L’enterrement de Ladislas
RÉCIT
par
René RISTELHUEBER
12 décembre 1934.
IL neige très doucement. À peine quatre heures et il fait déjà nuit, une demi-nuit éclairée d’une lumière triste et froide, presque lunaire.
J’entre dans le cimetière. Près de la porte, une mendiante gonflée de vêtements sous sa touloupe de peau se tient immobile. Elle ne tend même pas la main.
J’erre parmi les tombes. « C’est pour quatre heures, m’a-t-on dit, et il faudra tourner à droite. » Croyant distinguer quelques lumières et entendre des chants, je marche dans cette direction. Seul le crissement de la neige sous mes pas rythme le lourd silence.
Il fait froid, mais pas un souffle d’air. Les gros flocons tombent perpendiculairement en tournoyant avec lenteur. De loin en loin, entourée d’un petit halo jaune, la flamme d’un cierge brûle sans vaciller au milieu des maigres couronnes recouvrant la dalle d’une tombe, une tombe récente, de celles que l’on n’a pas encore eu le temps d’oublier. La flamme pique d’une timide clarté la grisaille du décor. Alentour dans la ville, quelques fenêtres sont éclairées, mais leur lumière atténuée ne dépare pas cet ensemble funèbre.
Je hâte le pas parmi les tombes ; la cadence des crics-cracs dans la neige s’accélère. Cependant, les voix ne se font plus entendre. Me voilà au pied d’une grande stèle surmontée d’une croix. Me serais-je trompé ? Délibérément, je m’engage en sens contraire. Du moins je crois le faire, car je me retrouve devant la porte d’entrée flanquée de la mendiante pelotonnée dans ses guenilles. Rien en vue dans la large allée qui s’ouvre toute droite, pas de cortège. Le silence et la neige. Pourtant il est plus de quatre heures ; ils devraient être là. Je repars presque en courant.
Bientôt des chants se font distincts. Ils me guident et je repasse devant la même croix. Non loin, un groupe forme un demi-cercle autour d’une tombe. Comment ne l’avais-je pas vu ? À la lueur d’une lanterne, trois fossoyeurs remuent de grandes pelletées de terre jaunâtre durcie par le gel.
Dans la clarté défaillante éclairant ce sinistre décor, je ne reconnais personne parmi ces gens emmitouflés jusqu’aux oreilles. Je m’informe. Oui, c’est bien l’enterrement de Ladislas Dombrauskas, mais la cérémonie est terminée ; le prêtre vient de partir.
Les chants reprennent. Assez grêles, les voix de femmes dominent, fraîches et justes. De temps à autre, un brusque sanglot entrecoupe la plainte cristalline du chant. Quelques hommes pleurent, le mouchoir à la main. Il continue de neiger doucement. Chaque manteau s’orne d’un col de cygne.
Les fossoyeurs peinent dur. Leurs pelles sonnent sur la terre gelée qu’elles soulèvent pour la jeter sur un petit monticule qui se bombe peu à peu. C’est fini. La tombe est bien fermée. On dépose au sommet une couronne en branche de sapin, tout comme on orne d’un petit arbre le faîte d’une charpente achevée. L’assistance se recueille pendant que les fossoyeurs ramassent leurs instruments en échangeant des plaisanteries. Personne ne songe à les faire taire. N’est-ce pas leur métier que de voisiner avec la mort ? Comment attendre d’eux qu’ils fassent mine de compatir aux douleurs dont la cause est leur gagne-pain ? À ces simples, la gaieté de gens satisfaits d’avoir terminé leur rude besogne apparaît naturelle. Elle ne les choque pas plus qu’elle ne trouble leur recueillement.
Maintenant que tout est achevé, un flottement se dessine dans le groupe qui se désagrège peu à peu, à pas feutrés.
Seuls les proches demeurent. D’un même geste, tous s’agenouillent au milieu de la neige pour un dernier adieu. Dans le demi-jour laiteux, par un froid glacial, ces pauvres êtres prosternés devant une tombe, sous la chute lente de la neige, forment un tableau poignant. Toute la détresse humaine est là, aggravée par la rigueur et la tristesse du climat qui semblent bannir toute espérance.
Celui qui repose maintenant sous un amas de mottes gelées était mon élève et, plus encore, mon ami. Ses camarades l’ont déjà quitté alors que moi, qui avais à cœur de l’accompagner avec eux, j’arrive trop tard. Trop tard pour avoir stupidement tourné dans la nuit autour des tombes.
Pauvre Ladislas ! si pauvre en effet. Je le revois tout mince avec son air sérieux et timide. Et, malgré moi, je l’évoque surtout sur son lit d’hôpital quand, long et décharné, le visage exsangue, il a rassemblé ses dernières forces pour chuchoter en français : « Merci », et ajouter : « Mal, très mal. »
Pourquoi suivait-il mon cours ? Lorsque, l’année précédente, j’étais arrivé à Kovno – devenu Kaunas – pour enseigner la littérature française, je ne me faisais guère d’illusions sur les agréments d’un séjour dans une ancienne ville-frontière russe devenue la capitale d’un petit État nouveau. Peu m’importait. Philologue, je voulais, sur les conseils de mon maître Meillet, étudier sur place cette curieuse langue lithuanienne, la mère encore relativement peu connue des idiomes indo-européens. Je pensais n’avoir pas à me faire beaucoup plus d’illusions sur le succès de mon enseignement. À ma surprise, je réunissais une trentaine d’auditeurs. Beaucoup de jeunes filles pour qui la connaissance du français était, soit une sorte de brevet d’élégance, soit un moyen de gagner leur vie en l’enseignant à leur tour. Parmi les jeunes gens, Ladislas attira bientôt mon attention par sa pauvreté et son application. De tous les étudiants, pourtant si misérablement vêtus, il était sans contredit le plus pitoyable avec son gros manteau élimé et sa casquette râpée.
L’ayant croisé après une de mes premières leçons, je lui adressai un mot aimable. Il m’avait à peu près compris, mais sa réponse fut une phrase maladroite, péniblement ânonnée après un long effort. « Quelle étrange idée, pensai-je, pousse ce malheureux garçon à perdre ainsi son temps à ce cours qu’il est hors d’état de suivre ? »
À quelques semaines de là, Ladislas m’attendait à la sortie. Assez ému, il s’enhardit à me débiter tout d’un trait : « Monsieur le Professeur, grâce à vos leçons, je commence à m’exprimer dans votre belle langue. » Sa solennelle tirade ne m’aurait guère convaincu s’il n’avait ensuite à peu près soutenu la conversation.
J’en fus tellement frappé que, curieux de le connaître, je le priai de venir un soir chez moi. Une partie de la nuit se passa dans un étrange dialogue où je m’efforçai de lui souffler les mots qui lui manquaient comme de lui traduire ceux, parmi mes réponses, dont le sens paraissait lui échapper. Pendant ce temps, auprès du gros poêle de faïence blanche, les bouts de cartons des cigarettes s’accumulaient dans les cendriers et le samovar se vidait peu à peu. Conscient de ma sympathie, Ladislas, avec une naïve confiance, me raconta sa vie et ses espoirs. Confidences qui confirmaient une réalité trop aisée à deviner : la triste et, hélas, banale existence de l’étudiant pauvre, multipliée par le coefficient de la pauvreté lithuanienne.
La vie dans un petit sous-sol partagé avec des camarades, la logeuse parfois payée, faute de mieux, au moyen de grosses besognes de ménage, les livres d’étude déjà passés de main en main mis en commun ; enfin, pour compléter les maigres ressources envoyées par une famille se suffisant avec peine à elle-même, les menus travaux effectués en dehors des études, traductions, corrections d’épreuves, articles publiés dans des journaux de province qui ne payaient pas encore, il est vrai, mais promettaient une prochaine rémunération.
Il ne se plaignait pas. Il était très reconnaissant envers les siens qui s’ingéniaient à lui venir en aide. Malheureusement, le moins infortuné de la famille, un oncle maternel, habitait la région de Vilna occupée par les Polonais. Aussi, malgré la proximité de la frontière, l’état virtuel de guerre entre les deux pays empêchait toute communication. Deux fois seulement, par des voies détournées, son parent avait réussi à lui transmettre quelque petite somme. De toute évidence, Ladislas était la fierté d’une famille modeste qui se sacrifiait pour son futur grand homme. Son frère aîné, ouvrier dans une scierie, gagnait assez bien sa vie ; son père, parti pour la campagne depuis son veuvage, y cultivait, avec l’aide de deux filles, un petit « bien » d’où lui étaient envoyées de temps à autre des provisions. Il vivait tant bien que mal. Parfois, il trouvait le moyen d’assister à l’opéra ou au ballet, spectacles si populaires dans ces régions. Une soirée au théâtre valait bien un souper. Accents nostalgiques de Tchaïkovski ou rythmes frénétiques de Rimsky le faisaient évader de la réalité et il s’endormait en rêvant à la Dame de Pique ou aux danses du Prince Igor.
Oui, il le savait, il était maigre et pâle, très pâle. Mais il n’y avait pas lieu de s’en préoccuper ; il avait toujours été ainsi. C’est d’ailleurs pourquoi, n’étant pas assez robuste pour des travaux manuels, il avait poursuivi des études pour lesquelles il avait du goût. Avec l’espoir de le diriger vers le Grand Séminaire, les Jésuites l’avaient admis gratuitement dans leur collège. Mais bien que fervent catholique comme tous ses compatriotes, il n’avait pas marqué de penchant pour l’état ecclésiastique.
Son rêve était aujourd’hui réalisé : il fréquentait l’Université où il étudiait le droit, l’histoire, les langues étrangères avec l’ambition de servir un jour son pays qu’il avait hâte de voir reprendre une place digne d’un passé trop oublié. Seul son ardent patriotisme lui faisait accepter d’être encore à la charge des siens, mais il était impatient de les alléger de ce fardeau.
Quant à ce que j’appelais son aptitude pour les langues, il fallait appartenir comme moi à un pays unilingue pour s’en étonner. Elle était commune ici où l’oreille des tout petits s’habituait déjà à entendre le même objet désigné par des mots différents. Les tribulations de l’infortunée Lithuanie tour à tour dominée par les Polonais, les Russes et récemment les Allemands, lui avaient imposé les langues de ses oppresseurs. Dans les villes, chacun les baragouinait plus ou moins mal. Il était temps de restituer sa dignité au lithuanien, prétendu « idiome de paysans », malgré ses antiques titres de noblesse.
Pourquoi enfin apprenait-il le français ? Parce qu’il le considérait comme le véhicule de la pensée la plus généreuse et la plus humaine. Et c’était la langue de deux de ses grands hommes préférés, Napoléon et Victor Hugo... Comment ! moi, un Français, je ne connaissais pas mieux que lui le rôle joué par la Lithuanie dans l’épopée napoléonienne et les souvenirs laissés par elle dans ce pays ! C’était un pèlerinage à faire sans tarder. Si j’acceptais mon élève pour guide, nous pourrions l’entreprendre dès le dimanche suivant. Quant à Victor Hugo, il admirait son génie lyrique qu’il avait hâte d’apprécier directement dans le texte. Tout autant, il était sensible à l’ardeur de sa sympathie pour les humbles, petits peuples ou pauvres gens.
⁂
Je consacrai à Ladislas le prochain jour de liberté. Ce fut pour entendre d’abord une messe militaire dans l’ancienne cathédrale russe aux dômes multiples devenue église catholique. Généralement petits, un nez épaté dans une figure rose à l’expression têtue, le crâne rasé, les soldats occupaient la plus grande partie de la nef. Un long manteau épais couleur moutarde les engonçait en leur battant presque les talons. On les sentait des paysans robustes, durs à la peine, disciplinés et d’âme simple. Pendant l’élévation, ces longues rangées d’hommes agenouillés et profondément inclinés donnaient le spectacle de la ferveur. Dans une église sans chauffage, par 20 degrés sous zéro, le froid était intense. Les tempes serrées dans un étau de glace, j’éprouvais en même temps le besoin de respirer un air frais, purifié des émanations de cette foule entassée. À la sortie, après avoir défilé devant le chef du détachement d’un pas raide et saccadé, les soldats se mirent en marche en entonnant avec une justesse remarquable un chant grave, presque religieux. Au rythme des bottes martelant la glace, leurs voix s’éloignèrent peu à peu.
Un tout petit train de banlieue que sa grosse cheminée évasée avait fait baptiser « le Samovar » nous conduisit à la campagne, mais une campagne inerte et gelée comme un cadavre enseveli sous la neige. Non loin, nous gravissions un monticule isolé. À son sommet, couronné d’une tour de bois : « Nous voilà sur la colline Napoléon, dit Ladislas avec orgueil. C’est d’ici qu’en juin 1812 l’Empereur a fait traverser le Niémen à la Grande Armée. » Le paysage d’hiver, qui sous un ciel sinistre s’étendait au loin, évoquait plutôt l’idée de la retraite de Russie que celle de son invasion. Sous sa couverture de glace, le Niémen apparaissait comme une route large et solide. Mon jeune compagnon, en dénombrant les troupes françaises et en nommant leurs généraux, évoquait avec enthousiasme cette scène grandiose. Son admiration pour son héros était sans borne. Trop souvent on oubliait, disait-il, qu’une légion lithuanienne avait combattu dans les rangs français ; on ne parlait jamais que des légions polonaises. Savais-je aussi que nombre de nos soldats abandonnés au cours de la retraite s’étaient fixés dans le pays ? Et n’était-il pas frappant que le code Napoléon fût encore en usage dans une partie de la Lithuanie ?
En rentrant en ville, Ladislas me montra la maison où Napoléon avait passé une nuit. Bien ne la signalait à l’attention. « C’est dommage, dis-je qu’on ne l’ait pas distinguée par une inscription. » – « Elle serait bien inutile, répliqua-t-il, tout le monde la connaît. »
Cette excursion scella notre amitié. Désormais, quand le froid n’était pas trop rigoureux, je cherchais à la porte de l’Université, parmi les casquettes de velours aux couleurs différant suivant les facultés, la casquette violette de Ladislas. Prisonniers de l’hiver et de la brièveté des jours, nous ne pouvions le plus souvent qu’arpenter l’inévitable « Leicius Alléja », l’Allée de la Liberté. Dans cette large avenue bordée de maisons basses où s’érigeaient tout à coup quelques disparates constructions nouvelles, se concentrait la seule animation de la ville. Une foule terne, où les militaires abondaient, défilait devant les vitrines des boutiques sur lesquelles le givre dessinait des décors en forme de fougères. Au coin des rues, des cochers barbus attendaient stoïquement le client, enveloppés dans des couvertures sur le siège des traîneaux. Encadrés d’un arceau, les chevaux paraissaient des animaux pétrifiés ayant des glaçons aux naseaux. À côté, des marchands de journaux et de cigarettes grelottaient auprès d’un kiosque en se chauffant près d’une lampe à pétrole. Mais Ladislas était trop habitué à ce spectacle pour s’en émouvoir. Fallait-il l’envier d’être indifférent au délabrement des cours aperçues à travers les porches, des rues étroites et tortueuses de la ville juive, du marché en plein air où, parmi les piaillements de la volaille, la viande avait un aspect de résidu chirurgical ?
Lui, était tout fier des progrès accomplis par son pays. Il montrait avec orgueil quelques bâtiments nouveaux, Hôtel des postes, Palais de Justice, Ministères en construction. « Pour nous juger, disait-il, n’oubliez pas notre point de départ. Kovno n’était qu’une citadelle russe. Il était interdit d’y construire des maisons de plus d’un étage. Sur cette place même, qui est après tout honorable, se tenait il n’y a pas longtemps un marché de bétail et de porcs. Et vous savez bien que notre vraie capitale doit être Vilna – il prononçait Vilnius – dont les Polonais se sont emparés par un coup de force. Tout d’abord, dans l’espoir de récupérer sans tarder notre bien, le Gouvernement a laissé les choses en l’état. Il y a peu de temps seulement qu’il s’est résigné à transformer Kaunas en capitale provisoire, en attendant l’heure de la justice. »
Il me faisait assister à la cérémonie quotidienne du salut aux morts, célébrée dans le jardinet du Musée de la Guerre où les honneurs étaient rendus devant une pyramide de pierres arrondies, tandis qu’en haut d’une tour les bandes horizontales vert, jaune et rouge du drapeau national se déployaient aux sons d’un clairon plaintif. « N’avez-vous pas l’impression d’assister à la résurrection d’un peuple, me demandait-il, et d’un peuple qui en est digne ? Faites-nous confiance ; laissez-nous au moins le temps de renaître. »
J’admirais son ardeur et sa foi dans l’avenir de son pays. Et je me prenais de sympathie pour ce petit peuple au destin tragique, si longtemps dominé, pis encore, oublié. Ses efforts étaient d’autant plus méritoires qu’il souffrait de l’abandon où l’avait laissé le régime russe, de sa misère présente et de l’hostilité de ses grands voisins. J’étais sincère en l’assurant à mon élève. « Cependant, disait-il, je sens que vous ne vous plaisez pas parmi nous. » Il se trompait. Mais le long, l’interminable hiver, la morsure du froid qui contractait ma chair, la neige, la glace, le vent aigre, le ciel perpétuellement pâle, la nuit qui commençait dès le déjeuner tardif, la platitude du pays, la pauvreté générale, la misère aggravée par la rigueur du climat, la dureté d’une vie de labeur sans joie, tout cela composait une atmosphère monotone faite de tristesse et de résignation qui me donnait la sensation de vivre au ralenti.
Je m’efforçais de n’en rien laisser paraître, mais Ladislas s’en rendait compte. « Eh quoi ? s’étonnait-il, chez vous en France, le peuple ne travaille donc pas, ne lutte pas, ne souffre pas ? » Si. Mais comment lui suggérer qu’on y respirait un air plus léger, plus doux sous un ciel plus clément, que la vie y brillait d’une étincelle qui la rendait moins bornée et moins pesante, qu’un vieux fonds de civilisation enfin est un précieux héritage qui transforme l’existence. On ne pouvait demander à un peuple récemment libéré qu’il oubliât tout à coup le poids écrasant de siècles d’oppression. Malgré lui, le joug marquait encore ses traits et son attitude. Ses premiers gestes de liberté étaient souvent des gestes gauches. Il restait sur ses gardes, méfiant. Le régime policier dont il avait souffert, il en faisait à son tour souffrir ceux qu’il suspectait.
« Vous subissez la dépression d’un hiver auquel vous n’êtes pas habitué », affirmait mon élève. « Mais attendez le printemps. Vous verrez quel éclatant et soudain réveil de la nature. »
Comme je l’attendais, ce printemps qui tardait tant à venir ! Pâques – « Pâques fleuries » en France – fut fêtée dans un cadre digne de Noël. C’est encore en traîneau que, suivant la coutume, j’allai rendre visite aux femmes de mes confrères. Ce jour-là, toutes attendaient chez elles les visiteurs auprès de tables chargées de victuailles. Au moins un verre de vodka, un morceau de « paschka », le gâteau de circonstance, et avant tout une tranche de cochon de lait, pour marquer la fin du carême, étaient obligatoires. Au bout de cette laborieuse journée, je rentrai fourbu, abandonnant ceux qui continuaient la nuit ces ripailles.
Malgré la persistance de la glace accumulée, la ville se préparait à accueillir le printemps. Elle décollait les bandes de papier qui avaient, tout l’hiver, obturé la plupart des fenêtres ; elle enlevait les rouleaux de ouate qui garnissaient le bas des vitres. Elle avait raison. Le dégel commençait, mais ce qui avait fondu un jour regelait le lendemain. Au barbotage dans une bouillie neigeuse succédaient les glissades sur le verglas. Quant au Niémen, il s’obstinait à demeurer solide comme un roc. Jusqu’au matin où, courant chez moi, Ladislas vint, tout joyeux, m’annoncer la grande nouvelle : le fleuve dégelait à son tour. Au loin, des coups de dynamite activaient de leurs explosions la rupture de la glace qui craquait de toute part. Il fallait se hâter d’assister à la débâcle, près du grand pont. Curieux spectacle en effet. Soudain redevenu liquide, le fleuve charriait des blocs de glace qui défilaient ainsi que des soldats à la parade. Certains se dressaient avec une allure de commandement ; d’autres au contraire, comme atteints d’une balle, disparaissaient dans un plongeon, tandis que leurs voisins, imprudemment partis à l’assaut des brise-glace, s’y heurtaient avec fracas. Ce brusque dégel fut suivi d’une inondation. Situé dans la basse ville, le quartier juif eut le plus à souffrir. Rien de grave, affirmait Ladislas ; cela se produit chaque année et ne dure pas. Cependant une de ses sœurs, Molka, la couturière, dut chercher, elle aussi, un refuge.
Enfin ! la glace avait disparu. C’était hélas ! pour faire place à la boue qui régna longtemps en maîtresse dans un affreux cloaque où s’engluaient les galoches. Pourtant la nature secouait sa torpeur. Son essor rattrapait le temps perdu avec une rapidité inconnue dans nos régions. Jamais je n’avais si bien compris la signification du mot perce-neige qu’en apercevant ces fleurs dresser courageusement la tête comme un signe d’espoir au milieu de flaques encore à demi-gelées. Ainsi qu’un marin isolé de longs mois sur l’Océan, je m’écriai : « Terre ! terre ! » en voyant apparaître la couleur presque oubliée du sol enfin débarrassé de son tenace parasite blanc. La vue des premières feuilles, de la première herbe fut un enchantement.
Si les jours devenaient longs au point de me désorienter par leur durée inhabituelle, le soleil n’en restait pas moins timide et le ciel gardait presque sa pâleur hivernale. L’été ne marquait qu’une trêve, on ne le sentait que trop. Les pauvres gens, sans illusion, conservaient leurs gros vêtements rugueux, prêts à se défendre contre la première offensive du froid. Il pleuvait souvent, une petite pluie fine comme peut en déverser un ciel anémique.
Je pouvais enfin faire la connaissance de la campagne lithuanienne. Partout des forêts auxquelles la sévérité de leurs sapins donnait une allure sombre, mais que leurs plantureux sous-bois rendaient accueillantes, une infinité de lacs, grands et petits, avec des eaux dormantes, partout enfin le Niémen qui glissait à travers le pays, comme une couleuvre, en s’amusant à tracer des courbes. Si l’Égypte est née du Nil, la Lithuanie m’apparaissait comme la fille du Niémen. Je m’étonnais de la dispersion des maisons paysannes, cubes grisâtres en bois sans revêtement de couleur, qui jalonnaient la plaine mollement ondulée. « Preuve de l’individualisme lithuanien », faisait remarquer Ladislas. Les dimensions des églises m’apparaissaient bien ambitieuses pour les maigres bourgs qui les entouraient. Elles étaient, me disait-il, le point de ralliement de tous les paysans des environs, même lointains. La ferveur religieuse du peuple se manifestait encore dans la multitude de croix et d’images de saints qui s’élevaient de toute part, dans les champs et sur le bord des routes, comme une prière rustique. Sculptées et décorées avec une naïveté parfois émouvante, ces statuettes de bois étaient exposées dans de petites niches en forme de lanterne. Directement jaillies d’une source populaire, elles témoignaient d’une sensibilité originale. De tout cela se dégageait un charme auquel je ne demeurais pas insensible, mais qui était imprégné d’une profonde mélancolie.
Nous étions maintenant en juin. Les cours allant bientôt prendre fin, je me disposais à passer en France mes trois mois de vacances. Pourquoi n’y emmènerais-je pas Ladislas ? Lui qui n’avait jamais rien voulu accepter de moi, se laisserait certainement tenter par un voyage dans le pays qu’il aimait sans le connaître. Heureux de lui procurer une surprise, je fus assez déçu par la netteté de son refus. Il n’invoquait pas tant des motifs de discrétion que son désir de consacrer son temps de congé à sa famille dont il était séparé toute l’année. Je le comprendrais facilement, ajouta-t-il, si je voulais bien faire la connaissance des siens en passant une journée parmi eux. Il y songeait depuis longtemps, sans oser me le demander.
Ce fut en somme ma dernière bonne journée avec lui. Entassés dans un autobus, nous filions à toute allure au milieu d’un tel nuage de poussière que je n’étais pas sans inquiétude lorsque nous croisions des voitures enveloppées du même brouillard. Aussi est-ce avec soulagement que je mis pied à terre à Bierstein (Birstonas), ébauche de station d’eaux où, dans un jardin, objet de soins encore peu efficaces, se promenaient quelques rhumatisants. Plus que sa source j’appréciai, en bordure du Niémen, une allée fort romantique de grands saules penchés sur le fleuve auxquels, sur l’autre rive, une forêt de sapins, percée par la pointe d’un clocher, donnait la réplique.
Une sœur de Ladislas était venue à notre rencontre, conduisant un long char de bois à claire-voie garni de paille sur laquelle mon compagnon s’allongea. Je m’installai sur le siège, place d’honneur non sans péril, car je pensais plusieurs fois être jeté à bas par les cahots du chemin cabossé d’ornières qui traversait des champs de blé égayés d’une multitude de bleuets. En nous croisant, les paysannes qui marchaient pieds nus dans la poussière, la tête entourée d’un fichu de couleur noué sous le menton, nous saluaient gentiment au passage d’un « Laba Diéna ». Bonjour !
Notre but n’était heureusement pas trop éloigné. Un jardinet fleuri de roses trémières et de phlox précédait la maison basse dont le bois rugueux gardait sa teinte naturelle. Le seul ornement en était une véranda surélevée de quelques marches et dont les colonnes et le fronton étaient travaillées non sans goût. Le père de Ladislas nous accueillit avec une cordiale bonhomie. Était-ce un vieillard ? Non, sans doute, bien qu’il fût difficile de donner un âge à ce paysan ridé et voûté, malgré ses cheveux restés blonds. Je retrouvai avec plaisir le frère aîné dont la stature massive faisait encore ressortir l’apparence frêle de l’étudiant, ainsi que Molka, qui constituaient la famille avec les filles restées auprès du père.
Au milieu de ces gens simples, la journée se passa comme on peut s’en douter : un tour dans les champs où, tout en travaillant, des paysannes chantaient à plusieurs voix, d’une façon fort juste, des mélodies plaintives et, pour terminer, un repas prolongé à plaisir.
Un seul incident rompit à ma grande surprise le calme de cette journée. Comme la plupart des maisons qui, même les plus modestes, étaient surmontées de longues antennes, celle-ci possédait un appareil de radio grossièrement fabriqué par un camarade de mon élève. Lorsqu’on le mit en marche, il capta l’émission d’un poste polonais. « Faites donc taire cette odieuse propagande », s’écria Ladislas avec irritation. À quoi son père fit remarquer tranquillement : « As-tu donc oublié que ta mère était polonaise ? »
Malgré sa confiance, mon ami me l’avait toujours caché. Sans doute en éprouvait-il une sorte de honte ! Tel était le résultat du dressage auquel, inconsciemment, il avait été soumis. Je pouvais constater à quel point une action continue et habile arrive à modeler la jeunesse et à déformer ses sentiments. Une dizaine d’années d’exhortations patriotiques et d’excitations haineuses avaient, sur le plan national, transformé ce garçon, pourtant sensible et équilibré, en une sorte de fanatique qui reniait ses origines.
La soirée se prolongeant, nous nous séparâmes fort tard. Je fis le voyage de retour par une de ces nuits blanches qui sont la gloire du Nord. Quand enfin je m’endormis vers deux heures du matin, le soleil se levait de nouveau sans qu’on se fût aperçu qu’il avait disparu, tellement la pâleur de la nuit avait prolongé celle du jour.
Peu après, je rentrais en France.
⁂
Mes vacances me semblèrent brèves. Parents, amis, et aussi habitudes qui m’étaient chères, furent retrouvés avec joie. J’éprouvais une détente à vivre dans une atmosphère allégée où rares étaient ceux qui inspiraient pitié. La loi du travail m’apparaissait moins exigeante. Une nation accoutumée de longue date à manier la liberté inclinait à envisager l’avenir avec sérénité ; les stigmates de l’effort et de l’inquiétude s’atténuaient sur son visage. J’aurais aimé faire constater à mon élève cette aisance dans l’allure et ce sourire. Et aussi, à côté d’un apparent laisser-aller, cet exact souci du raffinement.
Tout en ménageant son amour-propre, je tâchais dans mes lettres de lui communiquer ces impressions. Combien j’aurais été heureux de me rendre compte de ses réactions en présence d’un monde aussi nouveau pour lui ! Et je terminais chaque fois en lui recommandant de profiter de la belle saison et de son temps de repos pour se soigner.
De son côté, dans un français le plus souvent correct, bien que malhabile, il me tenait au courant de son existence : famille, promenades, réunions avec des voisins occupaient des jours assez monotones mais bienfaisants, écrivait-il. De temps à autre, il prêtait la main aux travaux des champs, pour s’occuper, et faisait de son mieux pour ne pas oublier le français, en lisant. Faute de pratique, il craignait d’avoir de nouveau de la peine à s’exprimer à mon retour.
La seule vue de la mince enveloppe jaune arrivant de Lithuanie ornée d’un timbre à l’effigie du Grand-Duc Vitautas, qui avait régné de la Baltique à la mer Noire, me rappelait le contraste entre l’état présent du pays et ses ambitions.
Vers le milieu d’octobre, je prenais le chemin du retour. Le passage de la frontière lithuanienne me transporta brusquement de la rigueur de l’ordre prussien à l’indolence héritée des Slaves. À des hommes raidis dans la certitude, en succédaient d’autres ployant sous l’inquiétude de l’avenir. À la porte des bureaux de police chargés de mystère, d’un côté comme de l’autre, chacun attendait patiemment son sort. Ici on était prêt à s’incliner avec discipline devant l’application du règlement ; là, avec résignation, devant les décrets de la Providence. La Lithuanie m’accueillit affectueusement en me tendant ses bras maigres. Je crus être soudain plongé dans le froid sans me rendre compte que le frisson éprouvé en remontant dans le wagon était dû à la tombée de la nuit.
Ladislas m’attendait à la gare, un Ladislas dont les traits tirés cherchaient douloureusement à me sourire. Pourquoi ces vacances lui avaient-elles si mal réussi ? Je le compris peu à peu. Tenant à payer ce qu’il considérait comme une dette envers les siens, il avait pris sa large part de leurs travaux. Eux, habitués aux rudes besognes des champs, ne s’étaient pas rendu compte qu’elles étaient au-dessus de ses forces. Naïvement, ils en avaient abusé, tandis que son orgueil lui interdisait de laisser paraître sa fatigue.
Je constatais avec tristesse le résultat. Plus encore que son délabrement physique, son apathie me préoccupait. Lui si enthousiaste, si prompt à bâtir des projets et plein de confiance pour son pays comme pour lui-même, n’osait plus regarder qu’un horizon quotidien. Au cours des deux mois qui lui restaient à vivre, son attachement pour moi ne faiblit pas. Notre amitié n’était nullement entamée, mais elle rendait un son mat. L’humidité froide minait rapidement Ladislas. Il ne s’en obstinait pas moins dans son labeur, se débattant jusqu’à ce fatal jour de décembre où ses camarades vinrent m’annoncer que, rentré auprès d’eux en grelottant, il avait dû, après une nuit de fièvre, être transporté à l’hôpital. En peu de jours, il succomba à une pneumonie.
... La terre lithuanienne recouvre maintenant celui qui l’avait tant aimée. Son plus cruel regret en mourant aura été de ne pouvoir servir sa patrie renaissante et de décevoir ceux qui lui faisaient confiance. La famille qui avait mis en lui son espoir l’entoure encore. Bientôt tous se lèvent, les genoux marqués par la neige et s’apprêtent à le quitter. Je m’approche du frère aîné pour lui dire ma sympathie. Ses trois sœurs sont auprès de lui. Il m’explique : Une autre sœur se trouve déjà à côté de la mère dans le tombeau de famille où Ladislas les a rejoints. Avec son visage rond et plat sans expression, ses petits yeux qui ne cillent jamais, il semble prêt à ajouter : « Quand mon tour viendra, je sais que le cortège tournera à droite dans le cimetière pour me déposer là. »
René RISTELHUEBER, Voyages en forme de croquis, 1944.