Pour le vaincu

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Michel de SAINT PIERRE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

C’EST Damétral qui s’entraîne.

– Oui.

– Malougan et les deux Bulovac pèsent dans les cent soixante livres chacun, et regarde comme il les ballade !

– J’aimerais pas avoir des mots avec lui, c’est moi qui te le dis.

Tandis que ces propos s’échangeaient, hors du ring, entre deux jeunes voyous admiratifs, Damétral « tirait la bourre ». C’est-à-dire qu’il luttait. Ses trois partenaires étaient de beaux spécimens de poids mi-lourds auxquels il faisait face avec une violence précise, une brutalité réfléchie, et sur son corps ils semblaient rebondir comme des balles sur un mur.

Le gong d’entraînement résonna sans arrêter le combat.

Puis Damétral parut en difficulté. Malougan avait réussi à le ceinturer par derrière tandis que les Bulovac s’attaquaient à ses membres. Le grand lutteur fit pour se dégager un tel effort que son visage exprima la souffrance du Laocoon.

– Le temps est sonné depuis une minute !

Jossin, le manager, protestait. Mais les quatre hommes continuèrent de lutter, engagés dans l’étreinte qui leur donnait une âme primitive. L’un des Bulovac tomba et son dos claqua sur le caoutchouc du ring.

– Enfants de salauds ! murmura doucement le manager qui se lança dans la bagarre. Il distribua quelques horions aux lutteurs – fut bousculé – revint à la charge et finit par les calmer. Le gong résonna de nouveau et tout rentra dans l’ordre.

– Ben, mes petits gars ! souffla le manager indigné. Pour vous, le gong, c’est rien du tout. Vous vous en foutez, hein ?

Bob Damétral ne répondit pas. Il riait. Son nez saignait et, de temps à autre, il l’essuyait de sa lourde patte. Il retira son caleçon. Au lieu de passer les cordes et d’aller s’affaler sur une chaise comme ses camarades, il s’étira. Debout sur le ring, nu et saignant, il riait.

 

*     *     *

 

Je connaissais depuis peu Damétral. Un jour, dans le métro, un énorme type m’avait bousculé. Protestations de ma part. Dispute. Nous étions descendus à la première station pour nous expliquer. Sur le quai désert, le gaillard avait éclaté de rire.

– Je suis Damétral, champion d’Europe du catch poids-lourd... On va boire un pot ?

Notre amitié datait de ce jour-là.

Ayant connu quelques boxeurs, je m’attendais à trouver en Damétral un citoyen au crâne épais, un compagnon pour qui rien n’existât que le ring, le champagne et les femmes. Or, peu de temps après notre première rencontre, je fus invité à une soirée musicale par le champion d’Europe du catch poids-lourd. « Nous aurons le Concerto en sol majeur de Beethoven et la Quatrième Symphonie » ajoutait cet homme étonnant.

Il se révéla dangereux mélomane. Je dus le suivre aux caveaux de Wagner, dans l’intimité des quatuors à cordes et sous les treilles de Mozart.

Puis je fis avec lui plus ample connaissance. Grec d’origine, il avait pour la France une admiration amoureuse. Il était cultivé, intelligent et doux. Comme je m’étonnais, un jour, de ses goûts intellectuels :

– Tu ne vas pas prétendre, Bob, que cela vous rend très spéculatifs de recevoir des coups de poing sur la gueule ?

– Mais nous ne recevons pas de coups de poing. Au contraire du pugiliste, un vrai lutteur ne frappe pas. La Bête qui sait se battre ne frappe pas. C’est pourquoi le lutteur, plus proche de la Bête, est un meilleur athlète que le pugiliste. Il use de toute la gamme des moyens de combat et se fait un corps intelligent. Rien que des prises où il apprend à souffrir et à faire souffrir savamment et des chutes dont les effets sont amortis par l’expérience qu’il en a. Tout ça t’expliquera, peut-être, que nous autres catchmen ne soyons pas complètement idiots...

– Bon. Mais d’où vient ta culture littéraire et artistique ?

– J’ai été étudiant à l’université d’Athènes, répondit Bob Damétral avec simplicité.

 

*     *     *

 

Je suivais son entraînement de près. Les Bulovac étaient des garçons sympathiques et j’aimais bien « Monsieur » Jossin. Le manager avait pour Bob une véritable admiration et le surveillait sans tyrannie.

– Un vrai lutteur, disait-il, doit tirer la bourre chaque matin. Quant au reste, pas de régime. Manger et dormir comme tout le monde et ne pas calculer son poids au milligramme. Je plains les malheureux athlètes que l’on pèse tous les jours comme des bébés.

Jossin avait, à soixante ans, une carrure puissante et une large tête aux cheveux blancs. C’était un ancien champion de France de lutte libre, extraordinairement laid, rusé comme un peau-rouge et tenace.

– Bob pèse de 220 à 230 livres sans graisse. Il a 1 m. 87 de haut, 55 centimètres de tour de cou. Ses poignets...

Le vieux détaillait son champion comme une pièce magnifique.

– Il n’existe pas, il n’a sans doute jamais existé d’athlète pareil, concluait-il.

 

*     *     *

 

Un jour, je vis entrer Bob chez moi à l’heure du déjeuner – un Bob sombre et tendu.

– Qu’est-ce qui se passe ?

– Il se passe qu’on va faire du pancrace à Paris ! Je croyais que nous étions ici chez les civilisés.

L’indignation le suffoquait.

– En Amérique, j’ai fait un peu de vrai pancrace, pour rigoler. Alors que dans le « catch as catch can » il existe de nombreux coups défendus, tout est permis au pancrace... Tu peux mordre, griffer, casser un doigt, frapper au ventre – et au bas-ventre. Ce n’est plus de la lutte, et les vrais catchmen dédaignent le pancrace ou ne s’y livrent que par accident. À New York, une fois, j’ai eu devant moi un gars très fort qui cherchait à me crever les yeux et à me faire le coup du lapin. Je me suis fâché et je l’ai envoyé à l’hôpital... Mieux que ça, à Chicago ils m’ont fait lutter contre un gros homme barbu dans un ring transformé en piscine à pétrole. On avait de l’essence jusqu’aux genoux et on clapotait là-dedans. J’ai démoli le barbu et puis j’ai flanqué l’arbitre dans le bassin pour lui apprendre à se moquer de moi. Si tu avais entendu gueuler le public ! Ils m’ont envoyé des chaises, des pipes, des lunettes et des cannes, et même un râtelier. Quelques-uns avaient dévissé leur stylo et me le lançaient comme ils auraient fait d’un couteau. Je me souviens aussi d’une femme hurlante qui me guettait à la sortie du ring. Elle m’a littéralement sauté à la figure.

Damétral sourit à cette évocation inattendue. Puis il poursuivit en haussant le ton :

– Mais je trouve inadmissible que l’on fasse du pancrace à Paris. La foule parisienne est la plus humaine de toutes – la plus sensible et la plus juste à la fois.

Il rêva.

– Le pancrace est bon pour les barbares ou les pervers, reprit-il. Quinze mille jeunes hommes d’un pays neuf, avec leur grand rire et leurs yeux clairs, ce sont des barbares. Quinze mille bourgeois d’un pays vieux, avec leur teint blême et leurs paupières lourdes, ce sont des pervers. Entre les deux, il y a cette foule parisienne que nous aimons. Je ne voudrais pas la voir applaudir au pancrace. Je ne voudrais pas qu’on nous l’abîme.

Bob me demanda de l’accompagner au dehors. Il avait dans sa poche un article court et violent contre le pancrace, que nous allâmes proposer à un grand quotidien sportif. L’article fut accepté. Puis, mon compagnon m’emmena jusqu’au bureau de Campion, lequel organisait les principaux matchs de lutte à Paris.

Il se précipita vers Damétral, les deux mains tendues. Bob s’amusa à lui écraser les doigts dans une étreinte vigoureuse. Les maigres phalanges craquèrent et Campion grimaça comme une gargouille gothique.

– Mon cher Damétral, vous ne connaissez peut-être pas encore Malcolm Lewis, que les États-Unis saluent du nom de Gorilla Lewis.

Un personnage massif se leva d’un fauteuil et serra la main de mon ami. Il était encore plus large que Bob. Moins haut d’ailleurs. Il avait des yeux porcins dans un visage informe et martelé de coups.

– Alors ? fit Damétral d’un ton maussade lorsque nous fûmes assis.

– Eh bien, nous allons organiser un beau petit match de pancrace...

Damétral se leva.

– Voyons, Campion ! Le pancrace est un jeu ignoble. Vous n’allez pas monter cela à Paris ?

Campion avait saisi un coupe-papier métallique. Il en tapotait son bureau.

– Vous êtes un drôle de type, Damétral. Votre métier est de lutter et vous dites que le pancrace est un jeu ignoble.

Un bâillement sonore. C’était Malcolm Lewis qui s’ennuyait. Il savait mal le français et ne comprenait rien à ces discussions. Et, pour rappeler sa présence, il bâillait.

– Vous savez parfaitement que je me fous de l’argent, dit Bob Damétral d’une voix sourde qui m’inquiéta. Ce qui m’importe, c’est de ne pas transformer le ring en fosse aux ours !

Mais l’avorton qui trônait derrière son bureau continuait de tapoter le meuble avec son coupe-papier.

– Allons, allons ! Taillé comme vous voilà, vous n’avez rien à craindre du pancrace. Secouez-vous, Bob, et montrez que vous êtes un homme...

Il ne put achever. Bob s’était approché de lui. Soudain, il l’avait saisi par le revers de sa veste et le secouait avec une telle force, que les lunettes d’écaille tombèrent.

– C’est toi qui me parles d’être un homme ? Toi qui me parles de courage ? Mais tu es le type du lâche et du crevé ! Tu as entendu, Monsieur Campion, le type du lâche et du crevé...

L’homme grêle était dans les puissantes mains comme un oisillon dans la tempête. À ce moment, Gorilla Lewis se leva de son fauteuil et posant une lourde patte sur l’épaule de Bob :

– Stop it ! dit-il.

Damétral tourna vers lui sa face de lutteur antique. Sans lâcher Campion, il répondit d’une voix basse :

– Leave me alone.

Lewis eut le tort d’insister.

– Stop it, I say !

Damétral lâcha posément ce qui restait de Campion. Dressé, il considéra Malcolm en silence et, dans le bleu de ses yeux, la flamme de la colère dansait. Bob avait une belle stature d’homme. On se sentait fier, en le voyant debout, d’appartenir à l’espèce humaine. Il semblait que la force profonde des origines eût traversé mystérieusement les générations pour s’élargir à l’aise dans le torse et les membres de celui-là.

Malcolm baissa les yeux. Aussitôt Bob bondit en arrière, juste à temps pour éviter le coup de l’Américain – un mauvais coup appliqué du tranchant de la main. Et puis, ce fut la bagarre.

J’en vis peu de chose. En guise de riposte, Damétral, dans cette pièce luxueuse, avait tenté le coup du bélier. Il suffit, pour en mesurer la puissance, d’imaginer un corps de cent quinze kilos lancé horizontalement, tête la première. Malcolm « évita ». Et, comme Bob atterrissait dans un grand fracas de meubles brisés, il se jeta sur lui.

Bob, en tombant, s’était démis l’épaule. Il continua de se débattre. Mais lutter avec une épaule démise est à peu près aussi difficile que de courir sur une jambe brisée. Damétral lutta cependant et cette douleur était plantée dans son épaule comme un couteau. Il fit cela parce qu’il était l’Homme. Puis il s’évanouit.

Je m’étais courageusement abrité derrière le bureau. Je pèse soixante-dix kilos. Celui-là qui se sent capable de séparer deux champions de catch poids-lourd en pleine bagarre, qu’il me jette la première pierre.

Malcolm se releva en soufflant. Il fit le geste de se frotter les mains et son visage exprimait un orgueil animal. Il chercha des yeux Campion, lequel était encore blême de peur.

– Your boy is a doll ! – not a catchman, dit Malcolm Lewis.

 

*     *     *

 

Monsieur Jossin ne décolorait pas. Son champion avait été rossé et s’était démis l’épaule. Plus de match en perspective avant deux mois, et Campion n’était pas homme à pardonner à Bob sa franchise et sa colère.

Damétral opposait à la sombre humeur de son manager la sérénité. Il allait au concert trois ou quatre fois par semaine, relisait les œuvres de Kipling et dormait douze heures.

Son sommeil était à sa mesure – celui d’un géant. Il s’y abandonnait totalement et la sieste pour lui se prolongeait fort tard. Les bras croisés sur la poitrine, il gisait comme un chevalier de pierre tombale. J’eus, une fois, sur la demande de Jossin, la pénible tâche de l’éveiller. En le secouant, j’avais le sentiment de lutter contre de grandes forces. Le corps vivant de Damétral pesait d’un poids étrange ; revêtu de sommeil comme d’une armure.

– Je ne te comprends pas, lui disait parfois Jossin. Tu continues à trouver la vie belle comme si de rien n’était.

J’approuvais discrètement.

– Monsieur Jossin a raison. Ça me vexerait à ta place, tout de même.

Damétral souriait, du sourire paisible et mystérieux qui habite les sommets de la force.

– Voyons, Bob, cela t’est égal d’avoir été vaincu ?

Damétral souriait encore. Mais un jour que nous étions seuls, il me livra sa pensée.

– Vaincu ? Je n’ai jamais compris ce qu’il y avait là d’humiliant. Lewis a évité mon coup de bélier. Je me suis démis l’épaule en tombant. Or, il n’y a pas un lutteur au monde qui puisse vaincre, avec une épaule démise, un homme de son poids... Et quand même j’aurais été régulièrement battu, je ne m’en tiendrais pas pour humilié.

Il prit un ton de confidence.

– Je vais, à ce propos, te raconter une petite histoire édifiante. À Sofia, devant dix mille personnes, j’ai lutté contre un type nommé Constantinoff. C’était l’homme le plus dur que j’eusse connu. Je ne dis pas le meilleur lutteur ni le plus vigoureux. Mais le plus dur. Il n’abandonnait jamais. Il ne donnait jamais aucun signe de fatigue ni de colère. Il est mort voici deux ans, d’une manière stupide, dans un accident d’auto. Comme si une auto était digne de faire mourir un athlète... Donc, je luttais contre ce type et j’avais fort à faire. Presque d’emblée il réussit une élongation de la jambe qui m’abîma le ménisque du genou droit. Cela fait très mal. Il vit que je boitais et joua le jeu, c’est-à-dire qu’il ne rata pas une occasion de me faire une prise à la jambe droite. Je fus torturé de la sorte pendant quarante minutes et je les trouvais longues, ces sacrées minutes-là, car elles étaient sans espoir. Mais lorsque je rencontrais le regard de Constantinoff, j’y lisais une pitié de bourreau mêlée à je ne sais quelle complicité de spécialiste... Il mesurait ma douleur en bon expert. Je fut battu et regagnai péniblement mon coin. Tandis que je m’affalais sur ma chaise, il se pencha vers moi et me dit gravement en français, dans cette langue que j’aime autant que ma langue maternelle : « Vous êtes un bon lutteur, Damétral. »

Bob me regarda sans sourire.

– Pour moi, cette défaite passe avant toutes mes victoires.

 

*     *     *

 

Un soir, il m’invita à dîner chez lui et j’y retrouvai Hélène, sa maîtresse. J’avais fait sa connaissance au chevet de Bob et n’éprouvais guère de sympathie à son endroit. Elle était très belle, haute et brune, avec des yeux verts légèrement bridés. Mais elle avait la bouche mince, et je n’aime pas ça.

– Bob, mon chéri, quand allez-vous défier cet affreux Malcolm Lewis ? demanda Hélène dès que nous fûmes à table. Lewis dit et répète qu’il vous a battu et que vous avez peur de lui au pancrace. Il dit que vous ne savez pas lutter.

– Parlons d’autre chose, voulez-vous ? interrompit Bob Damétral.

– Non, répondez-moi. Il y a longtemps que vous éludez...

– Laissons cela, dit-il encore.

– Je finirai par croire que Lewis a raison et que vous avez peur...

Damétral ne se départit pas de son calme. Il prit dans le seau à glace la bouteille de Pouilly et m’offrit à boire.

Hélène se mordit les lèvres.

– Bob, je ne puis aimer un lâche. Tout le monde se moque de vous depuis votre accident. Si vous ne prenez pas une décision...

Damétral se leva. Il sortit de la pièce et revint, au bout de quelques secondes, portant le manteau clair d’Hélène. Il l’aida à passer ce manteau le plus courtoisement du monde. Puis il l’accompagna jusqu’à la porte. Elle avait d’abord été surprise au point que, machinalement, elle se laissait faire. Mais elle dit encore, d’une voix contenue où la menace altérait la prière :

– Ne me laissez pas m’en aller ainsi, Bob ! Je ne reviendrai jamais...

Il ferma la porte sur elle. Après quoi il reprit sa place à table, en s’excusant avec une politesse légère de cet incident... Il riait silencieusement.

– Bob, tu crois qu’elle va te laisser tomber ?

Il me dévisagea d’un œil surpris.

– Je vais la laisser tomber... Il est inadmissible qu’une femme pose des conditions. Il est plus regrettable encore qu’elle dise des sottises. Hélène m’a fait quatre scènes depuis huit jours – et je n’aime pas le bruit.

– Enfin, mon vieux, ce n’est pas sérieux ?

– Très sérieux... J’ai été rossé par Malcolm et cette femme qui prétend m’aimer ne me le pardonne pas. Elle est humiliée. Mais c’est moi qui me bats. Et puis, quelle différence y a-t-il entre Damétral vainqueur et Damétral vaincu ? Je te l’ai déjà dit : aucune différence. J’ai lutté, dans les deux cas, avec une conscience d’artisan, dans les deux cas j’ai engagé la substance même de ma jeunesse...

Il eut un sourire un peu triste.

– Au fond, tout cela est plus simple qu’on ne le croit. La femelle de notre aïeul des cavernes, lorsque son homme était blessé à mort par le rival, achevait cet homme et se donnait au vainqueur. Moi, je demande aux femmes d’être un peu plus que des femelles... D’ailleurs, j’ai trop souvent gagné en combat singulier et j’ai trop bien observé le visage des lutteurs que j’avais battus pour ne pas me sentir solidaire de ces hommes-là qui fermaient les yeux. Si je pardonnais à Hélène, aujourd’hui, je croirais trahir tous ceux de mon espèce.

 

*     *     *

 

Il y avait quinze jours que Bob Damétral avait repris l’entraînement. Après une séance trop longue, il se sentait parfois l’épaule un peu lasse. Mais il avait retrouvé la souplesse et la force, et la santé de son corps rayonnait.

Campion profitait de son absence pour organiser des matchs de pancrace. La foule parisienne avait ouvert à ces horreurs des yeux épouvantés. Puis elle avait pris l’habitude du jeu cruel et l’on vit affluer aux séances de Campion des barbares et des pervers.

Kwariani, Moleoff, Savoldi, Sailor Arnold, et ce docteur Len Hall dont les mains savantes connaissaient tous les pôles de douleur du corps humain, s’étaient empoignés depuis deux mois à tour de rôle. Les meilleurs d’entre eux avaient osé affronter Malcolm Lewis et ils s’étaient fait battre. La défaite de Len Hall avait été un spectacle affreux. Au bout de trois quarts d’heure, le « docteur » ruisselant de sang, titubait sur le ring comme un Bacchus empourpré de vin. Gorilla Lewis qui le guettait une dernière fois lui avait porté, du tranchant de la main, une estocade à la base du cou. L’autre s’était écroulé et l’on avait craint pour sa vie.

La foule trépignait de plaisir. Elle haïssait Malcolm parce qu’il était laid mais elle aimait voir un athlète s’effondrer sous ses coups. Les hommes sont ainsi faits qu’ils tressaillent de joie lorsqu’un arbre tombe.

– Tu devrais venir au prochain combat de pancrace. Ils s’envoient de ces gadins... On dit même que Len Hall a failli claquer à la suite de son dernier match.

Ainsi parlaient, en s’abordant au bistrot, les titis dont Campion avait perverti la gouaille. Des femmes élégantes, assises aux premiers fauteuils du ring, pinçaient le bras de leur voisin.

– Ils saignent ! Regardez, ils saignent !...

Cependant, Campion arborait un sourire de parvenu. Il s’était efforcé de rallier Damétral à la cause du pancrace, affectant d’oublier les querelles anciennes. Mais Jossin veillait. Le vieux manager voulait que son champion combattît l’Américain selon les règles strictes du catch as catch can.

Jossin eut gain de cause et le match fut décidé.

Jamais Bob n’avait été en meilleure forme. Il pesait son poids idéal – 200 livres – et sa musculature jouait magnifiquement. Les triceps et les pectoraux, les dentelés, les obliques et le grand droit de l’abdomen se gonflaient ou se détendaient au hasard d’un simple geste et, sur son dos, les muscles avaient l’harmonie des vagues.

Le soir du match, la salle du Vélodrome d’Hiver était pleine et les spectateurs semblaient glisser les uns sur les autres comme des fruits dans une coupe.

J’aime la foule. Elle ouvre parfois sur les beautés du monde de grands yeux émerveillés et, parfois, elle tend vers des jeux cruels un mufle de lion. Aucune femme ne peut, à l’homme qu’elle a choisi, se montrer plus tendre qu’une foule. Celui qui a ressenti, une seule fois, cette tendresse aux mille mains, cette longue caresse de mille regards – et cette vague de chaleur humaine dans une rumeur qui semble éternelle – celui-là ne peut plus vivre d’un seul cœur ni d’un seul amour.

Mais la foule connaît des colères à sa mesure ! Nul n’en supporte le poids et les épaules les plus dures en fléchissent. Donc, les grands espaces du « Vél d’Hiv » grondaient déjà autour du ring de lumière. L’éclat aveuglant des projecteurs nous empêchait de voir, des gradins opposés, autre chose qu’un grouillement confus.

Campion avait fait une publicité savante au match Damétral-Lewis. On parlait d’une suprématie que les deux hommes se disputaient. On parlait aussi d’une vieille rancune à assouvir, autour de laquelle les paris, exorbitants, montaient. L’affaire se présentait comme un règlement de comptes. Et je flairais une ambiance nouvelle pour moi. Ce n’était plus un noble jeu qu’il leur fallait à ces gens-là. C’était du sang.

Les combats préliminaires attisèrent l’effervescence de la foule qui en suivit les péripéties dans un étonnant silence.

 

*     *     *

 

Lefèvre, jeune lutteur français, fut écrasé par le Russe Kwariani. Il avait la taille fine et la force harmonieuse, et souriait en souffrant comme un chrétien des premiers âges. Il fallait absolument que ce héros fût abîmé. Que ce corps un peu trop svelte, un peu trop blanc, pavoisât et que le sourire d’archange s’éteignît. « Descends-le, frappe-le, sonne-le », cria soudain le peuple trépignant. « Pancrace » hurlaient des bouches d’ombre au fond des gradins. Kwariani résista à la tentation et plaqua le Français dans toutes les règles du catch... Mais je pensais à la foule romaine qui baissait le pouce d’un seul mouvement pour que fût achevé, il y a deux mille ans, le gladiateur. Et je pensais à une autre foule tendue vers le plus beau des enfants des hommes : « Qu’il soit crucifié, qu’il soit crucifié ! »

– Grand combat de catch as catch can en deux manches et un tombé. Si, au bout de soixante minutes, aucune décision n’est intervenue, le premier tombé sera définitif. Ce combat oppose Malcolm Lewis, dit Gorilla Lewis, champion des Deux-Amériques, 120 kilos, au champion d’Europe, Bob Damétral, 115 kilos.

D’une voix retentissante, l’arbitre au microphone avait annoncé le combat. Suivant les vieilles traditions du ring, il lui restait à présenter les deux champions. Pointant l’index vers l’Amérique, il clama de sa voix orageuse : « Gorilla Lewis ». La foule hurla. Quelques mains applaudirent dont le crépitement fut couvert par une tempête de cris et de sifflets. Malcolm Lewis fit tête et tendit le poing aux gradins. Mais la colère jaillissait de l’ombre comme une lance – et l’anathème était jeté de toutes parts sur ce justicier velu qui châtiait les beaux athlètes. J’étais au premier rang et je vis les traits de Lewis se crisper. Il passa la main sur son front.

– Bob Damétral !

Sans s’émouvoir, l’arbitre achevait d’une voix tonitruante les présentations. Bob retira son peignoir et il apparut dans sa beauté classique. Un long murmure le salua.

Les deux hommes se serrèrent la main. D’un air pénétré, ils écoutèrent les recommandations de l’arbitre. Puis, chacun retourna dans son coin et, saisissant les cordes élastiques du ring, fit des exercices d’assouplissement. Je pensais à l’épaule de Bob.

Le gong retentit. Les lutteurs furent l’un devant l’autre, se tâtant, posant sur un membre ou sur le cou de l’adversaire une main si prudente qu’elle semblait caresser.

Lewis se courba soudain et je devinai ce qui allait arriver. L’une des mains de l’Américain saisit l’avant-bras de Bob et le leva. L’autre main s’abattit. La prise redoutable du « bras retourné » venait d’être amorcée, si vite que nul n’en avait rien vu. Bob s’était laissé tomber et Lewis, au tapis, le « travaillait ». S’aidant de ses cuisses, il pratiquait l’élongation. À petits coups, il s’attaquait à la précieuse épaule, attentif et minutieux comme un boucher sur une pièce de viande. Mais Damétral surpassa.

Les deux hommes, à nouveau face à face, se tâtaient avec des mouvements si lents et souples qu’ils semblaient évoluer dans l’eau. Puis, à l’épaule droite de Bob arriva, net et puissant, le coup de sabre. Les lutteurs nomment ainsi un violent coup de coude qu’ils donnent en pivotant sur eux-mêmes. Il est des lieux du corps – épigastre, région du cœur, défaut de l’épaule – où la patiente douleur veille éternellement. En ces lieux, le coup de sabre ne pardonne guère et, pour cette raison, il est proscrit partout ailleurs qu’au pancrace.

Lewis avait donné ce coup interdit. Mais Bob amortit le choc d’un simple retrait de l’épaule effectué avec une promptitude légère dont la foule s’émerveilla. L’attaque était si manifestement contraire aux règles du jeu, que l’arbitre intervint. On le vit engueuler Malcolm Lewis, cependant que l’Américain l’écoutait avec une déférence narquoise.

Malcolm ricanait et je l’entendis crier à la figure de mon ami :

– Are you afraid ?

Ce fut le moment que choisit un homme dans les gradins pour réclamer le pancrace. D’autres voix se mêlèrent à la première et puis encore d’autres voix. Les hurlements roulaient en orage et la foule, dans sa nuit, invoquait le ring comme un soleil.

Brusquement, tout s’apaisa. Les deux hommes avaient écouté ce puissant appel. Guidés par un instinct de prudence, ils se tenaient écartés l’un de l’autre. Ils étaient là, les bras ballants, un peu éblouis par les efforts qu’ils avaient faits, un peu assourdis par tout ce bruit. Lewis se ressaisit le premier et, lorsque vint le silence, il tendit le mufle vers Bob Damétral. Puis de nouveau :

– Are you afraid ?

Je vis le regard de Bob se durcir. Il leva la tête vers les ombres qui hurlaient dans les gradins, haussa les épaules et s’avança. Le combat reprit. Ce fut Bob qui, cette fois, donna les premiers coups de pancrace et la foule exhala, comme une poitrine profonde, un long murmure de plaisir.

L’arbitre laissa faire. Lewis et Damétral frappaient comme on tue. La cruauté de milliers d’hommes les soulevait l’un contre l’autre, à tel point qu’ils semblaient dans la lumière du ring la crête blanche de cette tempête qui se déchaînait. Ils étaient l’écume de la houle.

Cela dura une heure. Puis Lewis surpassa une prise de Bob et les deux hommes se séparèrent. Ils saignaient et pavoisaient si étrangement que la foule fit silence.

Alors, je vis Lewis à deux reprises fermer les yeux. Il tourna sur lui-même comme une bête malade et vint s’appuyer aux cordes du ring, en titubant. Il avait l’air d’un grand singe blessé. Puis, il secoua sa tête énorme, s’affermit sur ses jambes et s’avança vers Bob.

Damétral cognait. Devant le regard de l’homme qu’il avait en face de lui, un brouillard rouge flottait sans doute. Et Bob le « sonnait » sans lui laisser le temps de parer. Lewis avait en lui des sources de vie si profondes qu’il réussit encore un tour de hanche en tête.

Puis il recommença de souffrir. Il répondait au hasard et vers la lumière du ring il levait des yeux d’aveugle. Mais cet homme assommé, hors de souffle, dominé, après quatre-vingts minutes de combat, par une puissance animale supérieure à la sienne, résistait. Une fois ou deux, il projeta encore Damétral au tapis. Le combat se déroulait maintenant dans un prodigieux silence.

Damétral enfin jugea que le temps était venu. Il ceintura Lewis et l’écrasa au tapis de tout son poids. L’arbitre trois fois leva la main et l’abattit sur le caoutchouc du ring en un geste que j’ai toujours trouvé pathétique. Le combat était terminé.

Damétral se releva. Comme un homme qui vient de voir en songe des paysages inconnus, il regagna lentement son coin, s’assit et demeura la tête dans les mains. Ses soigneurs le laissèrent en paix car il exigeait, après chaque combat, qu’on lui abandonnât sa minute de rêve.

Lewis était resté étendu sur le ring. Son manager, entouré des soigneurs, se précipita mais il les repoussa. Il trouva encore la force de se débattre. Je l’entendis gronder :

– Leave me alone.

Alors, la foule qui se taisait encore vit un spectacle extraordinaire. Lewis se retourna au prix de grands efforts. Il essaya de se mettre à quatre pattes et n’y parvint pas. Son manager voulut de nouveau se précipiter. L’arbitre, touché par on ne sait quelle grâce, l’arrêta. Et, de la sombre foule, une voix impérieuse cria : « Laissez-le. »

Lewis se mit tout de même à quatre pattes. Il ne put faire mieux. J’étais venu dans le coin de Bob où l’on m’admettait après chaque combat et je regardais cela comme les autres. La foule brusquement se déchaîna. « Lewis à mort ! Il est crevé comme une bête... Vise-le, il bave. Debout, Lewis, debout ! » Il y eut d’autres injures. Tout ce peuple criait le « Vae victis » éternel, abrité dans son anonymat, son ombre, son repos, contre l’homme harassé qui se traînait dans la lumière.

Lewis avait aux lèvres de l’écume et du sang. Il vint, toujours à quatre pattes, jusqu’à son coin – repoussant les soigneurs et se cramponna à une chaise. Il put même se dresser et s’asseoir. Bob, à ce moment-là, se pencha vers moi :

– Lewis a un courage magnifique. Et ce public est ignoble.

Il se dressa. La foule lui fit une ovation, la foule qui avait déversé sur le vaincu sa haine et qui, maintenant, enveloppait le vainqueur de son amour. Elle délira et cela fit monter une étonnante symphonie. J’entendis l’orage d’amour et ses basses auxquelles répondait la flûte aiguë des jeunes voix. « Damétral, Damétral ! » Ce peuple adorateur donnait ce qu’il pouvait. Il donnait l’appel de ses dix mille voix et la prière de ses mille âmes, comme une tribu millénaire invoquant les dieux.

Mais Bob Damétral, pour secouer l’enchantement, leva la main. Les cris s’apaisèrent. Il fit ce geste encore plusieurs fois et il obtint le grand silence. Il vint alors devant le microphone :

– Vous êtes des lâches ! cria-t-il à ces gens-là de toutes ses forces.

Il quitta le ring, dédaigneux et triste.

Puis les soigneurs emportèrent Malcolm Lewis à demi inconscient, et l’un d’eux soutenait la grosse tête aux yeux clos.

 

 

 

Michel de SAINT PIERRE.

 

Paru dans Liaison en 1947.

 

 

 

 

 

 

 

 

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