Les pierres-sottes ou pierres-caillasses

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

George SAND

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Quand nous vînmes à passer au long des pierres, dit Germain, il était environ la mi-nuit. Tout d’un coup, voilà qu’elles nous regardent « avec des yeux ». Jamais, de jour, nous n’avions vu ça, et pourtant, nous avions passé par-là plus de cent fois. Nous en avons eu la fièvre de peur, plus de trois mois encore après la moisson.

Maurice SAND.

 

 

Au beau milieu des plaines calcaires de la vallée Noire, on voit se creuser brusquement une zone jonchée de magnifiques blocs de granit. Sont-ils de ceux que l’on doit appeler « erratiques », à cause de leur apparition fortuite dans des régions où ils n’ont pu être amenés que par les eaux diluviennes des âges primitifs ? Se sont-ils, au contraire, formés dans les terrains où on les trouve accumulés ? Cette dernière hypothèse semble être démentie par leur forme ; ils sont presque tous arrondis, du moins sur une de leurs faces, et ils présentent l’aspect de gigantesques galets roulés par les flots.

Il n’y a pourtant là maintenant que de charmants petits ruisseaux, pressés et tordus en méandres infinis par la masse de ces blocs ; ces riantes et fuyardes petites naïades murmurent, à demi-voix et par bizarres intervalles, des phrases mystérieuses dans une langue inconnue. Ailleurs, les eaux rugissent, chantent ou gazouillent. Là, elles parlent, mais si discrètement, que l’oreille attentive des sylvains peut seule les comprendre. Dans le creux où leurs minces filets s’amassent, il y a quelquefois des silences ; puis, quand la petite cave est remplie, le trop-plein s’élance et révèle, en quelques paroles précipitées, je ne sais quel secret que les fleurs et les herbes, agitées par l’air qu’elles foulent, semblent saisir et saluer au passage.

Plus loin, ces eaux s’engouffrent et se perdent sous les blocs entassés :

 

            « Et, là, profonde, 

            Murmure une onde 

            Qu’on ne voit pas. »

 

Sur ces roches humides croissent des plantes également étrangères au sol de la contrée. Le ményanthe, cette blanche petite hyacinthe frisée et dentelée, dont la feuille est celle du trèfle ; la digitale pourprée, tachetée de noir et de blanc, comme les granits où elle se plaît ; la « rosée du soleil » (rosea solis) ; de charmantes saxifrages, et une variété de lierre à petites feuilles, qui trace sur les blocs gris de gracieuses arabesques où l’on croit lire des chiffres mystérieux.

Autour de ce sanctuaire croissent des arbres magnifiques, des hêtres élancés et des châtaigniers monstrueux. C’est dans un de ces bois ondulés et semés de roches libres, comme celles de la forêt de Fontainebleau, que je trouvai, une année, la végétation splendide et l’ombre épaisse au point que le soleil, en plein midi, tamisé par le feuillage, ne faisait plus pénétrer sur les tiges des arbres et sur les terrains moussus que des tons froids semblables à la lumière verdâtre de la lune.

Il n’est pas un coin de la France où les grosses pierres ne frappent l’imagination du paysan, et, quand de certaines légendes s’y attachent, vous pouvez être certain, quelle que soit l’hésitation des antiquaires, que le lieu a été consacré par le culte de l’ancienne Gaule.

Il y a aussi des noms qui, en dépit de la corruption amenée par le temps, sont assez significatifs pour détruire les doutes. Dans une certaine localité de la Brenne, on trouve le nom très bien conservé des « druiders ». Ailleurs, on trouve les « durders « ; à Crevant, les « dorderins ». C’est un semis de ces énormes galets granitiques au sommet d’un monticule conique... Le plus élevé est un champignon dressé sur de petits supports. Ce pourrait être un jeu de la nature, mais ce ne serait pas une raison pour que cette pierre n’eût pas été consacrée par les sacrifices. D’ailleurs, elle s’appelle le « grand dorderin ». C’est comme si l’on disait le grand autel des druides.

Un peu plus loin, sur le revers d’un ravin inculte et envahi par les eaux, s’élèvent les « parelles ». Cela signifie-t-il « pareilles, jumelles », ou le mot vient-il de « patres », comme celui de « marses » ou « martes »vient de « matres » selon nos antiquaires 1 ? Ces « parelles » ou « patrelles » sont deux masses à peu près identiques de volume et de hauteur, qui se dressent, comme deux tours, au bord d’une terrasse naturelle d’un assez vaste développement. Leur base repose sur des assises plus petites. J’y ai trouvé une scorie de mâchefer, qui m’a donné beaucoup à penser. Ce lieu est loin de toute habitation et n’a jamais pu en voir asseoir aucune sur ses aspérités aux fonds inondés. Qu’est-ce qu’une scorie de forge venait faire sous les herbes, dans ce désert où ne vont pas même les troupeaux ? Il y avait donc eu là un foyer intense, peut-être une habitude de sacrifices ?

J’ai parlé de ce lieu parce qu’il est à peu près inconnu. Nos histoires du Berry n’en font mention que pour le nommer et le ranger hypothétiquement et d’une manière vague parmi les monuments celtiques. Il est cependant d’un grand intérêt aux points de vue minéralogique, historique, pittoresque et botanique.

À une demi-lieue de là, on voyait encore, il y a quelques années, le « trou aux Fades » (« la grotte aux fées ») que le propriétaire d’un champ voisin a jugé à propos d’ensevelir sous les terres, pour se préserver apparemment des malignes influences de ces « martes ». C’était une habitation visiblement taillée dans le roc et composée de deux chambres, séparées par une sorte de cloison à jour. Les paysans croyaient voir, dans un enfoncement arrondi, le four où ces anachorètes faisaient cuire leur pain. Toutefois, cet ermitage n’avait pas été consacré par le séjour de bonnes âmes chrétiennes. Autrement, la dévotion s’en fût emparée comme partout ailleurs, pour y établir des pèlerinages et y poser, tout au moins, une image bénite. Loin de là ; c’était un « mauvais endroit », où l’on se gardait bien de passer. Aucun sentier n’était tracé dans les ronces ; les paysans vous disaient que les fades étaient des « femmes sauvages » de l’ancien temps, et qu’elles faisaient manger les enfants par des louves blanches.

Pourquoi l’antique renommée des prêtresses gauloises est-elle, selon les localités, tantôt funeste, et tantôt bénigne ? On sait qu’il y a eu différents cultes successivement vainqueurs les uns des autres, avant, et l’on dit même depuis l’occupation romaine. Là où les antiques prêtresses sont restées des génies tutélaires, on peut être bien sûr que la croyance était sublime ; là où elles ne sont plus que des goules féroces, le culte a dû être sanguinaire. Les « martes », que nous avons nommées à propos des « fades », sont des esprits mâles et femelles. Dans les rochers où se précipite le torrent de la « Porte-Feuille », près de Saint-Benoît-du-Sault, elles apparaissent sous les deux formes et, à quelque sexe qu’elles appartiennent, elles sont également redoutables. Mâles, elles sont encore occupées à relever les dolmens et menhirs épars sur les collines environnantes ; femelles, elles courent, les cheveux flottant jusqu’aux talons, les seins pendant jusqu’à terre, après les laboureurs qui refusent d’aider à leurs travaux mystérieux. Elles les frappent et les torturent jusqu’à leur faire abandonner en plein jour la charrue et l’attelage. Une cascade très pittoresque, au milieu de rochers d’une forme bizarre, s’appelle « l’aire aux Martes » 2. Quand les eaux sont basses, on voit les ustensiles de pierre qui servent à leur cuisine. Leurs « hommes » mettent la table, c’est-à-dire la pierre du dolmen sur ses assises. Quant à elles, elles essaient follement, vains et fantasques esprits qu’elles sont, d’allumer du feu dans la cascade de Montgarnaud et d’y faire bouillir leur marmite de granit. Furieuses d’échouer sans cesse, elles font retentir les échos de cris et d’imprécations. N’est-ce pas là l’histoire figurée d’un culte renversé, qui a fait de vains efforts pour se relever ?

Dans la plaine de notre « Fromental », rien n’est resté de ces traditions symboliques. Seulement, quelques pierres isolées, dans la région intermédiaire du calcaire au granit, sont regardées de travers par les passants attardés. Ces pierres prennent figure et font des grimaces plus ou moins menaçantes, selon que les regards curieux des profanes leur déplaisent plus ou moins. On dit qu’elles parleraient bien si elles pouvaient, et que même les « sorciers fins », c’est-à-dire très savants, peuvent les forcer à dire « bonsoir ». Mais elles sont si têtues et si bornées, qu’on n’a jamais pu leur en apprendre davantage. Quelquefois, on passe auprès d’elles sans les voir : c’est qu’en réalité, dit-on, elles n’y sont plus. Elles ont été faire un tour de promenade, et il faut vite s’éloigner le plus possible du chemin qu’elles doivent prendre pour revenir à leur place accoutumée. On ne dit pas si, comme les « peulvans » bretons, elles vont boire à quelque eau du voisinage. Tant il y a qu’elles sont aussi bêtes que méchantes, car elles se trompent quelquefois de gîte, et des gens qui les ont vues un soir couchées sur une lande aride les revoient le lendemain, à la même heure, debout dans un champ ensemencé. Elles y font du dommage et crèvent brutalement les clôtures. Mais le plus prudent est de ne pas avertir le propriétaire ; car, outre qu’il lui serait bien impossible d’enlever ces masses inertes, « quand même il y mettrait douze paires de bœufs », il se pourrait bien qu’elles prissent fantaisie de l’écraser. D’ailleurs, elles sont condamnées à retourner dans leur endroit ; si elles n’ont pas assez de mémoire pour le retrouver tout de suite, c’est tant pis pour elles : elles erreront un an, s’il le faut, en courant « sur leur tranche », ce qui les fatigue beaucoup, et il leur est défendu de se reposer autrement que debout, tant qu’elles n’ont pas regagné le lieu où elles ont permission de se coucher.

Nous avons vu quelquefois de ces pierres appelées « pierres-caillasses » ou « pierres-sottes ». Ce sont de vraies pierres de calcaire caverneux, dont les trous nombreux et irréguliers donnent facilement l’idée de figures monstrueuses. Quand les inspecteurs des routes les rencontrent à leur portée, ils les font briser, et « elles n’ont que ce qu’elles méritent ».

Nous le voulons bien, quoique ces pauvres pierres ne nous aient jamais fait de mal. Cependant, on assure que, si on ne se dépêche de les briser et de les employer, elles quittent le bord du chemin où on les a rangées et se mettent, de nuit, tout en travers du passage, pour faire abattre les chevaux et verser les voitures.

Moralité : le voiturier ne doit pas se coucher et s’endormir sur sa charrette.

Quant à vous, esprits forts, qui demandez pourquoi cette grosse pierre se trouve dans telle haie ou sur le bord de tel fossé, si l’on vous répond d’un air mystérieux : « Oh ! elle n’est pas pour rester là ! », sachez ce que parler veut dire, et ne vous amusez pas à la regarder : vous pourriez la mettre de mauvaise humeur contre vous et la retrouver, le lendemain, dans votre jardin, tout au beau milieu de vos cloches à melon ou de vos plates-bandes à fleurs.

 

George SAND, Légendes rustiques, 1858.

 

 

 

 

 

 

 

 



1 On ne s’accorde pas sur l’étymologie des fameuses pierres jomatres de Boussac : les uns disent « jo-math », celte ; les autres « jovis matri », latin (G. S.).

2 Près d’Aigurande, une pierre levée s’appelle la « pierre à la Marte ». Elle est très redoutée (G. S.).

 

 

 

 

 

 

 

 

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