La vouivre

 

 

Lui, Björn, était un beau gaillard

aux puissantes épaules,

à la taille plus fine que les autres –

voilà de quoi tenter les vouivres malignes !

Un soir d’automne, il allait à la fête,

La lune éclairait sapins et rochers,

Et le vent sifflait

lugubre sur le marais –

le vent hululait

dans la lande et la forêt –

et son cœur fut pris,

ensorcelé :

ses yeux fouillent le couvert, inquiets,

ses yeux cherchent le ciel,

mais tous les arbres frémissent,

l’appelant et s’inclinant,

et les étoiles scintillent :

« Entre dans la lande,

dans le murmure des arbres ! »

 

Il obéit à la voix obscure,

il le veut bien, il est forcé ;

les nains de la forêt sous leur chaperon noir,

se jouent de lui dans la bruyère,

nouant un filet des rayons de lune

et de l’ombre mouvante des rameaux –

filet palpitant dans les ronces et les buissons

derrière les pas du marcheur :

et ils se moquent de leur prisonnier !

Dans leurs repaires s’éveillent

le loup et le lynx, mais Björn

est dans son rêve où le retient la voix

qui chante en l’appelant tout bas

parmi les arbres :

« Avance-toi plus encore

dans la lande au murmure de mystère. »

 

Mais soudain se tait le vent,

et c’est la douceur de la nuit d’été.

Le tilleul en fleurs parfume la rive

de l’étang qui sommeille.

Dans l’ombre s’entend comme un froissement :

belle robe de lune impalpable,

bras blanc qui fait signe,

sein palpitant, tendre et galbé,

bouche chuchotante et deux yeux

si bleus, qui plongent dans les tiens

et te promettent une foi éternelle,

et te font perdre toute mémoire :

Ils te donnent l’inconscience et l’oubli,

ils te donnent le sommeil et les rêves

et l’apaisement bienheureux,

bercé par le murmure de la lande.

 

Mais celui dont la vouivre a volé le cœur,

jamais, jamais ne le retrouvera :

son âme ne connaît plus que les rêves du clair de lune,

il ne peut plus aimer de femme.

Les yeux si bleus dans la forêt nocturne

l’ont détourné de la charrue et de la herse,

il ne sait plus sourire,

il ne sait plus se réjouir comme avant,

et les années, par la porte,

n’aperçoivent chez lui

ni enfants ni fleurs.

Dans un foyer désert, il vieillit misérable,

les sièges restent vides autour de l’âtre,

ce qu’il attend du temps qui passe,

c’est la mort et la tombe,

et il prête l’oreille en détresse infinie

au murmure de la lande.

 

 

 

Viktor RYDBERG.

 

Traduit du suédois par Jean-Clarence Lambert.

 

Recueilli dans Anthologie de la poésie suédoise, Seuil, 1971.