Le retour du marin

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

G. ROGER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Brave marin revient de guerre,

Tout doux.               

Tout mal chaussé, tout mal vêtu,

Pauvre marin, d’où reviens-tu ?

Tout doux.               

 

(Le retour du Marin :

Complainte des pays de l’Ouest).

 

Le bourg de Sainte-Clotilde s’étage sur le versant du soleil d’un robuste plateau râpé par les vents. Le Bas-du-Bourg, c’est encore le bocage ; le Haut-du-Bourg, c’est déjà le granit, la bruyère, le blé noir. Deux mondes, en somme, mais si bien soudés l’un à l’autre, que leurs vies se mêlent et s’unissent parfois. Les vieux ont peut-être une préférence trop marquée pour leur quartier natal ; on a vu, par contre, des filles de la rue de la Gare, qui est plutôt vers le bas, épouser des gâs de la place de la Fontaine qui est en haut. Et l’on se rend volontiers visite d’un endroit à l’autre. Cela vaut la peine d’être dit, tant il y a de villages où une simple différence d’altitude crée entre quartiers des inimitiés tenaces. Mais ici, c’est la nature qui donne le bon exemple. Ainsi, on voit des abeilles ayant butiné toute une matinée de Juin sur les champs de blé noir essaimer le soir vers les prés-bas. Elles n’en conçoivent apparemment ni crainte, ni fierté, et continuent à vivre des jours et des jours, accrochées à une maîtresse branche de chêne, jusqu’à ce qu’on ait remarqué leur présence.

On vient alors quérir le Père Matelot qui est comme le spécialiste du pays dans l’élevage des avettes. Le vieux ne se fait jamais prier. Il descend jusqu’à l’endroit indiqué, muni d’une ruche de paille, de son échelle, de sa faucille, et d’une pierre de grès. Ni masque, ni gants, ni enfumoir. Il dresse l’échelle contre le tronc de l’arbre, suspend la ruche sous l’essaim, et de sa pierre frappe la faucille en répétant inlassablement : « Ali, ali, ali, ali... ». Bercées par cette incantation monotone, éblouies de tintements ensoleillés, les avettes s’endorment. Elles se détachent peu à peu de leur branche et tombent doucement au fond de la ruche. Lorsqu’elles se réveillent, elles se trouvent déjà installées comme il faut, et chez elles, parmi la bruyère et le sarrasin.

Le Père Matelot ne réclame jamais rien pour sa peine. Aussi, on a plaisir à l’inviter pour un verre, ou même à une mangerie de boudins comme il est d’usage en nos pays vers les temps de Pâques ou de Noël. Il s’estimerait assez récompensé par l’agrément qu’il prend à soigner les avettes ; néanmoins, il accepte toujours ; il sait que les gens n’aiment pas être redevables. Alors on le voit, allant et venant, sur la lande, dans la plaine, cueillant des essaims, trinquant dans les fermes, tel un vieux bourdon inquiet et empressé, et sans plus de parti pris pour l’une ou l’autre moitié de la commune que ses élégantes et volages mouches à miel.

Il avait déjà près de soixante-dix ans lorsque je l’ai connu. Au dire de ses conscrits, ç’avait été dans son temps un rude gars, avec des écus dans sa poche, et une allure à faire loucher les plus riches filles du bourg, même sur le chemin de l’église. Puis, des malheurs s’étaient abattus sur la famille. Une grande partie du domaine avait été dévastée par un incendie de forêt dont le souvenir n’est pas encore perdu. La même année, il gela si dur, que les loups s’aventurèrent jusqu’aux bâtiments, dévorant les meilleurs chevaux de labour. Enfin, arrivé le moment du tirage au sort, le gars tomba sur l’un des plus mauvais numéros, ceux qui vous affectaient au service dans la marine, c’est-à-dire, le plus souvent, à des années d’errance et de misère, sans permissions, ni repos. De fait, le Matelot (ce fut son surnom dès ce moment-là), trop appauvri pour acheter un remplaçant, quitta ses Anciens et ses champs et ne les retrouva qu’au bout de sept années pleines, également ruinés. Pendant son absence, pas une seule lettre reçue ou envoyée, tant l’instruction à cette époque était peu répandue. Des onze recrues pour la Marine qui furent levées dans l’arrondissement, il revint seul, ayant fait campagne en Crimée, au Mexique, connu la boue et le sang, les étés torrides et les hivers glacés, et, par-dessus tout, le désespoir du soldat abandonné ; il avait enduré la vermine et s’était régalé à l’occasion « d’un rat, ou d’une galette de maïs cuite au soleil ». Les camarades étaient morts devant Sébastopol.

Malgré cette longue détresse, le Matelot ne s’était pas avili. Sitôt rentré, il se maria raisonnablement et entreprit sans plus attendre la remise en état de ses champs caillouteux, vestiges de l’ancienne aisance. Il avait, dit-on, à cette époque, le noble visage, copié sur celui du Souverain, des soldats du Second Empire, et, quand on lui parlait, cette habitude de relever fièrement le menton (« le coup de bouc », comme on disait, l’un des temps du « Présentez armes ») qui lui donnait si grand air. Plus tard, il adopta le port des favoris, courageux hommage à M. Jules Ferry, qui aima aussi, jusqu’à s’y perdre, les expéditions lointaines. Mais dans son cœur s’établissait déjà un culte durable pour Louis-Napoléon, malgré Sedan, tant il est vrai que nos prédilections vont à ceux pour qui nous avons souffert. Le maître d’école expliquait que son goût pour les abeilles pouvait bien être né de la contemplation du Manteau Impérial devant lequel, aux Tuileries, il avait défilé.

Tant de souvenirs et de fierté n’allaient pas toujours chez un tel homme sans orgueil excessif. Ce qui, dès son retour, choqua principalement les voisins, malgré l’estime qu’ils faisaient de lui, ce fut sa négligence vis-à-vis des pratiques de la religion. On comprenait, bien sûr, qu’il pût avoir perdu de bonnes habitudes ; mais enfin, ce dédain des prières et des sacrements, comme, du reste, de toutes les croyances peu chrétiennes et déconseillées par les prêtres, tout cela laissait assez entendre qu’il avait bien besoin de respirer l’air du pays. On pensait également que Dieu ne permettrait pas qu’il se tînt trop longuement dans la révolte. De fait, quelques années après, lui advint cette aventure étrange que, cinquante ans plus tard, ayant rempli sa vie et s’étant jugé, il laissait raconter à peu près de cette façon :

 

 

Les temps de Pâques, cette année-là, avaient pris un aspect inaccoutumé. Les pluies d’avril, qui désolent ordinairement la Semaine Sainte jusqu’au deuil du Vendredi soir, se prolongèrent au-delà pendant plusieurs jours. Alors, le printemps éclata brusquement. Le Matelot, habitué aux prévisions, l’avait senti tout proche et s’était préoccupé de nettoyer en temps voulu les abords de ses ruches (ses premières ruches, dont il escomptait bon profit), afin qu’aux jours de grand soleil les abeilles pussent travailler commodément.

C’est comme il s’affairait à cet ouvrage que la patronne de la ferme Sainte-Marie-de-la-Forêt passa l’inviter à sa mangerie de boudins pour le Mercredi qui suivrait la Résurrection. Manger des boudins, c’était dans nos campagnes, et encore à présent, toute une cérémonie ayant ses exigences et ses traditions.

Au jour dit, le Matelot changea de linge, comme pour un dimanche, passa sa meilleure blouse, et se mit en route, le soir approchant. Non sans que sa ménagère, retenue quant à elle, par son nourrisson, eût visité de près toutes ses hardes et pris certaine précaution dont on verra bientôt l’utilité.

En arpentant les quatre kilomètres de chemin boisé qui mène du Bourg à Sainte-Marie, seul sous le ciel bas qui guenaçait 1 depuis des semaines, il n’était pas sans songer à ses misères passées, encore trop proches toutefois pour qu’il aimât en faire récit. Pourtant, on ne se fatiguerait pas de l’écouter, s’il voulait bien laisser aller sa langue... Sûr, toutes ces invitations qui lui tombaient étaient dues à la juste considération qu’on faisait de sa personne, mais également à la curiosité : il n’y a point comme qui n’a pas vu la guerre pour aimer en entendre parler... Il se pouvait aussi qu’on l’entreprît sur son incrédulité comme c’était déjà arrivé plusieurs fois... Ça, le Matelot ne le souffrait guère. Au sacristain qui, un jour, lui faisait reproche de sa conduite offensante surtout pour les hommes d’église, il avait répliqué : « Je ne nie point Dieu ; et que je sois encore vivant à cette heure c’est peut-être bien l’effet d’une protection divine. Mais obéir aux curés, aller à confesse et dire son chapelet, c’est bon pour les marraines 2 et pour ceux qui ne sont jamais sortis. Pourquoi pas croire aux cris des chouettes et aux revenants ? Je me comporte à mon idée et je laisse chacun libre d’en faire autant. »

La fermière de Sainte-Marie connaissait son monde et traitait ses invités avec la familière discrétion qui règne ici dans plus d’un intérieur. La soupe de boudins fumait déjà dans les assiettes lorsque le Matelot entra. Les politesses échangées, il fut prié de prendre place à la grande table, en face du maître. Et à mesure que circulaient les plats, il s’étonnait en lui-même de n’avoir point encore été l’objet des sollicitations qui d’ordinaire l’agaçaient. Mais non, la conversation roulait sur le temps, sur la terre, et chacun observait à son égard une réserve aimable qui le contentait plus que n’auraient fait des cris d’admiration. Ils étaient bien là vingt ou trente, tant du bourg que des villages, et qui savouraient, en même temps que la fine charcuterie, la quiétude d’un bon abri, devisant avec une modération de paroles peu usuelle en ces réunions, même par chez nous où l’on n’est pas toujours causant. Il faut dire aussi que la pluie persistante laissait comme une impression de Semaine Sainte prolongée, portant l’humeur au sérieux et à la gravité. Et il arriva que ce fut le Matelot lui-même qui s’enquit des travaux, du bétail, des espérances, des tracas surtout que chacun porte en soi comme une croix, laquelle pourrait des fois vous écraser si de vous personne n’avait compassion.

C’est ainsi qu’il apprit que le fermier de Sainte-Marie avait de l’inquiétude pour plusieurs de ses vaches, molles au travail et chiches de lait, quoique loin d’être usées. On les avait laissé reposer quelques jours ; le Curé était venu bénir l’étable ; rien n’y faisait... Le Matelot raconta, sans trop sourire, qu’un cas semblable s’était produit dans la ferme d’un parent, à la Roche ; les bêtes, à ce qu’il avait ouï dire (mais comment croire ce qu’on n’a point vu ?), avaient pu être guéries ; seulement, ç’avait été une manière de scandale dans la paroisse. Devant la curiosité des femmes, il expliquait :

« – Comme ni le curé, ni le médecin de bêtes n’y pouvaient rien, mon cousin s’en va à Nantes voir la devineresse, une grande dame en chapeau qui le questionne pendant une heure et finit par décider qu’elle devra venir sur les lieux. Malgré les frais, la voilà débarquée, et mon cousin point trop tranquille quand même de voir une personne de ce genre-là dans sa maison. Elle regarde un moment les bêtes, récite des prières du diable, et dit :

« – Je m’en vais faire passer devant vous celui qui a jeté un sort à vos vaches... Regardez-le bien. »

« Et mon cousin voit passer, mais comme endormi, son frère cadet avec qui il avait eu des raisons à la mort du père, rapport aux partages, et qui avait promis vengeance. La dame, une fois payée, leva le sort et les bêtes furent délivrées. »

Après un silence :

– « J’aurais mieux aimé perdre les vaches ! » dit la fermière.

Mais tous ne paraissaient pas de cet avis. Il faut savoir qu’à ce moment-là, et encore présentement, nos régions connaissaient souvent mal la loi de l’Évangile. On attribuait même à des fontaines, à des arbres, des pouvoirs au sujet desquels le Pape de Rome n’était sûrement point d’accord. Le Matelot était là pour le dire : dans tout le reste du monde, plusieurs saints bretons n’étaient pas connus ; et il doutait pour sa part que ce fussent de vrais saints. Bien sûr, les prêtres ont lutté contre les croyances campagnardes des temps passés ; ils ont élevé des croix et des statues sur les dolmens, baptisé des lieux-dits ; mais arriveront-ils jamais à détruire tout à fait les goûts païens ou hérétiques qui sont au fond de la race ?

Par un enchaînement naturel des préoccupations, on passa des bêtes aux gens, et on en vint à parler des maladies des personnes. La Mère Lucas se lamentait sur l’état de sa fille :

« – À vingt ans bientôt, voilà une enfant qui n’a point de santé, et qui dépérit. On a fait venir pour elle le médecin du Pont-Neuf, et on a cru bien faire en l’envoyant passer huit jours au bord de la mer... Mais rien ne lui fait rien... Si je parlais à Jean Audrain de Coëtmeleu, il pourrait peut-être la conjurer... ? »

Audrain qui, lui, est bon chrétien, possède un secret de famille, transmis de père en fils, au lit de mort, et qui guérit le mal de dents, les verrues... Ce sont de vraies prières qu’il récite, et pour qu’elles aient effet, il suffit de croire... Mais que pourra-t-il dans le cas d’une fille visiblement poitrinaire ?

Le Matelot affirme que le soleil du Midi ragaillardirait plus sûrement cette petite...

« Vous dites bien, reprend la vieille ; il n’y a que les riches, allez, qui ont le droit d’être malades. Quand vous pensez qu’on n’a jamais pu se payer chez nous le pèlerinage à Sainte-Anne d’Auray !... Et si je faisais dire une neuvaine ?...

– « Ça ne peut pas faire de mal, Mère Lucas.

– Mais puisque votre fille est si fatiguée, s’enquiert Zabelle la couturière, et que le Bon Dieu pourrait bien vous la prendre, ne pensez-vous point à la faire tirer en portrait ? »

Et voilà la conversation qui porte maintenant sur les choses de la mort, tout comme si la fête de la Résurrection était encore à venir. Pour la première fois, depuis son retour, le Matelot se prend à penser à la manière de tous ceux qui sont là ; il entre dans leurs peines, considère leurs chétives croyances avec un intérêt qui lui enlève tout désir de moquerie. Du reste, on ne sourit jamais d’un propos sur la mort, et le Matelot moins que tout autre : il l’a trop souvent vue de près. Mais ici, on en parle librement, comme d’une chose naturelle et qu’on ne redoute pas pour soi.

« – Le malheur, remarque le fermier, c’est qu’on ne reçoit d’avertissement que de la mort des autres ! »

La Mère Lucas s’inquiète de savoir si on a vu ou entendu quelque chose du côté de sa maison ?...

– « Non, Mère Lucas, ni chandelle, ni ajornement. »

Aux enfants, qui prennent un air étonné, Zabelle explique :

– « La chandelle, c’est comme une flamme qui voyage en l’air et s’en va tomber sur l’habitation de celui qui va passer. On peut la voir huit ou quinze jours avant un décès, et, si l’on veut être renseigné, il faut se garder de prononcer le mot qui la nomme (« je vois une chandelle !... Tiens, voilà une chandelle !... »), car dans ce cas, elle s’évanouit immédiatement.

– « Oh ! interrompt le Matelot, je me souviens bien d’en avoir vu plusieurs du côté du cimetière un soir du mois de Décembre que je revenais du marché du Pont-Neuf avec ma mère »...

– « Les ajornements, ce sont des bruits qu’on entend tout à coup, dont on n’arrive pas à trouver la cause, mais qui se reproduisent tels quels à la mort d’un voisin. Ainsi, quand le gâs à Grand-Pierre s’est noyé dans son puits, la Guérin a entendu deux jours auparavant le bruit d’un corps qui tombe à l’eau. Il y a moins de temps encore, la femme à Zidore entend comme un coup sec devant sa porte. Le Matelot passait au même moment – il est là pour le dire ! – « Dis donc, c’est toi qui t’amuses à craboler 3 sur ma pierre plate ? » lui dit la bonne femme. Le Matelot lui montre qu’il est en espadrilles... Une semaine après, jour pour jour, le père Guihéneuf son voisin étant mort subitement, les ouvriers qui apportaient la châsse 4 la posent avec son brancard sur la pierre plate en faisant le même bruit sec... « Tiens, dit la femme à Zidore, c’était un ajornement !... » C’est comme les chouettes et les huchoux 5 qui sont attirés par l’odeur de la mort et qui viennent pousser leurs cris sur le toit des maisons où le malheur va entrer !... Y en a-t-il tout de même dans le monde des choses et des bêtes !... Et qui ne sont point rassurantes !...

– « Pour moi, dit le Matelot, un huchou, ça m’impressionne quand même moins qu’une lumière ou un bruit sans raisons. Un huchou, ça n’est qu’une faillie bête... Mais chaque fois que j’en trouve un endormi dans son trou, il se réveille à l’exposition sur la porte de ma grange.

La conversation se poursuit pendant des heures encore... Et quand le Matelot se lève de table, à minuit, les sangs stimulés de plusieurs petits verres, il sent en lui comme une pitié, en même temps qu’un grand courage, qui le rend rudement désireux de venger les frayeurs du pauvre monde... Que l’occasion se présente, et on verra de quoi il est capable : une raclée aux jeteux de sorts, de la monnaie du pape pour les devineresses, un coup de chapeau sur les chandelles ; et autant de coups de fusil qu’il en faudra pour exterminer la race de ces sales oiseaux que sont les huchoux...

 

 

 

Dès son entrée dans la nuit, il connut le grand changement qui s’opérait sur les terres. Au ras du sol détrempé, couraient des souffles chauds et comme étouffés qui balançaient mollement les bouées d’ajoncs. Et au-dessus d’une franche obscurité de nouvelle lune, se découvrait un ciel largement étoilé. Il n’en fut pas autrement surpris parce qu’il s’attendait, en vérité, à une arrivée brusque du printemps. Mais il ne se sentait pas libre de s’en réjouir ; voilà qu’il se pénétrait l’idée plus qu’il n’aurait aimé, des propos échangés à table ; oh ! sans leur accorder sa croyance, mais enfin sans pouvoir en détacher son esprit, et surtout sans la moindre envie d’en faire plaisanterie.

Il parvint ainsi au chemin couvert, qui, sur plus de cinq cents mètres, traverse le Bois-aux-Moines. Ce fut alors la pleine nuit, une nuit plus chaude encore que celle qui l’avait saisi au visage en sortant de la ferme, et d’une surprenante immobilité. Il eut pourtant le sentiment qu’il n’était pas seul. Il s’arrêta, prêta l’oreille, et crut enfin distinguer au-dessus de lui, dans les hautes branches, le vol velouté d’un oiseau de nuit... (« C’est assez naturel, par une nuit de beau temps si longuement espérée !.... »). Mais il semble au Matelot que, de son côté, la bête l’a repéré et qu’elle s’inquiète... La voici qui s’en vient vers lui... Il frappe dans ses mains pour la chasser, cueille une gaule de châtaignier... Bah ! ça n’a pas l’air de troubler l’oiseau...

Le Matelot non plus n’est pas troublé ; et il se le prouve à lui-même en se mettant à siffler une danse, et du plus fort qu’il peut...

Alors, la bête pousse son cri : c’est un huchou.

Le Matelot se tait. Il sait bien qu’au fond, ça n’est pas à craindre, les huchoux, mais c’est désagréable... On a rudement raison de les exposer sur les portes. Il n’y a guère, du reste, que le maître d’école pour les défendre.

« – Eh bien ! puisque tu siffles, toi aussi, moi, je m’en vais chanter ! »

Il commence le premier couplet d’une chanson du vieux temps :

 

« Un jour, il me prit envie,

D’aller voir mon Isabiau,

D’aller voir mon Isabiau,

J’ai pris ma belle chemise

Et le plus beau de mes chapiaux.

Que l’amour fait de peine,

Que l’amour fait de mâ.

.............................................

J’ai pris ma belle chemise,

Et le plus beau de mes... »

 

(« Comme la voix a un drôle de son dans la nuit noire ! »). Et cette foutue bête qui se met à présent à voler en cercles autour de lui !... – « C’est peut-être que les romances ne te plaisent guère ? »

Le Matelot entonne alors une chanson de conscrits qu’il a entendu chanter à son grand-père et qui vient d’avant la Grande Révolution, d’un temps où l’on ne tirait pas au sort, mais où les bas-officiers venaient vous chercher dans les campagnes, vous tromper avec de belles promesses, vous saouler, et finalement vous faire signer un engagement. Cette chanson-là, c’est l’histoire d’un gâs qui fut ainsi emmené par les recruteurs, le jour de ses noces :

 

« I’ vint chez nous trois officiers,

J’ons cru que c’étaient les maîtres.

I’s avaient des plumes de geai

Tout entour de leur tête,

Et des rubans à leurs chapiaux,

Ah, sacredié, qu’ils étaient biaux ! »

 

Le huchou continue à tourner en cercles à hauteur de la tête du Matelot... » – « Mais enfin, qu’est-ce que tu me veux, sale bête ? »

 

« On me mit en faction

Devant une citadelle.

Ceux qui ne connaissaient point mon nom

M’appelaient Sentinelle.

Et si passait un chat par là

Fallait savoir qui... »

 

Cette fois, il a été souffleté par l’aile de l’oiseau, en pleine figure ; et la voix s’est étranglée dans sa gorge. Alors, lui, le Matelot, qui n’a pas eu peur à Sébastopol, il sent dans ses jambes une faiblesse qui l’empêche de courir aussi vite qu’il voudrait. Le bout du chemin n’est pas loin, heureusement... Mais plus il court, et plus le huchou le serre de près, comme s’il cherchait à se coller contre son visage. Juste à la sortie du bois, voici la grange à Grand-Pierre : le Matelot n’a que le temps de s’y jeter et de ramener sur lui autant de foin qu’il peut... La bête est entrée aussi et continue à voleter lourdement. Et voici qu’elle se met à parler bas, à chuchoter des mots humains dont le Matelot ne discerne que le sens menaçant et qui l’emplissent d’une peur de cauchemar... Il s’enfonce davantage dans le foin, se met le corps en boule pour tenir moins de place, les mains collées contre la poitrine. Alors, malgré son tremblement, il sent quelque chose de gros dans la poche intérieure de sa blouse et, machinalement, en sort le chapelet de buis de sa ménagère, se met à le réciter, tout uniment, comme lorsqu’il était gamin. Dans de pareils moments, on ne réfléchit guère ; on fait des gestes, on dit des mots qu’on aurait pu croire à jamais oubliés. C’est à la fin de la deuxième dizaine que le huchou finit par se taire, sortir de la grange, et que le Matelot se rend compte qu’il dit son chapelet, et en latin : – « Ave Maria, gratia plena... Sancta Maria mater Dei... ». Il écarte un peu le foin, pour respirer plus à l’aise, mais reste là jusqu’à ce que le chapelet soit fini. Après quoi, il se lève, sans crainte, sans honte non plus, avec le seul désir de penser plus longuement, le jour venu, à son étonnante aventure...

 

 

 

Le jour qui se leva fut un vrai jour de Pâques. La nature, en retard sur le calendrier, rattrapait son erreur. Des bruyères aux prés-bas circulaient des senteurs de chaude terre mouillée. Dans les champs, les petites mottes s’étaient soulevées. La tendre verdure des haies s’égayait de mille cris d’amour. Et le soleil de Dieu répandait sur la terre son éclatante bénédiction.

Vers les midi, le Matelot s’en alla visiter ses avettes. Il les vit de loin comme une poussière d’or. Et s’approchant, il s’aperçut que le gazon, tout à l’entour des ruches, était piqué de minuscules pâquerettes, écloses depuis le matin, la plupart s’inclinant sous le poids d’un insecte. Alors, dans son désir de dissiper les fantômes de la nuit, il se tint à l’écart pour observer cette joie industrieuse baignée de chaleur et de clarté. Sa curiosité s’attacha à l’avette la plus proche : il la regarda se poser sur la fleur, la flairer, s’y plonger ; puis, chargée de son butin, retourner vers la ruche. D’autres vinrent à leur tour, répétant dans un même bourdonnement les mêmes actes, animées d’une même ardeur, exaltées d’une même joie. Une grande douceur de vie s’exprimait de cette frémissante harmonie. Et le cœur du Matelot s’éclaira tout à fait.

Quelques instants plus tard, assis dans sa maison, méditant en silence la leçon des avettes, il découvrait au cidre et à la galette de chaque jour des saveurs oubliées. Et comme Ulysse abordant en Ithaque, et recevant d’Eumée après dix ans d’errance les nourritures familières, il était porté à s’attendrir.

 

 

G. ROGER, Chouanneries, annales et histoires

d’un village haut-breton, 1949.

 

 



1  Qui bruinait.

2  Les vieilles femmes de la campagne.

3  Faire du bruit avec ses sabots.

4  Le cercueil.

5  Les chats-huants.

 

 

 

 

 

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