LE LIS DU VILLAGE

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Émile RICHEBOURG

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I.

 

Plusieurs années déjà ont passé sur les évènements que nous allons raconter ; mais il en est de certains souvenirs comme de certaines affections, ils survivent à tout. Pour moi, le temps n’a rien changé, rien détruit, rien emporté ; je revis dans le passé avec les êtres chers que j’ai connus, aimés ; j’entends encore leurs voix : ils me parlent, je les écoute. Si des affections nouvelles ont pris dans mon cœur une large place, elles n’ont pu complètement en chasser le souvenir. Le souvenir est la vraie religion du cœur, comme aimer et adorer Dieu est la religion de l’âme. Si notre histoire n’a pas ce charme puissant que la fantaisie et l’imagination du conteur mettent dans le récit, elle aura du moins, racontée simplement, le mérite d’être vraie. Aucun des personnages que nous allons faire connaître au lecteur n’a été inventé : tous ont existé, et quelques-uns habitent encore le village où je les ai tous connus. Ce village, appelé Cercelle, est situé dans la partie du département de la Haute Marne la plus féconde et la plus riche en produits minéraux. Là, presque chaque commune possède un haut-fourneau, une fabrique ou une fonderie ; là le bonheur s’assied complaisamment au foyer du travailleur laborieux ; car, où le travail est aimé, la prospérité règne.

Un soir du mois de mars 1842, la femme et la fille d’un forgeron de Cercelle veillaient en attendant son retour. L’heure de la nuit était fort avancée : depuis longtemps les lumières étaient éteintes dans le village, et ses paisibles habitants reposaient. Pourquoi maître Ambroise Durier n’était-il pas encore rentré ? C’était un samedi, jour de paye, et depuis quelques années Ambroise avait l’habitude d’écorner sa quinzaine dans un cabaret du village, en compagnie de quelques camarades dont il avait eu le malheur d’écouter les conseils. Ne croyez pas que les deux ou trois amis d’Ambroise étaient des enfants du pays, non. Personne ne savait d’où ils venaient ; ils étaient arrivés à la fabrique, demandant à être employés, et, comme le travail ne manque rarement à ceux qui veulent travailler, le chef de l’exploitation les avait accueillis. Partout où l’on occupe un grand nombre de bras, il se trouve quelques hommes sans famille et dont le passé est plus ou moins équivoque ; le plus souvent ils sortent d’une grande ville qui les a rejetés hors de ses murs. C’était avec de tels amis que le forgeron Durier, le plus robuste et le meilleur ouvrier de Cercelle, passait ses soirées et oubliait sa femme et sa fille : sa femme, qu’il avait tant aimée autrefois, lorsque dans le village tout le monde la nommait Jeanne la Sage ; sa fille, tout le portrait de sa mère, aussi belle et aussi sage qu’elle, un ange qui aurait dû le retenir au logis, et dont, par sa faute, il connaissait à peine les caresses. Mais Ambroise était mal conseillé ; il avait appris à boire, et dans l’ivresse, il ne se souvenait plus qu’il est des devoirs que l’homme doit remplir sous peine de devenir criminel.

La salle dans laquelle Jeanne attendait son mari était au rez-de-chaussée de la petite maison qu’ils habitaient à l’extrémité du village. Le jour, une grande fenêtre ouvrant sur la rue éclairait cette pièce. D’épais rideaux de toile rouge à raies blanches empêchaient le regard curieux du passant de pénétrer dans l’intérieur de l’habitation. Une large armoire en cerisier, un pétrin, une crédence et une lourde table de chêne composaient l’ameublement, avec quelques chaises de paille grossièrement travaillées. À gauche de la cheminée se trouvait un lit enfermé dans une alcôve et garni de rideaux semblables à ceux de la fenêtre.

À la lueur jaunâtre et tremblante d’une massive lampe d’étain posée sur la table, Jeanne tricotait. Quoique n’ayant en réalité que trente-cinq ans, ses traits flétris, la maigreur de son visage et les rides de son front lui donnaient l’apparence d’une femme de quarante-cinq ans ; c’est que les années comptent double quand le cœur souffre ; or Jeanne souffrait beaucoup depuis quelque temps : elle aimait son mari, et, elle le devinait, Ambroise ne songeait plus à elle ! Elle essayait bien de reporter tout son espoir, toute sa tendresse sur son enfant chérie ; mais l’ami que, jeune fille, elle avait choisi pour protecteur et soutien lui manquait toujours. Malgré l’égarement d’Ambroise, malgré ses brutalités qui devenaient de plus en plus fréquentes, elle ne pouvait oublier qu’il était le père de sa fille ; quand il n’était pas près d’elle, elle se trouvait faible, isolée ; puis, lorsqu’il lui revenait, elle ne sentait plus ses défaillances, la petite maison prenait à ses yeux un air de fête, et il lui semblait que son mari ramenait avec lui une partie de ses joies et de son bonheur d’autrefois Ah ! que n’aurait-elle pas donné pour rappeler en lui le sentiment de ses devoirs, pour le rendre à sa fille et le voir souriant, heureux et calme, comme aux premiers jours de leur mariage !... Mais, hélas ! elle savait son impuissance, elle priait et pleurait en attendant l’instant où, honteux de lui-même, Ambroise déplorerait ses excès.

Jeanne avait été belle ; ses chagrins et un travail forcé, – car elle était presque seule pour fournir aux besoins du ménage, – n’avaient point effacé complètement cette délicatesse des traits, cette pureté de lignes qui constituent la beauté ; son visage, gracieux encore, avait perdu sa fraîcheur, mais on devinait aisément en la regardant ce qu’elle avait dû être dans le passé. Vieillie avant l’âge, elle gardait comme un dernier ressouvenir du printemps.

Tout en travaillant, Jeanne prêtait l’oreille à tous les bruits du dehors ; mais elle n’entendait que les sourds aboiements des chiens de garde ou les sifflements prolongés du vent qui se heurtait contre le pignon de la chaumière. Une pluie, mêlée de neige et de grésil, – ce qu’on appelle giboulées, – tombait chassée par la rafale et battait la porte et les contrevents.

Une larme, longtemps retenue sous la paupière, glissa le long de la joue de Jeanne et tomba brûlante sur sa main. Elle leva les yeux et arrêta son regard attristé, mais plein de tendresse, sur sa fille qui priait à genoux à quelques pas d’elle. Elle la considéra un instant avec bonheur ; puis, d’une voix caressante :

– Rose, lui dit-elle, il est tard, il faut aller te reposer, tu dois éprouver le besoin de dormir.

L’enfant se leva, prit un tabouret et vint s’asseoir aux genoux de sa mère.

– Je t’assure, maman, que je n’ai pas sommeil du tout, dit-elle. D’abord, il n’est pas aussi tard que tu te l’imagines, puis je suis si heureuse de veiller avec toi.

– Sans doute, mais je ne veux pas que tu te rendes malade. À ton âge on a besoin de dormir beaucoup.

– Eh bien, laisse-moi rester encore un peu avec toi ; toute seule tu t’ennuierais peut-être.

– Enfant ! je ne suis jamais seule : est-ce que ma pensée ne t’accompagne pas partout ? Absente ou présente, je te vois sans cesse, tiens, comme te voilà en ce moment, les bras appuyés sur mes genoux, tes yeux tournés vers moi et ta bouche me souriant.

– Alors, laisse-moi longtemps ainsi, laisse-moi t’admirer, laisse-moi t’ aimer.

– Tu veux rester ?

– Oui, si cela ne te fâche pas.

– Oh ! jamais, jamais !...

Et l’heureuse mère, oubliant pour un instant toutes ses souffrances, toutes ses inquiétudes, serra fiévreusement la tête de sa fille sur son sein.

En ce moment, l’heure sonna à l’horloge du clocher du village.

Jeanne écouta, anxieuse. Le marteau frappa onze coups sur la cloche.

Sa pensée revenant alors toute entière à l’absent, Jeanne n’eût plus la force de cacher son inquiétude. Ses yeux se voilèrent de larmes.

– Ô mon Dieu ! s’écria-t-elle, il est onze heures, et Ambroise n’est pas rentré !...

– Le mauvais temps aura forcé papa de s’arrêter en chemin, dit l’enfant d’une voix timide.

– Oui, tu as raison, Rose ; sans la pluie, il serait ici depuis longtemps.

– Tu vois bien, chère mère, que tu as tort de pleurer.

Jeanne ne répondit pas ; mais elle se disait en essuyant ses yeux :

– Dieu ne m’a pas abandonnée, car il a mis près de moi l’ange qui soutient et qui console.

Quelques minutes s’écoulèrent, longues et silencieuses. Jeanne, les yeux fixés sur la porte, tressaillait au moindre bruit ; elle espérait autant qu’elle redoutait l’arrivée du forgeron. Elle savait d’avance dans quel état il se trouverait, et, ne voulant pas qu’un aussi triste spectacle s’offrît aux yeux de sa fille, elle l’engagea de nouveau à se retirer dans sa chambre.

L’enfant allait sans doute céder au désir de sa mère lorsque des pas lourds et inégaux retentirent dans la rue.

– C’est mon père, dit Rose.

– Oui, c’est lui ; laisse-moi.

– Il y a bien huit jours qu’il ne m’a pas embrassée, reprit l’enfant ; je veux qu’il m’embrasse aujourd’hui. Ensuite je lui de manderai l’argent dont tu as besoin pour moi.

– Il ne t’écoutera pas, Rose ; il sera mécontent que tu aies veillé si tard ; je t’en prie, va-t’en !

Jeanne n’avait pas cessé de parler, que la porte s’ouvrit brusquement et que le forgeron entra. Il s’arrêta un instant à l’entrée de la salle et regarda autour de lui comme un homme qui cherche à reconnaître le lieu où il se trouve. Enfin, il s’avança, les bras tendus devant lui, et chancelant sur ses jambes.

Jeanne, toute tremblante et sans voix, le regardait avec une douloureuse pitié. Quant à l’enfant, surprise et presque effrayée, elle s’était retirée dans l’angle le plus obscur de la chambre.

– Ah çà ! on n’est pas encore couché ici, dit Ambroise d’un ton rude.

– Je t’attendais, répondit Jeanne.

– Je ne veux pas qu’on m’attende ; je suis libre de rentrer quand cela me plaît, il me semble. Suis-je le maître ici, oui ou non ?

– Je ne vous fais aucun reproche, Ambroise, et vous n’êtes pas juste en vous mettant ainsi en colère contre moi, surtout lorsque je vous donne une nouvelle preuve de mon affection.

– Assez, je n’aime pas à entendre pleurnicher, moi.

– C’est cela, et vous voulez que, l’âme brisée, le cœur plein de tristesse, je trouve la force de vous montrer un visage souriant. Ah ? Ambroise, vous n’êtes pas méchant, mais vous vous montrez quelquefois bien cruel.

– Des plaintes, maintenant ; de la morale, j’aime mieux cela : Jeanne la sage est dans son rôle.

– Jeanne la sage devrait porter un autre nom aujourd’hui.

– Je voudrais bien savoir lequel ?

– Jeanne la malheureuse, répondit la pauvre femme.

Et, incapable de se contenir plus longtemps, elle voila sa figure de ses mains et éclata en sanglots.

Rose se précipita vers sa mère et chercha à l’entourer de ses bras.

– Tiens, la petite était là ! murmura le forgeron.

Puis, élevant la voix :

– Rose, dit-il, venez me parler.

L’enfant s’approcha de son père et s’arrêta devant lui les yeux baissés.

– Pourquoi n’es-tu pas couchée ? demanda Ambroise.

– Parce que je désirais vous voir ce soir, mon père.

– Ah ! tu désirais me voir. Je suis sûr que c’est ta mère qui t’a dit de rester près d’elle.

– Non, mon père, vous vous trompez.

– J’en suis sûr, te dis-je, et je sais pourquoi, ajouta-t-il en lançant à sa femme un regard menaçant.

– Et quand cela serait ! s’écria Jeanne révoltée. Est-ce qu’il ne m’est pas permis d’avoir ma fille près de moi ?

– Pour lui apprendre à ne pas m’aimer, répliqua le forgeron ; pour lui confier tes chagrins imaginaires. Voyons, Rose, réponds-moi. Que t’a dit ta mère ? Que je suis un brutal, un ivrogne, un mauvais père ; que je la rends malheureuse. Cela ne m’étonne point ; c’est le sujet ordinaire de ses lamentations.

– Ah ! mon père, pouvez-vous penser cela ? dit Rose avec un accent de reproche.

– Ambroise, Ambroise, s’écria Jeanne, osez-vous parler ainsi à votre fille ?

– Oui, je dis ce que je veux, j’en ai le droit.

– C’est bien, Ambroise, puisque mes paroles ne savent que vous déplaire, je me tais. Viens, Rose, ajouta-t-elle en prenant la main de sa fille pour l’emmener.

Le forgeron se leva, saisit le bras de l’enfant et l’attira violemment à lui.

– Je veux qu’elle reste, cria-t-il en retombant lourdement sur son siège.

Rose regarda sa mère comme pour demander son assentiment ; Jeanne restait immobile, tremblante toujours, mais prête à défendre son enfant contre son mari.

– Qu’avais-tu à me dire ? parle, dit Ambroise à la petite fille.

– Cher père, vous savez que je fais ma première communion dans huit jours ?

– Oui. Après ?...

– Il me faut une robe blanche.

– Une robe blanche !

– Un voile et une couronne.

– Eh bien ?

– Maman a besoin d’argent pour acheter tout cela.

– Ah !

– Vous lui en donnerez, n’est-ce pas ?

– De l’argent, de l’argent, je n’en ai point.

– Ca ne doit pas coûter bien cher, une robe blanche ?

– N’importe ! tu t’en passeras.

– C’est impossible, papa.

– Tu as ta robe des dimanches.

– Une robe bleue !

– Elle est toute neuve.

– Oui, mais elle n’est pas blanche.

– Ça m’est bien égal qu’elle soit blanche ou qu’elle soit bleue ; tu n’en auras pas d’autre ; je ne veux pas qu’on fasse ici des dépenses inutiles.

– Alors je ne ferai pas ma première communion, dit Rose en sanglotant.

– Eh bien, tu ne la feras pas, voilà tout. Maintenant, va dormir.

Rose s’éloigna en pleurant.

Rentrée dans sa chambre, elle se mit à genoux et pria avec ferveur.

La douce enfant venait de comprendre en un instant tous les chagrins, toutes les douleurs de sa mère ; elle savait enfin pourquoi elle voyait si souvent couler ses larmes. L’ange gardien de son innocence dut recueillir sa prière et la porter devant l’Éternel.

Cependant la tête du forgeron, alourdie par les fumées du vin, roulait sur ses épaules ; sa langue épaisse, engourdie, ne prononçait plus que des mots sans suite et inintelligibles ; ses bras paralysés pendaient à ses côtés, et ses yeux ternes et hébétés ne distinguaient plus les objets autour de lui. L’ivresse était devenue complète.

Jeanne, puisant la force dans sa vertu, s’approcha de son mari sans murmure, sans impatience, et se mit en devoir de le dévêtir, ainsi qu’elle l’aurait fait pour un enfant.

Puis, le soutenant sur ses jambes mal affermies, elle l’aida à se mettre au lit.

Au bout de quelques minutes, le forgeron dormait profondément.

Alors Jeanne s’empara du gilet de son mari, et d’une de ses poches elle sortit une bourse de cuir dont elle desserra les cordons. Un petit bruit argentin fit passer un rayon de joie dans ses yeux.

– Il n’a pas tout dépensé, murmura-t-elle ; merci, mon Dieu ! Rose aura sa robe blanche.

La bourse du forgeron contenait cinq pièces de cinq francs, vingt-cinq francs sur cinquante, le gain de quinze jours de travail.

 

 

II.

 

Nous sommes arrivés au jour de la première communion. La veille, Rose Durier avait attendu très-tard le retour de son père ; mais le forgeron n’était rentré qu’à minuit, et Jeanne, prévoyant les fatigues du lendemain, avait ordonné doucement à sa fille d’aller se reposer. Rose s’était couchée en priant sa mère de l’éveiller le matin avant que son père eût quitté la maison. Elle voulait lui demander quelque chose qu’il n’oserait point lui refuser ; du moins, elle l’espérait.

Jeanne s’était levée avec le premier rayon du soleil ; elle avait tout rangé dans la maison, et sous sa main les meubles étaient devenus luisants et polis comme des glaces. Ensuite elle était entrée dans la chambre de sa fille, elle avait ouvert une armoire et étalé sur une table la robe blanche, le voile de mousseline et la couronne de fleurs d’aubépine dont elle devait parer son enfant pour la conduire à l’église.

Oh ! comme elle était heureuse en touchant ces objets !... Sa fille, sa Rose chérie, allait être bien belle dans un instant, belle sous ce voile et cette couronne d’une blancheur immaculée, belle surtout de son innocence. Dans sa fierté et son orgueil de mère, elle ouvrait son cœur à toutes les joies, et il lui semblait qu’elle n’avait jamais souffert. Elle s’approcha doucement du lit de sa fille dont elle écarta les rideaux blancs, et, immobile, en extase, elle admira longtemps la tête gracieuse de l’enfant endormie. Il faut être mère pour comprendre cette admiration naïve.

Dans son sommeil, Rose prononça tout bas quelques mots.

Jeanne se pencha pour écouter.

– Mère, je t’aime, je t’aime, disait la jeune fille.

Jeanne émue posa ses lèvres sur le front de l’enfant.

Rose ouvrit les yeux et sourit à sa mère en lui tendant les bras, ainsi qu’elle le faisait plusieurs années auparavant, lorsque Jeanne venait la prendre dans son berceau.

Jeanne se crut sans doute tout à coup rajeunie, car, oubliant que sa fille avait grandi, elle l’assit sur ses genoux et redevint jeune mère en l’habillant.

Un instant après, le forgeron entra dans la chambre de Rose. L’enfant se suspendit à son cou et l’embrassa. Aucun signe de plaisir ne se montra sur le visage d’Ambroise.

– Cher père, lui dit Rose, j’ai une prière à vous adresser.

– De quoi s’agit-il ? demanda le forgeron.

– Depuis longtemps, cher père, vous n’êtes pas allé à l’église ; promettez-moi de venir à la messe aujourd’hui.

– Je n’ai pas le temps, j’ai affaire.

– On ne travaille pas le dimanche, mon père. Et puis, je fais ma première communion aujourd’hui et je serais bien heureuse, oh ! bien heureuse, si je vous voyais à l’église à côté de ma mère. Dites-moi que vous viendrez, mon père, dites-le-moi.

– Non, je n’irai pas.

– Oh ! vous ne m’aimez pas, mon père, sans cela vous feriez ce que je vous demande.

Et Rose se mit à pleurer.

– Rose, ma petite Rose, s’écria Ambroise en prenant l’enfant dans ses bras, ne pleure donc pas, tu sais bien que je t’aime, que je t’aime beaucoup.

Rose sourit au milieu de ses larmes.

– Vous viendrez ? demanda-t-elle.

– Eh bien, je tâcherai, je ferai mon possible...

– Merci, père, dit Rose ; je savais bien que vous feriez cela pour moi.

Ambroise sortit en promettant à sa fille de revenir à neuf heures pour mettre son habit de fête et l’accompagner à l’église. À neuf heures et demie il n’avait pas reparu. Rose et sa mère étaient habillées depuis longtemps ; elles sortirent seules.

– Il m’a promis qu’il viendrait, il viendra, disait la jeune fille à sa mère.

– Le malheureux nous oublie au cabaret, pensait Jeanne.

Ce jour-là, la modeste église de Cercelle n’était pas assez vaste pour contenir la foule des fidèles qui se pressaient dans son enceinte. Les bancs des hommes étaient occupés par les jeunes garçons et les jeunes filles appelés à la communion. Avec le prêtre tous les assistants priaient, appelant les bénédictions du ciel sur les têtes jeunes et blondes qui s’inclinaient devant l’autel. Aux voix graves des chantres de la paroisse, l’orgue répondait ; puis d’autres voix jeunes et argentines entonnaient un cantique joyeux en l’honneur de la Vierge. Puis encore tout se taisait, et au milieu d’un silence majestueux, jeunes ou vieux, tous les fronts se courbaient vers la terre.

Plusieurs fois déjà, Rose avait regardé autour d’elle espérant voir son père ; mais elle n’avait rencontré qu’un visage lui souriant, celui de sa mère.

Ambroise avait eu certainement l’intention de tenir sa promesse ; mais, en quittant sa fille et sa femme le matin, il s’était un peu trop éloigné de la maison. Un de ses bons amis l’avait rencontré, et tous deux étaient entrés au cabaret pour boire un petit verre ; mais à celui-là plusieurs autres succédèrent, et, quand l’heure de retourner chez lui arriva, Ambroise se trouva admirablement bien en face de son camarade, et conclut qu’il devait rester là où il était à son aise. Du reste, un jeu de cartes que fit apporter son digne ami n’eut pas de peine à faire taire tous ses scrupules.

Une dernière fois, en quittant sa place pour aller s’agenouiller devant la sainte table, Rose tourna les yeux du côté de sa mère : la place du forgeron était toujours vide, et Jeanne ne souriait plus, elle pleurait.

Après avoir reçu la communion, Rose se leva avec ses jeunes compagnes ; mais, au lieu de revenir à sa place, elle se détacha du groupe, et, les yeux baissés, les mains jointes, elle se dirigea vers l’autel de la Vierge.

Cette action inexplicable surprit tout le monde ; tous les yeux restèrent fixés sur la jeune fille.

On la vit se mettre à genoux sur la première marche de l’autel et prier le visage tourné vers l’image sainte.

Au bout de deux minutes, elle se releva et revint pieusement reprendre sa place au milieu de ses compagnes.

Personne ne se douta que cette action si simple d’une jeune fille allant prier devant l’autel de la mère de Dieu devait avoir pour conséquence l’avenir de Rose Durier.

Le soir, à la nuit, le forgeron n’avait pas encore reparu dans sa maison. Cependant Jeanne l’attendait, et elle était certaine qu’il ne tarderait pas à arriver, car, à l’occasion de la première communion de Rose, il avait invité son père et sa mère, deux vieillards septuagénaires, à venir souper chez lui.

Rose aidait sa mère à préparer les deux ou trois plats qui devaient composer le repas de la famille.

– Rose, demanda Jeanne, tu ne m’as pas dit pourquoi tu es allée prier à l’autel de la Vierge ?

– Je pensais à toi, chère mère, je pensais aussi à mon père, et j’ai voulu prier pour vous.

– Chère enfant ! Et qu’as-tu demandé à la bonne Vierge ?

Rose se rapprocha de sa mère et lui dit à l’oreille :

– Je lui ai demandé qu’elle te rende plus heureuse et que papa devienne digne de toi.

– Que veux-tu dire, Rose ?

L’enfant parut interdite ; elle baissa les yeux en rougissant.

– Ne me gronde pas, reprit-elle ; mais j’ai compris pourquoi tu pleures si souvent.

– Tu l’as compris ! fit Jeanne avec émotion.

– Oui.

– Ô mon Dieu ! s’écria Jeanne avec douleur ; j’avais cependant voulu tout lui cacher !

– Rassure-toi, chère mère, avant peu mon père se sera corrigé de son vilain défaut ; il ne boira plus.

– Puisses-tu dire la vérité, Rose !

– As-tu confiance en la bonne Vierge ?

– Si j’ai confiance ! oh ! oui.

– Eh bien, espérons et attendons.

– Espérons et attendons, répéta Jeanne.

Et elle ouvrit ses bras à sa fille.

– En t’envoyant sur la terre, reprit-elle, Dieu a mis en toi le cœur et l’âme d’un de ses bons anges.

Un éclat de rire hébété, stupide, sembla répondre à ces paroles.

La mère et la fille se retournèrent vivement.

Le forgeron était à quelques pas d’elles. Les jambes écartées et le dos en arc, il les regardait en ricanant.

– Joli, joli, dit-il d’une voix enrouée ; et moi, est-ce qu’on ne m’embrasse pas ?

– Dans quel état revient-il ! murmura Jeanne en soupirant. Rose, donne une chaise à ton père.

La jeune fille s’empressa d’obéir. Mais Ambroise repoussa le siège du pied et alla s’appuyer contre le pétrin.

– Comme elle est gentille, ma petite Rote, dit-il. Eh, oh ! la toilette lui va à ravir, on dirait d’une riche demoiselle, n’est-il pas vrai, Jeanne ?

– Mais oui, répondit la mère heureuse du compliment adressé à sa fille. Ce matin, pendant la messe, tout, le monde l’admirait.

– Et vous seul n’étiez pas là pour me voir, mon père.

– C’est vrai, mais ce n’est pas ma faute, vois-tu ; les amis...

– Ambroise, n’appelez pas les hommes que vous fréquentez, et avec lesquels vous passez des journées et des soirées entières, vos amis. Dites plutôt que ce sont vos mauvais génies, reprit Jeanne.

– Et pourquoi cela, Jeanne la grondeuse ?

– Parce que leurs conseils vous ont perdu. Avec eux vous avez désappris à respecter les choses les plus saintes ; votre cœur est devenu insensible, et vous foulez sous vos pieds vos saintes croyances d’autrefois. Sont-ce vos amis, ceux-là qui vous retiennent loin de votre maison lorsque votre femme, inquiète sur votre sort et sur l’avenir de son enfant, gémit en vous attendant ? Non, je vous le dis encore, ces hommes ne sont pas vos amis.

– As-tu fini ?

– Oui, car toutes mes paroles sont vaines ; depuis longtemps ma voix a perdu le don de vous toucher.

– Eh bien, ne parle jamais, ça te réussira peut-être.

– Ah ! Ambroise, tu pourrais être si heureux...

– C’est ça, attendrissons-nous, maintenant. Ma parole, j’ai envie de m’en retourner.

– Près de vos chers amis ; ils vous sont si précieux !

– Oui, ils sont précieux ; avec eux je m’amuse au moins, tandis qu’ici...

– Vous vous ennuyez. Ce n’est pas d’aujourd’hui que vous me le faites sentir, et bien cruellement encore.

Ambroise haussa les épaules en tournant la tête.

– Tiens, qu’est-ce que c’est que ça ? fit-il en prenant la couronne de première communion que Jeanne avait posée sur le pétrin un instant auparavant.

– C’est ma couronne, mon père, dit Rose.

– Ah ! eh bien, je la trouve laide, ta couronne, reprit le forgeron.

Et, regardant sournoisement sa femme, il se mit à en froisser les fleurs dans ses larges mains.

Jeanne poussa un cri de mère offensée, s’élança vers son mari et lui arracha la couronne.

– Tu n’es pas digne d’y toucher, s’écria-t-elle le regard étincelant, le visage enflammé.

– Je l’ai souillée, fit le forgeron devenu blême de colère ; et bien, le feu purifie.

En disant ces mots, il s’empara de nouveau du modeste emblème, et le jeta dans la flamme du foyer.

En une seconde la couronne fut consumée.

– Ambroise, Ambroise ! exclama la pauvre femme, tu n’es qu’un malheureux.

Rose pleurait à chaudes larmes.

– Tais-toi, Jeanne, tais-toi, dit le forgeron en faisant un geste plein de menace.

Sa physionomie avait pris soudain le masque d’une cruauté repoussante. Mais Jeanne, exaspérée et poussée à bout par l’action brutale de son mari, se redressa majestueusement dans son indignation.

– Non, je ne me tairai pas, s’écria-t-elle avec force, trop longtemps j’ai souffert et dévoré secrètement mes larmes ; à force de se sentir déchiré, mon cœur exhale enfin un cri de douleur. L’épouse a pu se résigner, car son bonheur seul était compromis ; mais aujourd’hui je sens que je suis mère, et, du moment que ma fille peut avoir à souffrir, je me lève pour la protéger et la défendre. La faiblesse que j’ai montrée jusqu’à ce jour a été coupable, très-coupable, je le vois, car elle a en quelque sorte autorisé votre conduite. Si dès le commencement, au lieu de gémir en silence, je vous avais résisté, si j’avais été sévère et forte, je me serais épargné bien des tourments et à vous, peut-être, des remords. Maintenant, l’épouse méprisée, humiliée, oublie et vous pardonne ; mais la mère se révolte et vous crie : Respect à votre fille ! respect à mon enfant !

– Jeanne, prends garde, prends garde ! hurla le forgeron.

Et les lèvres écumantes, lançant des éclairs de ses yeux fauves, il leva le poing sur la tête de sa femme.

– Tue-moi, tue-moi ! cria Jeanne ; j’aime mieux mourir sur l’heure que de vivre plus longtemps avec un misérable tel que toi.

Ambroise fit entendre comme un rugissement de bête farouche s’empara d’un maillet qui se trouva sous sa main.

D’un bond, Rose s’élança entre son père et sa mère. Le coup destiné à Jeanne la frappa en pleine poitrine.

Elle poussa un cri étouffé, chancela un instant et tomba inanimée dans les bras de sa mère. Quelques gouttes de sang tintèrent de rouge ses lèvres roses.

– Le monstre ! cria Jeanne d’une voix éclatante, il a tué sa fille...

En voyant chanceler l’enfant, Ambroise resta immobile, le regard fixe et la bouche ouverte comme si la foudre l’eût frappé. Puis, soudainement dégrisé, il comprit tout ce qu’il y avait d’horrible dans son action. La voix du sentiment cria en lui ; ses entrailles de père s’émurent, et il sentit son cœur se serrer comme par une affreuse pression. Ses oreilles bourdonnèrent, un voile de sang couvrit ses yeux, et palpitant, épouvanté, presque fou, il tomba aux genoux de sa fille en sanglotant.

– Assassin, arrière ! lui cria Jeanne d’une voix terrible en le repoussant.

Ambroise courba la tête. Il prit dans ses grosses mains rudes les petites mains brûlantes de sa fille et se mit à les baiser avec transport.

Au bout d’un instant, Rose rouvrit les yeux, Ambroise poussa une exclamation de joie.

– Sauvée ! dit-il ; elle est sauvée !

Rose considéra son père avec étonnement d’abord, puis elle sourit :

– Jeanne, reprit Ambroise avec gravité, pardonne-moi. À partir d’aujourd’hui, je te jure que tu n’auras plus à te plaindre de ton mari, je te jure que je ne boirai plus.

Rose regarda sa mère. Son regard semblait lui dire :

– Tu vois que je ne t’ai pas trompée...

Quand les vieux parents arrivèrent, le forgeron tenait dans ses bras sa femme et sa fille. Ambroise et Jeanne accueillirent en souriant les deux vieillards.

 

 

III.

 

Ambroise n’oublia point le serment qu’il avait fait à sa femme et qu’un moment de désespoir affreux lui avait arraché. Non-seulement il cessa d’aller au cabaret ; mais peu à peu, il s’éloigna des faux amis qui l’avaient entraîné et finit par leur devenir tout à fait étranger. Ne se dérangeant plus de son travail, ses quinzaines devinrent meilleures. Jeanne s’en aperçut bientôt en voyant s’arrondir la bourse où elle renfermait les économies du ménage. Les chagrins avaient vieilli et flétri la pauvre femme ; le bonheur lui rendit une partie de sa jeunesse, et avec la santé sa beauté reparut. La maison du forgeron, triste et silencieuse naguère, s’égayait maintenant dès le lever du soleil, lorsque Jeanne, la chanson et le sourire aux lèvres, venait avec sa fille s’asseoir près de sa fenêtre qui, garnie de fleurs et de plantes grimpantes, laissait voir les deux jolies têtes dans un cadre de verdure. Bien souvent, pensive et rêveuse, la jeune fille égarait son esprit dans les espaces infinis : avec son âme, sa pensée s’envolait loin de la terre. Alors, les yeux fixés dans le vide et le front penché, elle semblait en communication mystérieuse avec des êtres invisibles. C’était peu de temps après la première communion de Rose que la mère avait surpris, la première fois, l’enfant tout entière à ses rêves inconnus.

– À quoi penses-tu ? lui demanda-t-elle un jour.

– Au bon Dieu et aux anges, répondit Rose.

Et la mère comprit qu’elle devait respecter les pensées de son enfant.

Quelque fois cependant, en regardant la jeune fille, elle se sentait inquiète ; sans savoir pourquoi, son cœur se serrait douloureusement. Elle se disait tout bas que Rose était bien pâle et que ses grands yeux, pleins de langueur, brillaient d’un éclat un peu trop vif. Mais, comme la jeune fille grandissait vite, elle se rassurait en pensant que la blancheur transparente de ses joues était un effet de la croissance.

Quatre années s’écoulèrent. Rose allait avoir dix-sept ans. Ces quatre années avaient été pour la jeune fille quatre fées bienfaisantes ; l’une après l’autre lui avait laissé en passant quelques dons précieux ; sous leurs baguettes magiques, Rose s’était épanouie, belle et gracieuse comme la fleur dont elle portait le nom.

Après une courte maladie, le père du forgeron mourut. Vieux et usé par le travail, on s’attendait à le voir s’éteindre ; néanmoins ce fut une grande douleur pour Ambroise. Sa vieille mère, très-âgée aussi, et de plus accablée par les infirmités qui s’attachent à la vieillesse, allait être bien seule dans sa petite maison. Jeanne, il est vrai, pouvait passer chaque jour une heure ou deux auprès d’elle ; mais le reste du temps devait-on abandonner la pauvre femme dont la mauvaise santé réclamait des soins continus ?

Rose demanda à ses parents l’autorisation de demeurer chez sa grand’mère. Il y eut bien quelque hésitation de la part du forgeron, et surtout de Jeanne qui craignait pour la jeune fille des fatigues au-dessus de ses forces ; mais Rose fit valoir de si bonnes raisons, que tout s’arrangea selon ses désirs.

La vieille mère pleura de joie lorsqu’on lui apprit que Rose allait habiter avec elle.

– Est-ce Ambroise qui a eu cette excellente idée ? demanda-t-elle.

– Vraiment non, ma mère, répondit le forgeron. C’est l’enfant qui l’a voulu.

– Viens, ma Rose, viens, reprit la vieille mère, tout ce que je pouvais désirer d’heureux encore, tu me le donnes aujourd’hui. Mais je n’abuserai pas de ton dévouement ; je ne veux pas que ta jeunesse si belle se passe au chevet d’une vieille femme maussade et infirme. Pour te rendre libre bientôt, je me dépêcherai de mourir.

– Oh ! chère mère, fit Rose, pouvez-vous parler ainsi à vos enfants !...

L’entends-tu, Ambroise ? Elle me gronde.

Elle a raison, ma mère ; pourquoi parlez-vous de mourir ?

– Dieu dispose de nous, mes enfants ; quand il le voudra, je serai prête à aller à lui. Maintenant, Rose, tu es la maîtresse ici. Ma pauvre maisonnette et tout ce qu’elle renferme est à toi. J’ai là, dans l’armoire, deux pièces de belle toile d’Alsace ; tu pourras t’en servir pour commencer ton trousseau.

– Mon trousseau ! répéta Rose pensive.

– Voilà une heureuse idée, ma mère, dit le forgeron ; car enfin, d’ici à un an ou deux, on pensera à la marier. N’est-ce pas, Rose ?

La jeune fille parut ne pas avoir entendu ; mais tout bas elle se disait :

– Je resterai près de ma grand’mère jusqu’à sa mort ; alors seulement j’appartiendrai à l’époux de mon choix.

La tâche que Rose s’était imposée n’avait rien de rude ni de difficile : mais elle demandait une sollicitude très-grande et une patience éprouvée, car la mère Durier exigeait beaucoup : elle voulait avoir constamment la jeune fille près d’elle.

– Quand je te vois ou que je t’écoute, lui disait-elle, j’oublie toutes mes souffrances.

Rose lui lisait chaque jour la valeur d’un volume. Le curé de Cercelle avait mis toute sa bibliothèque à la disposition de la jeune fille.

Lorsque le temps était beau, Rose et sa grand’mère allaient s’asseoir au fond du jardin, à l’ombre. Ce jardin, assez vaste et un peu délaissé, était néanmoins rempli de plantes potagères. Deux allées, se croisant, le coupaient en parties égales dans sa longueur et dans sa largeur ; elles étaient bordées de fraisiers. Quatre grands pruniers, aux branches feuillues, empêchaient le soleil de sécher trop vite les plates bandes. À l’extrémité de la grande allée, on avait ménagé une sorte de rond-point, au milieu duquel se trouvait une madone de granit, posée sur un piédestal de pierre ordinaire. Cette enceinte était close d’une haie de framboisiers et de groseilliers qui poussaient et vivaient fraternellement mêlés les uns avec les autres. De chaque côté de la madone, il y avait un banc de pierre. C’est là que Rose aimait à conduire sa chère malade. Celle-ci, bien souvent, s’endormait en écoutant le babil monotone de la fauvette ; et l’enfant, tout en travaillant, regardait la douce figure de la madone et veillait sur le sommeil de la vieille femme, ainsi qu’une jeune mère près du berceau de son nouveau-né.

Rose aimait les fleurs, ses petites mains remuèrent la terre autour de la madone, et on les vit naître et s’épanouir comme par enchantement. Plusieurs personnes s’étaient empressées d’offrir à la jeune fille une quantité variée de graines, d’oignons et de racines. Mais Rose avait fait sa plus riche moisson dans le jardin d’un riche cultivateur de Cercelle, voisin de sa grand’mère.

Le fermier avait un fils de vingt-deux ans. Tout en fourrageant parmi les plates-bandes de son père pour emplir le tablier de Rose, il ne put s’empêcher de remarquer combien il y avait de candeur et de bonté dans le regard de la jeune fille, et il savait par les conversations des ouvriers combien son cœur renfermait de belles et de précieuses qualités !... N’était-elle pas citée dans le village comme la meilleure, la plus sage et la plus pieuse des jeunes filles de Cercelle ? Le jeune homme pensa beaucoup à cela. Bientôt le fermier s’aperçut que son fils était plus souvent au jardin, où il n’avait rien à faire, que dans les champs, où le travail ne manquait point. Le jeune paysan, en effet, s’oubliait un peu trop à admirer les fleurettes que la main de Rose faisait fleurir ; il passait des heures entières debout contre la haie qui séparait les deux jardins. Quelquefois il se hasardait à parler à la jeune fille, et il était heureux lorsqu’elle lui avait répondu par quelques paroles ou seulement par un sourire.

Un jour de grande hardiesse, au risque de déchirer son vêtement, il passa au travers de la haie et entra dans le jardin de la veuve Durier. Il portait dans ses bras un lis magnifique qu’il venait d’arracher.

– Cette fleur manque près de la madone, dit-il à Rose.

C’était la seule raison qui pût lui faire obtenir le pardon de sa petite incartade.

Rose ne se fâcha point.

Le lis, remis en terre, fut soigné par la jeune fille avec un soin tout particulier ; il devint le roi du parterre.

Il fut permis au jeune paysan de venir quelquefois causer avec Rose et sa grand’mère. Il profita si bien de la permission, que le passage qu’il s’était ouvert dans la haie alla toujours en s’élargissant.

Un matin, le fermier aperçut la trouée et n’eut pas de peine à deviner qui l’avait faite. Il comprit alors pourquoi son fils venait si fréquemment au jardin.

– Ah ! ah ! monsieur mon fils, se dit-il, je m’explique maintenant ta passion pour les fleurs ; mais ce ne sont point les giroflées, ni les camellias, ni les œillets, ni même les tulipes que tu aimes le mieux : ce sont les roses, ou plutôt une seule rose, la Rose du forgeron Durier. C’est encore une enfant ; mais elle est honnête et sage, et puis son dévouement pour sa vieille grand’mère est admirable. Tout cela vaut quelque chose. Allons, allons, mon fils, vous avez bon goût, et je suis content de savoir que vous n’êtes pas un sot.

Et le fermier, les mains derrière le dos, acheva de faire le tour de son jardin en riant doucement.

Le même jour, il se trouva seul avec son fils dans un pré dont on avait coupé l’herbe la veille et que les faneuses venaient d’abandonner. Il l’appela et lui fit signe de s’asseoir à côté de lui sur le foin.

– Dis-moi, Charles, lui dit-il, sais-tu qui s’est amusé à percer la haie de mon jardin, du côté de la mère Durier ?

Le jeune homme devint aussitôt rouge jusqu’aux oreilles.

– Tu ne réponds pas, reprit le fermier.

– Je ne crois pas le dommage bien grand, mon père ; mais, si vous croyez le contraire, ne cherchez pas le coupable trop loin : c’est moi.

– Je m’en doutais, car j’ai vu de bien jolies fleurs dans le jardin de la veuve. J’y ai vu aussi une jeune fille charmante.

Le jeune paysan baissa les yeux.

– Est ce que tu l’as remarquée, la fillette à Jeanne la sage ?

– Oui, mon père. Et si vous n’y voyez pas d’empêchement ?...

– Eh bien ?...

– Rose sera ma femme.

– Je te donne d’avance mon consentement. J’espère que le forgeron ne nous refusera pas sa fille, car je ne vois pas qu’il puisse trouver ici, à Cercelle, un meilleur parti pour elle.

– Tenez, mon père, vous me rendez bien heureux.

– Rose n’est pas une fille à dédaigner, continua le fermier sans répondre aux paroles expansives de son fils ; son père est un rude travailleur qui gagne de bonnes journées et qui lui amassera sûrement un magot. Et puis, à ma connaissance, la vieille Durier n’a pas moins de quatre à cinq mille écus d’argent bien placé. Tout ça sera pour la Rose un jour. C’est donc une fille presque riche et la meilleure à choisir dans tout Cercelle. Savais-tu ça ? mon garçon.

– Non, mon père. Mais, pour faire le bonheur de son mari, Rose n’aurait pas besoin de cette fortune.

– Pour faire le bonheur d’un mari, je ne dis pas ; mais pour trouver un mari, ce n’est pas la même chose.

Le jeune homme sentit qu’il était raisonnable de ne pas répondre. D’ailleurs, il n’avait point à défendre son affection pour Rose contre les idées de son père. Du moment que le fermier l’approuvait, il lui importait fort peu que ce fût pour une raison ou pour une autre.

– Je verrai le forgeron un de ces jours, reprit le fermier ; je lui dirai deux mots de cette affaire, et nous arrangerons ça.

Charles remercia son père, et ils se séparèrent, le fermier songeant à ses foins, à ses moissons et à l’argent qu’il retirerait d’une récolte abondante ; le fils, le cœur joyeux, pensant à Rose, à son mariage, à l’avenir, à toutes les joies d’une vie heureuse...

Le lendemain, dans l’espoir de voir la jeune fille, Charles ne quitta presque pas le jardin ; mais Rose ne se montra point parmi ses fleurs. Il apprit, le soir, que la veuve Durier était devenue très-malade, et que, d’heure en heure, on attendait son dernier moment.

Elle mourut quelques jours plus tard.

– Pauvre Rose ! pensa Charles, elle doit être bien malheureuse aujourd’hui.

Et, malheureux lui aussi, il regardait avec mélancolie la statuette de la Vierge, le beau lis fleuri près d’elle et toutes les fleurs de la jeune fille. Les corolles languissantes s’inclinaient sur leurs tiges à moitié desséchées. De chacune, la brise emportait, en passant, quelques pétales grillés par le soleil.

– Elles n’ont pas été arrosées depuis longtemps, se dit Charles ; encore quelques jours, et toutes seront flétries. Chères petites fleurs qu’elle aime !... Mais je ne veux pas que vous mouriez, je veux qu’elle vous retrouve belles et souriantes lorsqu’elle reviendra vous visiter.

Il puisa de l’eau dans un puits et en inonda les fleurs.

 

 

IV.

 

Un matin le fermier dit à son fils :

– Hier, je passais devant la maison du forgeron ; j’ai pensé à toi et je suis entré.

– Vous lui avez parlé ? s’écria le jeune homme.

– Sans doute. Je n’avais pas d’autres raisons pour lui faire une visite.

– Que vous a-t-il répondu ? demanda Charles avec anxiété.

– Qu’il était heureux de ma demande, et qu’à ce sujet il interrogerait sa fille. Seulement, il veut que dans tous les cas nous laissions passer un an avant le mariage.

– Une année ! si longtemps ?... fit le jeune homme.

– « Ma mère vient de mourir, m’a-t-il fait observer ; ce serait mal de songer à la joie et de nous ré jouir au bord de sa tombe à peine fermée. » J’ai compris cela, et j’ai été de son avis.

– C’est juste, mon père. J’attendrai.

Le dimanche suivant, le forgeron profitant de cette journée en famille, parla à Rose de la demande du fermier.

Depuis la mort de sa grand’mère, la jeune fille était encore plus rêveuse qu’auparavant. À voir sa jolie tête penchée, ses yeux demi-clos, on aurait pu croire qu’elle se courbait sous une lassitude générale, sa mélancolie prenait un caractère tout à fait alarmant.

Et Jeanne se disait souvent :

– Rose a quelque chose : une pensée secrète l’occupe. Pourquoi me la cache-t-elle ?

Dès les premières paroles que son mari adressa à la jeune fille, elle se disposa à écouter les réponses que ferait Rose ; mais, malgré elle, elle se sentait inquiète et mal à l’aise.

– Dis donc, Rose, fit le forgeron en souriant, il paraît que tu as un promis.

– Un promis, mon père ! répondit la jeune fille étonnée.

– Mais oui, et un jeune homme très-bien, ma foi. Nous avons appris cela ces jours derniers.

– Et vous me l’apprenez aujourd’hui, mon père, car j’ignore...

– Oh ! tu ignores...

– Je ne comprends vraiment pas ce que vous voulez dire.

– En es-tu bien sûre ?

– On ne peut plus certaine, mon père.

– Je crois que tu te souviens mal, et qu’en cherchant un peu....

– Je vous assure, mon père....

– On dit pourtant, interrompit le forgeron, que ce jeune homme causait souvent avec toi.

Rose fit un mouvement brusque et se tourna vers sa mère, une interrogation dans le regard.

– C’est son père qui nous l’a affirmé, dit Jeanne.

– Charles... Charles Blondel !... s’écria la jeune fille.

Et ses joues devinrent encore plus blanches que d’ordinaire.

– Ah ! tu vois bien que tu le connaissais, reprit Ambroise en riant.

Deux larmes jaillirent des yeux de la jeune fille.

– Rose, mon enfant ! s’écria Jeanne effrayée.

– Ce n’est rien, reprit la jeune fille avec un sourire plein de tristesse.

Elle essuya vivement ses yeux, et, s’adressant à son père :

– Vous avez vu M. Blondel, que vous a-t-il dit ? demanda-t-elle.

– Que son fils désirait t’avoir pour femme, et il t’a demandée en mariage.

– Et vous avez répondu ?

– Que nous t’en parlerions.

– Eh bien, mon père, voyez M. Blondel dès demain, et dites-lui que je ne veux pas me marier.

– Que tu ne veux pas te marier ? répéta Ambroise, qui crut avoir mal entendu.

– Oui, mon père.

– Oh ! c’est impossible, s’écria le forgeron. Rose, tu réfléchiras.

– C’est tout réfléchi, mon père.

– Charles Blondel te convient, et je suis bien sûr qu’il te rendrait heureuse.

– Je le crois comme vous, mon père ; Charles Blondel est un bon et loyal jeune homme que j’estime.

– Ce qui ne t’empêche pas de le repousser sans pitié et sans te soucier de la peine que tu lui feras.

– Il le faut, puisque je ne puis être sa femme.

– Pourquoi ? Dis-nous au moins pourquoi.

Rose laissa tomber ses paupières sur ses grands yeux et ne répondit point.

Un regard de sa femme fit comprendre à Ambroise qu’il ne devait pas insister et qu’il n’avait plus rien à dire. Au bout d’un instant il se leva et sortit pour ne pas laisser voir son mécontentement.

Jeanne, restée seule avec sa fille, l’attira doucement sur ses genoux, la baisa au front, et, tout en lissant ses beaux cheveux :

– Tu as fait de la peine à ton père, lui dit-elle, il est parti contrarié.

– Je le regrette, chère mère ; mais j’ai dû lui répondre ainsi que je l’ai fait.

– Tu aurais pu lui donner une raison. J’ai l’habitude de lire sur ton visage : j’ai compris ton silence et deviné que tu ne dirais pas à ton père toute ta pensée ; mais à moi, tu ne dois point te cacher : on confie tout à une mère.

– Oui, mère, tout.

– Ainsi tu vas me dire pourquoi tu ne veux pas de Charles pour ton mari ? Est-ce qu’il te déplaît ?

– Non.

– Eh bien, alors, pourquoi ?

– Parce que je veux être religieuse, ma mère.

– Religieuse ! fit Jeanne dont les yeux arrondis se fixèrent sur le visage de la jeune fille.

– Oui, chère mère. Dans trois mois j’entrerai au couvent.

– C’est donc vrai ? Quoi ! tu veux nous abandonner... Rose, Rose, tu ne nous aimes donc plus ?

– Oh ! ma mère, vous savez bien le contraire.

– Et froidement, tu parles d’entrer au couvent ! s’écria Jeanne désolée ; tu ne sais donc pas qu’une fois les portes d’une de ces maisons refermées sur toi, tu seras à jamais perdue pour nous ? Nous n’avons que toi seule au monde, Rose ; tu es notre joie, notre espérance, et tu veux nous condamner à te pleurer ! Mais non, tu nous aimes, nos larmes te toucheront, tu ne résisteras pas à mes baisers. Songes-y, Rose, sans toi nous ne pourrions plus vivre. Ne plus te voir chaque jour, ne plus entendre ta voix désormais !... oh ! non, c’est impossible ; tu ne peux le vouloir. Renonce à ce projet qui me fait frissonner de terreur, qui me brise le cœur.... D’ailleurs, ton père ne te permettra pas de nous quitter, et j’espère bien que tu ne lui désobéiras point.

– Vous m’aiderez à obtenir son consentement, chère mère.

– Moi, moi !.... ah ! tu ne le crois pas !

– Il le faut.

– Mais qui donc a pu t’inspirer l’idée de te faire religieuse ?

– Dieu sans doute, ma mère ; c’est un vœu que j’ai fait, volontairement.

– Un vœu ! répéta Jeanne consternée.

– Oui, le jour de ma première communion. Vous vous souvenez que je suis allée prier à l’autel de la Vierge ? continua la jeune fille.

– Je m’en souviens.

– Je pensais à vous, ma mère. Je venais de voir couler vos pleurs, je devinais toutes vos souffrances, je savais que mon père ne vous rendait pas heureuse. Alors j’ai promis de me consacrer à Dieu si mon père redevenait digne de vous, si un jour toute sa tendresse vous était rendue. Le ciel a exaucé mes vœux ; maintenant, ma mère, c’est à moi de tenir ce que j’ai promis.

Jeanne courba son front, et, la poitrine oppressée par des sanglots, elle pressa fiévreusement sa fille sur son sein.

– Dieu t’appelle à lui, dit-elle ; que sa volonté soit faite !

Elle pleurait ; mais à travers ses larmes on voyait dans ses yeux comme le rayonnement d’une joie divine. Pour elle, le sacrifice était accompli.

Le forgeron opposa à la volonté de Rose, soutenue par le consentement de sa mère, une résistance opiniâtre : la lutte dura plus de deux mois. Enfin, il se laissa persuader, et Rose partit pour la ville où l’attendaient les sœurs de la Providence.

 

 

V.

 

Rose était toute la joie de la maison, le rayon printanier qui l’égayait ; son absence y laissa un vide que rien ne pouvait combler. Jeanne avait oublié ses chansons, elle ne riait plus. Silencieuse et pensive en travaillant, elle se demandait sans cesse : Que fait-elle en ce moment ? Pense-t-elle à nous ? Est-elle heureuse ? Puis son regard s’arrêtait à la place où Rose avait l’habitude de s’asseoir, et elle ne détournait les yeux que lorsque les larmes, qui coulaient à son insu, l’empêchaient de distinguer les objets. Il lui arriva plusieurs fois, croyant entendre la voix de Rose qui l’appelait, de lui répondre comme si la jeune fille eût été près d’elle. En reconnaissant son erreur, elle soupirait. Bien souvent, debout près du lit de Rose, elle restait longtemps immobile, regardant l’oreiller sur lequel la tête de sa fille reposait autrefois. Les objets qui lui avaient appartenu, et qu’elle n’avait pas emportés avec elle, étaient conservés par Jeanne avec un soin religieux.

– Ce sont mes joyaux, disait-elle aux voisines qui venaient lui faire une visite de temps en temps.

Et l’on parlait de Rose longuement, pendant des heures entières.

Un changement notable s’était opéré également chez le forgeron ; il était devenu sombre et peu communicatif ; il passait dans les rues de Cercelle comme une âme en peine égarée sur la terre ; ses camarades, qui avaient admiré sa joyeuse humeur, sa gaieté toujours prête à provoquer celle des autres, ne le reconnaissaient plus. Il se mettait à sa forge sans dire un mot, faisait rougir le fer et le tordait sur l’enclume à grands coups de marteau ; et cela machinalement comme un automate : il semblait ne plus avoir en lui que la force prodigieuse des muscles et des bras. Parfois il laissait refroidir une gueuse chauffée à blanc sans songer à la travailler.

Autour de lui les ouvriers disaient :

– Durier travaille moins : il n’est plus le forgeron courageux et fort d’autrefois.

– Pourquoi me tuerais-je à battre le fer ? répondit un jour Ambroise. Je n’ai plus à amasser une dot pour ma fille ; je serai toujours assez riche.

Ces paroles étaient dites tranquillement, mais avec une amertume profonde. Cependant il ne savait pas que, si sa fille était entrée au couvent, il en était la première cause. En lui cachant la vérité, Jeanne lui avait épargné une douleur bien autrement cruelle.

Pour Ambroise et pour Jeanne, l’hiver qui arriva fut bien triste, bien désolé. Pendant les longues veillées, assis aux deux coins de la cheminée, lui lisant, elle filant ou cousant, ils échangeaient à peine quelques paroles.

Et pourtant ils s’aimaient tout autant qu’autrefois, mieux peut-être ; mais il leur suffisait d’un regard pour se comprendre.

Quand une lettre de Rose arrivait à Cercelle, c’était un jour de grande fête pour les parents. L’un après l’autre la lisait d’abord, puis une troisième lecture était faite à haute voix, soit par Jeanne, soit par son mari. Ensuite on la serrait précieusement dans un tiroir avec les précédentes, et on la relisait au bout de quelques jours, un peu plus tard on la reprenait une fois encore, si une nouvelle lettre de la jeune fille tardait à venir.

Jeanne rencontra un jour Charles Blondel dans un sentier au milieu des champs. On était au mois de mars, la campagne commençait à verdir. Les joues du jeune homme s’étaient creusées, sou teint avait pâli ; ses yeux sans éclat laissaient deviner la douleur aiguë, incessante, qui était en lui et qu’il comprimait dans son cœur. Il ne paraissait plus, lui aussi, que l’ombre de ce qu’il avait été.

En le voyant, Jeanne ressentit comme un déchirement intérieur.

– Bonjour, madame Durier, dit le jeune paysan ; vous allez bien ?

– Bien doucement, Charles. Mais vous ?...

– Oh ! moi, fit-il avec insouciance, je ne désire rien ; j’accepte tout ce qui m’arrive de bon ou de mauvais, sans plaisir comme sans chagrin. Avez-vous reçu depuis peu des nouvelles de Mlle Rose ?

– Je suis allée la voir il y a quatre jours.

– Ah ! comment va-t-elle ?

– Assez bien. Cependant je l’ai trouvée très-changée : elle a maigri ; ça m’inquiète.

– Voici la belle saison, les beaux jours lui feront du bien.

– Là bas, elle n’en profitera guère, la chère enfant.

– Elle ne parle donc pas de revenir à Cercelle ?

– Non, répondit tristement Jeanne.

Le jeune homme se détourna pour essuyer une larme.

– Vous l’aimiez bien, Charles ? reprit Jeanne d’une voix pleine de tendresse.

– Oh ! oui, soupira-t-il ; je ne l’oublierai jamais

Jeanne lui prit la main et la serra affectueusement.

Et ils se séparèrent.

Jusqu’à la fin d’avril les parents de Rose reçurent régulièrement une lettre tous les quinze jours. Mais le vingt mai, au matin, celle qu’ils attendaient depuis le quinze n’était pas encore arrivée.

– Je le sens, dit Jeanne agitée par des craintes de toutes sortes, ma fille est malade.

Ambroise essaya de la rassurer.

Dans la soirée, elle annonça à son mari que le lendemain elle partirait pour la ville.

– Demain nous recevrons une lettre, dit le forgeron.

– N’importe ; seulement je ne partirai qu’après le passage du facteur.

Ambroise ne s’était pas trompé ; une lettre arriva, en effet ; mais elle était d’une écriture inconnue et justifiait toutes les craintes de Jeanne.

« Votre fille est très-dangereusement malade, leur écrivait-on, et la supérieure croit de son devoir de vous prévenir. »

La voiture commandée par Jeanne l’attendait ; son mari y prit place à son côté, et ils partirent ensemble. Ils ne s’arrêtèrent qu’à la porte du couvent qui s’ouvrit devant eux aussitôt.

Une religieuse s’empressa de les conduire à la chambre de la malade. Rose, calme comme une chrétienne pleine de foi et de piété qui, après avoir rempli son devoir sur la terre, va s’endormir dans le sein de Dieu, était mourante ; mais, lorsqu’elle reconnut les visages de son père et de sa mère inclinés vers le sien, ses yeux brillèrent et un dernier sourire agita ses lèvres décolorées. Jeanne et Ambroise étaient arrivés à temps pour recevoir ses deux derniers baisers : une demi-heure plus tard, après leur avoir montré le crucifix comme pour leur indiquer où elle avait pris sa force et où ils devaient chercher leur consolation, elle exhala son dernier soupir entre leurs bras.

Ce fut comme un coup de tonnerre qui frappa la pauvre mère en plein cœur ; elle poussa un cri rauque et roula sans connaissance sur les dalles de la chambre.

Le forgeron, les doigts crispés dans ses cheveux, lançait autour de lui des regards sombres, affolés. Sa douleur éclata dans un effrayant accès de colère. Il accusa la communauté tout entière d’avoir causé la mort de sa fille.

– Oui, disait-il, les privations qu’on lui a imposées ont détruit sa santé, et elle est morte faute de soins.

– N’accusez personne de la perte de votre enfant, lui dit le vieux médecin qui avait soigné la jeune fille pendant sa maladie ; le mal sous lequel elle a succombé était en elle depuis longtemps : jeune encore, elle a dû recevoir un coup violent dans la poitrine. La cause de sa mort est venue sûrement de cet accident.

À cette révélation, écrasante pour lui, Ambroise poussa un sourd gémissement et se courba en deux comme si un quartier de roche fût tombé sur sa tête.

Son regard rencontra celui de Jeanne, qui, revenant à elle, avait entendu les paroles du docteur. Il n’en put supporter la fixité, ni l’expression profondément douloureuse.

– Ah ! je suis maudit, exclama-t-il.

Et il s’élança hors de la chambre en criant :

– J’ai tué ma fille, j’ai tué ma fille !...

– Le pauvre homme ! dit une religieuse, sa douleur l’a rendu fou.

La supérieure reprit :

– Sa fille était un ange, elle priera pour lui.

Jeanne s’était agenouillée et sanglotait près du lit de Rose.

Dans la soirée, elle témoigna le désir d’emmener le corps de sa fille à Cercelle afin de l’avoir plus près d’elle. On fit les démarches nécessaires à ce sujet, et cette dernière satisfaction lui fut donnée. Pendant la nuit et tout le jour suivant, on ne put l’éloigner de la chambre mortuaire.

Vers le milieu de la seconde nuit, le cercueil, couvert d’une pièce d’étoffe blanche ornée de couronnes et de guirlandes de fleurs, fut placé sur une voiture entre deux religieuses. On partit. Jeanne suivait à pied le corps de son enfant.

À une demi-lieue de la ville, un homme se dressa tout à coup sur la route et vint se placer, tête découverte, à côté de la pauvre mère. C’était Ambroise qui depuis la veille avait disparu.

Où était-il allé ? Qu’avait-il fait ?

Lui-même n’aurait point su répondre à ces deux questions.

– Jeanne, Jeanne, dit-il d’une voix plaintive, je suis un grand coupable, pourras-tu jamais me pardonner ?

– Je t’ai pardonné, Ambroise, le jour où tu es revenu à Dieu, répondit-elle.

– Oh ! merci, merci. La nuit dernière, vois-tu, j’ai voulu mourir...

– Mourir ! s’écria Jeanne ; non, non, tu dois vivre, il le faut... pour la pleurer avec moi.

Le soleil levant commençait à dorer le paysage lorsqu’on aperçut les premières maisons de Cercelle.

Le curé, qui avait été prévenu, attendait le triste convoi à l’entrée du village. Presque toute la population de Cercelle était accourue, et, silencieuse, se tenait rangée des deux côtés de la route. Une foule de jeunes filles, habillées de blanc, les bras chargés de fleurs, entouraient leur bannière déployée. C’est suivie de tous ceux qui l’avaient connue enfant que Rose Durier fut conduite au modeste cimetière de son village.

Une humble croix de pierre fut plantée sur sa tombe. Elle portait ces mots seulement :

 

ICI REPOSE

LE CORPS DE ROSE DURIER

MORTE A DIX-HUIT ANS

21 MAI 1848.

 

Le lendemain, parmi les fleurs fanées qui jonchaient le sol autour de la croix, un beau lis, nouvellement épanoui, étendait ses racines dans la terre jetée sur le cercueil de Rose Durier. Les amateurs du merveilleux n’hésitèrent pas à croire qu’un miracle s’était accompli sur le tombeau de la jeune fille.

Mais la fleur n’excitait pas seule l’étonnement des villageois : au-dessous des deux premières lignes de l’épitaphe, une main inconnue avait gravé, dans la nuit, ces mots : Le Lis du village.

Le temps et la pluie ont noirci l’inscription, mais ne l’ont pas effacée, et chaque année, au mois de mai, la belle fleur blanche refleurit encore.

 

 

Émile RICHEBOURG.

 

Paru dans La Semaine des familles

et repris dans L’Écho de la France

en 1865-1866.

 

 

 

 

 

 

 

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