ces maudits.

En haut, tout en haut du mont des Oliviers, un nuage de poussière marquait l’arrivée d’une autre multitude, montant de Béthanie et de Bethphagé. Les groupes se rejoignirent ; et la joyeuse procession descendait maintenant vers la ville, agitant des palmes, remplissant l’air d’acclamations rythmées comme de grandes vagues s’élevant et se brisant : et tout devenait plus distinct. C’était l’incomparable : « Hosannah ! au fils de David ! Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur ! » Et toujours l’Hallelu Iah ! louange à toi, Seigneur, ponctuant chaque phrase du cantique.

Le cœur de Suzanne battait à se rompre. Ce roi auquel on avait préparé cette entrée magnifique, ce ne pouvait être que Jésus de Nazareth. Mais comment cela se faisait-il ? Il revenait donc ? Il revenait comme un conquérant ! C’était donc là ce qu’il ne voulait pas lui dire encore ! Il triomphait ! Il régnait ! Tout l’orgueil héréditaire se levait en elle sous le souffle de victoire. Elle l’acclamait, elle aussi, ce roi béni entre tous, auquel il ne manquait à ses yeux – elle le sentait bien à présent – que cette auréole de gloire humaine !

Il était saint, miséricordieux et doux, et aussi, et enfin, le triomphateur rêvé ! Jérusalem accueillait le roi digne d’elle, son Messie et son Christ, au bruit des applaudissements ! Suzanne disait tout haut, sans s’écouter elle-même : « Voici que ton roi rient à toi, plein de douceur. En ces jours-là, la terre sera dans l’allégresse, et les îles applaudiront. Les peuples seront devant lui, comme les gains de sable des rivages. » Et les voix des enfants emportaient son rêve triomphal, dans ce ciel de lumière. sur les ailes de l’hosannah :

« Béni soit Celui qui vient au nom du Seigneur ! »

C’était Lui. Il approchait. À vol d’oiseau, Il n’était distant d’elle que d’une centaine de pas, humble et doux, monté sur un âne, – la monture familière de ce pays, – n’ayant rien dans son attitude de l’orgueil satisfait d’un roi. Et toujours cet insondable regard, qui semblait voir plus loin que l’écorce des choses humaines, et découvrir derrière le voile de joie des profondeurs d’agonie.

Elle était trop joyeuse, trop hors d’elle-même pour le sentir triste. Elle visait son rêve. Mais tout à coup une honte la prit de rester seule, comme une simple spectatrice, sans orner, elle aussi, son triomphe. Hélas ! il n’était plus temps d’aller couper des branches de lauriers et d’oliviers sur les pentes de la colline ! Le Maître approchait. Il était trop tard. Point de jardin chez elle ou dans les environs. En dehors du célèbre jardin des roses, les Juifs stricts n’en avaient pas à Jérusalem. Elle descendit cependant sur le seuil de sa porte, pour qu’il la vit, même dans son dénuement.

La ruelle étroite, pavée de marbre blanc, était remplie d’une foule joyeuse, aux robes éclatantes, aux lourds turbans rayés, aux mains pleines de fleurs et de palmes. C’était une scène orientale, d’un charme pittoresque et rare. Tous ces hommes marchaient très lentement, à cause de l’encombrement des rues. Bientôt, Suzanne distingua, à sa grande joie, ses amies de Béthanie. Elles se firent de tendres signes d’appel. Au milieu d’elles, une femme, idéalement belle, se tournait de temps en temps du côté où venait Jésus, avec une inexprimable expression d’amour.

Elle était majestueuse comme une reine et simple comme un enfant. Ses yeux purs rayonnaient d’une si divine tendresse que Suzanne ne pouvait détacher ses regards de cet angélique visage. Tout bas, elle dit à Marthe :

– Qui est avec vous ? Marthe lui répondit :

– La mère de Jésus.

Suzanne s’avança d’un élan instinctif vers la plus virginale et la plus douce des femmes. Elle s’inclina avec une grâce timide et, selon l’usage du temps, la salua d’un baiser. Et puis, avec un geste d’humilité charmante, montrant ses mains vides :

– Mère, je n’apporte rien au triomphe de notre Roi. J’aurais voulu jeter sous ses pas toutes les roses de Saron, toutes les palmes d’En Gaddi. Mais mon émotion a été trop forte et m’a enlevé toute autre pensée. Il est là... Je n’ai rien.

Et celle qui, aux noces de Cana, avait obtenu le premier miracle pour accroître une joie innocente consola cette détresse naïve en répondant dans un sourire :

– Il ne demande que nos cœurs.


13

Ces joies inoubliables furent des joies fugitives. Gamaliel avait appris avec un mécontentement hautain le retour de Jésus. « Il ne croit pas en nous, ou il veut mourir ! » répétait-il. Les hosannah de la foule, les acclamations qui avaient interrompu le grand rabbi dans le Temple même, où, selon son habitude, il se promenait sous les portiques avec ses disciples : tout cet enthousiasme sincère mais fragile ne lui inspirait aucune confiance. Il connaissait le caractère fantasque et les revirements brusques du peuple, de ce peuple des provinces surtout, qui formait presque à lui seul l’escorte de Jésus. Il voyait la rage impuissante des prêtres et leur appel à Jésus même :

– Ordonnez-leur donc de se taire !

Hélas ! les quelques jours qui suivirent redoublèrent l’anxiété du docteur juif. Une seconde fois Jésus avait chassé du Temple les vendeurs et les acheteurs ; une seconde fois l’or et l’argent des changeurs avaient été renversés sur les parvis de marbre, aux éclats de la parole vengeresse : « Vous avez fait de la maison de mon père une caverne de voleurs ! » Et les prêtres, au paroxysme de la colère, s’étaient approchés avec la question captieuse :

– Dis-nous par quelle autorité tu fais ces choses ?

Gamaliel voyait les nuages s’amasser au-dessus de ce jeune front qui semblait défier la foudre. Un espoir restait au noble Juif. En condamnant les prêtres, Jésus se créait comme forcément une popularité parmi les pharisiens et les docteurs de la loi, tant la haine, entre ces puissances rivales, était redoutable ! Sans se faire beaucoup d’illusions, Gamaliel espérait une conciliation possible entre Jésus et les Hassidim. Son espoir fut bientôt déçu. Deux jours à peine après que les fouets avaient chassé, comme un troupeau, la tourbe des marchands avides, Jésus, les yeux brillants de la même sublime colère, le front rayonnant des mêmes fulgurantes clartés, avait jeté sur les pharisiens et sur les scribes, à la face de tout le peuple, des anathèmes foudroyants.

– C’est l’exaltation du triomphe qui l’égare, disait Gamaliel. Il oublie tout ménagement. Sa parole est plus brûlante qu’une verge de feu. Sans doute, il compte que l’enthousiasme passionné du peuple le protégera contre la revanche – contre la mort ! Il dit bien : « Je suis venu pour cette heure ! » Mais s’il voyait cette heure toute proche, ignominieuse, sanglante, inévitable, il n’aurait plus la même impassibilité stoïque. Il se trompe lui-même. Il se croit la puissance d’un Dieu ! »

Gamaliel allait et venait, dans la salle du festin, en murmurant ces paroles, entrecoupées de longs silences. C’était le soir de la Pâque. Les rayons du soleil couchant jetaient sur les verres épais des reflets rougeâtres. Suzanne écoutait anxieusement. Elle portait une robe légère brodée de fleurs d’or ; son voile était retenu par un triple rang de perles. C’était la fête des fêtes. Elle en surveillait les derniers apprêts avec la perfection qu’elle mettait à tout.

Déjà l’aphikomon, sorte de pain sans levain ; les herbes amères, le charoseth, mixture de fruits macérés dans du vinaigre ; le chagigah, mouton ou chevreau, don futur de l’autel, étaient placés tour à tour sur la table. Des voisins pauvres et quelques amis : Joseph d’Arimathie, Nicodème, – dix convives en tout, selon les prescriptions légales, – avaient été invités. À l’inverse de la plupart des maisons juives, où les femmes dînaient à part, Gamaliel avait toujours ordonné que, chez lui, les repas se prissent en commun. Sa sœur ne le quittait qu’aux festins des Hassidim ou des docteurs. Ce soir-là, pour faire honneur â ses hôtes, la jeune fille entourait les tables basses de guirlandes d’anémones rouges. La fleur de pourpre semblait saigner, à cette lumière indécise du couchant, tandis que, dans le calme de sa beauté pure, Suzanne allait d’un pas tranquille, la gerbe parfumée entre les bras...

Au bout d’un moment Gamaliel poursuivit :

– Et cependant que Jésus de Nazareth était magnifique ! Quelle éloquence ! Que le courage est une chose merveilleuse ! Si tu avais entendu ces oppositions saisissantes, qui semblaient venir naturellement sur ses lèvres : « Vous payer la dîme de la menthe, de l’anis et du cumin, et vous négligez la bonté, la justice, la droiture ! » Vois-tu cela ? L’ironie de ces choses infiniment petites, devant les choses éternelles ? Et ceci : « Malheur à vous qui bâtissez des sépulcres aux prophètes que vos pères ont tués, et qui dites : Si nous eussions vécu de leur temps nous n’aurions pas été complices ! Serpents, race de vipères ! Comblez donc la mesure de vos pères... » Entends-tu ce fier défi à la mort ?... Tous ces mots retombaient sur le corps illustre auquel j’appartiens. Et, malgré leur vérité trop réelle, j’aurais dû, j’aurais voulu avoir contre Jésus des pensées de colère ! Et j’étais au contraire soulevé d’admiration devant cette âme vierge de compromissions et de lâchetés, toute vivante et toute brûlante, jetant les revendications d’une vraie conscience d’homme à la face de ces hypocrisies honteuses ! Il n’a pas assez vécu pour cette tolérance des sages, faite, le plus souvent, de lassitude et de dédain. Il est trop jeune ! Est-il trop jeune ?... Vraiment, seul à seul avec moi-même, je dis : Il est trop grand ! Toute mon âme lui disait : « Poursuivez, Maître, car vous écrivez la plus belle page de notre histoire juive ! Aucun homme jamais n’a parlé comme vous. L’ange d’Isaïe a dû toucher vos lèvres de son charbon de feu. » Et puis, malgré moi-même, j’aurais voulu lui crier « Tais-toi, mon fils, ils te tueront. »

Suzanne écoutait. haletante, le grand docteur que le culte de la beauté emportait ; elle écoutait aussi en elle, depuis le matin, un pressentiment obscur, triste comme un cantique de deuil.

Joseph d’Arimathie arrivait en ce moment.

– La paix soit à toi, maître ! Au moins, ce soir, sois sans inquiétude. Jésus est en sûreté chez moi avec ses disciples. Il y fait la Pâque. Cet après-midi, il m’a envoyé Jacques et Jean pour me demander seulement le Katalyma, la salle commune : tu sais sa modestie et son éloignement de toute pompe. J’ai fait orner l’aliyah le plus somptueusement possible, – pour qui serait-ce ainsi sinon pour Lui ? – et je le lui ai offert. Suzanne, on a disposé entre les aiguières et les coupes la gerbe de roses que tu avais envoyée à ma mère. Tout est donc bien. Soyons en paix.

Suzanne respira plus librement. Elle alla au-devant des voisins pauvres qui entraient timidement dans la salle somptueuse. Avec des paroles charmantes, elle les fit asseoir aux places d’honneur. Gamaliel les embrassa : il mettait, ce soir-là, une courtoisie spéciale à l’accomplissement de ces rites, déjà anciens chez eux. Tout bas, il murmurait des paroles de Jésus entendues au hasard. « Mais si vous faites l’aumône, tout sera pur pour vous. » Il était vraiment le prêtre du foyer, comme il en était le gardien. Une majesté sereine paraissait émaner de lui, en cette journée de la Pâque.

La bénédiction des coupes et le lavement des mains s’étaient succédé. Déjà on avait partagé les herbes sauvages trempées dans le charoseth. Nicodème n’arrivait pas. C’était l’heure où le plus jeune membre de la famille devait demander : « Que signifient ces rites ? »

Suzanne posa la question de sa voix claire. Gamaliel éleva chaque mets devant les convives avec les explications d’usage. Il montra les herbes, aussi amères que la servitude : l’aphikomon, le pain d’angoisse de l’exil ; le charoseth à la couleur rouge, souvenir du mortier dont les Israélites avaient bâti Rhamsès et Phithom, pendant la longue captivité. Et quand enfin le docteur tint dans ses main l’agneau pascal, que deux branches de grenadier maintenaient comme sur une croix, – l’agneau immolé pour fléchir le courroux du ciel, – Gamaliel se fit très grave. Il s’étendit sur cette loi suprême de l’expiation, sur le rachat des coupables par le Juste. Il expliqua que cet agneau lui-même n’était qu’un type prophétique. Il cita Isaïe et les paroles significatives qu’il met sur les lèvres du Messie : « Comme un agneau je me suis tu, et je n’ai pas ouvert la bouche. »

Les lueurs rouges des verrières étroites s’éteignaient dans des reflets sanglants. Gamaliel s’arrêta, les yeux à demi fermés, dans un de ces silences brusques qui, maintenant, lui étaient familiers. Joseph d’Arimathie dit tout bas :

– Le grand maître est bien loin de nous !

Suzanne répondit :

– Mais il est près de Dieu. Il prie.

Après le repas, prolongé pendant des heures, après qu’on eut passé de main en main la coupe de bénédiction qui le terminait, Suzanne demanda la permission de se retirer. Les deux hommes étaient seuls, lorsqu’un coup furtif à la porte d’entrée les fit tressaillir. Nicodème, pâle et défait, entra en courant et se laissa tomber sur un des lits bas. Dès qu’il put parler, ce fut d’une voix étouffée :

– Jésus est pris. Il est conduit par la cohorte entre les mains de Hanan et de Kaïphe. Tout est fini.

Un silence mortel planait entre les hommes. Gamaliel interrogea :

– Ils veulent le juger cette nuit ?

– Ils ont convoqué à la hâte la plupart des membres du Sanhédrin, reprit Nicodème. Ils disent que, par respect pour toi, ils ne veulent pas troubler ton repos.

– C’est bien cela, dit amèrement Gamaliel ! Hypocrites et lâches ! Ils se défient de moi... Ils ont raison de se défier...

– Est-ce chez moi qu’on l’a pris s’écria Joseph avec colère. Mais ma maison est inviolable, et l’asile que je lui avais offert était sacré !

– C’est à Gethsemane, interrompit Nicodème en se tordant les mains. On sait qu’il s’y retirait pour prier. C’est Judas, le misérable, qui l’a livré. J’ai voulu voir de loin. Oh ! ce cortège lugubre à la lueur des torches. Jésus, si pâle sous l’insulte ! C’est donc fini, fini...

Une angoisse de mort était sur le visage des rabbis.

– Dieu a jugé, dit enfin Gamaliel d’une voix grave, et Dieu est un juste juge. Il n’aurait point livré son Christ aux mains des méchants. Le rêve de ce jeune homme était trop beau !... Allez vers lui, dites-moi s’il est encore possible de tenter quelque chose. N’y eût-il qu’une chance sur mille, appelez-moi.

Joseph d’Arimathie et Nicodème disparurent dans la nuit.

Gamaliel se dirigea à pas lents vers la chambre de Suzanne. Il paraissait vieilli de dix années. Hésitant, il s’arrêta sur le seuil de l’appartement. D’une vue rapide il se reporta à la première rencontre du Christ et de la jeune fille, à cette soirée sur la terrasse, au bord du Lac, où il avait senti qu’elle prenait son premier essor de vie personnelle, qu’elle s’éloignait de lui. Comme il avait souffert alors ! Et cependant il souffrait encore plus aujourd’hui ! Il revoyait toutes les scènes de ces dernières années. Il se rappelait comment ce jeune étranger l’avait attiré malgré lui-même et peu à peu, par la seule beauté de son âme, et comment il s’était pris à l’aimer d’une telle tendresse !

Il ne se sentit pas le courage d’apprendre à Suzanne l’horrible nouvelle. Un moment il écouta la respiration agitée, entrecoupée, de cette nuit de fièvre. Hélas ! que de douleurs se préparaient pour la jeune fille ! La petite âme frêle s’était réfugiée dans l’âme forte de Jésus comme un oiseau craintif dans le creux du rocher. Elle allait être brisée du même choc peut-être ! Les yeux de Gamaliel s’obscurcirent. Il éleva les mains dans une supplication désespérée :

« Seigneur, je te conjure, par pitié pour ton serviteur, s’il est possible, sauve-le ! »


14

Lorsque Suzanne s’éveilla, le lendemain de très bonne heure, elle apprit avec surprise que Gamaliel était sorti au milieu de la nuit et n’était pas encore rentré. Une inquiétude s’empara d’elle. À ses questions réitérées les serviteurs répondirent que le rabbi lui demandait de ne pas se troubler, qu’une affaire pressante l’avait appelé au dehors et qu’il la priait de ne pas sortir avant son retour. Saisie d’un pressentiment sinistre, la jeune fille essaya vainement d’attendre l’arrivée de son frère ; mais bientôt, poussée par une force irrésistible, elle jeta vivement un voile sombre sur sa tête et se trouva hors de sa demeure.

Les synagogues étaient fermées à cette heure si matinale. Mais à cause de la Pâque les grandes portes du Temple demeuraient ouvertes toute la nuit. Et, bien que l’usage fût plutôt d’y monter pour y offrir des sacrifices que pour y prier, Suzanne s’y rendit à la hâte, espérant trouver un peu de paix là où Jéhovah laissait planer son ombre.

Il était la première heure, environ six heures du matin. Un ciel bas et triste couvert de nuages uniformes donnait une teinte de mélancolie à la ville qui s’éveillait à peine. Quelques passants rares montaient, eux aussi, vers le Moriah. Suzanne traversa l’immense cour des Gentils et la cour des femmes. Appuyée contre la balustrade, le moins loin possible de ce Saint des Saints, vide maintenant, mais qui avait contenu autrefois tous les signes de l’alliance de Dieu et d’Israël, – les Tables de la loi, l’Arche sainte, la Verge de Moïse, – la jeune fille essaya de prier. Elle voulut se rappeler la formule de la Shema, la prière du matin qu’elle devait réciter à cette heure ; mais les mots n’arrivaient plus, ses idées se mêlaient, son front brûlait. Elle répétait seulement à de longs intervalles : « Seigneur, ne détournez pas de moi votre face », cherchant avec angoisse autour d’elle pour essayer de découvrir quelque visage ami. Personne ne venait.

Bientôt, cependant, une figure étrange attira son attention. Elle se rappelait avoir vu autrefois – mais où ? mais quand ? – l’homme qui s’avançait hagard, les cheveux en désordre, les yeux fixes. Il sortait de la salle de réunion des princes des prêtres, avec des paroles entrecoupées, inintelligibles. Il passa près de Suzanne sans la voir, répétant comme un insensé : « J’ai péché, j’ai péché, mon péché est trop grand ! » D’un geste machinal il effaçait quelque chose de ses lèvres, une chose invisible et brûlante : on eût dit qu’il voulait les déchirer. Il marcha d’un pas saccadé jusque vers la sortie, puis il revint brusquement à la barrière de la cour d’Israël, et de toutes ses forces, tourné vers l’autel, il lança une poignée de deniers d’argent avec un geste de malédiction. Les pièces rebondirent sur le marbre avec un bruit clair : plus haut que ce bruit, la voix de l’homme éclata, déchirante : « Le prix du sang. » Et tout bas, péniblement, comme recherchant un accent déjà entendu : « Judas ! tu trahis le fils de l’homme par un baiser... par un baiser ! » La voix avait pris des inflexions d’une douceur infinie. Mais un nouvel accès de désespoir le saisit sous la caresse même de ces mots. Il s’écria : « Salut, Maître ! » et il s’enfonça dans la pénombre grisâtre, avec un rire fou, plus poignant qu’un sanglot. Les prêtres impassibles ramassaient les deniers...

Suzanne était demeurée muette, glacée d’effroi. Une affreuse lumière se levait en elle : Judas ! Judas de Kérioth ! Il avait donc livré son maître ! Un moment elle trembla sous la rudesse du choc. Jésus était pris ! Jésus était aux mains des prêtres ! Elle comprit à cette heure jusqu’où l’on peut souffrir sans mourir ! Mais l’étourdissement fut court. La vaillante créature se releva d’un élan. Où était Jésus ? Où pouvait-il être ? Gamaliel allait donc à sa recherche, dans les ombres de la nuit ? Pourquoi ne l’avait-il pas appelée ? Que s’était-il donc passé depuis la veille ? Elle marchait au hasard, se soutenant à peine, n’osant plus regarder, n’osant rien demander...

Mais des groupes d’hommes passaient de plus en plus nombreux, se dirigeant vers le nord du Moriah et du Temple, vers la tour Antonia, demeure actuelle de Pontius Pilatus, le gouverneur romain. On riait, on s’interpellait, on allait à un spectacle ! Des prêtres se mêlaient au peuple maintenant. Ils excitaient la foule par des paroles insidieuses qui achevaient de dévoiler à Suzanne l’horrible vérité :

– Cet homme vous trompait ! Nous l’avons pris à temps ! Ses prodiges diaboliques entraînaient les faibles. Rome s’émeut si vite ! Nous avons échappé à un grand danger.

Bien des gens hochaient la tête en signe d’approbation. Quelques-uns tremblaient et se taisaient. Suzanne, de loin, se mit à leur suite. Évidemment ils allaient où était Jésus.

Elle marchait comme inconsciente, se forçait à vouloir. Nul ne prenait garde à elle. Elle entendait comme les acclamations lointaines des jours anciens : « Hosannah ! au fils de David ! Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur. » Étaient-ils donc si loin ? Étaient-ils déjà des jours anciens, ces quatre jours ! Et à mesure qu’elle avançait, c’étaient d’autres clameurs, mais furieuses, mais toutes de haine, quoique encore à demi inintelligibles !... La vaste place, le Gabbatha, était couverte de monde. Toute la lie de Jérusalem était là, tout le personnel ordinaire des exécutions, hélas ! et aussi les conducteurs d’Israël, les grands pontifes, les prêtres, les pharisiens, les scribes, tous, tous, portant sur leur visage une expression de haine diabolique. Elle arriva jusqu’au premier rang de colonnes qui entouraient les bâtiments romains et se dissimula dans un angle, invisible à tous.

La forteresse formidable de casernes, de palais et de tours se dressait devant elle. Juste en face, c’était la demeure qu’occupait le gouverneur romain pendant ses séjours rapides à Jérusalem. Il y était maintenant : il venait toujours dans la Ville Sainte au moment des fêtes, à cause des séditions nombreuses qui éclataient dans ces foules énormes de plus d’un million d’hommes. Le palais était massif. Une galerie à arcades, sorte de balcon, courait le long des étages. Le palais demeurait muet, sombre et fermé.

Les clameurs reprenaient, distinctes maintenant comme des éclats de foudre : « Crucifiez-le ! crucifiez-le. » Des femmes riaient entre elles, dans leur bassesse native d’Orientales serviles. Hanan et Kaïphe regardaient d’un air arrogant et satisfait. Kaïphe envoyait de côté et d’autre des émissaires. Chaque fois que ceux-ci atteignaient quelque groupe plus tiède, des cris de mort retentissaient de nouveau. Ces âmes d’esclaves tuaient par ordre. Suzanne pensait : « Dieu s’est éloigné de nous ! »

Tout à coup, une des grandes portes de la galerie du premier étage s’ouvrit brusquement. Pilate parut seul devant la balustrade. Il était petit et brun, les cheveux courts coupés en rond, à la mode romaine. Il portait la toge bordée de pourpre. L’air ennuyé et lassé de cette sorte d’émeute, il toisa le peuple en délire, de haut en bas, d’une façon méprisante. Un silence soudain plana sur la foule. Pilate parla d’une voix dure :

– Voilà que je vous l’amène dehors, afin que vous sachiez que je ne trouve en lui aucun sujet de condamnation.

Il n’avait nommé personne : il n’avait besoin de nommer personne ! Le duel se poursuivait depuis longtemps entre lui et la bête humaine à laquelle il voulait arracher sa proie. Il s’écarta un peu. Suzanne murmura : « Mon Dieu ! mon Dieu ! délivrez-moi de cette heure. »

Pilate fit un signe. Il y eut derrière lui quelques pas précipités de licteurs, et Jésus s’avança, seul, sous l’arcade centrale.

Jésus ! C’était vraiment Jésus ! Les horreurs de cette nuit l’avaient défiguré : mais c’était Lui toujours, le doux prophète... On avait jeté sur ses épaules une chlamyde de pourpre ; son corps frissonnait encore du supplice de la flagellation ; chacun de ses pas laissait une empreinte sur le pavé de marbre. Son front était ceint d’une couronne d’épines. Des gouttes de sang coulaient lentement à travers ses cheveux, le long de sa face divine. Il releva ses mains liées, cherchant à essuyer le sang et les larmes qui l’aveuglaient. Mais il ne put atteindre jusqu’à son visage, et il laissa retomber ses bras avec une résignation ineffable. À travers les meurtrissures, à travers les ignominies, l’indicible beauté du Christ rayonnait, et tout son être, noyé de douleur, gardait sa majesté divine...

Toute l’âme de Suzanne s’était réfugiée dans le long regard qu’elle attachait sur lui. Elle avait vu Jésus, glorieux, bienheureux, triomphant, jetant à pleines mains la floraison splendide du miracle. Elle l’avait vu, noble, mystérieux et grand, acclamé par la foule en extase, entouré de chants de bénédiction. Et maintenant !... Cet homme déchiré, insulté, saturé d’opprobres, portait encore dans son regard éteint tous les mystères de l’au-delà. Cet homme, chancelant sous les cris de mort qui semblaient atteindre son cœur, bien plus encore que son corps, il les dominait tous, et de si haut ! À quoi pensait-il dans ce silence ? Quelle force pouvait le rendre ainsi, non pas dédaigneux, non pas hautain, mais calme, patient et doux, sous ce reniement de tout un peuple, sous les insultes de ceux qu’il aimait ? Suzanne murmurait d’une voix basse comme une plainte : « Pourquoi ne les éclairez-vous pas, vous qui avez ouvert les yeux de l’aveugle-né ? Ou pourquoi ne les foudroyez-vous pas, vous qui avez ressuscité Lazare ? Un signe, donnez-nous un signe pour que nous sachions que Dieu ne vous a pas abandonné. Et puis mourez s’il le faut, mais pas dans cette ignominie, pas sous les rires de cette populace... »

Une clameur s’élevait de nouveau, formidable : « Enlevez-le ! Enlevez-le ! Qu’il soit crucifié ! » C’étaient des hurlements sauvages, le paroxysme de la fureur et de la haine...

Jésus ferma les yeux un moment. Il les rouvrit bientôt, avec une ineffable expression de tendresse souffrante. Peut-être voulait-il chercher un cœur ami, au milieu de cette foule déchaînée. Peut-être comptait-il ceux qui de siècle en siècle viendraient l’adorer sous son lambeau de pourpre, un sceptre de roseau entre les mains...

Suzanne tomba à genoux défaillante : « O mon Maître ! mon Maître aujourd’hui plus que jamais ! »

Pilate dit froidement :

« Voilà l’homme !... »


15

Suzanne revint à elle dans une maison inconnue. Gamaliel, penché anxieusement sur sa couche, épiait son réveil. Elle regarda d’abord vaguement, puis, reconnaissant son frère, elle l’attira jusqu’à elle :

– Tu as tout fait pour le sauver, n’est-ce pas ?

– Tout, répondit gravement le maître, et si je n’ai pu réussir, au moins nous avons la consolation de penser qu’il souffrira peu maintenant. À force d’argent, les soldats ont consenti à lui faire prendre un breuvage stupéfiant pour endormir les dernières tortures.

– Il ne l’aura pas accepté, dit Suzanne les yeux dans le vague. Il veut souffrir... Y a-t-il longtemps que je suis là ?

– C’est environ la sixième heure. Tu t’es évanouie presque au moment où j’arrivais au Gabbatha. Un disciple qui était là nous a recueillis.

Suzanne se dressa avec effort.

– Où l’a-t-on crucifié ? demanda-t-elle.

– Au lieu ordinaire des exécutions, sur le Golgotha, répondit son frère. Mais ne pense pas à ces choses affreuses. Songe plutôt que c’était une âme de lumière, et que Dieu va essuyer toutes les larmes de ses yeux pour toujours !

Suzanne se souleva péniblement :

– Il faut que j’y aille, dit-elle.

– Aller où ? interrogea Gamaliel avec effroi.

– Vers Jésus. Il faut que je le revoie avant qu’il meure. Je lui ai promis de le suivre et de me dévouer à son œuvre.

– Mais son œuvre meurt avec lui, pauvre enfant ! s’écria Gamaliel. Où seront les disciples d’un crucifié ?

– Il faut que j’y aille, reprit résolument Suzanne. Rien ne m’en empêchera ! Il va mourir, frère, sens-tu cela ?

– Mais c’est un spectacle horrible ! Tu ne pourras pas le supporter ! Et une tourbe hideuse, toute l’écume de Jérusalem, l’environne !

– J’irais en passant sur des charbons ardents, reprit-elle d’une voix lente. Ne viens pas. Cela me ferait encore plus de mal de te sentir là. Ne crains rien, je suis forte. Mais laisse-moi, par pitié. Je ne peux entendre parler personne... pas même toi. Et je ne peux pas pleurer !

Gamaliel lui livra passage avec un geste de compassion épouvantée. Il la confia à une femme âgée et à un jeune disciple qui allaient eux aussi au Calvaire. Suzanne marcha vers le lieu de l’exécution sans même savoir qu’on la suivait. La route qui passait derrière l’Antonia et qui longeait le mur d’enceinte était étroite et pierreuse. La jeune fille allait très vite, les yeux à demi fermés, comme en un songe douloureux.

À mesure qu’elle approchait du Calvaire, des phénomènes effrayants se succédaient. Des nuées s’amoncelaient sous un souffle de tempête ; les ténèbres devenaient de plus en plus épaisses ; le soleil sans rayons semblait mettre dans cette ombre une énorme tache de sang ; les sifflements aigus du vent déchiraient l’air comme des plaintes ; des rafales furieuses soulevaient des tourbillons d’une poussière aveuglante.

Suzanne et ses compagnons y voyaient à peine pour se conduire : aucun d’eux ne prononçait une parole. La foule amassée sur les flancs de la colline, pour la joie de voir de plus près souffrir un homme, semblait frappée de stupeur. Beaucoup descendaient précipitamment. Suzanne passa inaperçue dans les groupes affolés. Elle était en haut maintenant, sans oser lever les yeux. Elle murmurait : « Seigneur, donnez-moi un peu de force. » Et alors, elle se trouva en face d’une femme debout au pied d’une des croix. Et elle reconnut la mère de Jésus. Chaque torture de son fils se reflétait sur le pur visage sillonné de larmes. Les mains jointes dans son impuissance, voyant mourir celui qu’elle aimait, sans pouvoir même appuyer contre son cœur le front sanglant, sans pouvoir même arrêter une parole cruelle, la mère de Jésus était debout, elle le regardait. Et Suzanne comprit qu’entre la Mère et le Fils aucune parole n’était nécessaire, qu’ils se parlaient d’âme à âme, et que cette détresse sans nom approfondissait en eux, d’instant en instant, le mutuel amour...

Trois croix se dressaient sur le ciel de tempête. Mais Suzanne n’en vit qu’une, celle où le doux Maître agonisait. La tête de Jésus était retombée sur sa poitrine et, malgré ses innombrables plaies, son corps se détachait si livide que Suzanne se demanda avec épouvante s’il vivait encore. Elle n’avait pas imaginé l’horreur de ce spectacle. Le corps, déchiré par les épines et par les fouets, saignait sur le bois de la croix. Les mains et les pieds, fixés par des clous énormes, laissaient tomber de larges gouttes de sang : et ce bruit lent des gouttes qui tombaient creusait chaque fois dans l’âme de Suzanne des abîmes de désolation. Si près qu’elle fût de la croix, elle voyait à peine, car les ténèbres les plus profondes couvraient maintenant toute la terre. Et cependant elle voulait regarder le visage de Jésus. Elle s’approcha ; elle leva les yeux. À travers les larmes, à travers le sang, le regard divin était fixé sur elle comme un remerciement et une bénédiction...

Hanan, Kaïphe, Samuel, Issachar, les Kantéros, les Phabi, formaient non loin de là un groupe repoussant. Ils étaient venus insulter celui qui demeurait maintenant cloué, sans défense, à la merci de leur haine, la victime dont ils pouvaient se jouer jusqu’à la mort par la dérision et le mépris. Ils disaient :

« Il a sauvé les autres et il ne peut se sauver lui-même !

« Allons, descends de la croix, et nous croirons en toi !

« Il a confiance en Dieu. Que Dieu le délivre, puisqu’il a dit : Je suis le Fils de Dieu. »

Suzanne eut un tressaillement violent. Où donc avait-elle déjà entendu ces paroles ? Il se fit en elle le silence effrayant qui précède les grandes crises morales, ce silence qui planait sur le chaos quand la voix de Dieu retentit, et en fit jaillir la lumière, d’un mot de puissance.

Et ce fut une voix mourante qui s’éleva : « Mon Dieu ! mon Dieu ! pourquoi m’avez-vous abandonné ? »

Sur le chaos de l’âme de Suzanne, sur le doute, l’incertitude et l’effroi, la lumière éternelle se leva. Le psaume 22e, que le Christ commençait par ces paroles, s’écrivit tout à coup devant elle en lettres de feu. C’était le psaume messianique par excellence. Elle le comprenait à cette heure ; cet homme bafoué, insulté, dont David chantait les inénarrables douleurs, c’était le Christ, le Fils de Dieu ! Tout Israël avait erré dans son orgueil. Le seul royaume du Christ, c’était le royaume des âmes. Suzanne tomba à genoux, répétant le mot d’adoration : « C’est le Messie ! le Fils de Dieu. » Et au dedans d’elle-même elle reprit les versets un à un, dans une épouvante sacrée :

« Tous ceux qui me voient se rient de moi. Je suis l’objet de leurs railleries.

« Ils passent en branlant la tête, ils disent de moi... »

À ce moment, par une coïncidence terrible, la voix cruelle de Hanan éclata, poursuivant inconsciemment le verset prophétique :

« Il a mis sa confiance dans le Seigneur ; que le Seigneur le délivre, qu’il le sauve puisqu’il l’aime. »

Et la fille des grands docteurs poursuivit :

« Je suis environné d’une troupe de bêtes féroces. Je suis assiégé par une multitude de furieux qui veulent me perdre.

« Ils ont percé mes mains et mes pieds. Ils ont compté tous mes os. »

Et le corps déchiré réalisait chacune de ces paroles d’une façon saisissante...

Et devant les soldats jouant et emportant la pauvre dépouille du condamné, elle acheva :

« Ils ont partagé entre eux mes vêtements, et ils ont jeté ma robe au sort. »

Alors, le voile de mystère se déchira, Suzanne était à quelques pas de la croix. Toute faiblesse, toute crainte l’avait abandonnée. Les choses obscures s’éclairèrent devant elle dans une vision de l’au-delà. Les ténèbres qui l’entouraient lui parurent des ténèbres vivantes. C’étaient les crimes de tous les hommes. les blasphèmes, les imprécations, l’impureté et l’orgueil, la méchanceté, les fourberies, l’aveuglement volontaire des faibles, la désertion des lâches, toutes les bassesses, toutes les ignominies, toutes les infamies de l’humanité. Et ces choses hideuses s’unissaient, – vraiment les nuées de ce ciel de tempête, – elles se ruaient sur le grand Souffrant, lui apportant chacune un tourment distinct. Il s’abandonnait à tout. Il se livrait à tout. Pour le péché il avait donné son âme. Et c’était pour cela qu’il était venu : c’était la délivrance du mal, le rachat que le Messie apportait à son peuple ; à tous les peuples. Lui, la pureté même, il s’affaissait sous la honte : son corps frémissait, sa tête douloureuse se relevait et retombait sans pouvoir trouver une place où se reposer. Les yeux grands ouverts appelaient un secours impossible ; péniblement il murmura : « J’ai soif ! »

Hélas ! son corps était assez épuisé, assez torturé pour que ce supplice vînt se joindre à tous les autres. Un soldat tendit au bout d’une tige d’hysope une éponge trempée dans du vinaigre. Jésus y appuya ses lèvres sans une plainte...

Mais le ciel avait entendu le cri : « J’ai soif ! » Et la fille des prophètes continua à voir les choses invisibles. Traversant les épaisses ténèbres, un rayon descendit jusqu’au grand Martyr. Des formes lumineuses se pressaient innombrables dans le sillon d’or : les purs, les doux, les miséricordieux, les affamés de justice, ceux qui, dans la suite des siècles, devaient aimer Jésus plus qu’eux-mêmes et vivre et mourir en bénissant son nom. Chacun disait une parole spéciale au Sauveur expirant. C’était l’action de grâces de la terre à Celui qui mourait pour elle. Le rayon descendit lentement le long de la croix, jusqu’au groupe des femmes qui pleuraient, jusqu’à Suzanne elle-même, qu’il enveloppa toute d’un nimbe radieux. Ce rayon mystique, c’était à la fois l’appel éternel du Sauveur – l’appel qu’il fait à tous – et la réponse bienheureuse de ceux qui disent : « Je viens. » Et Suzanne pensait que, sans le savoir, mais par la tendresse du Maître, elle avait toujours marché vers la route lumineuse... Cet attrait divin, il était venu au jour de Kourn Eddin, de ces lèvres bénies du Seigneur qui mêlaient maintenant au tremblement suprême de la mort une dernière prière. Il lui était venu de ces yeux dont aucune torture n’avait pu bannir l’ineffable amour. Il lui était venu de ce cœur, soulevé par les derniers spasmes, emportant à sa suite, comme la rançon de ses douleurs, les innombrables rachetés...

Et les yeux fermés dans sa blancheur immatérielle de vierge, Suzanne laissait son âme suivre le Rayon...

.     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .

Toutes les imprécations maintenant s’étaient tues. Les ennemis s’éloignaient. Quelques-uns se frappaient la poitrine en répétant : « Cet homme était vraiment le Fils de Dieu. » Au pied de la croix il n’y avait plus que la mère de Jésus, Madeleine et Jean. Suzanne ne voyait que Jésus.

Le cœur noyé dans la douleur du Maître, mais enivrée de lumière et de foi, elle voulait murmurer à travers ses larmes au mourant divin l’hymne d’amour qui bercerait son agonie. Le dernier regard du Christ rencontrait seulement ceux qu’il aimait. Elle voulait qu’il pût emporter aussi seulement les plus douces paroles de la terre, qu’il s’endormît sur les mots éternels de paix, de confiance en son œuvre, de suprême repos. Mais elle se trouvait trop petite, trop misérable pour atteindre le cœur de Dieu. Et dans son indigence, empruntant les paroles mêmes d’Isaïe, elle dit d’une voix lente et basse :

« Lève autour de toi les veux et vois ! Tes fils se sont rassemblés, et ils sont venus à toi.

« Tes fils, de loin viendront, et tes filles à ton côté se lèveront.

« Et des nations marcheront à ta lumière, et des rois à la splendeur de ton lever.

« Ils viendront vers toi, les fils de ceux qui t’humiliaient ; et tous ceux qui t’insultaient adoreront la trace de tes pas. »

Dans une adoration profonde, Suzanne baisa les pieds sanglants. Elle avait nommé le triomphe, la gloire. Une parole encore restait à dire...

Un dernier frisson souleva le corps du Christ mourant. Alors, avec le prophète, Suzanne fit monter vers Celui qui s’en allait le seul mot d’ici-bas qui fût digne de Lui :

« Vois ! Ils viendront à Toi avec l’amour des jours anciens...

« Ils viendront à Toi, dans leur jeunesse, avec l’amour des fiançailles... »

 

 

 

_______