La belle histoire du Curé d’Ars

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Michel de SAINT PIERRE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

DARDILLY est un village d’un peu plus de mille âmes, à huit kilomètres de Lyon – dans un beau pays rayé de vignes, marbré de prairies et de vergers.

À l’entrée du village se dresse une maison fort simple, précédée d’un petit enclos. Nous sommes en 1786, sous le règne du bon roi Louis XVI. Là, vit une famille de cultivateurs : Matthieu Vianney et sa femme Marie Beluse. Le 8 mai naît de leur union un quatrième enfant : Jean-Marie, qui sera plus tard célèbre dans le monde entier sous le nom de Curé d’Ars.

 

 

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L’histoire nous enseigne que certains enfants ont été – mais le fait reste très rare – extraordinairement précoces en sainteté : tels sainte Rose de Lima, saint François de Sales, sainte Madeleine de Pazzi. On ne peut en dire autant du petit Jean-Marie Vianney : certes, élevé par des parents très chrétiens, il donna de bonne heure les signes d’une réelle piété. Mais rien d’abord ne le distingua des autres garçons de son âge. Ce gamin aux cheveux sombres, aux yeux bleus, au teint hâlé, passait pour impétueux et pétulant. Il réussit vite, cependant, à dompter la vivacité de son caractère – et sa mère, qui était une femme de tête et de cœur, l’y aida fortement. Elle finit même par le donner en exemple, car il « savait obéir ». Et parfois elle lui disait, comme si elle avait été prévenue par un mystérieux avertissement :

– Vois-tu, mon petit Jean-Marie, si je te voyais offenser Dieu, cela me ferait plus de peine que si c’était un autre de mes enfants !

Plus tard, le curé d’Ars n’oublia jamais tout ce qu’il devait à sa mère. « La vertu, affirmait-il, passe du cœur des mères dans le cœur des enfants ! » Il ajoutait, avec un accent d’une telle conviction qu’il impressionnait ses auditeurs :

– Un enfant ne doit pas pouvoir regarder sa mère sans pleurer.

 

 

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Matthieu Vianney, le père, est un homme dur au travail, dur au mal, bon, têtu – et pour tout dire, pas commode. Il part aux champs de grand matin, et sa femme le rejoint dans la journée, avec les enfants. Catherine et François, les deux aînés, gardent les vaches et les brebis de la ferme. Sur un âne viennent Jean-Marie (il a maintenant quatre ans) et sa petite sœur Marguerite, surnommée Gothon, de dix-huit mois plus jeune.

Les enfants jouent dans l’herbe et Jean-Marie, fort gai de sa nature, devient un véritable boute-en-train...

Un soir, alors que tout le monde est rentré des champs, il sort sans rien dire. Sa mère s’aperçoit de sa disparition, appelle, cherche avec une angoisse qui va croissant. Jean-Marie demeure introuvable. Enfin, bien plus tard, on finit par le découvrir dans l’ombre de l’étable, à genoux entre deux bêtes paisibles qui ruminent. Il a tout bonnement voulu chercher un peu de solitude, pour prier en paix.

 

 

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À Paris, cependant, la Révolution a éclaté comme une bombe. Mais ses éclats n’ont pas encore atteint les campagnes. Les bonnes gens de Dardilly savent qu’il se passe au loin « des choses bizarres ». Ils ne connaissent que bien peu de détails sur les premiers évènements : pillage de Saint-Lazare, prise de la Bastille, loi supprimant les vœux de religion et les monastères. À la campagne, la tranquillité continue de régner – jusqu’au jour où la fameuse Constitution civile du clergé va menacer directement les prêtres.

La situation de l’Église, en France, ne fera que s’aggraver. Bientôt viennent des jours sanglants. La Révolution exige des prêtres un serment auquel ils ne peuvent consentir sans trahir leur mission sacerdotale. En sorte que l’immense majorité du clergé, demeurée fidèle à l’Église, est impitoyablement traquée. Non seulement les pauvres clercs proscrits et pourchassés risquent la mort, mais on punit de déportation quiconque leur donne asile – et pis encore : la Révolution offre cent livres de récompense à ceux qui les dénoncent...

Bravant ces menaces, des prêtres fidèles parcourent les routes de France, administrant les sacrements en cachette, officiant dans des maisons amies, dans des étables, dans des caves. Il en est ainsi à Dardilly et dans le pays environnant, et la maison des Vianney sert de refuge aux prêtres qui parfois y célèbrent la messe. Jean-Marie Vianney assiste bien des fois à de telles cérémonies, clandestines et poignantes. Il ne les oubliera jamais...

 

 

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Le 8 mai 1793 (en pleine Terreur), l’enfant atteint sa septième année. On l’emploie surtout à garder les troupeaux. Il sort l’âne, les vaches et les moutons de l’étable. Près de Dardilly, se creuse un vallon assez profond, dit Chante-Merle, solitaire, baigné du ruisseau de Planches, planté d’aulnes et de trembles. C’est là, sans doute, que Jean-Marie puise son goût de la méditation, du recueillement et de la solitude, qui le hantera toute sa vie. C’est également là qu’il fait provision de poésie : car il est né poète, comme tous ceux qui aiment à contempler et à se taire.

Près du ruisseau, un vieux saule étend comme un infirme ses membres tordus. Jean-Marie place, dans un creux du tronc vermoulu, une statuette en bois qui représente la Sainte Vierge et que sa mère lui a donnée. Puisque l’église est désaffectée, interdite et déserte, cet arbre la remplacera...

Parfois, d’autres jeunes bergers passent dans le pré des Vianney. Ils regardent avec surprise la chapelle improvisée de Jean-Marie. D’abord, ils se moquent de lui. Mais le petit Vianney défend son point de vue avec le sérieux de son âge. Et bientôt, il fait même à ses visiteurs une sorte de catéchisme qui tient en quelques phrases et qu’ils doivent écouter. Davantage : Jean-Marie organise des processions. Et l’on voit alors le spectacle bizarre d’enfants alignés derrière une croix formée de deux bâtons attachés.

– C’était presque toujours moi qui faisais le curé ! dira plus tard Jean-Marie.

Tout cela, d’ailleurs, n’empêche pas le gamin de jouer. Il est imbattable aux palets. Volontiers, il taquine ses camarades, quand ils sont mécontents d’avoir perdu

– Eh bien, il ne fallait pas jouer ! leur dit-il.

 

 

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La Révolution est une époque de désordre et de misère. Sur les routes, errent d’innombrables malheureux sans feu ni lieu, à la recherche d’un toit et d’un morceau de pain. Matthieu Vianney, le père de Jean-Marie, ne leur ferme jamais sa porte. Les pauvres entrent comme chez eux, se mettent à table avec les maîtres – et parfois, on en compte plus de vingt. Le soir, Jean-Marie les conduit dans la grange où ils dorment sur la paille. Quant à l’enfant lui-même, il n’est pas précisément gâté : de bonne heure, il doit dormir en un coin de l’étable où l’on a disposé un lit pour lui et pour son frère François...

Fort heureusement, la chute de Robespierre (27 juillet 1794) met fin à la Terreur. L’atmosphère, en France, devient respirable. Et pourtant, l’ordre sera long à revenir.

Il faut attendre le coup de force du 18 Brumaire, an IV (9 novembre 1799) pour que le clergé soit libre. Le général Bonaparte prend le pouvoir – et, mettant à profit les dispositions favorables du Premier Consul, les prêtres reviennent et les églises sont rouvertes.

Jean-Marie Vianney travaille aux champs, pioche et laboure, soigne les bêtes, fait les foins, les moissons et les vendanges. D’ailleurs, il aime cette vie, car elle répond à la fois aux besoins de son tempérament robuste, et à son goût de la solitude, de la contemplation.

Il n’a pas quatorze ans ; son frère François en a déjà plus de quinze. Une émulation « sportive » aidant, le cadet veut égaler son aîné, et quand il revient le soir à la maison, il est mort de fatigue.

– Je me suis épuisé à vouloir suivre François ! dit plaintivement Jean-Marie.

– Que diront les gens, si l’aîné n’avance pas plus que le cadet ? répond François.

Or une bonne Sœur, amie des Vianney, vient de donner à Jean-Marie une petite statue de la Vierge. Le lendemain, il part travailler aux champs avec François. Avant de se mettre à l’ouvrage, il embrasse les pieds de la statuette, puis il la jette devant lui aussi loin qu’il peut. Quand il l’a atteinte, il la reprend et fait comme la première fois. Et de retour à la maison, le soir, il déclare fièrement à sa mère :

– Grâce à la Sainte Vierge, j’ai pu suivre mon frère, et je ne suis pas fatigué !

Souvent, le soir, les paysans se réunissent pour revenir au village. On parle, on chante, on se livre volontiers à des plaisanteries grossières – et cela ne plaît pas à Jean-Marie, qui résolument demeure en arrière. Les autres le voient prier, chapelet aux doigts. S’adressant alors à son frère, ils se moquent :

– François, ne vas-tu pas marmotter des patenôtres avec Jean-Marie ?

Le petit Jean-Marie Vianney a la langue bien pendue. Mais il préfère se taire – dominant l’impatience et la colère.

 

 

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Le 5 avril 1802, le fameux « Concordat », signé à Paris l’année précédente, devient une loi officielle de l’État. On sait qu’il s’agit là d’un accord entre le Pape et le Premier Consul, qui rétablit la religion dans tous ses droits et marque la véritable résurrection de l’Église catholique en France...

Depuis quelques mois déjà, le curé de Dardilly est revenu. Désormais, le jeune Vianney profitera de toutes les occasions pour se rendre à l’église. Cherchant à mieux s’instruire des choses de la religion, il lit l’Évangile ou l’Imitation, le soir, à la lumière d’une chandelle de résine.

Il a maintenant près de dix-sept ans, et il se rend parfaitement compte de l’insuffisance de ses études primaires. Or, Jean-Marie veut être prêtre. Et pour le devenir, hélas, il va falloir d’abord se mettre au latin !

Il parle de son avenir à sa mère, qui en pleure de joie.

– Si j’étais prêtre, dit Jean-Marie, je voudrais gagner beaucoup d’âmes !

Mais le père, Matthieu Vianney, ne l’entend pas de cette oreille. Il a besoin de son robuste grand garçon pour les travaux des champs – et puis, il refuse de payer ses études. « D’ailleurs, ajoute Matthieu, je vieillis, et il n’est pas question de prendre un second domestique ! »

Heureusement, la paroisse d’Écully près de Dardilly possède un curé remarquable, l’abbé Balley, qui va devenir l’ami de Jean-Marie et l’aider à tenir bon dans sa vocation. Il propose au jeune Vianney de l’instruire, afin de le préparer au sacerdoce – et le père se laisse fléchir enfin...

 

 

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Jean-Marie Vianney a vingt ans. Ses études de séminariste sont à peine commencées. Il n’y a que des éloges à faire de sa piété profonde, de son amour des pauvres : n’a-t-il pas, l’autre jour, donné ses souliers neufs à un mendiant, et ne s’est-il pas présenté nu-pieds au logis paternel ?

Oui, tout irait fort bien pour Jean-Marie, s’il n’y avait pas la grammaire latine ! Intelligent, fin et vif, le pauvre étudiant n’a pas de mémoire. Il ne sait même pas la grammaire française, et la syntaxe latine lui semble, à plus forte raison, un monde inaccessible et décourageant où il ne pourra jamais pénétrer...

Va-t-il échouer au premier obstacle ?

Son professeur l’entend parfois prier à voix haute, supplier le Saint-Esprit de marquer les mots dans sa « pauvre tête ! » Mais Jean-Marie a beau s’efforcer d’apprendre ses leçons : dès le lendemain, les mots s’enfuient comme des rêves et le malheureux ne sait plus rien.

M. Balley a d’autres élèves. L’un d’eux, Mathias Loras, très intelligent et très doué – beaucoup plus jeune que Jean-Marie – essaye de lui rendre service. Puis un jour, exaspéré par les lenteurs de son grand ami, il le gifle violemment devant les autres élèves. Nous le rappelons, Jean-Marie Vianney a vingt ans et il est d’un tempérament irritable, nerveux et sensible. Mathias, le « gifleur », n’est qu’un enfant de douze ans. Cependant, on voit Jean-Marie se mettre à genoux devant son offenseur et lui demander pardon « d’être si bête ! ».

Mathias Loras – qui sera un jour évêque – n’oubliera pas ce geste ni cette humilité.

 

 

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Les études du pauvre Vianney n’avancent guère. Il se décourage. « Je veux m’en retourner chez nous », dit-il un jour à M. Balley.

Mais le curé d’Écully tient bon. Il relève le courage de son élève, en lui demandant : « Alors, tu veux vraiment dire adieu aux âmes ? »

Jean-Marie comprend la leçon – et, pour sortir d’embarras, il décide d’aller en pèlerinage à La Louvesque, près du tombeau de saint François Régis. Il a fait serment de ne rien acheter pour se procurer les vivres en chemin. Il marche donc, buvant l’eau des sources et mangeant des herbes. Mais il n’en peut plus. Afin de rester fidèle à son vœu, il mendie : et quelques morceaux de pain lui permettent d’atteindre enfin La Louvesque, à plus de mille mètres d’altitude, en pleines montagnes du Haut Vivarais...

Le pèlerinage porte ses fruits. « À partir de cette époque, écrira-t-on plus tard, le jeune homme fit assez de progrès pour ne pas se décourager. »

 

 

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Mais voici venir, pour Jean-Marie Vianney, l’âge de la « conscription » – c’est-à-dire du service militaire.

Le temps a passé, et nous sommes en 1806. Napoléon, vainqueur de la Prusse, a dû cependant prélever quatre-vingt mille hommes sur les jeunes recrues pour permettre à sa célèbre armée de tenir tête à l’Europe...

Dès lors, les choses iront en s’aggravant, jusqu’à cette funèbre année 1809 où la France est menacée de tous côtés. Nos armées triomphent une fois de plus à Eckmühl et à Wagram – mais la guerre d’Espagne continue d’épuiser nos forces. Et l’on doit enrôler par anticipation de nouveaux jeunes hommes...

À telle enseigne qu’un beau jour de l’automne 1809, un gendarme apporte à la ferme de Dardilly une feuille de route au nom de Jean-Marie Vianney, qui doit être soldat.

Il est consterné. Il veut être prêtre ; il veut achever ses études – et sa vocation, sa piété, son goût du recueillement et de la prière ne l’inclinent nullement au métier des armes. Le 26 octobre, désolé, il entre comme recrue dans un dépôt de Lyon.

Presque aussitôt, il tombe malade. Bien soigné, sa santé se rétablit peu à peu. Au mois de janvier 1810, en sortant de l’hôpital, il se présente aux bureaux de l’armée pour recevoir une nouvelle feuille de route. Et il s’engage seul sur la route de Clermont...

C’est alors que survient, dans la vie de Jean-Marie Vianney pour qui l’obéissance à son devoir sera toujours chose sacrée, un épisode étrange où il est impossible de ne pas voir la main de Dieu : notre conscrit, à peine remis de sa maladie, est vite épuisé. Il se traîne, et le vent d’hiver souffle, glacial. Entrant dans un petit bois pour se protéger et se reposer un instant, il rencontre un inconnu qui l’invite à le suivre. Longtemps, ils marchent tous deux. La nuit est tombée – et maintenant, le chemin les conduit à travers les arbres de la montagne. Le guide de Jean-Marie est lui-même un « réfractaire », c’est-à-dire un homme qui a fui la conscription comme bien d’autres en ce temps-là. Jean-Marie, confiant, le suit sans rien savoir ; il est alors brisé de fatigue et brûlant de fièvre. Enfin, il arrive au village des Noës (situé à près de sept cents mètres d’altitude). Dès le lendemain, après une nuit de repos qui le remet un peu de son épuisement, le conscrit Vianney se rend compte qu’il est devenu réfractaire à son tour et qu’il tombe sous le coup de la loi : comme tout soldat qui n’a pas obéi. Il se présente à la mairie de la commune pour réparer cette faute involontaire. Et c’est alors que le maire lui-même, rassurant Jean-Marie, lui explique qu’il est trop tard pour rallier son détachement ; qu’il doit être déjà porté déserteur et qu’il n’a plus qu’à se cacher. Jean-Marie s’y résigne – et pour dépister les recherches des gendarmes, il est convenu qu’il s’appellera jusqu’à nouvel ordre Jérôme Vincent.

Dans ce village des Noës, chez une certaine Claudine Fayot, qui est devenue un peu sa mère adoptive, il restera un an. Pour se rendre utile, il fait la classe aux enfants, le soir – et dans la journée, il se cache. Il pense toujours à son avenir de prêtre ; pour continuer ses études, il réussit à faire venir ses livres de Dardilly...

Souvent, la maréchaussée effectue des rondes et des perquisitions. Un jour, Jean-Marie est tout près de se laisser prendre : car, surpris par l’arrivée des gendarmes, le proscrit n’a que le temps de se cacher sous un tas de foin. Ses poursuivants se livrent, dans le grenier où il est caché, à des recherches minutieuses – et l’un des gendarmes, piquant le foin avec la pointe de son sabre, blesse légèrement le pauvre Jean-Marie qui parvient cependant à retenir son cri...

 

 

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Cependant, les temps sont enfin devenus meilleurs et la paix règne pour un court moment en Europe : Napoléon vient d’épouser l’archiduchesse Marie-Louise (2 avril 1810). Pour célébrer cet évènement, l’Empereur accorde une amnistie générale. Jean-Marie Vianney cesse donc d’être coupable. Il peut rentrer chez lui et n’a plus rien à craindre...

Après des adieux déchirants – car tout le monde l’aime aux Noës – il revient chez son cher M. Balley, curé d’Écully. Désormais, il logera au presbytère même.

Il a vingt-cinq ans – et, avec son doux et inflexible entêtement, il ne pense qu’à une chose : être prêtre. Il poursuit ses études, sous la direction du curé, puis au séminaire. Son ennemie la grammaire latine garde encore bien des secrets pour lui ; il se débrouille comme il peut. Au séminaire, sa conduite est notée comme « bonne » ainsi que son caractère. Mais en face du mot science, les professeurs ont marqué : « très faible ».

– Je ne sais pas assez de latin pour être prêtre ! dit un jour le pauvre Jean-Marie, désespéré.

Enfin, grâce à l’appui de l’abbé Balley, l’élève Vianney est appelé devant un jury, pour passer les examens qui doivent décider de sa vie. Il a beaucoup travaillé ; mais devant les professeurs, il se trouble, comprend tout de travers les questions latines, répond en bredouillant. Il est finalement refusé par le jury – « recalé », comme disent les élèves d’aujourd’hui.

Mais il n’abandonne pas son espoir. Le bon M. Balley ne se décourage nullement, lui non plus. Et un beau jour, l’un des Grands Vicaires de Lyon, M. Courbon, demande si Jean-Marie Vianney est pieux.

– Oui, lui répond-on. C’est un modèle de piété.

– Un modèle de piété ! Je l’appelle. La grâce de Dieu fera le reste.

Grâce à cette décision inspirée, un matin du mois d’août 1815, l’abbé Jean-Marie Vianney est ordonné prêtre, à l’âge de vingt-neuf ans et trois mois, après bien des efforts, des échecs et des larmes ! Nous savons qu’il a dit un jour : « Si j’étais prêtre, je voudrais gagner beaucoup d’âmes ».

Il en gagnera beaucoup.

 

 

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Le nouveau prêtre, à sa grande joie, fut nommé vicaire à Écully. Il allait retrouver une fois de plus l’abbé Balley, curé de cette paroisse, à l’enseignement et à l’amitié duquel il devait tout !

L’abbé Vianney commença donc son ministère. Et très vite, sa réputation grandit ; dès les premiers mois son confessionnal fut assiégé. « En chaire, dit sa propre sœur Marguerite, qui venait de Dardilly pour l’entendre, il ne prêchait pas encore bien, à mon avis ; et cependant, quand c’était son tour de parler, on courait à l’église ! »

Il restait à cette époque beaucoup de misère en France ; et elle s’étendait aux âmes. Le jeune vicaire d’Écully dut s’attaquer vigoureusement à la dure besogne paroissiale. Sa plus belle prédication était celle de l’exemple, et l’indifférence, les railleries et même la haine, ne prévalaient pas contre son zèle. La foi brûlait en lui comme une flamme abritée du vent.

M. Balley était lui-même un véritable saint. Pour attirer les grâces sur sa paroisse, il se mortifiait, jeûnait jusqu’à l’épuisement, portait un cilice. Entre lui et M. Vianney s’engagea bientôt une sorte de concours : c’était à qui mangerait le moins et se mortifierait le plus. Chacun des deux saints avait peur pour la santé de l’autre, et un double évènement d’une certaine drôlerie arriva : le curé dénonça son vicaire à l’évêché comme dépassant les bornes du jeûne et de la pénitence – cependant que le vicaire lui-même dénonçait son curé aux autorités pour excès de mortification !

Malheureusement, les forces de l’abbé Balley déclinaient. Après une longue et douloureuse maladie, il s’éteignit dans les bras de son « cher petit prêtre », qui lui ferma les yeux...

Un peu plus tard, au mois de février 1818, M. l’abbé Jean-Marie-Baptiste Vianney, vicaire d’Écully, apprenait qu’il venait d’être nommé chapelain d’Ars. Le 9 au matin, il se mit en route pour sa nouvelle paroisse. Il avait alors trente-deux ans.

 

 

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Ars est un bourg isolé, situé à trente-cinq kilomètres au nord de Lyon, sur le plateau des Dombes. Les chemins pour y parvenir se trouvaient alors en si mauvais état que c’était véritablement un « trou perdu »...

M. Vianney voyageait à pied pour rejoindre sa nouvelle paroisse. Une brume voilait la campagne. Le jeune abbé vit des enfants qui gardaient leurs moutons non loin de la route. Il leur demanda où se trouvait le village – et l’un de ces enfants le lui indiqua fort clairement.

– Mon petit ami, dit l’abbé Vianney, tu m’as montré le chemin d’Ars. Je te montrerai le chemin du ciel.

Puis l’abbé Vianney se mit à genoux et pria...

Vraiment, Ars était un bien petit village : deux cent trente habitants !

Les paroissiens regardèrent d’abord avec curiosité ce jeune curé qui leur venait, sa silhouette de paysan maigre et solide, sa démarche vive, son visage ascétique – et, profondément enfoncés sous les arcades sourcilières, ses yeux étonnants, comme deux trous d’eau limpide et bleue dans un rocher...

M. Vianney était pauvre. Il aimait la pauvreté, comme saint François d’Assise. Son presbytère était trop bien installé pour son goût. Il commença par se débarrasser des meubles, ne gardant que le strict nécessaire. Puis il se mit à visiter les quelque soixante foyers qui formaient sa paroisse. Et l’on vit l’abbé Vianney, son grand tricorne sous le bras, plein de bonté et de gaieté, qui parcourait les champs et les chemins pour visiter son monde.

Ce que l’on ne voyait pas encore, car les gens ne se doutaient point de la sainteté de leur nouveau curé, c’était le même M. Vianney se rendant à l’église bien avant l’aurore, une lanterne à la main. Le prêtre se mettait alors en prières – et parfois, il restait des heures à genoux sur les dalles de l’église, perdu en Dieu.

Mais tout finit par se savoir. Peu à peu, les bonnes gens d’Ars commencèrent à comprendre que leur nouveau curé n’était pas un homme ordinaire.

On en vint à l’espionner un peu, à le surveiller, car des bruits couraient déjà sur les pénitences qu’il s’imposait. Un lit lui semblait trop bon pour lui. Il s’étendit à même le pavage de sa cuisine. C’est ainsi qu’il contracta des névralgies faciales dont il devait horriblement souffrir pendant plus de quinze années. Il prit ensuite l’habitude de monter au grenier pour dormir durant les quelques heures qu’il accordait au repos. Il s’allongeait sur le plancher nu, et les gens qui l’épiaient l’entendaient rouler des objets lourds : on sut qu’il s’agissait tantôt d’une grosse pierre, tantôt d’un morceau de poutre, qui lui servaient d’oreiller !

Mais cela ne lui suffisait pas. Il portait un cilice comme son vieux maître M. Balley, et il se fabriquait lui-même des instruments de pénitence composés avec des chaînes, des pointes de fer et des morceaux de plomb. Il s’en frappait à coups redoublés, quand il se savait seul – et Catherine Lassagne, la femme qui s’occupait de son ménage, disait en pleurant d’admiration horrifiée :

– Ça fait pitié de voir l’épaule gauche de ses chemises toute tachée et maculée de sang !

Souvent, l’abbé Vianney refusait qu’on lui fît la cuisine. Il se confectionnait lui-même des « matefaims », sorte de pain indigeste qu’il avalait en quelques minutes. Il lui arrivait, malgré sa grande activité, de laisser trois jours s’écouler sans rien prendre. Si on lui donnait du bon pain, il le distribuait aux pauvres. En échange, il leur achetait d’horribles croûtons qui avaient traîné dans leur besace et qu’il avalait avec délices, heureux de « partager le pain des pauvres ». Quelquefois, il faisait cuire lui-même dans une marmite devenue célèbre, des pommes de terre pour toute une semaine. Il les mangeait froides, et elles étaient « duvetées de moisissures » quand il arrivait au bout de sa provision...

 

 

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Le curé d’Ars n’avait pas trouvé les âmes en très bon état. Il n’était pas encore satisfait de sa paroisse : les malheurs de la Révolution et les guerres de l’Empire avaient provoqué, parmi les habitants de cette région et de bien d’autres, une véritable frénésie de plaisirs. On dansait beaucoup – et après la danse (la vogue, comme on disait dans le pays) se commettaient beaucoup de péchés. Les hommes et les femmes se réunissaient volontiers pour des veillées qui se terminaient mal. Les cabarets regorgeaient de clients assoiffés – et trop souvent, la petite place d’Ars résonnait de blasphèmes d’ivrognes. Et puis, on ne pratiquait plus beaucoup la religion et, dans les débuts du ministère de M. Vianney, l’église d’Ars était presque vide !

Contre tout cela, il voulut se battre. Dans sa douceur et sa patience, il était un lutteur opiniâtre.

Il commença par restaurer son église, par faire « le ménage du Bon Dieu » comme il disait. Les châtelains du lieu l’y aidèrent – et bientôt, on vit les paroissiens se presser plus nombreux dans la nef embellie.

Mais surtout, l’abbé Vianney prêchait, tonnait en chaire contre la danse et les plaisirs défendus, contre l’ignorance et l’indifférence des gens en matière de religion, menaçait ses paroissiens de l’enfer ; et plus souvent encore, il leur montrait les joies d’or qui les attendaient en paradis, s’ils devenaient de bons chrétiens.

Ses sermons, ses catéchismes étaient saisissants. M. Vianney ne mâchait pas ses mots, et la vérité sortait drue de sa bouche. Les discours malhabiles, pleins de redites et même de fautes de grammaire, montaient de son cœur avec une telle ardeur et un tel amour qu’il fallait bien l’écouter :

– Mes frères, disait-il, le dimanche est le bien du Bon Dieu ! C’est son jour à lui. Le jour du Seigneur. Il a fait tous les jours de la semaine ; il pouvait tous les garder ! Il vous en a donné six, il ne s’est réservé que le septième. De quel droit touchez-vous à ce qui ne vous appartient pas ? Vous savez que le bien volé ne profite jamais ! Le jour que vous volez au Seigneur ne vous profitera pas non plus. Je connais deux moyens bien sûrs de devenir pauvres : c’est de travailler le dimanche et de prendre le bien d’autrui !

Parfois, entraîné par sa conviction, le Curé d’Ars criait si fort que ses paroissiens en étaient tout surpris. « Je crie parce que je parle à des sourds ! » disait-il.

Mais il affirmait aussi, du haut de la chaire, en ouvrant les bras :

– Oh, mes chers paroissiens, tâchons d’aller en paradis ! Là nous verrons Dieu. Que nous serons heureux ! Nous irons tous en procession, si la paroisse devient sage ; et votre curé sera à votre tête...

 

 

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De nombreux habitants commencèrent à trouver que M. le Curé d’Ars était vraiment trop sévère. On l’attaqua donc, on l’insulta, on l’accusa de fautes horribles, on inscrivit des insultes sur les murs de son presbytère. Aucune humiliation, aucune souffrance morale ne devaient lui être épargnées. Certains de ses paroissiens allèrent même jusqu’à lui ordonner de quitter le village. M. Vianney, d’ailleurs, ne demandait pas mieux. Dans son humilité profonde, il se croyait indigne d’être curé, même d’une si petite paroisse, et désirait se retirer dans la solitude « pour pleurer sa pauvre vie ».

Le jour vint où il voulut vraiment quitter sa paroisse. Une personne de bon conseil l’en dissuada – et abandonné entre les mains de Dieu, l’abbé Vianney resta. Heureusement, il avait déjà beaucoup d’amis – et l’on cite cette histoire d’un médecin qui prit un jour, publiquement et violemment, la défense du Curé d’Ars contre des esprits forts oui se moquaient de lui.

Et toujours, l’humilité, la patience, la sainteté de ce prêtre allaient croissantes. Voici ce qu’il disait, lorsqu’il se trouvait en peine : « Il faut demander l’amour des croix ; alors elles deviennent douces ! »

 

 

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Ces efforts et cette foi devaient avoir leur récompense. Peu à peu, on vit changer la paroisse d’Ars. Le jour vint où l’on ne rencontra plus d’ivrognes, le soir des veillées, dans les rues du village – où l’on n’entendit plus de blasphèmes dans les champs. Quelqu’un devait affirmer plus tard que cette paroisse-là ne ressemblait à nulle autre et que jamais l’on ne trouva tant de joie ni tant de sainteté dans un village. Un vieil homme, le père Louis Chaffangeon, laissait volontiers sa pioche à la porte de l’église pour aller prier. Un voisin, qui l’avait trouvé en oraison, lui demanda :

– Que fais-tu là depuis si longtemps ?

Et l’autre répondit simplement cette phrase devenue célèbre :

J’avise le Bon Dieu, et le Bon Dieu m’avise.

 

 

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Ars n’avait pas d’école.

Poursuivant son inlassable activité, l’abbé Vianney décida d’en fonder une. Il acheta une maison, y installa deux jeunes filles bénévoles comme directrices : Catherine Lassagne et Benoîte Lardet.

On aménagea les locaux vaille que vaille – et, sous le même toit, l’école se doubla bientôt d’un orphelinat où l’on recueillait de pauvres enfants errants qui mendiaient sur les chemins. Cette institution fut appelée « la Providence ». Il y eut là jusqu’à soixante fillettes et jeunes filles, dont le Curé d’Ars confiait la charge à Dieu. Car il n’y avait pas de budget à la « Providence » – et tout s’y passait comme par miracle. Les dons de personnes généreuses que sa sainteté émerveillait commencèrent d’affluer chez l’abbé Vianney. Bien entendu, il ne recevait d’une main que pour donner de l’autre. Et les orphelines, les écolières l’aimaient comme un véritable père.

Parfois, tout de même, la « Providence » manquait du nécessaire. Mais alors, le Curé d’Ars se mettait en prières – et, comme il le disait lui-même dans son langage si vivant, « il cassait la tête à ses bons saints ». Un jour, la provision de blé qui se gardait alors dans le grenier du presbytère et que l’on destinait aux orphelines, se trouva réduite « à quelques poignées éparses sur le plancher ». On le dit à M. Vianney, qui pensa renvoyer une partie des orphelines. Mais avant de le faire, il voulut en appeler à Dieu : réunissant dans un petit tas les derniers grains du grenier, il y cacha une relique de saint François Régis. Puis il joignit les mains et attendit.

Un peu plus tard, il demanda à l’une des personnes qui s’occupaient de la « Providence » de monter au grenier : fait extraordinaire, à peine la porte fût-elle ouverte qu’un flot de blé en jaillit :

– Monsieur le Curé, votre grenier est plein !

L’abbé Vianney ne parut pas s’étonner outre mesure, et il se contenta de remercier Dieu.

Un autre jour, nous raconte Jeanne-Marie Chanay qui était la boulangère de la « Providence », il ne restait presque plus de farine pour faire du pain aux orphelines. Jeanne-Marie alla trouver le Curé d’Ars et lui exposa ses ennuis. « Il faut pétrir », répondit M. Vianney. Jeanne-Marie Chanay de se mettre à l’œuvre ; elle versa d’abord très peu d’eau et de farine dans le pétrin – et constata avec surprise que le mélange demeurait bien trop épais. « J’ajoutai de l’eau puis de la farine, raconte-t-elle, sans épuiser ma petite provision – et le pétrin se trouva plein de pâte comme le jour où l’on y mettait un grand sac. On a fait dix gros pains pesant chacun de vingt à vingt-deux livres et l’on a rempli le four au grand étonnement de celles qui en furent les témoins ! » Lorsque Jeanne-Marie conta le fait à M. le Curé, il répondit simplement, parce qu’il vivait dans le surnaturel comme chez lui :

– Ah ! Le Bon Dieu est bien bon !

 

 

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C’est à la « Providence », dans la salle des classes, que sont inaugurés par l’abbé Vianney les fameux catéchismes d’Ars.

M. Vianney n’est pas un orateur, nous l’avons vu. Mais il parle avec une telle ardeur, une telle foi, que les grandes personnes elles-mêmes viennent écouter, en nombre toujours croissant, ce catéchisme qu’il fait aux enfants. Bientôt, des pèlerins arrivent des paroisses environnantes – puis de beaucoup plus loin. Et le Curé d’Ars, désormais, fera son catéchisme à l’église. Ses causeries deviennent alors plus émouvantes encore, car il est tout près du tabernacle.

Et voici quelques extraits de ces fameux catéchismes :

Mes enfants, il faut écouter la parole de Dieu avec respect !

– Il faut user de prudence dans toutes nos actions, chercher non notre goût, mais ce qui plaît le plus au Bon Dieu. Vous avez, je suppose, telle somme que vous destinez à faire dire une messe et vous voyez une pauvre famille qui est dans la misère, qui manque de pain ; il vaut mieux donner cet argent à ces pauvres, parce que le saint sacrifice se célébrera toujours, le prêtre ne manquera pas de dire la messe, au lieu que ces pauvres gens peuvent mourir de faim.

– La langue du médisant ou du calomniateur est comme un ver qui pique les bons fruits !

– Ah ! Si on avait la foi !... La foi, mes enfants, c’est quand on parle à Dieu comme à un homme... On est là comme deux bons amis.

– Notre cœur devrait transpirer d’amour.

– L’âme dans le péché, c’est comme une bête pourrie qu’on traîne par une forte chaleur d’été.

– Mes enfants, tout nous rappelle la croix. Nous-mêmes, ne sommes-nous pas faits en forme de croix ?

– Oui, le démon est fin, mais il n’est pas fort.

– Voyez-vous, mes enfants, la première vertu, c’est l’humilité ; la seconde, l’humilité ; et la troisième, l’humilité...

 

 

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Il y avait six ans que M. Vianney était à Ars. Sa « Providence », récemment ouverte, lui donnait déjà beaucoup de consolations. Ce fut vers cette époque-là que des bruits étranges commencèrent à troubler, la nuit, le silence de son presbytère. Le diable exprimait à sa manière ses fureurs contre le serviteur de Dieu...

D’abord, le démon se manifesta une nuit, par des coups violents frappés à la porte de la cour, puis à celle de la montée d’escalier qui conduisait à la chambre du Curé d’Ars. Le pauvre abbé Vianney fut très effrayé, et des hommes courageux vinrent coucher à la cure pour lui prêter main-forte. L’un d’eux, André Verchère, le charron du village, une nuit que son tour de faction était venu, s’était installé avec un fusil dans la chambre voisine de celle où couchait M. le Curé. Quand vint minuit, un bruit effroyable se fit entendre à côté de lui. Il lui sembla que les meubles volaient en éclats et que les coups pleuvaient. Il appela au secours, et ce fut l’abbé Vianney qui dut rassurer son gardien...

Après cet évènement, le prêtre décida de rester seul, quoi qu’il dût arriver. Épuisé le soir par le travail harassant de la journée, il endura pendant plus de trente ans – avec, cependant, de courtes périodes d’accalmie – les horribles et violentes « singeries » du démon, qu’il appelait le « grappin ».

Souvent, l’esprit mauvais heurtait comme quelqu’un qui veut entrer ; un instant après, sans que la porte se fût ouverte, il était dans la chambre. Il remuait les chaises, il dérangeait les meubles, il appelait parfois M. le Curé d’une voix railleuse :

– Vianney ! Vianney ! nous t’aurons bien, toi, nous t’aurons bien !

Il se prenait aux meubles, aux rideaux du lit qu’il secouait avec fureur comme s’il avait voulu les arracher (et pourtant, le matin, ces rideaux étaient intacts). Il faisait du bruit dans l’escalier – et d’autres fois encore, il imitait le piétinement sourd d’un grand troupeau de moutons qui aurait passé dans le grenier, au-dessus de la tête de l’abbé Vianney. Si bien que le pauvre prêtre, le matin, n’avait pu prendre de sommeil ni se reposer. « Cette nuit, dit-il un jour, quand j’étais sur le point de m’endormir, mon grappin s’est mis à faire du bruit comme quelqu’un qui relie un tonneau avec des cercles de fer ! » Mais tout cela était vain. En effet, si la colère du démon pouvait empêcher le Curé d’Ars de dormir, elle ne pouvait plus l’effrayer ni le décourager. Quand les manifestations se faisaient entendre, il faisait un signe de croix et se mettait à prier – et c’était une arme souveraine et victorieuse.

D’ailleurs, jamais la fureur de l’Esprit Malin ne se manifestait davantage que la veille des jours où de grands pécheurs allaient venir à Ars : « les gros poissons », comme disait M. Vianney. Le Curé d’Ars passait alors de fort mauvaises nuits – mais le matin il avait encore le courage de dire en riant à ses amis :

– Le grappin est en colère et c’est bon signe ! Il va nous venir de l’argent et des pécheurs...

 

 

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La réputation de sainteté du Curé d’Ars grandissait de mois en mois, de semaine en semaine – et l’humble village attirait déjà les pèlerins comme un aimant.

Pendant trente années, un flot de visiteurs devait battre les murs de la vieille église, et des milliers de pas allaient user ses dalles de pierre...

Déjà, M. Vianney avait dû renoncer à ses chères promenades dans les champs, au cours desquelles il pouvait à loisir méditer et prier Dieu en contemplant les fleurs, les arbres et les oiseaux – ou rendre visite à ses paroissiens en leur donnant la parole de Dieu. Chaque jour, ce prêtre dévoré de zèle, accablé de demandes et de supplications, dut passer des heures au confessionnal. Il fallait attendre longtemps pour parvenir jusqu’à lui. Certaines années, on compta cent à cent vingt mille pèlerins qui assiégeaient véritablement le Curé d’Ars, victime volontaire de son étonnante célébrité.

Et cependant, jamais l’humilité de ce prêtre n’avait été plus profonde. Il se croyait toujours indigne d’être curé, d’avoir la responsabilité d’un troupeau d’âmes. Il ne cessait de demander son départ, afin de se retirer dans la solitude. À qui voulait l’entendre, il répétait ce qu’il avait déjà dit si souvent : il eût voulu se cacher dans un coin perdu, « pour y pleurer sa pauvre vie ».

– Le Bon Dieu m’accorde bien à peu près ce que je lui demande, sauf quand je prie pour moi ! avouait-il à Catherine Lassagne.

– C’est que vous demandez au Bon Dieu de vous retirer d’Ars, répondait Catherine, et le Bon Dieu ne le veut pas.

Et pourtant, poursuivi par le sentiment de son incapacité, de son indignité, l’abbé Vianney tenta bel et bien, et à plusieurs reprises, de s’en aller. Tout d’abord, vers l’année 1840, il sortit un soir de sa cure par une nuit noire et s’engagea seul sur la route de Villefranche. Puis il se mit à réfléchir, à évoquer la conversion des âmes et il rebroussa chemin, héroïquement.

En 1843, il tomba si malade que le docteur crut son état désespéré. Trois autres médecins se rendirent à l’appel du premier, pour sauver le prêtre vénéré. Et bien que près de l’agonie, M. Vianney trouva le moyen de faire de l’esprit. En voyant la Faculté autour de son lit, il dit en riant :

– Je soutiens actuellement un grand combat.

– Et contre qui donc, Monsieur le Curé ?

– Contre quatre médecins. S’il en vient un cinquième, je suis mort.

Il finit par guérir de ce terrible mal, après de ferventes prières à sa « chère petite sainte Philomène » : une vierge et martyre de la première Église, dont l’abbé Vianney possédait une relique. Sainte Philomène joua un grand rôle dans la vie du Curé d’Ars. Il l’invoquait perpétuellement, lui confiait les malades et les pécheurs, lui vouait une véritable « amitié mystique » et lui attribuait tous ses miracles.

C’est donc à elle qu’il demanda sa guérison, et c’est d’elle qu’il sut l’obtenir. Mais il sortit de l’épreuve très affaibli. Il n’avait alors que cinquante-sept ans, et déjà il ressemblait à un vieillard...

Or, peu après son rétablissement, dans la nuit du onze au douze septembre 1843, M. Vianney voulut s’enfuir à nouveau. Mais cette fois, toute la paroisse, prévenue par une indiscrétion, était sur le qui-vive. On supplia le Curé d’Ars de ne pas partir. Il s’en alla cependant, à pied, dans la nuit, accompagné d’un jeune homme qui lui portait son petit bagage. C’est à Dardilly qu’il voulut revenir – et, dans l’état d’épuisement physique et moral où il se trouvait, il ne songeait guère à retourner à Ars. Il y revint cependant, pour obéir à son évêque et pour répondre aux supplications de ses paroissiens.

– Je ne vous quitterai plus, je ne vous quitterai plus ! dit-il alors à ses bonnes gens d’Ars, qui se jetaient à ses genoux.

 

 

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L’abbé Jean-Marie Vianney, desservant d’Ars, était certes « le prêtre le plus renommé et le plus couru de toute la France »...

– Voilà le saint, voilà le saint ! criait la foule lorsqu’il passait.

Car les gens qui voulaient le voir devenaient si nombreux que l’administration dut créer des services spéciaux. Le sous-préfet de Trévoux, près d’Ars, déclarait lui-même que : « deux voitures-omnibus faisaient chaque jour le voyage de Lyon à Ars. Deux autres correspondaient chacune deux fois par jour avec le chemin de fer de Paris à Lyon ; une cinquième voiture, qui faisait le service de Villars à Villefranche, passait et stationnait au lieu du pèlerinage. » Et tout cela, en l’honneur d’un pauvre curé de campagne qui se croyait indigne et ignorant, dans l’un des plus petits villages de la France !

Il est difficile pour nous d’imaginer quelle fut, à cette époque, la vie de ce prêtre unique.

Le Curé d’Ars, au moment de la grande affluence des pèlerins, se levait parfois avant minuit. Déjà, les pénitentes l’attendaient autour de l’église. Il arrivait, s’éclairant de sa lanterne, déjà revêtu du surplis et de l’étole, et il ouvrait la porte de l’église. Immédiatement, les femmes, auxquelles cette heure était réservée, se précipitaient vers son confessionnal. Un service d’ordre devait être établi pour empêcher les bousculades. L’abbé Vianney ne s’arrêtait que vers six ou sept heures, pour dire la messe, qu’il célébrait de toute son âme. Il faisait ensuite, à genoux devant l’autel, une action de grâces dont il ne permettait à personne de le distraire. « Quand on a communié, s’écriait-il, l’âme se roule dans le baume de l’amour comme l’abeille dans les fleurs ! »

Puis il bénissait une foule d’objets qu’on venait lui présenter de la part des pèlerins. Il refusait de manger, et même de boire un peu de lait – et retournait au confessionnal. Vers onze heures du matin, il se rendait « à la stalle des catéchismes », une sorte de petite chaire en planches – et il enseignait pêle-mêle les grands et les petits, les enfants et les vieillards, les paysans et les savants. Sa voix était devenue grêle et parfois on l’entendait mal – mais les témoins regardaient son visage et ne pouvaient plus le quitter des yeux.

Entre midi et une heure, l’abbé Vianney avait encore fort à faire. Il lui arriva dans ce court laps de temps, selon ses propres paroles, de « dîner, balayer ma chambre, faire ma barbe, dormir et visiter mes malades ! ».

Dès qu’il le pouvait, le Curé d’Ars revenait à l’église. Il priait encore, récitant les vêpres et les complies – et puis, il allait aux pauvres pécheurs. Il confessait encore jusqu’à huit heures du soir ; montait alors en chaire pour dire le chapelet et la prière, et rentrait à son presbytère où il recevait quelques personnes : missionnaires et religieux, ou laïcs étrangers à la paroisse. Il finissait par s’enfermer seul dans sa chambre – et que faisait-il pendant le très court instant de la nuit qui lui restait pour se reposer ? Il en passait, dit-on, la plus grande partie à prier...

Tout cela, l’évêque du Curé d’Ars le savait. On lui rapportait de nombreux témoignages sur cet homme extraordinaire. Aussi bien, vers l’année 1850, Monseigneur voulut marquer sa bienveillance à l’abbé Vianney en lui donnant le camail [1] de chanoine : ce qui constituait une distinction notoire.

Hélas ! l’humilité de M. Vianney ne s’accommodait pas de ce genre de choses – et quand il vit l’évêque lui-même arriver avec le camail, M. Vianney, souffrant dans son humilité, « ressemblait à un supplicié que l’on mène à l’échafaud, la corde au cou ». On lui passa le beau camail qui tomba tout de travers – et jusqu’à la fin de la cérémonie, le Curé d’Ars eut vraiment l’air d’un condamné à mort !

La première chose qu’il fit le lendemain – en cachette, pour ne pas faire de peine à son évêque – ce fut de vendre le fameux camail. Il en tira cinquante francs (et cinquante francs de cette époque formaient déjà une belle somme !), qu’il distribua immédiatement aux pauvres, fort satisfaits de cette initiative...

Malheureusement pour lui, il n’en avait pas fini avec les distinctions honorifiques : en 1855, il reçut la Croix de la Légion d’Honneur qui lui fut accordée par décret de l’Empereur Napoléon III – et il s’en montra, bien entendu, désolé...

Quand on lui remit la décoration, il eut cette réflexion qui était bien de lui :

– Je préférerais à cela quelque chose pour mes pauvres !

 

 

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Vers la fin de sa vie, après tant d’années de travail sans repos pour le salut des âmes, de jeûnes et de macérations, de pénitences effrayantes et de nuits sans sommeil, M. Vianney ressemblait vraiment à un « mort debout » : il penchait la tête vers la poitrine et ses épaules courbées le faisaient paraître plus petit encore. Sa face était amaigrie, « pour ainsi dire détruite », dit un témoin. Nous nous le représentons épuisé, le teint blême, le visage étroit et marqué où les rides semblaient creusées au couteau comme dans du bois – avec ses yeux bleus enfoncés qui brillaient au fond des orbites de tout l’éclat de l’amour, et ses épais cheveux blancs...

Il persistait à imposer de pénibles supplices à son pauvre corps. À chaque bras, il portait un bracelet de fer hérissé de pointes. Il ne quittait plus guère son confessionnal, dormant deux ou trois heures par jour, où il pouvait, quand il pouvait, et n’absorbant à midi qu’un petit pot de soupe ou de lait. Le soir, bien souvent il ne mangeait rien. Et l’on ne comprenait pas comment il trouvait encore le moyen de confesser presque tout le jour, de parler, d’œuvrer, de prêcher. Épuisé, il lui advint de défaillir en chaire...

Il devinait les âmes. Bien souvent, il plongeait ses pénitents dans la stupeur en leur révélant sur eux-mêmes des faits qu’ils tenaient soigneusement cachés. Un jour, un incroyant se présenta devant lui, et l’abbé Vianney lui serra la main :

– Il y a longtemps que vous ne vous êtes pas confessé ?

– Mon brave curé, il y a quelque chose comme trente ans.

– Trente ans, mon ami ?... Réfléchissez bien ! Il y a trente-trois ans ; et vous étiez à tel endroit...

– Vous avez raison, Monsieur le Curé !

– Alors, nous nous confessons maintenant, n’est-ce pas ?

L’autre, interdit, n’osa pas refuser. Il s’agenouilla d’assez mauvaise grâce – mais sa confession dura vingt minutes, et elle le transforma...

Ces évènements étonnants se reproduisirent des centaines de fois ; le Curé d’Ars était de plus en plus inspiré, visité par le Saint-Esprit. Les témoins de sa vie croient tous qu’il eut à maintes reprises le privilège d’entretiens divins et de visions célestes.

Il opérait aussi de véritables miracles, guérissant des malades par ses prières, ou même par une simple imposition des mains : ce qui, d’ailleurs, le remplissait de confusion...

Mais ses forces déclinaient. Un soir de juillet 1859, il rentra à la cure, courbé en deux et appuyé sur le bras d’un ami. Au bas de l’escalier, il eut une courte défaillance. Il monta jusqu’à sa chambre, et on l’aida à se coucher. Cette fois, il se sentait frappé à mort ; il déclara qu’il était inutile d’aller chercher le médecin.

– C’est ma pauvre fin, dit-il dans un souffle.

Néanmoins, il se laissa soigner avec docilité. La maladie empira de jour en jour. Et lui se sentait heureux de mourir, car il savait qu’il approchait de Dieu. Sa résignation s’exprimait dans cet étonnant sourire qui a frappé tous ceux qui l’ont vu...

On raconte qu’un soir, une personne, à son chevet, se mit à chasser les mouches qui s’abattaient sur son visage en sueur. Il fit alors un geste et d’une voix à peine perceptible, il dit :

– Laissez-moi avec mes pauvres mouches ! Il n’y a d’ennuyeux que le péché...

Quand on vint lui apporter la Sainte Communion, il pleura cependant :

– C’est triste, dit-il, de communier pour la dernière fois !

Et le jeudi 4 août 1859, à deux heures du matin, l’abbé Jean-Marie Vianney rendit son âme à Dieu. Il avait alors soixante-treize ans – et depuis plus de quarante et un an, il était Curé d’Ars...

Un simple prêtre, un pauvre prêtre – mais dont le Pape Pie X devait dire un jour que ses vertus et ses miracles « ont couvert toute la France, aux yeux des autres nations, d’un incomparable éclat ».

 

 

 

Michel de SAINT PIERRE,

La belle histoire du Curé d’Ars,

Casterman, 1959.

 

 

 

 

 

 



[1] Le camail est une sorte de pèlerine que portent les dignitaires de l’Église. Celui du Curé d’Ars, un camail de chanoine, était rehaussé de soie rose et de fourrure blanche.