La veillée de Noël

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Jean-Louis RUNEBERG

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

PREMIER CHANT

 

 

On dit que, souriante, elle va comme un ange

au milieu des autres, badinant parfois,

parfois consolant, apaisant, réconciliant.

 

 

Bien chauffé, bien reposé et après avoir allumé sa pipe, le vieux soldat Pistol est enfin parti à la brune de son village isolé et s’est enfoncé dans l’épaisseur des bois. Il ne laissait personne derrière lui dans sa cabane déserte, personne n’accompagnait ses pas.

Un fils, son unique comme son plus proche parent, s’en était allé pour une guerre lointaine contre les Turcs. Le vieillard ne se mettait cependant pas en route trop tristement, et tout comme les autres il attendait avec plaisir les joies de la veillée de Noël auxquelles l’avait invité le maître du grand et riche manoir. « Ne reste pas », avait dit le noble major, son respectable seigneur, quand il avait rencontré son frère d’armes près de l’église, « ne reste pas, mon vieux Pistol, hérissé et caché dans les bois comme un coq sauvage. Pourquoi ne te vois-je pas plus souvent dans mon voisinage ? Ton jour n’est pas encore à sa fin ; ton pied infirme peut bien encore monter un escalier. Viens du moins, au plus tard, à Noël prochain.

« La veillée est longue, et quand tu racontes tes marches et tes combats, ta parole retient près du poêle, durant l’heure trop lente, les gens prêts à s’endormir. » Ainsi avait-il dit, en frappant sur l’épaule du vieux soldat. En ce moment, l’invitation amicale du noble major faisait oublier au vieillard les difficultés du chemin. Il supportait légèrement et les ténèbres de plus en plus épaisses, et la neige qui, amoncelée par les vents pendant le jour, dérobait le sentier inégal et les vestiges humains. Il se hâtait, enlevant sa jambe de bois profondément enfoncée dans la neige, et, tout en boitant, content comme un roi, il avançait.

Sa pensée pourtant, d’un pas plus agile encore, courait en avant vers la demeure hospitalière, et il se parlait tout bas à lui-même. La joie est à bon marché là-bas aujourd’hui ; la fête est commencée. On jette les soucis dans le coin, les habits de travail dans le bahut, on allume les flambeaux et l’on répand des bottes de paille sur le plancher. Ah ! si la veillée se passait comme autrefois, là-haut, dans la grande salle, où l’on n’entendait que des chants et des rires. Mais aujourd’hui, dit-on, il n’y a plus que soucis, tristesse, inquiétude depuis que le jeune capitaine, quittant son beau-père, sa belle-mère et sa femme, est parti pour la guerre contre les Turcs. Depuis ce moment, il est bien rare que l’on touche une corde du clavier, et personne ne donne le signal du plaisir et de la danse. Le gord ne fourmille plus d’étrangers. La femme du capitaine, toute seule dans sa chambre, pleure les trop courtes joies de la lune de miel, ou chante une berceuse plaintive à l’enfant que l’œil de son père n’a pas encore vu. La vieille dame, le regard morne, va du salon à la cuisine et de la cuisine au salon, grondant, remettant en place, ne trouvant rien de bien. Parfois cependant elle s’arrête, et s’assied auprès du berceau pour aider sa fille à pleurer. Leur bonheur est détruit. Le vieux major s’impatiente à la fin des pleurs éternels de ces femmes ; il grommelle tout le long du jour dans son fauteuil. Il n’y en a qu’une, une seule qui, avec son cœur d’enfant, soit à tout instant disposée au rire et à la gaieté : c’est l’aimable Augusta. On dit que, souriante, elle va, comme un ange au milieu des autres, badinant parfois, parfois consolant, apaisant, réconciliant, lorsque le chagrin vient amasser des nuages et menace d’une tempête. Si elle n’était pas là, il y aurait assurément moins de bien-être encore dans la maison, car les autres oublient trop aisément de s’en occuper. Presque enfant encore, la plus jeune de tous dans le gord, elle n’oublie cependant personne, car elle ne vit que de la joie des autres.

 Ainsi songeait Pistol, et il atteignait la route du village. Il suivait, tout soulagé, le chemin foulé, au milieu du paysage le plus riant où l’âtre enflammé de quelque cabane se montrait de loin, par intervalle, entre les arbres. La traite était longue encore pour le piéton. Avec le soir, l’ombre et le froid augmentaient. Le vieillard essayait de hâter le pas quand tout à coup un bruit de grelots éclata derrière lui. Effrayé, il trébucha sur le côté de la route et se trouva profondément assis dans la neige. Le cri sonore du cocher retentit avec force, le trotteur excité par les guides approchait rapidement, quand un doux « bonsoir » se fit entendre du traîneau, et le poulain, sur le champ maîtrisé, s’arrêta dans sa course. En même temps le vieillard s’entendit interpeller par une voix amie : « Venez donc, mon bon Pistol ! Vous allez certainement à la maison. Venez ici, il y a de la place. Vous vous assiérez sur le bord du traineau : la route est longue et bien déserte pour un invalide voyageant dans l’obscurité. »

Le vieillard, heureux de s’entendre appeler, reconnut à la voix la digne demoiselle Augusta. Il obéit, s’assit tout content sur le bord du traineau, puis exprima sa surprise :

« Mais, mademoiselle, comment donc vous trouvez-vous ici au milieu des bois, un soir de Noël, errant seule, par le froid qu’il fait, dans ces chemins encombrés de neige, tandis qu’au manoir nos gens s’étalent au coin du feu et dans la clarté, et que moi aussi je laboure cette neige avec ma pauvre jambe, poussé par le seul désir de me trouver ce soir dans votre demeure bénie. »

La fille de seize ans sourit et répondit simplement : « Ne savez-vous pas, mon bon Pistol, que là-bas, au fond de la vallée, près du lac, il y a une cabane plus délabrée, plus isolée encore que la vôtre ? Au milieu de la neige et des sapins, dans une cage bien étroite, bien dédaignée, j’ai une vieille poule avec cinq petits autour d’elle, et qui a besoin de joie et de blé tout comme les autres à Noël. » .

Et elle se mit à rire. Une larme, invisible dans l’ombre du soir, remplit les yeux du vieillard ; mais, touché jusqu’au fond du cœur : « Que le bonheur, dit-il, puisse aussi se présenter ce soir chez vous dans le noble gord ! Qu’il vienne et qu’il y demeure à toujours, de même que vous êtes apparue dans une cabane perdue au fond du désert, apportant à des malheureux le soulagement et la consolation. » La jeune fille répondit avec un soupir : « Oh ! jamais le bonheur ne nous visitera plus, ne vous y attendez pas. Il est allé loin, bien loin, le jour où le capitaine est parti faire la guerre contre les Turcs. Tenez ! quand mon beau-frère disposait tout pour son départ et que ses effets, rassemblés à la hâte, étaient portés sur le traîneau, la joie de ma sœur, le bonheur de ma mère, l’affable sérénité de mon père furent par mégarde empaquetés avec tout le reste et oubliés. Et lorsque le capitaine lui-même prit enfin congé de nous et se mit en route, notre prospérité s’installa silencieusement à l’arrière et pour jamais peut-être partit avec lui. »

Cependant le vieillard songeait à la destinée humaine, à l’inégalité si grande du partage entre les hommes. Quel n’était pas son bonheur à lui dans une humble cabane ! et ce bonheur était méconnu dans la demeure du riche. Enfin, il prit la parole : « Comment la misère peut-elle habiter sous le même toit que l’abondance ? dit-il. Comment l’homme peut-il si facilement négliger de goûter le bonheur mis à sa portée ? Voyez ! Que manque-t-il dans votre maison ? Monsieur votre père n’est-il pas toujours là au milieu des siens, jouissant d’une verte vieillesse, gouvernant et dirigeant tout ? Madame votre mère a-t-elle cessé d’aller et d’agir dans le gord comme dame et maîtresse, honorée par des enfants qu’elle aime, secondée par tous dans ses légères occupations ? Les serviteurs ne rivalisent-ils pas de zèle ? Se manifeste-t-il un désir que vos gens ne s’empressent aussitôt de le satisfaire ? Le gord, vaste et superbe, frappe d’admiration le voyageur lui-même qui s’arrête pour le considérer. La profusion y règne ; les bénédictions du ciel semblent y tomber à flots comme la clarté du soleil. Cela ne suffit-il donc pas alors qu’il faut si peu pour le bonheur de l’homme. Venez voir une seule fois le vieux Pistol dans sa demeure ! Seul, assis contre le mur, il attise le feu, et songe en silence. Là, personne pour partager son maigre avoir ; personne pour faire son lit ou préparer son repas. S’il écoute, il entend le murmure des sapins dans le vent de l’hiver. Si par hasard il lui prend envie de voir une créature vivante, c’est un loup qui se présente, solitaire comme lui, rôdant et quêtant. Qu’il se mette à sa fenêtre et regarde comment va le monde, il ne voit que le ciel se confondre avec la terre. Il regarde et il sait que dans cet espace sans borne personne ne respire qui porte dans son cœur une pensée à son adresse, personne qui songe avec un sentiment de joie que le vieux soldat vit encore. Et cependant, il est toujours là, fumant sa pipe sous son toit, et commence doucement la journée dont il attend le soir dans la paix de son cœur. »

La fille de seize ans répondit avec bonté : « Vieillard, ne vous attristez pas. Le jour où vous y penserez le moins, votre fils reviendra de l’armée vers le père qui le regrette. Alors il agrandira et renouvellera votre cabane délabrée, cultivera un champ, trouvera une jeune ménagère pour son gord, s’y plaira avec vous, vivra près de vous, augmentant chaque jour votre bien-être. Vous-même, honoré, chéri par l’enfant que vous aimez et par un petit-fils, vous jouirez de la paix au milieu des vôtres et de vos souvenirs de guerre, tandis que le petit-fils, ayant appris à faire l’exercice avec un bâton et à marcher au pas, s’appuiera sur votre genou, écoutera son grand-père l’exhortant à verser un jour, comme il l’a fait lui-même avec honneur, son sang pour la patrie. »

Le vieillard parut plus grand dans le crépuscule. Les scènes de ses anciennes campagnes remplissaient son âme, et, oubliant son isolement et son indigence, il arriva au manoir fier comme avait le droit de l’être le frère d’armes du seigneur lui-même.

Quand enfin le vaillant trotteur fut arrêté près du penon, le vieux soldat s’en alla célébrer agréablement la fête avec les gens du gord, tandis que l’aimable Augusta se rendait toute contente au salon.

La joie cependant ne se trouvait pas au rendez-vous sous le toit aimé où la jeune fille ne rencontra que la tristesse et l’inquiétude, hôtes étranges d’une veillée de Noël. C’est en vain que, disposées en couronnes brillantes, rayonnant pour la fête nocturne, les lumières faisaient éclater le luxe de l’appartement, les nuages amoncelés par le souci ne s’y montraient que plus visiblement. Le front soucieux, le vieux major se balançait dans son fauteuil, portait sans cesse son verre à ses lèvres boudeuses, buvait sans plaisir, tandis que sa vénérable compagne, rassasiée d’ennui et de chagrin, oubliait son thé et repoussait la tasse à moitié froide. À l’écart, loin des regards de ses bons parents, le front incliné dans sa main, la jeune femme du capitaine ne trouvait de soulagement qu’à savourer seule son amer chagrin. Une larme s’arrondissait dans les yeux de la jeune silencieuse ; une autre tombait, laissant une trace brillante sur sa joue en feu.

Tel fut le tableau qui s’offrit à la douce jeune fille qui arrivait, la gaieté dans le cœur, mais qui devina bien vite qu’un nouvel orage avait éclaté qui ne semblait calmé que depuis quelques instants. Elle ne put parler, à peine dire bonjour. Tremblante, silencieuse, elle ôta son manteau, découvrit sa tête bouclée, rendit un peu de grâce à sa robe, et se glissa à côté de sa sœur bien-aimée.

Enfin la noble femme du major commença avec un soupir : « Viens, Augusta, vois les journaux de Noël ; lis ce que la poste vient d’apporter, Oh ! que ta pauvre mère n’est-elle dans le tombeau ! Le corps d’armée du prince, où servait ton beau-frère, est déjà battu. Perdus, enveloppés, pris enfin, bien peu ont échappé au massacre.

– Femme ! s’écria brusquement le sombre major, n’extravague pas ! Il n’est pas question de gens faits prisonniers ni même enveloppés. Pris par le flanc, impétueusement assaillis de front, ils ont perdu du monde, mais ils ont tenu jusqu’au bout, et l’honneur est sauf. Ne va pas gâter la douceur de ce pauvre soir de Noël et en bannir la quiétude ! L’année nous garde encore assez de jours pour nous désespérer. »

Mais la respectable dame répliqua, non sans un profond soupir : « Tu le voudrais que tu ne saurais mieux troubler cette douceur qu’en nous parlant de nous réjouir, au moment où Adolphe lutte peut-être dans les bras de la mort, où il gît peut-être sur le sol glacé, à moins qu’après avoir perdu tout son sang, il ne passe chez l’ennemi la soirée de Noël. »

La jeune femme du capitaine bondit de sa chaise et courut chercher la consolation dans les bras de sa mère et y cacher son visage baigné de pleurs, tandis que le vieux seigneur, repoussant rudement son verre, se levait tout à coup. Ses yeux étincelaient. Il releva avec indignation son front aux boucles argentées et debout devant sa femme, déchira le vêtement qui recouvrait sa puissante poitrine. Montrant avec orgueil son sein cicatrisé : « Regarde, lui dit-il ; depuis trente hivers déjà, tu t’es reposée là. Dis toi-même si ces blessures, lentes à se fermer, ont jamais troublé ton repos et empoisonné ton paisible sommeil auprès de mon cœur ! Celui qu’attend ta fille sera-t-il moins respecté si une balle ou une épée ont déchiré sa chair ? Lui faut-il appréhender une étreinte plus froide sur une poitrine labourée par le fer ? Sache donc te taire ! Fût-il tombé d’ailleurs, à quoi servent les plaintes ? Eh ! une seule goutte de son propre sang qu’à l’heure de la bataille, au milieu des morts, un héros offre à son pays, a plus de prix, oui, cent fois plus de prix que les torrents de pleurs de femmes gémissantes ! »

Courroucé, il se rassit, tandis que, se dérobant à sa mauvaise humeur, sa femme se retirait sans bruit, et que sa fille inconsolable se rendait dans sa chambre solitaire afin d’y pleurer en paix.

La fille de seize ans resta seule avec son père. Son jeune cœur était ému de la douleur du vieillard. Assise dans l’ombre, elle fixait sur lui son regard humide pensant que naguère il trouvait sous son heureux toit le bien-être et la félicité, et que, le calme de l’amour paternel sur son front, il semblait comme éclairé par un rayon du soleil couchant. Mais que tout cela semblait aujourd’hui changé ! Redouté, évité même, laissé seul sous le poids des années, livré à l’ennui, le vieillard languit incompris dans sa propre maison. Si elle avait osé interrompre le silence du père de famille irrité, elle eût voulu caresser ses cheveux blancs, chasser avec un baiser le nuage qui obscurcissait son front. Elle se glissa en silence près du clavier et de ses doigts légers et timides éveilla une note, puis une autre, fit résonner doucement les cordes ; peu à peu cependant les touches s’animèrent ; bientôt les mouvements plus variés se pressèrent, et une mélodie favorite du vieux major frémit sur les lèvres de la fille de seize ans.

Quand les paroles guerrières, conservées depuis sa jeunesse par le bienfaisant souvenir, frappèrent de nouveau son oreille, le major vida son verre et se remit à balancer son fauteuil. Devant la puissance de la musique, le chagrin s’enfuit de son cœur ; les pensées des jours disparus s’éveillèrent ; des sentiments plus calmes remplirent son âme. On entendit enfin sa basse sonore et profonde murmurer instinctivement d’abord, puis accompagner tout haut sa fille ; mais l’hymne achevée, comme les doigts capricieux ne faisaient plus qu’effleurer les touches pour en tirer de légers accords, le vieux soldat quitta son siège. L’aimable jeune fille, qui poursuivait son jeu enthousiaste et charmant, ne s’aperçut que le vieillard était auprès d’elle que lorsqu’il passa sur sa tête une main caressante. Doucement surprise, elle reconnut cette main et regarda son père. Une larme réprimée au moment même où elle se formait brilla dans les cils du noble soldat. Touché jusqu’au fond du cœur, il étreignit sa fille chérie et, tout réconcilié, lui parla ainsi : « Va, notre ange consolateur, va vers ta mère. Trompe ingénieusement sa douleur comme tu as trompé la mienne et rends-lui la paix, charmante rusée ! Va aussi près de ta sœur, trouve pour la pauvre enfant une parole calmante que je chercherais en vain. Trop bourru, j’ai parlé raison toute la soirée. »

Il dit, rouvrit les bras, et la jeune fille, tout amour, se leva, baisa son front, et sortit sur la pointe du pied.

 

 

 

 

 

 

DEUXIÈME CHANT

 

 

Pense seulement avec indulgence

que pour chasser le chagrin de ton cœur

ta sœur a chanté un chant innocent.

 

 

La jeune femme du capitaine, retirée dans sa chambre au haut de la maison, était assise auprès de son enfant endormi et se désolait. Elle balançait doucement le berceau avec le pied, en pleurant, tandis qu’occupée et silencieuse, la petite servante remettait le métier en place ou ranimait le brasier qui se consumait lentement. Personne ne disait mot. La lampe sans rayon languissait sur la table ; la soirée de Noël était bien sombre, bien monotone et lourde dans cette chambre. La jeune fille se mit à soupirer, et rompit enfin le silence : « Oh ! je dois m’estimer heureuse, toute pauvre que je suis, de n’avoir été demandée par personne, moi dont le pauvre cœur ne bat que pour son propre bonheur ou pour son seul chagrin. Je peux bien quelquefois pleurer d’ennui, trouver le temps long et regretter dans mon isolement de n’avoir pas d’ami. Les pleurs de l’ennui sont cependant plus supportables que ceux de l’inquiétude et du souci rongeur. Que se passerait-il en moi aujourd’hui si j’avais un prétendu là-bas à l’armée, et si je faisais le rêve que j’ai fait hier soir. La nuit, à ce qu’il me semblait, tirait à sa fin, mais l’obscurité enveloppait encore le gord. Les arbres étaient couverts de feuilles, et sur les feuilles ruisselaient des larmes funèbres. Tout, ici, paraissait pleurer ; la tristesse envahissait tout. Alors, vers le sud, un nuage sombre et couleur de sang montait dans le ciel et s’avançait rapidement. Je voyais madame toute seule dans le parc ; toute saisie, je criais : « Venez vous abriter ! l’orage approche, hâtez-vous ! » Mais vous demeuriez en place sans me répondre. Voyez ! Une averse s’échappa du nuage. Ce n’était pas de l’eau : on eût dit des roses, des roses transparentes et rouges comme du sang. Je vous voyais frissonner sous cette pluie. Pourtant je pensais en moi-même : un message sanglant viendra du sud, et il y aura pour plusieurs des épines et des déchirements. »

La jeune femme affligée leva lentement la tête, fixa la servante du regard, puis, dominant sa douleur : « Va, dit-elle, va te réjouir un moment, avec ceux du moins qui se réjouissent ce soir. La chambre est claire, on s’y amuse, on n’ y attend pas de sanglant message. Heureuse maintenant, plus tôt peut-être que tu ne le penses, tu rêveras pour toi-même un nuage d’orage, et tu rechercheras l’ombre et l’isolement. Elle dit, et la petite servante ravie courut aux fêtes de Noël. La mère demeura seule entre sa douleur et son enfant.

Longtemps la noble femme resta silencieuse, laissant errer sans espoir de vagues pensées, tantôt attirée vers les joies disparues, tantôt envahie par de douloureux pressentiments ; ou bien encore elle se laissait aller à une plainte tranquille, et chantait pour assoupir l’enfant qui s’agitait.

« Dors, murmurait-elle, dors, mon enfant, comme la fleur encore en bouton ; dors et, dans ton sommeil, sens la douceur d’être bercé par ta mère. Bientôt, hélas ! ta mère reposera aussi à l’abri de toute douleur, mais tu seras alors veillé par une étrangère... tu ne rêveras plus si doucement. Sommeille, consolation de ta mère ! Tandis qu’elle s’incline sur ton calme visage, ses pleurs se sèchent et ses yeux s’éclaircissent. Qu’une de ses larmes tombe sur ta joue, tu n’en es pas troublé, tu souris même comme lorsque mes doigts te caressent. Repose, mon nuage rose, à l’heure matinale où le repos t’est donné. Bientôt, bientôt le voyage décevant de l’existence commencera avec le jour. Oh ! une fois poussé au large par le vent du sort, la clarté qui te baigne sera moins brillante ; la pourpre ardente de l’aurore fera place aux pleurs. Repose, mon nuage d’or ! Repose dans le calme du matin de la vie ! »

C’est ainsi qu’elle chantait, puis le silence alternait avec la mélodie, et l’on n’entendait plus que le bruit égal du berceau et le tic-tac de l’horloge vigilante.

Enfin la petite porte s’ouvrit. Affectueuse, inquiète, la bonne petite sœur venait voir et consoler l’affligée. Elle entra, le sourire aux lèves, mais ne rencontrant que le silence et l’obscurité, elle feignit la colère et gronda sa triste sœur : « Chérie, dit-elle, pourquoi te tiens-tu ici toute seule, comme une ombre. Oh ! j’ai failli avoir peur à ta vue, et j’allais m’enfuir. Dis un mot ; lève-toi ! chassons ensemble cet ennui. Ce n’est qu’un rêve menteur qui te tourmente. » Et elle-même se hâta de raviver la lampe qui remplit la chambre d’une clarté plus gaie. « Il faut rester dans la lumière, dit-elle en souriant, ton cœur s’éclaircira, le souci délogera, et tes joues reprendront leurs couleurs. Ce serait honteux, sœur bien-aimée, si quand il reviendra la tête remplie de toutes ces femmes d’Orient, ton mari allait trouver chez lui, au lieu de toi, une vieille épouse flétrie avant le temps ! Tu souris ? souris tant que tu le voudras, mais prends garde ! sache que l’Orient n’est pas un pays sauvage. Il y a là des cœurs de feu, des charmes fascinateurs, des yeux noirs qui lancent des éclairs : c’est le paradis sur la terre. Lis un poème de Moore ou d’Irving ; lis ce que ce dernier a fait sur l’Alhambra, et tu ne rêveras plus ni de sang ni de chaînes. Tu penseras plutôt que le bien-aimé, enivré de plaisirs, pourrait en venir à oublier sa maison et sa pauvre petite fleur du Nord. Tiens ! si tu me promets d’écarter un moment tes chagrins et de m’écouter, je te lirai un poème qui a été composé sur Adolphe. Mais ne dis pas que cela est absurde, car s’il était prisonnier, cela pourrait bien devenir une réalité. C’est l’Orient tel qu’il est. » Et en même temps elle dépliait une feuille de fin papier à lettre, soigneusement serrée dans un pupitre, et, avec une légère rougeur commençait ainsi :

 

 

 « Message sur message arrive au sérail. L’aimable souveraine ne peut dormir. Une nouvelle lettre du sultan est arrivée : « Cours, Seïdi, sur le balcon ; ô Sultane, je te prépare une fête. »

« Déjà le soleil du matin, suivi des enchantements de l’été, est sorti du sein du Bosphore ; plus belle encore, disent les poètes, plus rayonnante que lui, l’étoile du harem brille sur le balcon.

« Ses yeux caressants envoient de tendres regards à l’horizon. C’est la fête qui commence. La foule des hommes fourmille. Partout où Seïdi regarde, on navigue, on aborde ; la terre, le détroit, les deux mers, tout vit, tout s’agite.

« Devines-tu le motif de tant d’allégresse ! L’étendard de Mahomet, l’héroïque armée de la Porte a vaincu. Qui peut asservir les fils d’Osman ! Les prisonniers russes sont amenés en triomphe au vainqueur. La lutte est finie.

« Vois ces groupes mornes et pâles ! Les épées, la mort, les dangers ont fait leur joie, mais se voir enchaîné ! se sentir esclave ! Les guerriers muets baissent les yeux. Un seul, au milieu de tous, jette des regards menaçants.

« Ses gardiens hurlent autour de lui. Redouté jusque dans les fers, il est maudit par tous ; mais il poursuit fièrement sa marche. Son front élevé est sombre, des éclairs jaillissent de ses yeux ; son héroïque fureur brave la foule, les fers, la mort.

« Le flot populaire fait craindre un orage. Des milliers de regards irrités suivent l’audacieux. Un seul regard, un seul, doux comme un rayon d’étoile venu du monde supérieur, descend sur le prisonnier du haut de la terrasse du harem.

« Le cœur de Seïdi est ému. Elle se rappelle comment elle-même fut emmenée loin de son pays, des vallées dorées de la Serbie, de ses roses, de ses rossignols ; loin des rives de la Morava, loin de son bonheur.

« Son sein se soulève, ses yeux brûlent. « Vois-tu cet étranger, dit-elle à sa fidèle esclave. Le faucon royal n’apprendra jamais à porter des chaînes. Planer au-dessus de la terre et des mers est sa vie.

« Il faut que cet homme soit libre, qu’il vive encore pour une femme aimée, pour l’honneur, pour la patrie ! » Elle dit, et dans sa noble pitié, elle écrit sur une feuille de rose quelques mots timides à son époux.

« Sultan bien-aimé, permets au soupir muet de Seïdi de se mêler à l’haleine de la rose pour monter jusqu’à ton cœur. Éblouie par ta gloire et ta puissance ; elle veut te demander un moment ta présence et rendre grâce avant la fête. »

 

 

Augusta lisait, jetant un regard à la dérobée et elle dit : « Sœur, tu n’admires rien et tu ne demandes rien ! Vois, le premier chant est fini, il n’y en a plus qu’un à entendre. Ne reste pas muette comme cela ! Parle. Dis, ma bien-aimée, est-ce que cela n’est pas beau ? Cette légende de la sultane et du prisonnier est toute nouvelle. Écoute donc encore un peu et tu m’embrasseras quand j’aurai fini :

 

 

« Caché sous les hauts bosquets du harem, un buisson de roses consacré à l’amour, monde paisible du souverain, paré seulement par les étés du sud, fleurit loin des merveilles des arts, du luxe et d’un vain faste.

« Là on ne voit point le sultan porter son sceptre. Son cœur n’y exige pas les froids honneurs de l’adoration. Il n’y vient chercher que les baisers des houris, la brise du couchant, les souffles balsamiques, l’amour, l’amour par-dessus tout.

« Veut-il oublier le poids de son sceptre, rêver par une belle nuit du ciel de Mahomet ; veut-il voir un cœur s’épanouir en sa présence ; veut-il espérer ou se souvenir ! il se rend en toute confiance dans la maison des fleurs.

« C’est là qu’au milieu des délicieux arômes, il veut attendre Seïdi, à qui il vient de faire parvenir sa réponse : « Quand la fraîcheur du soir aura pénétré dans son monde de fleurs, alors celui qui porte à ses lèvres son message de rose abordera la sultane.

« Déjà le soleil est caché par les collines, le jour pâlit, la pourpre du soir s’efface : la lune éclaire la vallée et le chant du rossignol commence à se faire entendre. Le maître attend ! Seïdi serait-elle en retard ?

« Non, la voici. Légère comme la brise, silencieuse comme l’ombre, timide comme le faon, elle approche de son époux. Elle plie le genoux en rougissant, et devant le soleil souverain la brume du voile qui couvrait le printemps de son visage a disparu.

« La pourpre a teint son front, mais une larme, claire étoile, brille dans l’azur de ses yeux. Est-ce le bonheur ? Est-ce l’angoisse ? Écoutez ! Près du cœur de l’époux la voilà qui peut enfin parler.

« Ciel de Seïdi, murmura-t-elle, il me reste un souvenir des heureuses vallées de ma terre natale. C’est une jeune fille, mon amie, faite pour être adorée et disparaître. Enchantement de la Serbie, on l’appelait ainsi.

« La saison des fleurs venait de commencer quand la jeunesse serbe, fidèle à la croix, partit pour combattre. Depuis ce jour l’Enchantement de la Serbie n’a plus souri. Toutes ses roses étaient tombées avant que la première fleur du bosquet s’effeuillât.

« Aujourd’hui, près des flots d’argent de la Sava, son sort mystérieux se dérobe sous une tombe solitaire. Un seul cœur fut le confident de son désespoir ; ce cœur s’est brisé de voir un jeune homme appelé ici comme esclave.

« Quand tu n’entendais que les éclats de la joie de ton peuple, ces souvenirs me troublaient au milieu de la fête. Tendres sont les printemps du cœur ; aussi vois les larmes de Seïdi, cher maître, et tu sais maintenant pourquoi je pleure. »

« Le flambeau du Nord, l’étoile polaire s’allume. Comme elle, peut-être, une fiancée abandonnée regarde ici vers nous et gémit. Ses lèvres muettes redemandent son ami qui attend près de nous l’arrêt du vainqueur.

« Ainsi la sultane a soupiré comme la brise, puis elle a doucement penché les roses de ses jours sur le sein de l’époux. Elle écoute. On entend le maître miséricordieux : « Seïdi, je te donne un captif par baiser. Délivre-les toi-même, ma Seïdi !... »

« L’ horizon s’enflamme à l’Orient. Le souffle frais du matin passe sur la plage de Péra, et, toutes voiles dehors, sur le miroir brisé des flots, les prisonniers de Seïdi s’envolent joyeux vers la patrie.

« Toi qui prêtes l’oreille à mon chant, ne cherche pas dans ces vers l’enthousiasme du scalde. Pense seulement avec indulgence que pour chasser le chagrin de ton cœur ta sœur a chanté un chant innocent. »

 

 

Elle lut ainsi son poème, tremblant un peu au début, timide, rougissante, tantôt retenant légèrement son haleine, jusqu’à ce que, s’oubliant elle-même, sa voix, douce et pleine en même temps et semblable au souffle de la flûte, portât le gracieux récit. Mais quand, arrivée à la fin, elle parla de sa sœur et d’elle-même, du chagrin de la jeune femme, et de ses tendres efforts pour la calmer, elle fondit en pleurs et cacha dans ses mains son visage mouillé. Celle qui consolait se trouvait elle-même avoir besoin de consolation. Mais la sœur aînée, laissant enfin le berceau, vint presser sur son cœur palpitant la jeune fille qui sanglotait, et l’embrassa tendrement.

Quand la fille de seize ans put parler : « Chérie, dit-elle à voix basse, il te faut quitter un moment cette chambre trop isolée et te distraire. Il faut aller au salon, afin de te desserrer le cœur et te convaincre du peu qu’il faut pour rendre un cœur heureux. Le vieux Pistol s’y trouve déjà sans doute avec sa pipe. Riche d’une bouffée de fumée, d’un souvenir de jeunesse ou de guerre, plus riche que nous qui ne nous plaisons que dans les regrets, tu le verras heureux de son sort et riant, tandis que nous nous baignons ici dans les larmes. Va augmenter la joie du vieillard ; fais mettre devant lui un peu de bière, et ses yeux enverront un rayon de joie à son cœur. J’irais bien volontiers, mais toi, tu resterais ici, et si je te laisse seule, tes yeux si brillants et si beaux à présent vont s’assombrir : les efforts de ta sœur auront été inutiles. Ne crains rien : je veillerai sur le petit, et je le bercerai, aussi longtemps que toi. Tout à l’heure, en baisant ses lèvres entrouvertes, j’aurai bientôt chauffé sur ma joue sa petite chemise pour la nuit. Alors, bien paré, bien joli, ne regrettant rien dans son ignorance, il reposera tout heureux entre mes bras, comme une brillante perle de rosée dans les fleurs.

– Non, ma chérie, répondit sa bonne sœur, pas ce soir ; tu te dois à tout le monde aujourd’hui ; il te faut songer à tous, suffire à tout. Tu t’es déjà trop occupée de moi, plus que tu ne le devais ; laisse-moi l’enfant », et montrant la petite créature endormie : « Voici la consolation de ta sœur et son plaisir ; elle en chercherait vainement un autre. Un seul regard jeté sur lui, et elle se sent riche dans son délaissement ; un seul regard de lui, et le jour rentre dans son cœur. »

Par-dessus le petit lit où le sommeil tenait l’enfant tout chaud et tout rose, la fille de seize ans pencha sa tête bouclée, resta un moment à le considérer, et chuchota doucement à son oreille : « Dors donc, consolation de ta mère, dors sous ses yeux jusqu’au moment où les larmes les rempliront. Alors éveille-toi, et puisque la parole manque encore à tes lèvres, que tes regards irrésistibles lui disent tendrement : « Mère, une longue route est devant moi, j’y trouverai bien assez de larmes. Où rencontrerai-je donc la joie et la paix, si tes yeux ne me la donnent pas pendant ce voyage ? Souris, et tes sourires chasseront loin de ton enfant les soucis de la vie. »

Et elle toucha du bout des doigts la joue rose du dormeur et disparut de la chambre comme un souffle de fleur.

 

 

 

 

 

 

TROISIÈME CHANT

 

 

Celui qui revêt la forêt de verdure,

qui sème des graines devant l’oiseau errant,

celui-là m’assistera dans l’avenir

comme il l’a fait jusqu’à ce jour.

 

 

Assis près du poêle et tout en fumant, le vieux soldat racontait ses campagnes aux gens émerveillés. Il en vint à parler de la Turquie. « Les Turcs, disait-il, et il chassait vers le plafond un nuage de fumée, je les connais mieux que vous, bien que je ne me sois jamais battu contre eux. Plus d’une fois au bivouac, lorsque nous terminions la soirée par une causerie, j’ai entendu des hommes chevronnés, et qui avaient fait la guerre à l’étranger, parler des Turcs et rappeler encore avec étonnement leurs coutumes et leur caractère : Ali, Mustapha Bey, Kapoudan Pacha, Achmed, enfin des noms qu’une bouche humaine ne parvient à prononcer qu’avec l’habitude. C’est alors que j’ai appris et compris comment se battent ces païens. Le Turc, mes amis, est dur comme bronze devant les balles et les coups de sabre. S’il tombe, il se relève aussitôt, son fer recourbé à la main, arrache sa barbe touffue, et fait de nouveau rage contre l’ennemi. C’est un vrai lion. Jamais il ne demandera merci dans le combat, ni ne fera grâce à personne. Par exemple, ne tombez pas à votre tour dans ses mains car vous auriez bien de la chance si vous échappiez au bûcher. Quand il s’agit de fêter quelque dieu païen, le Turc réunit un certain nombre de prisonniers, leur met à tous un vêtement enduit de poix, puis il les allume avec des hurlements de joie et les laisse brûler comme des torches vivantes. Souvent en rêve j’ai vu ainsi notre jeune capitaine dans les flammes, et mon fils, mon pauvre fils, brûler avec lui ; aussi, au réveil je pensais que le deuil allait tous nous visiter. »

Pendant ce terrible récit, l’aimable Augusta, qui venait d’entrer, se tenait près de la porte, sans être vue. Le rire et l’inquiétude luttaient dans ce cœur de seize ans. Elle s’approcha du vieillard et lui dit avec un doux reproche : « Tais-toi, mon bon Pistol ; tais-toi, vieux jaseur. As-tu donc réservé pour la fête de Noël ces histoires qui nous font peur et ces lugubres tableaux. Prends garde, quand tu viendras nous voir une autre fois, de ne plus trouver un accueil aussi empressé. Oh ! non, car j’irais volontiers moi-même à la grille, et je te menacerais de loin, et je crierais : Va-t’en, méchant Pistol, va-t’en, messager de malheur ! va chez les Turcs te chauffer à des corps qui flambent ! Pas de soupe aujourd’hui ; on n’en fait plus ici. Va-t’en, va-t’en loin de mes regards ! »

Mais le vieux soldat repartit en riant : « Ne vous fâchez pas, mademoiselle, ne vous fâchez pas. Il y a tout de même du cœur chez le Turc, fût-il aussi affreux qu’une bête sauvage. Tenez ! N’avons-nous pas eu, ici, dans la dernière guerre... malheureuse guerre ! des hommes pires encore, les Bachkirs et les Kalmouks ? horribles, noirs comme de la suie, suçant le sang du cheval et mangeant sa chair ! Quand l’un d’eux buvait un coup, oh ! il n’ en laissait pas une goutte. Il n’avait qu’à lever le coude, – pas besoin de pencher la tête en arrière, car ce n’est pas son nez qui l’eût empêché de boire. Ses yeux noirs comme du charbon, avec une étincelle au milieu, brûlaient dans le fond de la tête, et la bouche, largement fendue, s’ouvrait comme un four. C’était effrayant dans la bataille de se trouver devant un pareil gaillard qui, sur son poulain haletant, vous attaquait avec des cris affreux.

« Eh bien ! un soir d’été, au commencement de la guerre, tout était calme et silencieux. Nous nous reposions après nous être battus dans la journée, et avoir repoussé une troupe de Cosaques par trop curieux. Je me glissai tout seul sur le champ de bataille, à la picorée, espérant trouver peut-être sur les morts un kopek, un ceinturon d’argent ou quelque autre objet bon à prendre. J’arrivai ainsi à l’endroit même où la lutte sanglante avait eu lieu. Il y avait là cadavre sur cadavre ; je courais de l’un à l’autre et cherchais sans me lasser. Tout avait été pillé d’avance par les paysans en maraude. Dépité de chercher sans succès, j’allais me retirer et j’approchais du bois quand, au milieu des broussailles, à quelque distance du chemin, je vis encore un homme tombé, et j’espérai de nouveau. J’avançai et trouvai, non pas un Cosaque, mais une bête sauvage : c’était un Kalmouk mort. Tombé sur un tas de neige, parmi les mottes de gazon, il était étendu près du corps de son cheval, le visage fendu par une large blessure et tourné vers le ciel... le comble de l’horreur !

« Je me sentais saisi. Je songeais à retourner, mais il portait son costume, une belle casaque bleue, sur le dos. Achetée à un ami, elle eût bien valu un flacon d’eau-de-vie, ou même plus. Je ne pouvais cependant pas la laisser prendre à d’autres ; aussi je ne perdis pas de temps et je pris l’homme par le cou. Il paraissait bien mort et bien roide. Pourtant, lorsque je touchai sa tête, la douleur le tira de son engourdissement, et il ouvrit des yeux égarés ; il gémit, parla, appela. Je ne comprenais pas les mots, mais je comprenais bien sa plainte et sa souffrance. Cela me remuait le cœur de le voir ainsi abandonné de tous, à l’heure de la mort... Un homme, après tout ! Je ne pouvais, je ne voulais plus toucher à sa casaque. Seulement, je décrochai sa pelisse que je trouvai assujettie à la selle ; et j’en couvris ses membres glacés.

« Une fois sa tête blessée enveloppée, et son corps placé sur une meilleure couche que la neige, il s’assit, me regarda dans le blanc des yeux, poussa un long gémissement comme s’il eût encore regretté quelque chose. Je n’avais plus beaucoup de temps à dépenser, et ne pouvais passer ma nuit dans le bois ; il me fallait du repos ; pourtant je tirai de ma poche un flacon d’eau-de-vie, je bus et je fis signe au blessé de boire : « Allons ! réchauffe-toi, camarade ! lui dis-je. Bois ! Sois homme et ne crie pas. Tu pouvais mourir plus désagréablement que la bouteille aux lèvres. » Il étendit sa main qui tremblait, saisit le flacon, et but. Ses yeux s’agrandissaient tant il était heureux ; mais quand il eut vidé jusqu’à la dernière goutte, il s’étendit sans rien dire sur l’herbe comme satisfait et s’endormit aussitôt.

« Je revins en toute hâte au camp, où, suivant notre habitude alors de nous retirer bien que victorieux, les troupes se disposaient pour la marche et, quand j’arrivai, on se mettait en route. Vous vous doutez que, par le froid de la nuit, j’eus l’occasion de penser à ma gourde vide. Je me traitais d’imbécile pour m’être laissé attendrir comme une femme et avoir cédé à la pitié. La nuit avançait toujours, l’aube pointa, les escarmouches se succédèrent. Le sang coulait, mais chaque jour amenant de nouvelles tribulations, on n’en publiait que mieux celles de la veille. C’est ainsi que la fin de l’été survint et que l’automne prit sa place.

Jamais je ne songeais aux choses une fois passées. Le printemps, ses fatigues, la guerre me sortaient de l’esprit tout comme la neige qui fond et s’écoule sans laisser de trace. Ma seule préoccupation était de défendre ma vie, de me battre comme un homme, pour moi-même d’abord, puis pour mes voisins dans le rang, et enfin, harassé par la journée, d’atteindre le repos du soir. C’est ainsi qu’il m’arriva une nuit, dans une alerte, d’être oublié par l’arrière-garde et abandonné à mon poste. Je me trouvai tout à fait seul, sans me douter le moins du monde que les camarades fussent partis. Mais dès qu’il fit jour je compris tout. La colère s’emparant de moi, je me demandais si je devais m’en aller ou rester à mon poste et y périr. Le choix était embarrassant. Il me parut pourtant mieux de tomber sous les coups des Russes que de quitter la place et mourir peut-être frappé par les balles de mes camarades. Je restai donc et j’attendis l’arrivée de l’ennemi. Il se présenta bientôt, mais peu nombreux. Trois chasseurs parurent dans les halliers, ils m’aperçurent, levèrent leur arme, tirèrent et me manquèrent tous. Mais moi qui me sentis vivant, je devins furieux, j’armai, fis feu, j’en touchai un. Bientôt ce fut une rage de tirer. Les deux autres accoururent pour le venger et, la baïonnette en ayant, se précipitèrent sur moi. La lutte commença alors. Je tenais bon, il s’agissait de la peau. Déjà l’un des deux était grièvement blessé et mesurait la terre ; il ne put se relever ; l’autre se lassait visiblement ; mais moi, l’arme à la main, toujours sur la défensive, je sentais l’espoir me revenir, quand une troupe de cavaliers se montra dans l’éloignement, et se lança au triple galop au secours du camarade. J’étais perdu. Bientôt les pistolets éclatèrent, les balles sifflèrent comme des guêpes autour de ma tête. Avant de m’en douter, j’en reçus une dans le genou qui m’a fait boiter pour le reste de mes jours. Je chancelai, mais je voulais abattre mon ennemi avant de tomber moi-même, quand celui qui se trouvait le plus près de moi me rejoignit et leva son sabre. J’attendais le coup. Effrayé, je baissai vivement la tête et levai la crosse pour me protéger, mais, miracle ! le cavalier ne frappa point. Il sauta à bas de son cheval, ordonna aux autres de s’arrêter, me sauta au cou, hurlant et pleurant. Larmes sur larmes coulaient sur cette horrible figure noire. À mon grand étonnement, je reconnus alors mon kalmouk blessé, l’homme à qui, à l’heure du besoin, j’avais apporté l’assistance et le secours.

Il eût été bien naturel que ce sauvage me frappât dans l’ardeur de la lutte. Qui arrêta son bras ? pourquoi ne frappa-t-on pas ? Voyez ! chez lui, au fond du cœur, il y avait de la reconnaissance. La mémoire, l’humanité l’emportèrent sur la colère dans ce cœur qui battait comme les nôtres. Un père a à peine pour son enfant les soins que ce sauvage prit de moi. Il répandit bientôt ma renommée dans toute l’armée russe, et quelque part que je parusse, le prisonnier ne trouvait qu’amis et caresses. À ma vue, le fier général lui-même souriait avec bienveillance, il me frappait sur l’épaule, il me demandait si cela allait bien, si je guérissais. Les simples soldats partageaient tout avec moi. Il me fallait toujours prendre le meilleur et j’étais forcé de manger, de boire et d’engraisser, de sorte que le meilleur temps de ma vie est celui que j’ai passé en captivité. C’est pourquoi je vous dis de reprendre courage. Un Turc même est un homme. »

Tous avaient écouté le vieux soldat avec admiration. La jeune fille, facilement réconciliée, donna de nouvelles instructions pour la fête et quitta la salle. Elle se dirigea promptement vers le gord, cherchant, non sans peine, sa route dans l’obscurité et 1a neige nouvellement tombée. Comme elle approchait de la maison, elle vit, et pouvait à peine en croire ses yeux, un étranger devant le perron et, près de lui, un grand traîneau dont l’attelage était haletant. Étonnée, elle se détourna de son chemin ne voulant plus entrer directement au salon, et se rendit à la cuisine, puis de là dans la première pièce où elle mit un peu d’ordre dans ses vêtements. La porte du salon s’ouvrit, laissant échapper un flot de lumière. La silhouette de son père s’y dessina et elle l’entendit crier : « Holà ! quelqu’un ! Quoi ! pas de flambeau ! N’y a-t-il plus personne dans le gord ? Viendra-t-on prendre les effets dans le traîneau ? »

Un sentiment de joie s’empara du cœur de seize ans. Sans chercher de sentier, elle courut tout droit à travers la neige et vint rejoindre son père à la grand-porte. « Qui donc est là ? » lui demanda-t-elle. Père, dites-le-moi vite ; ne me faites pas languir davantage. Oh ! si mon pressentiment me trompait !... je me sens défaillir. Est-il possible qu’Adolphe soit ici ? »

Sans lui répondre, le vieillard prit sa fille par la main, donna encore quelques ordres et la conduisit au salon. Un cri de surprise et de joie partit de ses lèvres, mais elle ralentit ses pas, s’arrêta et une larme mouilla ses yeux souriants.

Son pressentiment était réalisé. Il était là celui qu’on avait tant attendu. Grand, la tournure martiale, et portant le bras gauche en écharpe, le capitaine était assis près de sa femme. La joie bruyante du revoir était apaisée ; le silence régnait dans le salon, pareil au silence d’une église quand l’orgue a cessé de frémir et que les âmes se recueillent pour la prière.

À peine visible, l’aimable jeune fille attendait auprès de la porte, mais le capitaine courut au devant de sa sœur, passa son bras libre autour de sa taille et lui donna un baiser sur ses lèvres tremblantes.

Enfin, après les bienvenues réciproques, quand on eût échangé bien des paroles, le capitaine revint auprès de sa femme, fixa sur les yeux aimés un regard rayonnant, plein d’interrogation, et murmura doucement : « Viens ! il y a encore quelqu’un à voir ici. Il dort, disais-tu tout à l’heure ; son sommeil ne peut cependant durer éternellement. »

Et ils disparurent aussitôt tous deux du salon, suivis de la femme du major déjà inquiète, prête à secourir son pauvre petit-fils quand ils allaient l’éveiller. Ces terribles moustaches ne pouvaient-elles pas causer à l’enfant une frayeur mortelle ? Le noble major, dont la colère avait entièrement disparu, restait seul au salon avec sa fille. Assis dans son fauteuil, ayant recouvré sa sérénité d’autrefois, il aspirait avec calme la fumée de sa pipe, en envoyait au plafond les nuages tournoyants, et se balançait agréablement d’avant en arrière. La fille de seize ans se glissa alors près de lui, suivit quelques instants en silence avec le pied le mouvement du fauteuil, jusqu’à ce que, le cœur troublé par une nouvelle sollicitude, elle dit tout bas à son père : « Père, au milieu de notre félicité, nous ne pensons qu’à nous-mêmes. Il en est un à qui Noël apporte aussi quelque chose, une nouvelle heureuse peut-être ? Le vieux Pistol doit-il voir s’évanouir sa joie de ce soir ? Écoute ! peut-être qu’en bas il apprend en ce moment notre bonheur, que son regard inquiet cherche son fils, et le cherche vainement ? »

À peine finissait-elle de parler qu’on entendit dans le vestibule la jambe de bois du vieux soldat frapper le sol d’un pas hâtif et cadencé, et bientôt il apparut lui-même dans l’ouverture de la porte. Il entra doucement, comme s’il hésitait, et se tint sur le seuil, attendant sans souffler mot.

Mais le noble major ne demeura pas longtemps à sa place. Il alla au-devant de son frère d’armes et, le cœur serré, posa sa main loyale sur l’épaule de l’ancien militaire : « Du courage, mon vieux Pistol, lui dit-il ; l’espérance est trompeuse. Celui que tu cherches est loin, bien loin d’ici. Le capitaine apporte une mauvaise nouvelle. Mais vivre, tu sais, c’est souffrir. »

Le père avait compris. Il portait la main à ses yeux, sa moustache tremblait. Appuyé sur sa canne, il garda un moment le silence, puis enfin prit la parole. « Honoré major, dit-il, la vie n’a rien à m’apprendre sur son inconstance, et sur le peu d’appui qu’elle offre à l’espérance. Nous avons vu souvent déjà, avant même que le nuage du soir eût perdu son éclat, la joue la plus rose changer de couleur et pâlir. Faut-il donc que son instabilité nous effraye comme un prodige ?

« Que de soirs j’ai passés assis à mon foyer solitaire, regardant le sapin enflammé devenir braise, écoutant croître les mugissements de l’orage, tandis qu’il amoncelait la neige au pied de ma demeure ! L’espérance me berçait alors. Il reviendra, pensais-je ; il coupera mon bois et réveillera l’ardeur du foyer qui s’éteint. Tout sera facile avec lui, et chaque jour s’achèvera gaiement pour moi. Eh bien, honoré monsieur, faut-il me plaindre aujourd’hui qu’il ne doit plus revenir ? S’il avait échappé... s’il avait dû peut-être un jour se trouver comme moi relégué dans une hutte forestière, perclus, taciturne, n’ayant plus pour toute compagnie que son âge et ses béquilles, ne possédant plus une seule âme aimante, une personne avec qui échanger ses regards dans l’affection et le dévouement réciproques, personne sur qui s’appuyer dans ses propres infirmités... une telle vie serait-elle donc plus désirable que le repos que nul ne peut troubler ? Heureux celui qui est quitte de la vie ! Pour ce qui est du vieux Pistol, les jours auront leur cours ordinaire ; souffrir d’ailleurs est devenu une habitude pour moi. »

Il cessa de parler. « Tiens, mon bon Pistol, lui dit le major en lui tendant la main, ton fils s’est fait tuer pour celui qui vient de rendre le bonheur à notre maison, tuer pour rendre la vie à ma fille ; c’est pour le capitaine, qui vient de me le dire, que ton fils est tombé, et tombé comme il sied à un soldat. Aussi tu n’habiteras plus dans la solitude des bois ; c’est ici que tu vas te transplanter. Il y a de la place pour toi dans la maison ; il y a des gens surtout qui seront à ton service quand les forces te feront défaut. Viens, mon camarade, viens avec nous. Vieillissons tranquillement ensemble, comme nous avons jadis combattu l’un près de l’autre dans plus d’une affaire. La vie est courte ; il nous en faut sortir l’un après l’autre, et il est si rare qu’il reste à un vieillard un ami d’autrefois, un témoin de ses jours de force et d’énergie ! »

Le soldat resta un moment silencieux et semblait peser sa réponse avec circonspection. « Mon très honoré maître, dit-il enfin, le brochet frétille encore dans les roseaux de l’étang ; le coq de bruyère et le tétras ont encore un nid près de ma cabane. J’ai des forces ; je puis encore jeter l’hameçon, ou tendre un lacet ; peu me suffit d’ailleurs pour mes besoins. Si je demeurais ici, si j’acceptais de votre bonté ma nourriture quotidienne, un domestique, une servante pourrait bien quelque jour lâcher sur l’intrus une parole qui lui serait plus dure que la misère même. Non, là-bas, dans ma cabane solitaire, ma maison à moi, je vis plus librement et je jouis des biens de l’éternel Dispensateur. Celui qui revêt la forêt de verdure, qui sème des graines devant l’oiseau errant, celui-là m’assistera dans l’avenir comme il l’a fait jusqu’à ce jour. Tenant mon pain de sa bonté, il n’y aura du moins personne d’assez hardi pour oser regarder de travers un vieillard qui n’a pas appris à supporter le mépris. »

Le noble major se redressa de toute sa taille. Sa poitrine plus pleine se gonflait. Son regard mâle et fier mesurait le soldat. Il se taisait pourtant, son cœur s’élargissait. La Finlande était devant lui. La terre glacée de sa pauvre, obscure et sainte patrie, les vieux bataillons de la Saïma se représentaient à son esprit ; la joie de sa vie, l’orgueil de sa cinquantième année lui apparaissaient de nouveau dans la personne de son frère d’armes, humble, triste, calme, mais portant au fond de l’âme le sentiment inné de l’inflexible honneur.

Toujours sans parler, mais profondément heureux, il s’approcha de la table, remplit un verre fumant pour son vieux camarade, tandis que sa fille, entrée sans bruit dans le salon, se trouvait auprès du vieux soldat. Délicieuse dans sa forme enfantine, la fille de seize ans, timide, rougissant, des larmes brillantes tremblant sur sa joue, prit dans ses deux mains délicates une des fortes mains du vieillard, et, parlant avec un doux air de reproche : « Méchant, dit-elle, cruel Pistol, orgueilleux ami, vous refusez de venir ! Croyez-vous donc ne trouver personne qui ait besoin de vous dans cet heureux et vaste gord ? Mais ouvrez donc les yeux ; voyez mon père ; remarquez que sa pipe est aujourd’hui pour lui presque autant que sa fille ; ma mère n’existe plus que pour son petit-fils ; mon beau-frère et ma sœur vivent l’un pour l’autre ; pas un seul ne pense à moi et je serai bientôt seule au milieu des heureux. Me trouvant ainsi de trop à la maison, je ne puis apporter le bonheur si je reste, l’emporter si je m’en vais. Pour vous-même, Pistol, votre cabane, votre désert, votre forêt ne sont-ils pas plus pour vous que mon appui amical, lors même que je vous soignerais comme votre propre fille ! »

Ému jusqu’au fond du cœur, le vieux soldat répondit : « N’essayez pas, mademoiselle, de forcer un vieux hibou à quitter l’obscurité pour la lumière. Son contentement n’est plus que dans l’ombre et la solitude. S’il paraissait encore ici pourtant, plus souvent peut-être qu’il ne le devrait, vous aiderez l’oiseau de nuit à tenir les oiseaux domestiques à distance, et quand il sera resté ici un moment à regarder vos yeux rayonnants, il s’acheminera tout heureux vers sa demeure et y retrouvera le repos. »

Il dit, reçut des mains du major le verre préparé, le porta à ses lèvres et le replaça sur la table, vidé jusqu’à la dernière goutte.

 

 

 

 

Jean-Louis RUNEBERG, Le roi Fialar,

Garnier Frères, 1879.

 

Traduit par Hippolyte VALMORE.