Un gant

 

NOUVELLE

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

DE  RIBAS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Je la suivais depuis une demi-heure, ne pouvant me lasser d’admirer sa démarche, ses mouvements gracieux lorsqu’elle relevait sa robe ; laissant voir un pied adorable qui, certes, aurait tenu dans la longueur de ma main.

Arrivée à la hauteur de la rue Blanche, une pauvre femme, blottie sous une porte, ayant auprès d’elle un marmot de quatre ou cinq ans aux cheveux blonds ébouriffés, et tenant dans ses bras un nouveau-né, attirèrent mon attention.

L’enfant vint à elle avec un bon sourire ; elle mit une petite pièce blanche dans sa main.

Le marmot, tout joyeux, courut pour l’apporter à sa mère, mais, chaussé par Dame Misère, il fit un faux pas, trébucha, et vint cogner sa tête sur le rebord du trottoir.

Un cri douloureux se fit entendre, la jeune femme se retourna avec précipitation, et, sans souci de salir sa toilette, releva le bambin. Son visage était couvert de sang.

Mon inconnue, sans hésitation, retira de sa main droite le gant tout maculé de sang, le jeta par terre. (J’y posai mon pied pour le retenir.) Prenant ensuite dans sa poche un fin mouchoir de batiste, elle le déchira en bandelettes, pendant qu’une voisine, témoin de la scène, apportait de l’eau dans un bol pour étancher le sang.

Après avoir soigneusement lavé la plaie avec un morceau de batiste, elle se mit en devoir de panser l’enfant, et s’en acquitta avec une dextérité merveilleuse.

Nous la regardions tous avec admiration ; je ne pus m’empêcher de lui dire :

– Vous avez donc été infirmière ?

– Oui, me répondit-elle, à l’époque de la guerre.

Et, souriant de ce sourire qui m’avait précédemment charmé, elle me laissa voir des dents ravissantes.

S’approchant ensuite de la pauvre mère, elle lui parla tout bas, écrivit quelque chose sur son carnet, et mit discrètement de l’argent dans sa main.

Tous ceux présents suivirent son impulsion, et le tablier tendu de la mendiante plia sous le poids des aumônes.

Pour échapper aux remerciements qui avaient amené, sur ses joues pâles, une rougeur devant laquelle j’aurais voulu m’incliner, la jeune femme s’empressa de continuer sa route.

Pendant ces quelques instants passés près de mon inconnue, mon cœur s’était empli de tendresse pour elle : il me semblait qu’elle avait toujours eu la meilleure place dans ma vie, et je l’aurais suivie jusqu’au bout du monde si elle l’eût permis.

J’osai me rapprocher d’elle pour lui dire :

– Me permettez-vous, madame, de garder le gant que vous avez jeté ?

Et je le lui montrai.

– Ah ! vous collectionnez tes gants ?

– C’est le numéro un, madame, de ma collection. Ainsi que vous le dites malicieusement, hélas ! j’ai peur que le numéro deux se fasse attendre. Les bonnes actions sont rares !

– Ce que je viens de faire vaut-il la peine d’être qualifié de bonne action ? Vous êtes un flatteur ; pour vous punir de ce défaut, j’ai bien envie de reprendre mon gant.

– Je suis à vos ordres, dis-je avec tristesse, en lui tendant le gant. Mais ne le faites pas, vous me rendriez malheureux !

– Eh bien ! soit, gardez-le... Je quitte Paris sous peu... Voulez-vous, en retour de mon cadeau (et un adorable sourire apparut sur ses lèvres), venir en aide à cette femme pendant mon absence ? Voici son adresse.

Et, déchirant une feuille de son carnet, elle me la tendit, en disant :

– J’en ai le double.

En la plaçant dans mon portefeuille, je pris une de mes cartes.

– Mais comment saurez-vous, madame, si je vous ai obéi ?... À moins que...

– Que je vous donne mon adresse, n’est-ce pas ? dit-elle, sans me laisser le temps d’achever ma phrase.

« Vous la donner, je ne puis ; mais je prends la vôtre et vous ferai savoir chez notre protégée mon retour à Paris... si possible... » – Elle prit la carte de mes doigts, y jetant un coup d’œil, elle ajouta :

– Adieu, vicomte de Preylles, en me tendant sa belle main dégantée. Je la serrai avec transport, sans oser y appuyer mes lèvres, tant elle m’en imposait. Mon inconnue me pria ensuite de faire signe à un cocher qui passait de s’arrêter. Je l’aidai à monter en voiture ; la portière fermée, elle s’y pencha pour m’envoyer un salut gracieux.

Cette voiture, en s’éloignant, me parut emporter ma vie. Je restai cloué à la même place, aussi longtemps que je pus la voir et entendre son roulement.

Pendant plusieurs années, une main invisible, la sienne, sans nul doute, envoya régulièrement des secours à la pauvre femme pour m’aider dans cette œuvre de charité.

Chaque fois, cet argent provenait de villes différentes. Comment alors pouvoir la retrouver ?

Je cherchais mon inconnue dans les villes d’eaux, aux bains de mer, à l’étranger, dans les réceptions officielles et les salons du High-life, car, assurément, c’était une femme du meilleur monde, sans jamais la rencontrer. Cet insuccès me rendit taciturne, presque malade.

Un soir, obligé de conduire une cousine au bal de l’Élysée, je m’y rendis d’humeur fort maussade, aspirant au moment de rentrer chez moi, lorsqu’un de ces murmures flatteurs provoqués par la présence d’une belle femme se fit entendre. Je me retournai et vis mon inconnue au bras d’un homme âgé. Nos yeux se rencontrèrent, le choc fut pour moi d’une violence extrême !... Je fis un pas vers elle, son cavalier s’en aperçut et laissa tomber sur sa compagne un de ces regards de mari qui foudroie... Elle devint pâle, puis un flot de sang monta à son visage. Pour désarmer son mari, elle essaya de sourire en répondant à la dure phrase que, sans nul doute, il lui avait adressée.

L’Élysée, tout ce monde, ses convenances... rien n’existait plus pour moi. Je ne voyais qu’elle !... Après de longues années d’une si douloureuse attente, je la revoyais enfin !... Je ne pouvais me lasser de la regarder... Une valse se fit entendre, un heureux, dont j’aurai voulu prendre la place, osa la prendre dans ses bras, pour l’entraîner dans ce tourbillon de danseurs.

Son mari, entouré par plusieurs hommes, me parut entamer avec eux une longue conversation, le moment était propice pour la rejoindre sans être aperçu. Après quelques tours de valse, elle se reposera, je pourrai m’approcher d’elle, me disais-je.

En effet, ce bonheur si fiévreusement attendu, me fut permis.

Je la saluai respectueusement, et lui dis :

– Vous êtes enfin revenue, madame ?

– Oui, mais je repars demain.

– Vous partez donc toujours ?

– Oui, en attendant de partir tout à fait.

– Que voulez-vous dire, madame ?

Son regard s’étant dirigé vers l’extrémité de la galerie, elle aperçut celui que je supposais être son mari... Alors, sans prendre le temps de répondre, elle dit à son cavalier avec vivacité :

– Je ne suis pas fatiguée, valsons !

Une de ces fins de valse vertigineuse l’emporta loin de moi... Je ne la revis plus !...

Je ne peux mieux comparer cette rencontre qu’à celle d’un météore brillant, laissant un incendie sur son passage... Mon cœur étant plus que jamais embrasé d’un amour fou !...

Rentré chez moi, pendant les dernières heures de la nuit, et de bien longs jours encore, je l’entendais me dire :

– Oui, en attendant de partir tout à fait.

Hélas ! je devais connaître plus tard le sens de cette phrase énigmatique !...

Pour tâcher d’oublier, je voyageai pendant près de trois ans. Avant mon départ, j’avais assuré, par l’entremise de mon notaire, le sort de Joséphine et de ses enfants (c’est le nom de la femme que nous avions secourue) pour lui épargner toute gêne en mon absence.

Peu de jours avant mon retour à Paris, cette femme était venue chez moi, priant Michel, mon valet de chambre, de l’avertir aussitôt de mon arrivée. Sans attendre un instant, je donnai l’ordre d’atteler, et me fit conduire chez Joséphine.

Arrivé à la porte de sa maison, je grimpai quatre à quatre les six étages en courant, et sonnai violemment à la porte. Dès qu’elle eut ouvert, je m’écriai :

– Qu’y a-t-il, parlez ?...

Me voyant si pâle et tellement agité, Joséphine se troubla et bégaya presque ces mots :

– Voici une lettre pour vous.

Avec vivacité, je m’emparai de cette lettre et, ouvrant la porte :

– Adieu, Joséphine, adieu !

Avec promptitude, je descendis l’escalier. La pauvre femme se pencha sur la rampe et, me jetant un regard effaré, s’écria :

– Oh n’est-ce pas que vous reviendrez, au revoir, au revoir !

Comme un fou, je me jetai dans ma voiture, en criant à Jean, tout comme s’il avait été à un quart de lieue de moi :

– À l’hôtel, promptement...

À son tour, Jean, me croyant devenu fou, me regarda avec effroi !... Je l’étais bien, n’est-ce pas, mais d’une douce folie...

En quelques minutes, j’arrivai chez moi et, me précipitant dans mon cabinet de travail dont je fermai la porte, je me jetai sur le divan pour ouvrir cette lettre si ardemment désirée, non sans avoir d’abord apposé mes lèvres sur l’enveloppe. Dans mes heures de travaux sérieux, sa pensée avait toujours plané au-dessus de moi, et là, seulement, je me reconnaissais le droit de lire sa lettre. La voici :

« Vicomte de Preylles, Dieu a rappelé à lui le marquis de Sancey !... Malgré la distance d’âge existant entre nous (le marquis, vieil ami de mon père, étant devenu, à sa mort, mon tuteur, et, plus tard, mon mari), je respectais l’homme honorable dont je portais le nom.

« Pour affirmer aux yeux de tous ce respect, pendant mes deux années de deuil, je me suis rigoureusement renfermée en Bretagne, dans le château de ses ancêtres.

« Le bonheur de Joséphine et de ses enfants, auquel vous avez si largement contribué, en me laissant si peu à faire pour eux, m’a défendu de vous oublier !

« Pour alléger les charges de cette famille, j’ai pris auprès de moi sa fille aînée.

« Maintenant, libre et indépendante, je désire leur assurer un sort dans l’avenir.

« Je ne crois pas avoir le droit de prendre cette décision, sans vous demander si vous voulez y participer.

« Désirez-vous toujours être mon associé ? Si oui, que votre volonté conduise vos pas à Naples, villa Giovannelli, au pied des Camaldules. Ma main serrera la vôtre, pour vous remercier d’avoir franchi la distance.

 

« ÉLISABETH, MARQUISE DE SANCEY. »      

 

Transporté de joie, ivre d’amour, après avoir lu et relu sa lettre, le soir même je quittai Paris.

Trois jours après, j’étais à ses pieds, lui disant :

– Je suis tout à vous !

Alors commença pour nous une de ces existences qui sont le paradis sur terre. Cette femme savait tout, pouvait tout ! Dieu lui avait prodigué tous ses dons avec une rare munificence.

Dans une atmosphère de tendresse et d’intelligence, l’intimité est la réalisation du plus beau rêve que la créature puisse faire ici-bas !...

Un soir, sa beauté me parut encore plus surnaturelle, et je lui dis :

– Pourquoi ne puis-je pas, comme Raphaël, immortaliser celle que j’aime ?

Élisabeth me tendit une plume en souriant :

– L’expression de vos pensées, prise dans le meilleur de votre âme, sera votre palette, et cette plume votre pinceau.

Je lui obéis, et traçai les lignes suivantes :

 

SON PORTRAIT

 

« Elle est si belle de corps qu’un statuaire, en la voyant, s’écrierait :

« Enfin, j’ai trouvé l’idéal de mes rêves ! »

« Enthousiasmé à sa vue, il se prosternerait à ses pieds avec admiration et respect.

« La beauté suprême faisant taire les sens ! Je l’adore... Son esprit, son cœur, sont parfaits ; aussi m’apparaît-elle, en défaut de sa beauté merveilleuse, être seulement une âme toujours à la veille de prendre son vol vers Dieu !...

« Sous la pression de cette pensée, je deviens fou !... Avec frénésie, alors, je la retiens dans mon bras, sur mon cœur si rudement étreint par l’amour sans bornes qu’elle m’a inspiré !... De ces bras, de ce cœur, je veux à tout jamais lui faire une prison.

« Eh bien, lecteur, quoi que tu penses de ce portrait, la femme divine qui me l’a inspiré ne m’a jamais appartenu... Mon amour pour elle a toujours été entouré de respect. Adorateur fervent de cette merveille du Créateur, j’ai bien imparfaitement rendu son image par l’expression de ma pensée, ma plume étant au-dessous du modèle.

« Tenez, lui dis-je. »

Élisabeth, après avoir lu, voila son visage avec ses mains. Je vis des larmes glisser entre ses doigts.

J’osai la serrer sur mon cœur, en essuyant, sous mes baisers, ces larmes bénies de l’amour et, malgré la douceur de l’heure présente, j’entendais de nouveau bruire à mes oreilles les dernières paroles échangées entre nous, à ce bal officiel, qui m’avaient laissé une impression si douloureuse.

– Vous partez donc toujours ?

– Oui, en attendant de partir tout à fait.

Hélas ! déjà, à cette époque, Élisabeth se savait atteinte d’une de ces maladies de cœur sans merci !...

De jour en jour, Élisabeth devenait plus pâle... Sans doute, elle s’en apercevait, et voulut prendre toutes ses dispositions pour l’avenir. M’en voyant attristé, elle me disait, avec un adorable sourire :

– Pourquoi vous en effrayer ? N’est-il pas préférable de tout prévoir dans cette vie incertaine, même pour ceux en parfaite santé ? Je dois penser à mes pauvres.

Prenant ensuite mes mains avec tendresse, elle les appuyait sur son cœur.

– Il est vrai, vous serez là ; n’est-ce pas la charité chrétienne qui a lié nos âmes avec tant d’amour ? Quel doux lien ! Celui-là ne se brise jamais, il est même respecté par la m...

Je ne lui laissai pas prononcer ce mot qui glaçait mon cœur d’effroi à l’idée d’une séparation, en posant mes lèvres brûlantes d’amour sur les siennes.

Souvent elle me disait :

– La pression tyrannique à laquelle j’ai été astreinte pendant de longues années a développé en moi avec rapidité ce germe héréditaire. Heureuse, peut-être aurais-je pu vivre longtemps ! Ma foi dans votre amour est profonde ; libre aujourd’hui, mon bonheur serait de vous donner ma vie ?... Non, c’est folie d’y songer... Je mourrai debout, à la minute où nous y penserons le moins ; et tout l’échafaudage de notre bonheur, élevé avec tant de tendresse, croulera... Dieu veuille seulement me permettre de mourir dans vos bras, sur votre cœur.

Ses pressentiments devaient se réaliser.

Après un an de cette vie à deux, si pleine d’enchantements dans cette intimité si pure, quand nous allions unir notre existence, Élisabeth s’est endormie sur mon cœur pour ne plus se réveiller !... Rien n’avait souillé son âme ici-bas, elle est remontée blanche et pure vers Dieu !...

Elle partie, j’ai voulu mourir. J’ai tout tenté pour engourdir ma douleur sans y réussir. Elle est aussi vivace qu’à la première heure. Aussi, par instants, je l’appelle avec des cris de désespoir farouche.

Si, en parlant d’Élisabeth, mes yeux restent secs, mon cœur brûle.

Peut-être, un jour, entendrez-vous dire que, n’ayant pu apaiser ma dure souffrance, je suis allé m’enfermer dans un cloître, où, après avoir prié jusqu’à ma dernière heure, j’emporterai ce souvenir d’amour, grand comme le monde, à Dieu !...

Plusieurs fois, ayant surpris votre regard d’ami se porter vers ces reliques (il les désigna du doigt), j’ai voulu vous raconter cette odyssée suprême de mon existence... Mais, à l’idée d’évoquer ce passé d’amour et de douleur, mon courage a faibli !...

Vous voilà, mon cher Ludovic, initié à l’origine de ces reliques, qui vous ont si souvent intrigué.

Vous le voyez, pour les contempler sans cesse, j’ai soigneusement renfermé son gant et son portrait écrit sous ce pur cristal de roche, comme fut son âme !...

 

 

DE RIBAS.

 

Paru dans La Grande Revue en 1889.

 

 

 

 

 

 

 

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